[7,0] SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SERENUS : DE LA MOBILITÉ DE LAME, ET DES DISTRACTIONS DE L'ESPRIT. [7,1] L'abbé Serenus était un miroir de sainteté et de continence pour tous les autres solitaires, et son nom exprimait bien la paix divine de son âme. Nous l'admirions entre tous, et nous pensons que le meilleur moyen de faire connaître son mérite, est d'essayer de rapporter ici les conférences que nous avons eues ensemble. Entre ses vertus, qui paraissaient non-seulement dans toutes ses actions et sa conduite, et que la grâce de Dieu faisait briller sur son visage, il possédait, par une faveur particulière, le don d'une pureté angélique, au point qu'il n'éprouvait jamais, même dans son sommeil, rien qui pût le troubler; et comme ce privilège que Dieu lui accorda semble être au-dessus de la nature humaine, il est nécessaire d'en expliquer l'origine. [7,2] Ce saint solitaire offrait à Dieu, nuit et jour, ses prières, ses veilles et ses jeûnes, pour obtenir la chasteté du coeur et de l'âme, et lorsqu'il vit qu'il était exaucé, et qu'il ne ressentait plus dans son coeur les ardeurs de la concupiscence, la joie que lui causa cette pureté augmenta tellement son amour pour cette vertu, qu'il redoubla ses jeûnes et ses prières, dans l'espoir que Dieu lui accorderait, pour l'homme extérieur, la grâce qu'il avait reçue pour l'homme intérieur, en faisant mourir en lui jusqu'aux mouvements simples et naturels que les enfants mêmes ressentent. Il n'espérait rien de ses efforts, mais tout de la bonté divine, et il l'implorait avec ardeur, pensant que Dieu détruit facilement les mouvements de la chair, jusque dans leur racine, puisque les hommes pouvaient eux-mêmes les faire cesser par des moyens matériels, tandis qu'ils n'étaient jamais parvenus ainsi à cette pureté de l'âme qu'il avait déjà obtenue. Comme il sollicitait sans cesse cette grâce, par ses prières et ses larmes, un ange lui apparut pendant la nuit, lui ouvrit les entrailles, en arracha un morceau de chair enflammé, et lui dit, en refermant la plaie : « Voici que je vous ai délivré de l'impureté de la chair; sachez que, dès aujourd'hui, vous jouirez de cette pureté du corps que vous avez demandée avec tant de persévérance. » J'ai voulu raconter en peu de mots cette grâce particulière qu'il avait reçue de Dieu; mais je ne parlerai pas des vertus qui lui étaient communes avec les autres solitaires, pour ne pas faire croire qu'il les avait seul, comme la faveur que je viens de rapporter. Le grand désir que nous avions de nous entretenir avec ce saint homme, nous décida à aller le trouver pendant le carême. Il nous reçut avec sa paix ordinaire, et nous interrogea sur nos dispositions intérieures, sur la nature de nos pensées, et il nous demanda ce qu'un si long séjour dans le désert avait fait pour la pureté de notre âme. Nous lui répondîmes en gémissant : [7,3] Ces nombreuses années passées dans la solitude, qui devaient nous conduire à la perfection de l'homme intérieur, ne nous ont servi qu'à nous faire voir ce qui nous manque, sans nous rendre ce que nous voulions devenir; car nous reconnaissons que nous n'avons pas acquis cette pureté inaltérable, et cette force de vertu et de science que nous désirions; il ne nous en reste que plus de honte et de confusion. Dans toutes les professions, l'étude et les efforts de chaque jour conduisent de l'incertitude des commencements, à une connaissance plus assurée et plus parfaite. On distingue peu à peu ce qu'on ne voyait d'abord que confusément, et l'on arrive enfin à faire bien et sans difficulté, ce qu'on avait entrepris. Moi, au contraire, depuis que je travaille à acquérir la pureté, je vois seulement que je ne suis pas ce que je voudrais être. J'en éprouve une peine profonde, et, malgré tous mes regrets et mes larmes, je ne change pas. A quoi sert d'apprendre où est la perfection, si le connaissant, on n'y arrive jamais? Notre coeur se fait quelquefois violence pour atteindre le but; mais notre âme se laisse insensiblement retomber dans ses premiers égarements, et elle se trouve chaque jour assaillie par tant de distractions, qu'elle en devient captive. Elle désespère presque de se corriger, et il lui semble que toutes ses pratiques religieuses sont inutiles. A chaque instant notre esprit nous échappe par des distractions incroyables, et lorsque nous voulons le ramener à la crainte de Dieu et à la contemplation, il s'enfuit de nouveau, sans que nous puissions jamais le fixer. Lorsque, nous réveillant comme d'un profond sommeil, et voyant combien il s'est éloigné du but, nous nous efforçons de le rappeler aux choses saintes, et de l'y retenir malgré lui, il résiste à notre volonté, et glisse comme une anguille entre nos mains. Nous luttons ainsi chaque jour, sans nous apercevoir que notre âme acquière plus de force et de stabilité. Quelquefois nous pensons, dans notre découragement, que ces égarements d'esprit ne viennent pas de notre misère particulière, mais d'un vice inhérent à la nature humaine. [7,4] L'ABBÉ SERENUS. Il y a danger, avant d'avoir bien examiné et discuté une chose, à vouloir décider ce qu'elle est d'après notre propre faiblesse, sans la juger en elle-même et d'après l'expérience des autres. Si quelqu'un qui ne sait pas nager et qui sait par expérience que l'eau ne peut soutenir son corps déclare que personne, à cause de la pesanteur de ses membres, ne peut nager, il ne faut pas le croire, malgré la raison qu'il a de parler ainsi ; car non-seulement nous savons la chose possible, mais encore nous sommes certains qu'elle est facile, pour l'avoir vu nous-même faire souvent. L'esprit de l'homme est toujours mobile et très mobile. Aussi dans le livre de la Sagesse, qu'on attribue à Salomon, est-il dit : « La demeure terrestre appesantit l'âme qu'agitent beaucoup de pensées. » (Sag., IX, 15.) C'est une condition de sa nature de ne pas rester oisive; et si on ne règle pas ses mouvements en l'occupant comme elle doit l'être, sa légèreté naturelle l'emporte nécessairement et l'égare d'objets en objets, jusqu'à ce qu'une longue habitude et des efforts continuels, que vous dites avoir été inutiles, lui fassent connaître, par expérience, les matériaux qu'elle doit préparer à sa mémoire pour qu'elle s'en occupe sans se lasser, et qu'elle finisse par se fixer davantage. C'est ainsi qu'elle pourra résister à l'ennemi qui veut la distraire et acquérir ce calme, cette fixité qu'elle désire. Nous ne devons attribuer cette dissipation de notre âme ni à notre nature, ni à Dieu qui en est le créateur. Car cette parole de l'Écriture est véritable : « Dieu a fait l'homme droit; c'est lui qui s'égare dans une multitude de pensées. » (Eccl., VII, 30.) La qualité des pensées dépend de nous; car il est dit : «La bonne pensée approche de ceux qui la connaissent, et l'homme prudent sait la trouver. » (Prov., XIX, 8.) Lorsque notre prudence et nos soins doivent ainsi trouver quelque chose, si nous ne réussissons pas, il faut l'attribuer à notre faute et à notre négligence plutôt qu'au dérèglement de la nature ; c'est ce que le Psalmiste nous fait comprendre lorsqu'il dit : « Heureux l'homme que vous secourez, Seigneur, il a disposé dans son coeur des degrés pour monter à vous.» (Ps. LXXXIII, 83.) Vous voyez qu'il est en notre pouvoir de disposer dans notre coeur des degrés, c'est-à-dire des pensées pour s'élever à Dieu ou des pensées pour descendre vers les choses terrestres et charnelles. Si nous ne le pouvions pas, Dieu aurait-il adressé ce reproche aux pharisiens : « Pourquoi nourrir des pensées mauvaises dans vos coeurs? » (S. Matth., IX, 4.) Et il ne dirait point par son Prophète : « Éloignez de mes yeux vos pensées coupables » (Is., I, 16) ; ou encore : « Jusques à quand garderez-vous des pensées hautaines?» (Jérém., IV, 14.) Dieu ne nous menacerait point, par Isaïe, d'examiner au jour du jugement nos pensées comme nos oeuvres : « Voici que je viens pour faire paraître leurs oeuvres et leurs pensées devant toutes les nations et toutes les langues. » (Is., LXVI, 18.) L'apôtre saint Paul nous dit aussi que nous serons jugés d'après nos pensées : « Nos pensées nous accuseront ou nous défendront au jour où Dieu jugera les secrets des hommes selon l'Évangile.» (Rom., II,15.) [7,5] La perfection d'une âme sous ce rapport est admirablement figurée par le centurion de l'Évangile. Sa vertu et sa constance ne lui font pas accepter toutes les pensées qui se présentent; mais il les juge pour admettre les bonnes, et chasser les mauvaises. « Moi, dit-il, je suis un homme soumis à l'obéissance et j'ai des soldats sous moi. Je dis à l'un : Allez, et il va ; à l'autre: Venez, et il vient, et à mon serviteur : Fais ceci, et il le fait. » (S. Matth., VIII, 9.) Si, à son exemple, nous combattons courageusement les tentations et les vices, nous pourrons les soumettre à notre volonté, éteindre dans notre chair les passions qui nous tourmentent, et vaincre par la raison cette foule de pensées qui l'agitent. Nous chasserons de notre âme, par la vertu de la croix du Sauveur, ces armées d'ennemis qui nous font une guerre si cruelle, et nous obtiendrons cette puissance du centurion que Moïse désigne mystérieusement dans l'Exode : «Établissez des officiers qui commandent à mille hommes, à cent, à cinquante et à dix. » (Exod., XVIII, 21.) Lorsque nous serons parvenus à un état si élevé, nous aurons le pouvoir et la vertu de commander à nos pensées. Nous ne nous laisserons pas entraîner à celles qui nous déplaisent, et nous pourrons nous arrêter et nous fixer à celles qui réjouissent nos âmes. Nous dirons aux mauvaises : Allez, et elles s'en iront; nous dirons aux bonnes: Venez, et elles viendront. Nous commanderons à notre serviteur, c'est-à-dire à notre corps, de garder la continence et la chasteté, et il nous obéira sans résistance; il nous servira fidèlement sans exciter en nous les mouvements de la concupiscence. Écoutez l'Apôtre nous dire quels sont les armes et les combats de ce centurion : « Les armes de notre milice ne sont pas charnelles, mais elles sont puissantes en Dieu.» Il dit ce qu'elles sont; elles ne sont pas charnelles et faibles, mais spirituelles et puissantes par la force de Dieu ; puis il indique à quels combats on les emploie pour renverser les remparts, détruire les pensées et toutes les hauteurs qui s'élèvent contre la science de Dieu, captiver toute intelligence sous l'obéissance du Christ, en punissant toute révolte lorsque nous aurons accompli ce qu'il demande de nous. (II Cor., X, 4.) Nous aurons à examiner toutes ces choses en détail, mais dans un autre moment. Je vais seulement vous expliquer le genre et les propriétés des armes que nous devons prendre, si nous voulons, comme des centurions de l'Évangile , combattre les combats du Seigneur : « Prenez, dit l'Apôtre, le bouclier de la foi pour éteindre les traits enflammés de l'ennemi. » Ainsi la foi est un bouclier qui reçoit les traits ardents de la concupiscence, et qui les repousse par la crainte du jugement et par la pensée du ciel. « Prenez, dit saint Paul, la cuirasse de la charité. » (Éph., VI,16.) C'est elle qui entoure et protége notre poitrine et les organes de la vie; c'est elle qui nous préserve des blessures mortelles, en ne laissant pas les traits du démon atteindre l'homme intérieur, car elle supporte tout avec patience et résignation. (I Cor., XIII, 7.) Prenez le casque de l'espérance; le casque est la défense de la tête. Le Christ est notre tête, notre chef. C'est cette tête que nous devons toujours défendre par l'espérance des biens futurs comme avec un casque inaltérable, dans toutes les tentations et les persécutions, sans jamais laisser faiblir et altérer notre foi. Nous pouvons perdre les autres membres et conserver la vie ; mais sans la tête, il est impossible de vivre. « Recevez le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu. » (Éph., VI, 17.) « Ce glaive pénètre mieux qu'une épée à deux tranchants dans les profondeurs de l'âme et de l'esprit, dans les jointures et la moelle, et elle discerne les pensées et les mouvements du coeur » (Hébr., IV, 12), divisant et retranchant tout ce qu'elle trouve en nous de terrestre et de charnel. Quiconque est muni de ces armes peut toujours se défendre contre les traits de l'ennemi. Il ne se laissera pas vaincre et emmener captif dans la région des pensées mauvaises, et il n'entendra pas ce reproche du Prophète. "Pourquoi avez-vous vieilli sur la terre étrangère?" (Bar., III, 11.) Mais toujours vainqueur et triomphant, il choisira le pays, c'est-à-dire les pensées où il voudra s'arrêter. Voulez-vous connaître la force principale de ce centurion, revêtu de ces armes qui ne viennent pas de la chair, mais de la puissance de Dieu? écoutez le Roi tout-puissant qui appelle les hommes de coeur à cette milice spirituelle, et qui choisit et marque les élus : « Que le faible dise : Je suis fort, et que le patient combatte. » (Joël, III, 10.) Vous voyez qu'il n'y a que les faibles et les patients qui puissent combattre les combats du Seigneur. C'était de cette faiblesse que parlait saint Paul, le centurion par excellence : « Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort; car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. » (II Cor., XII, 10.) Un des prophètes parlait ainsi de cette faiblesse, lorsqu'il disait : « Celui d'entre vous qui est faible sera comme la maison de David, et c'est le patient qui soutiendra les combats » (Zach., XII); et il est dit de cette patience : « La patience vous est nécessaire, afin qu'en accomplissant la volonté de Dieu, vous receviez la récompense. » (Hébr., X, 36.) [7,6] Nous reconnaîtrons par notre propre expérience que nous devons et que nous pouvons nous attacher inséparablement à Dieu, si nous mortifions nos convoitises et si nous éloignons tout ce qui excite nos désirs en ce monde. Nous le savons par le témoignage des amis de Dieu qui lui disent avec confiance : « Mon âme s'attache fortement à vous, Seigneur » (Ps. LXII, 9), « et j'adhère à tous vos commandements.» (Ps. CXVIII, 31.) « Il m'est bon de m'attacher à Dieu. » (Ps. LXXII, 28.) « Celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec lui. » (I Cor., VI, 17.) Il ne faut donc pas céder à ces distractions fatigantes de notre âme et ralentir nos efforts : car « celui qui cultive son champ aura du pain en abondance, mais celui qui cherche le repos souffrira de l'indigence. » (Prov., XXVIII, 19.) Ne nous laissons jamais aller à un découragement pernicieux, c'est par le travail qu'on acquiert davantage, et celui qui aime le plaisir et qui fuit la douleur sera dans la pauvreté » (Prov., XII, 11) ; et encore : « L'homme travaille pour lui dans la peine, et il triomphe ainsi du malheur. » (Prov., XVI, 26.) « Le royaume des cieux souffre violence, et les violents le ravissent. » (S. Matth., XI, 12.) Aucune vertu ne s'acquiert sans travail, et personne ne peut atteindre cette fermeté de l'âme que vous désirez, sans une grande contrition de coeur : Car « l'homme est né pour le travail. » (Job, V, 7.) « Il ne deviendra parfait et n'acquierra jamais la plénitude de l'âge du Christ » (Éph., IV, 13), qu'en étant toujours vigilant et en faisant de pénibles efforts. Personne n'arrivera dans le ciel à cette mesure parfaite s'il ne s'y prépare et n'y travaille dès cette terre; car il est ici-bas pour devenir un membre du Christ, et il faut qu'il se rende digne dans sa chair d'être associé un jour à son divin corps. Tous ses désirs, toute son ardeur, toutes ses actions, toutes ses pensées même ne doivent tendre qu'à une chose : à goûter, dès cette vie, les prémices du bonheur des saints dans le ciel, c'est-à-dire que Dieu lui soit tout en toutes choses. [7,7] L'ABBÉ GERMAIN. Il serait possible peut-être de vaincre cette légèreté de l'esprit, s'il n'était pas entouré d'un si grand nombre d'ennemis qui le poussent où il ne veut pas aller, ou plutôt, où il est sans cesse entraîné par sa pente naturelle. En présence d'ennemis si nombreux, si puissants et si terribles, il nous paraîtrait impossible de résister, surtout dans une chair si fragile, et nous ne sommes rassurés que par vos paroles qui nous semblent des oracles. [7,8] L'ABBÉ SERENUS. Tous ceux qui ont éprouvé les combats de l'homme intérieur, savent de combien d'ennemis nous sommes entourés; mais nous les appelons des ennemis de notre salut, parce qu'ils nous portent au mal plutôt qu'ils ne nous y obligent. Aucun homme ne pourrait éviter le péché qu'ils nous proposent s'ils avaient autant de force pour nous y contraindre que de malice à nous l'inspirer. Ils ont, il est vrai, le pouvoir de nous tenter ; mais nous avons en nous la liberté de repousser leurs tentations ou d'y consentir. Si nous redoutons leur puissance et leurs attaques, nous devons, d'un autre côté, considérer la protection et le secours de Dieu; car il est dit: « Celui qui est en nous est plus grand que celui qui est dans le monde. » (S. Jean, IV, 4.) La grâce qui combat pour nous est bien plus forte que la multitude des démons qui nous attaquent. Non seulement Dieu nous inspire le bien, mais il nous aide, il nous pousse à l'accomplir; et quelquefois même, il nous sauve à notre insu et malgré nous. Il est certain que le démon ne peut séduire personne sans le consentement de sa volonté. L'Ecclésiaste le dit clairement : « C'est parce qu'il n'y a pas de résistance en ceux qui font si facilement le mal, que le coeur des enfants des hommes est rempli de malice pour commettre l'iniquité. » (Eccl., VIII.) Il est manifeste que la cause de nos chutes est de ne pas résister sur-le-champ aux mauvaises pensées; car il est dit : "Résistez au démon, et il fuira loin de vous." (S. Jacq., IV, 7.) [7,9] L'ABBÉ GERMAIN. Expliquez-nous, je vous prie, ces rapports si intimes des démons avec l'âme, qu'ils semblent non-seulement en approcher, mais s'unir à elle pour lui parler sans qu'elle s'en aperçoive, la pénétrer; lui inspirer ce qu'ils veulent et connaître parfaitement tous ses mouvements et ses pensées. Comment se fait-il que cette union soit si intime que, sans la grâce de Dieu, nous pouvons à peine distinguer ce qui vient de leur malice ou de notre volonté. [7,10] L'ABBÉ SERENUS. Il n'est pas étonnant qu'un esprit puisse s'unir insensiblement à un esprit et exercer une force secrète de persuasion ; car il y a entre eux, comme entre les hommes, une ressemblance et une affinité de substance. La définition que l'on donne de la nature de l'âme peut s'appliquer également à la nature de ces esprits ; mais pour se pénétrer et s'unir de manière que l'un soit dans l'autre, cela est tout à fait impossible. Il n'y a que Dieu dont la nature simple et incorporelle puisse le faire. [7,11] L'ABBÉ GERMAIN. Cela ne semble-t-il pas contraire à ce que nous voyons dans les possédés, qui parlent et agissent sans le savoir, sous la puissance des esprits impurs? Comment ne pas croire que ces esprits sont unis à leurs âmes, qui deviennent, pour ainsi dire, leurs organes et qui perdent leur état naturel pour en prendre tous les mouvements et les sentiments, de telle sorte qu'elles ne paraissent plus parler et agir, mais que les démons semblent tout faire en elles? [7,12] L'ABBÉ SERENUS. Ce que nous avons dit n'est pas contraire à ce que vous racontez des énergumènes qui, sous l'influence des esprits impurs, parlent et agissent involontairement, et disent des choses qu'ils ignorent. Il est certain que l'action des esprits sur eux n'est pas toujours la même; car les uns ne savent ce qu'ils disent et ce qu'ils font, tandis que les autres le comprennent et se le rappellent ensuite. Mais il ne faut pas croire que cette infusion de l'esprit mauvais se fasse en pénétrant la substance de l'âme et qu'il lui soit tellement uni qu'il en soit, pour ainsi dire, revêtu, lorsqu'il parle par la bouche de celui qu'il possède. Il ne faut pas croire qu'il ait cette puissance; car ce n'est pas par une altération de l'âme, c'est par un affaiblissement du corps que ces phénomènes se manifestent. L'esprit impur s'empare des parties du corps où toute la vigueur de l'âme réside. Il les accable d'un poids insupportable, et plonge dans d'épaisses ténèbres les facultés intellectuelles; nous voyons souvent le vin, la fièvre, l'excès du froid ou d'autres causes extérieures, produire des effets semblables. Le démon reçut puissance sur le corps de Job; mais Dieu lui ordonna de respecter son âme: « Voici que je le livre entre tes mains; seulement garde son âme.» (Job, II, 6.) C'est-à-dire ne le jette pas dans l'égarement, en attaquant la demeure de son âme, le lieu de son intelligence, en blessant l'organe de sa raison, qui lui est nécessaire pour te résister. N'obscurcis pas son jugement et sa sagesse en étouffant l'action principale de son coeur. [7,13] Il ne faut pas croire que si un esprit se mêle à la matière épaisse et solide de nos corps, il puisse s'unir également à notre âme, qui est esprit, et qu'il la pénètre ainsi de sa nature. Il n'y a que la sainte Trinité qui puisse le faire, parce qu'elle seule pénètre toutes les natures intellectuelles; non-seulement elle les embrasse et les environne, mais encore elle peut y entrer et s'y répandre comme un esprit dans un corps. Quoique nous reconnaissions comme des natures spirituelles les anges, les archanges, les autres Vertus, notre âme même et les parties les plus subtiles de l'air, il ne faut pas croire que ces natures soient complètement incorporelles; car elles ont un corps par lequel elles subsistent, quoiqu'il soit beaucoup plus subtil que les nôtres. Ce sont ces corps dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Il y a des corps célestes et des corps terrestres» (I Cor., XV, 40); et encore: « On sème un corps animal, et il ressuscitera un corps spirituel. (I Cor., XV, 44.) (2) D'où nous pouvons conclure qu'il n'y a que Dieu de vraiment incorporel, qui puisse pénétrer toutes les substances spirituelles et intellectuelles, parce qu'il n'y a que lui seul qui soit tout entier partout et en toute chose, de manière qu'il peut voir et connaître toutes les pensées des hommes, tous les mouvements intérieurs et les secrets les plus profonds de leur âme. C'est de Dieu seul que l'Apôtre a dit : «La parole de Dieu est vivante et efficace; elle perce plus qu'une épée à deux tranchants et elle pénètre dans les profondeurs de l'âme et de l'esprit, jusqu'aux jointures et à la moelle; elle démêle les pensées et les intentions du coeur. Aucune créature ne peut se cacher de sa présence; tout est à nu et à découvert devant ses yeux. » (Héb., IV, 12.) David a dit : « Celui qui a formé particulièrement le coeur des hommes » (Ps. XXXII, 15 ), Celui-là connaît tous les secrets du coeur. » (Ps. XLIII, 22.) Job a dit également : « Vous seul connaissez les coeurs des enfants des hommes. » [7,14] L'ABBÉ GERMAIN. Ce que vous dites ferait croire que ces esprits ne peuvent pas connaître nos pensées; ce qui est inadmissible, puisqu'il est dit dans l'Écriture : « Si l'esprit de celui qui a puissance s'élève sur vous » (Eccl., X, 4) ; et encore : « Le démon avait déjà mis dans le coeur de Simon Iscariote, de trahir le Seigneur. » (S. Jean, XIII, 2.) Comment croire qu'ils ne connaissent pas nos pensées, puisque, pour la plupart du temps, ce sont eux qui les sèment en nous, qui les excitent et les nourrissent. [7,15] L'ABBÉ SERENUS. Personne ne doute que les démons ne puissent connaître nos pensées; mais c'est par des signes extérieurs qu'ils y parviennent: c'est en examinant nos dispositions, nos paroles, et les choses vers lesquelles nous portent nos désirs; mais ils ne peuvent pénétrer celles que nous cachons au fond de nos coeurs. Ce n'est pas même par ce qui se passe dans nos âmes qu'ils savent ce que deviennent les pensées qu'ils nous présentent, si nous les recevons, comment nous les recevons et l'impression qu'elles nous causent intérieurement, c'est par les mouvements et les preuves extérieures qu'ils le devinent. Ainsi lorsqu'ils tentent un religieux de gourmandise, s'ils voient le religieux regarder avec inquiétude par la fenêtre le soleil, ou demander l'heure avec empressement, ils reconnaissent que la tentation de gourmandise a réussi. Lorsque, après l'avoir tenté d'impureté, ils voient qu'il n'a pas repoussé vivement leur attaque, qu'il en a été ému, et qu'il n'a pas recouru, comme il le devait, à la prière, ils comprennent que leur trait empoisonné a pénétré jusqu'à l'âme. Il en est de même des tentations de tristesse, de colère, de fureur; ils voient à l'apparence du corps, aux mouvements extérieurs, qu'elles ont atteint le coeur. Lorsque, par exemple, ils remarquent des signes de dépit silencieux, des soupirs d'impatience, des changements de couleur sur le visage, ils découvrent à quel vice on se laisse aller. Et il n'est pas étonnant que ces esprits subtils puissent reconnaître ces choses, puisque nous voyons tous les jours les hommes sages agir de même, et juger les pensées des autres d'après leur figure et leur extérieur. Combien plus facilement doivent le faire ces natures spirituelles, qui sont certainement beaucoup plus habiles et plus clairvoyantes que les hommes. [7,16] Les voleurs qui pénètrent dans une maison, la nuit, et cherchent dans les ténèbres ce qu'ils veulent dérober, jettent un sable fin sur ce qu'ils ne peuvent voir, et le bruit que fait ce sable en tombant, leur indique les objets ou le métal qui répond le mieux à leur convoitise. Ainsi font les démons qui veulent s'emparer du trésor de notre coeur; ils jettent le sable de leurs tentations, et, selon l'impression qu'ils produisent ainsi dans nos sens, ils jugent, par ce bruit extérieur, ce qui se passe dans l'intérieur de nos âmes. [7,17] Nous devons savoir que tous les démons n'inspirent pas aux hommes les mêmes passions; chaque démon a un vice spécial qu'il cultive. Les uns se plaisent dans les impuretés de la chair, les autres dans les blasphèmes, d'autres dans les excès de la colère; les uns se nourrissent de tristesse, les autres se repaissent d'orgueil et de vaine gloire, et tous s'appliquent à mettre dans le coeur des hommes le vice qui leur est le plus agréable. Ils se gardent bien d'agir tous ensemble; mais ils choisissent, chacun à leur tour, le temps, le lieu, l'occasion qui leur semblent le plus favorables. [7,18] L'ABBÉ GERMAIN. Il faut donc croire que les démons soumettent leur malice à une règle de telle sorte, qu'ils gardent un certain ordre entre eux, et qu'ils s'entendent ensemble pour nous combattre. Cet ordre, cette harmonie ne devrait cependant subsister que parmi les êtres bons et vertueux, puisqu'il est dit dans l'Écriture : « Vous chercherez la sagesse parmi les méchants, et vous ne la trouverez pas. » (Prov., XIV, 6.) « Nos ennemis sont insensés. » (Deut., XXXII, 32.) « Il n'y a pas de sagesse, il n'y a pas de force, il n'y a pas de conseil contre le Seigneur. » (Prov., XXI, 30.) [7,19] L'ABBÉ SERENUS. Les méchants ne peuvent s'entendre en toute chose, et la bonne harmonie n'existe pas ordinairement entre ceux qui ont les mêmes vices; cela est certain, et comme vous le dites très-bien, il n'y a pas d'ordre et de règle dans le désordre. Quelquefois, cependant, lorsqu'ils ont un même but, un même intérêt, ils sont obligés de s'entendre pour un temps. C'est ce que nous voyons dans les combats que nous livrent les démons; non-seulement ils agissent chacun à leur tour, mais encore ils choisissent un lieu, un poste avantageux pour leurs attaques. Ils doivent varier leurs tentations, selon les vices et selon le moment : on ne peut se laisser entraîner à la vaine gloire et subir en même temps les mouvements de la concupiscence. L'orgueil n'égare pas l'esprit, lorsque la gourmandise humilie la chair. Celui qui s'abandonne à une joie déréglée, ne peut se livrer au même instant aux excès de la colère, ou se laisser vaincre par le découragement ou la tristesse. Il faut nécessairement que chaque démon attaque l'âme séparément, et cède la place à un autre qui l'attaque plus violemment, s'il a été vaincu, ou qui lui fasse de nouvelles blessures, s'il a été vainqueur. [7,20] Il faut savoir aussi que tous les démons n'ont pas la même cruauté, la même rage, comme ils n'ont pas la même force et la même malice. Les commençants et les faibles sont attaqués par les démons les plus faibles, et lorsqu'ils en ont triomphé, des ennemis plus forts se présentent, pour livrer aux athlètes du Christ de plus rudes combats. La guerre augmente en raison des forces et du progrès des hommes. Nul, quelque saint qu'il soit, ne pourrait résister à tant d'ennemis, supporter leurs attaques et triompher de leur rage, si Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la clémence nous assiste dans cette guerre, ne proportionnait nos ennemis à nos forces, s'il ne modérait et ne repoussait pas leur violence, afin que nous puissions supporter la tentation et en triompher. [7,21] Cette guerre n'est pas, pour les démons, sans peine et sans souffrance; ils ont à supporter, dans ces luttes, bien des tristesses et des angoisses, surtout quand ils rencontrent de vaillants adversaires, c'est-à-dire des hommes saints et parfaits. S'ils ne trouvaient pas de résistance, leurs tentations ne seraient plus une lutte, un combat. Pourquoi l'Apôtre dirait-il alors : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les puissances; contre les princes de ce monde, et les esprits de malice qui sont dans l'air » (Éph., VI, 12); et ailleurs : « Je ne combats pas comme quelqu'un qui frappe l'air. » (I Cor., IX, 26.) «J'ai combattu un bon combat. » (II Tim., IV, 7.) Quand il y a lutte, guerre et combat, il y a nécessairement effort, travail, inquiétude; et après, douleur et confusion pour les vaincus, et joie pour les vainqueurs. Si l'un combat à la sueur de son front, et que l'autre triomphe sans danger et sans peine, et n'a besoin que de sa volonté pour renverser son adversaire, il n'y a plus, à vrai dire, de lutte, de combat, mais une injuste et violente oppression. Aussi, lorsque les démons attaquent les hommes, ils se donnent beaucoup de mal pour remporter cette victoire qu'ils désirent, et quand ils échouent, ils éprouvent la même confusion que nous eût causée notre défaite. Car il est dit : «Le mal qu'ils avaient rêvé, et que leurs lèvres voulaient faire, les couvrira de honte. » (Ps. CXXXIX, 10.) La douleur retombera sur leur tête » (Ps, VII,17); et encore : « Que le filet qu'il ignore le surprenne, que le piége qu'il avait tendu le trompe, et qu'il tombe dans la fosse qu'il avait creusée » (Ps. XXXIV, 8) ; c'est-à-dire dans la honte qu'il avait préparée aux hommes. Les démons souffrent aussi dans cette guerre; ils nous terrassent; mais ils sont quelquefois terrassés; leur défaite les couvre de confusion. David, qui connaissait si bien les combats de l'homme intérieur, les voyant se réjouir de nos ruines, suppliait Dieu de ne pas leur causer de semblables joies: « Éclairez mes yeux, disait-il, afin que je ne m'endorme jamais dans la mort, et que mon ennemi ne dise pas : J'ai prévalu contre lui. Ceux qui me poursuivent se réjouiront, si je suis ébranlé. » (Ps. XII, 4.) « Mon Dieu, que je ne cause pas leur joie, et qu'ils ne disent pas dans leur coeur: Courage, courage ! nous l'avons dévoré. » (Ps. XXXIV, 25.) « Ils ont grincé les dents contre moi, Seigneur; quand voudrez-vous me regarder? L'ennemi me guette, comme le lion dans sa tanière; il tend des piéges pour surprendre le pauvre, et il le demande à Dieu pour sa nourriture. » (Ps. CIII, 21.) Mais lorsque tous leurs efforts pour nous tromper ont été inutiles, ceux qui poursuivaient nos âmes pour les perdre sont couverts de honte et de confusion. « Qu'ils soient couverts de honte et de confusion, ceux qui nous voulaient du mal. » (Ps. XXXIV, 26.) Jérémie dit aussi: « Qu'ils soient confondus, et que je ne sois pas confondu moi-même. Qu'ils tombent, et que je ne tremble pas. Répandez sur eux les éclats de votre fureur, et accablez-les d'une double honte. » (Jér., XVII, 18.) Il est évident que toutes les fois que nous triomphons, ils sont doublement confondus; ils voient d'abord les hommes acquérir cette sainteté qu'ils ont perdue eux-mêmes, et qu'ils leur avaient fait perdre par le péché originel, et ils se reconnaissent ensuite vaincus par des êtres inférieurs à leur nature spirituelle. Aussi les saints célèbrent avec joie la ruine de leurs ennemis, et leurs victoires; ils disent avec David : "Je poursuivrai mes ennemis, et je les atteindrai, et je ne cesserai pas qu'ils ne soient vaincus. Je les briserai, et ils ne pourront se relever. Je les foulerai aux pieds." (Ps. XVII, 38.) Le Prophète prie contre eux, lorsqu'il dit : « Seigneur, jugez ceux qui me nuisent, et combattez ceux qui me combattent. Prenez vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour me secourir. Tirez votre épée, et finissez-en avec ceux qui me persécutent. Dites à mon âme : Je serai ton salut. » (Ps. XXXIV, 1.) Quand nous les aurons vaincus, après avoir soumis et éteint toutes nos passions, nous mériterons entendre cette bénédiction : « Votre main dominera vos ennemis, et ils périront tous. » (Mich., V, 9.) Tous ces passages que nous lisons ou que nous chantons dans la sainte Écriture, ont rapport aux démons qui nous assiégent nuit et jour, et nous devons y puiser un esprit de douceur et de patience, au lieu d'y trouver des sentiments d'aigreur, opposés à la perfection de l'Évangile. Sans cela, non-seulement nous n'y apprendrions pas à prier pour nos ennemis, et à les aimer; mais nous serions excités à les détester et à les maudire, jusque dans nos prières. Ce serait un crime et un sacrilège de croire que les saints et les amis de Dieu ont parlé dans ce sens. La loi, avant l'avènement du Christ, n'était pas faite pour eux; car ils allaient au delà de ses commandements, et obéissaient aux préceptes de l'Évangile. Ils devançaient le temps, et voulaient pratiquer la perfection des Apôtres. [7,22] L'exemple de Job prouve que le démon n'a pas le pouvoir de nuire aux hommes; car l'ennemi n'ose pas le tenter plus que Dieu ne le lui a permis. Les esprits mauvais le confessent eux-mêmes dans l'Évangile, lorsqu'ils disent : « Si vous nous chassez, envoyez-nous dans ce troupeau de pourceaux. » (S. Matth., VIII, 31.) N'est-il pas plus certain qu'ils ne peuvent entrer, sans la permission de Dieu, dans des hommes créés à son image, puisque sans sa permission ils n'ont pas le pouvoir d'entrer dans des animaux immondes. D'ailleurs aucun solitaire, non-seulement des plus jeunes, mais aussi des plus parfaits qui restent dans le désert, ne pourrait vivre dans sa cellule et résister à des ennemis si nombreux et si redoutables, s'ils avaient autant de liberté et de pouvoir qu'ils ont de haine et de rage contre nous. C'est ce que nous prouve avec évidence cette parole de notre Sauveur, disant à Pilate, au milieu des abaissements volontaires de son humanité : « Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, s'il ne vous avait été donné d'en haut. » (S. Jean, XIX, 11.) [7,23] Notre expérience et le témoignage des anciens nous prouvent cependant assez que les démons n'ont plus la même force qu'ils avaient dans le principe, lorsque les religieux étaient encore peu nombreux dans le désert. Leur rage était si grande alors que très-peu de personnes, avancées en âge et affermies dans la vertu, pouvaient seules rester dans la solitude. Dans les monastères où l'on habitait huit ou dix ensemble, leur violence était telle, et leurs attaques visibles étaient si fréquentes, que les religieux n'osaient pas dormir tous en même temps. Pendant que les uns dormaient, les autres veillaient et persévéraient dans la prière, la lecture ou le chant des psaumes, et lorsque le besoin les forçait au sommeil, ils allaient réveiller leurs compagnons, afin qu'ils fissent à leur tour la garde contre des ennemis qui ne dorment jamais. Il semble évident qu'on doit attribuer à deux raisons la sécurité ou la confiance dans laquelle vivent maintenant, non-seulement les vieillards, que fortifie comme nous l'expérience des années, mais encore les plus jeunes solitaires. Ou la vertu de la Croix, en pénétrant dans le désert et en y faisant briller partout la grâce, a enchaîné la malice des démons, ou bien notre négligence les rend moins ardents à nous attaquer. Ils dédaignent employer contre nous les moyens qu'ils prennent contre ces généreux soldats du Christ, et ils espèrent nous vaincre plus facilement par leurs tentations invisibles. Nous voyons, en effet, bien des solitaires tomber dans un tel relâchement qu'il faut les avertir et les reprendre avec une grande douceur, pour qu'ils ne désertent pas leurs cellules et qu'ils ne s'abandonnent pas à des pensées plus dangereuses. Ils erreraient bientôt de côté et d'autre, et tomberaient dans des vices plus grossiers. C'est beaucoup d'obtenir d'eux de rester dans la solitude, malgré leur relâchement, et la grande ressource des supérieurs est de leur dire : Restez dans vos cellules; mangez, buvez et dormez comme vous l'entendrez, pourvu que vous n'alliez pas ailleurs. [7,24] On pense que les esprits impurs ne peuvent pénétrer dans les corps qu'ils doivent posséder, qu'en se rendant d'abord maîtres de leur esprit et de leurs pensées. Ils en effacent la crainte, le souvenir de Dieu et la méditation des choses spirituelles, et lorsqu'ils les ont ainsi désarmés et privés de l'assistance divine, ils les attaquent hardiment, espérant les vaincre sans peine pour établir en eux leur demeure comme dans une place qui leur a été abandonnée. [7,25] La possession des corps n'est pas cependant la plus terrible. Il faut bien plus déplorer celle des âmes qui sont enchaînées par les vices et la volupté, selon la parole de l'Apôtre: « Celui qui se laisse surmonter par le démon en devient l'esclave. » (II Pet., II, 19.) Et ceux - là ont d'autant moins d'espoir de guérir, qu'ils ne s'aperçoivent pas même de leur dépendance, et qu'ils ne cherchent pas à s'en affranchir. Du reste nous voyons de saints religieux livrés corporellement au démon, ou soumis à des maladies extraordinaires, pour des fautes très-légères, parce que la bonté divine, qui ne veut pas souffrir la moindre tache en eux au jour du jugement, purifie, dès cette vie, toutes les souillures de leur coeur, afin que, comme Dieu le dit dans son Prophète, ils soient or et argent dans la fournaise, et qu'ils arrivent aux jours éternels sans passer par le purgatoire. « Je consumerai, dit-il, toutes vos impuretés, et j'en enlèverai tout l'étain; alors vous serez appelés la cité du juste, la ville fidèle. » (Isaïe, I, 1.) « Comme l'or et l'argent sont éprouvés dans le feu, le Seigneur choisit les cœurs (Prov. XXVII, 3); et encore : « Le feu éprouve l'or et l'argent, mais l'homme est éprouvé dans la fournaise de l'humiliation » (Eccli., II, 5); et aussi : « Celui que le Seigneur aime, il le corrige; il frappe de verges ceux qu'il reçoit pour ses enfants. » (Hébr., XII, 6.) [7,26] C'est ce que nous voyons clairement dans ce prophète, cet homme de Dieu dont il est parlé au troisième livre des Rois. Pour une seule faute de désobéissance qui n'était pas même volontaire et qui était causée par l'artifice d'autrui, un lion l'étrangla sur-le-champ, comme l'Écriture le raconte : « C'est cet homme de Dieu, qui n'a pas obéi à la parole du Seigneur, et le Seigneur l'a livré à un lion qui l'a étranglé, ainsi que le Seigneur l'a dit. » (III Rois, XIII, 26.) Dans cette occasion, Dieu livre son Prophète à la mort temporelle pour le punir d'une faute passagère et d'une erreur; mais il reconnaît en même temps le mérite de sa vie, puisqu'il ordonne à la bête qui l'a tué de respecter son corps, malgré sa férocité. Nous avons été témoins nous- mêmes de ce qui est arrivé à l'abbé Paul et à l'abbé Moïse, qui habitaient le lieu du désert appelé Calame. Le premier restait dans la solitude voisine de la ville de Panephyse. Cette solitude, nous a-t-on dit, fut autrefois formée par une inondation d'eau salée, et lorsque souffle le vent du nord, les étangs débordent et couvrent toutes les terres environnantes en si grande abondance, que toutes les anciennes bourgades qui n'ont plus maintenant d'habitants ressemblent à des îles au milieu des eaux. C'est là que l'abbé Paul, dans le silence et la paix de la solitude, s'éleva à une telle pureté de coeur, que non-seulement il ne voulait pas regarder le visage d'une femme, mais encore apercevoir ses vêtements. Comme il allait visiter la cellule d'un vieillard, avec l'abbé Archebius, qui habitait le même lieu, il rencontra, par hasard, une femme; cette rencontre le saisit tellement qu'il oublia la pieuse visite qu'il devait faire, et qu'il s'enfuit vers son monastère, comme s'il se fût trouvé en présence d'un lion ou d'un épouvantable dragon. L'abbé Archebius eut beau l'appeler et le conjurer de continuer leur chemin jusque chez le vieillard qu'ils s'étaient proposé de visiter, il ne put rien obtenir. Quoiqu'il eût agi par zèle et amour de la pureté, sa conduite cependant n'était pas selon la science et dépassait les règles d'une sainte discrétion ; car non-seulement il fuyait la familiarité des femmes qui est, en effet, dangereuse, mais il croyait devoir abhorrer jusqu'à leur figure : il en fut puni sur-le-champ par une paralysie générale, qui lui ôta presque entièrement l'usage de tous ses membres. Ses pieds et ses mains lui refusèrent leurs offices ; sa langue ne pouvait plus proférer une parole et ses oreilles ne percevaient aucun son ; il ne lui restait qu'un corps inerte et insensible. Réduit à cet état, les soins des hommes ne suffisaient plus à ses besoins; il fallait la charité délicate des femmes. On le transporta dans un monastère de saintes religieuses, qui lui donnaient à boire et à manger sans qu'il pût même le leur demander par signes, et qui lui rendirent tous les services imaginables pendant les quatre années qu'il vécut encore. Dans cet état d'infirmité qui le privait de tout mouvement et de toute sensibilité, il sortait cependant de cet homme une telle vertu que l'huile qui avait touché son corps, ou plutôt son cadavre, guérissait sur-le-champ les malades de toutes leurs douleurs. Il était ainsi évident pour les infidèles mêmes que cette paralysie générale était une grâce de Dieu, qui l'aimait, et que la vertu du Saint-Esprit rendait, par ces miracles, témoignage de la pureté de sa vie et de ses mérites. [7,27] Le second, qui habitait cette solitude, était un homme incomparable. Comme il discutait un jour avec l'abbé Macaire, il lui échappa, pour soutenir son opinion, une parole un peu dure. Il en fut sur-le-champ cruellement puni par le démon; car il rejetait par la bouche tout ce qu'il avait digéré. Mais Dieu montra par la promptitude de sa guérison et par le moyen dont il se servit, que cette expiation était une grâce de sa miséricorde, qui voulait effacer une faute passagère; car dès que l'abbé Macaire se fut mis en prière, le démon vaincu laissa en paix l'abbé Moïse. [7,28] Ces exemples nous montrent que nous ne devons pas mépriser et repousser ceux que nous voyons livrés aux tentations ou à la malice du démon. Il faut alors penser à deux choses : premièrement, qu'ils ne tomberaient pas dans ces épreuves sans la permission de Dieu; secondement, que tout ce qui nous arrive de la part de Dieu, comme joie ou comme tristesse, nous le recevons pour notre bien de la main d'un tendre père et d'un charitable médecin. Ces personnes sont des enfants qu'un maître humilie et corrige en ce monde, afin qu'ils entrent purifiés dans l'autre ou qu'ils y subissent une peine plus légère. « Ils sont, selon l'Apôtre, livrés maintenant à Satan, afin que la chair meure et que l'esprit soit sauvé au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (I Cor., V, 5.) [7,29] L'ABBÉ GERMAIN. Comment voyons-nous dans nos provinces, que non-seulement on méprise et qu'on a en horreur ces personnes, mais encore qu'on leur refuse toujours la Communion, le dimanche, selon cette parole de l'Écriture : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles aux pourceaux? » (S. Matth., VII, 6.) Vous dites cependant que Dieu leur envoie cette humiliation pour les rendre plus purs et meilleurs. [7,30] L'ABBÉ SERENUS. Si nous croyons fermement ce que je viens de vous expliquer, si nous reconnaissons que Dieu fait tout et le fait pour le bien des âmes, non-seulement nous ne mépriserons pas ces personnes, mais encore nous prierons pour elles comme pour les membres de notre corps. Nous en aurons une tendre compassion, car «lorsqu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui » (I Cor., XII, 26); sachant que, sans eux, notre corps ne peut devenir parfait, puisque les saints de l'Ancien Testament n'ont pu recevoir sans nous l'accomplissement de la promesse, selon cette parole de saint Paul : « Ils ont été éprouvés par le témoignage de la foi, et n'ont point reçu la récompense promise. Dieu nous préparait quelque chose de meilleur, et ne voulait pas qu'ils fussent heureux sans nous. » (Héb., XI, 39.) Pour ce qui est de la Communion, nous ne nous souvenons pas que nos anciens l'aient jamais refusée. Ils croyaient, au contraire, qu'ils devaient, s'il était possible, en approcher tous les jours. Cette parole de l'Évangile que vous citez : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, » ne les regarde pas. Nous ne devons pas croire que la sainte Communion est ainsi donnée aux démons, mais qu'elle sert, au contraire à purifier, à protéger le corps et l'âme. C'est comme une flamme ardente qui chasse de celui qui la reçoit l'esprit impur qui possédait ses membres ou qui voulait s'en emparer. C'est ainsi que nous avons vu guérir le saint abbé Andronique et plusieurs autres. L'ennemi tourmenterait de plus en plus celui qu'il obsède, si l'on n'employait pas ce remède divin; et ses attaques seraient d'autant plus violentes et plus fréquentes qu'il l'en verrait plus longtemps privé. [7,31] Ceux qui sont véritablement malheureux et dignes de compassion, sont ces pécheurs souillés de toutes sortes de crimes qui, non-seulement n'ont aucun signe extérieur de cet esclavage du démon, mais qui n'éprouvent pas même de tentations et ne reçoivent aucune punition de leurs fautes. C'est qu'ils ne sont pas dignes de ces remèdes salutaires, de ces corrections temporelles. Les peines de la vie présente ne peuvent suffire à l'impénitence et à la dureté de leur cœur ; « ils amassent un trésor de colère et d'indignation pour le jour de la colère et de la révélation de la justice divine.» (Rom., II, 5.) Et alors, pour eux, «le ver qui ronge ne mourra pas, le feu qui brûle ne s'éteindra pas.» (Isaïe, LXVI, 24.) C'était d'eux que le Prophète parlait, lorsque, troublé de l'affliction des saints qu'il voyait accablés de tant de peines et de tentations, tandis que les pécheurs étaient exempts des fléaux de ce monde et en possédaient les richesses, il s'écriait : « Mes pieds sont presque ébranlés et mes pas se sont ralentis, parce que j'ai été irrité contre les méchants, en voyant la paix des pécheurs. Dieu ne regarde pas leurs malices, et sa main ne s'appesantit pas pour les frapper. Ils ne partagent pas les peines des hommes et n'en reçoivent pas les châtiments. » (Ps. LXXII, 2.) C'est que ceux-là doivent être un jour punis avec les démons, parce qu'ils se seront rendus indignes d'être châtiés en ce monde, comme les enfants parmi les hommes. Jérémie, considérant devant Dieu la prospérité des méchants, déclare ne pas douter de sa justice, puisqu'il dit : « Vous êtes juste, Seigneur, et il ne faut pas disputer avec vous.» Mais comme il désire connaître la cause de cette inégalité, il ajoute : « Et cependant je vous dirai des choses justes. Pourquoi la voie des impies est-elle heureuse? Pourquoi le bonheur de ceux qui vous désobéissent et qui commettent le mal? Vous les avez mis sur la terre, et ils ont pris fortement racine; ils croissent et portent des fruits. Vous êtes près de leur bouche et loin de leurs reins. » (Jérém., XII,1.) C'est la perte de ces personnes que Dieu déplore par son prophète, exhortant à les guérir tous les médecins et les docteurs qu'il veut associer à ses regrets : « Babylone est tombée tout à coup, elle est brisée ! Pleurez et gémissez sur elle ; mettez du baume dans ses plaies, et tâchez de la guérir.» Mais les anges qui veillent au salut des hommes, ou les apôtres et les docteurs de l'Église, répondent par le prophète, en voyant la dureté de leur esprit et l'impénitence de leur coeur: « Nous avons soigné Babylone, et elle n'est pas guérie. Nous l'abandonnons, et chacun se retire en son pays, parce que son jugement est monté jusqu'au ciel et s'est élevé jusqu'aux nues. » (Jérém., LI, 9.) C'est de ce mal désespéré qu'Isaïe parle à Jérusalem au nom de Dieu : « De la plante des pieds au sommet de la tête, il n'y a rien en elle qui soit sain. Ses blessures sont livides et ses plaies ne sont pas bandées. Il n'y a pas de remèdes pour les soigner et d'huile pour les adoucir. » (Isaïe, I, 6.) [7,32] On peut croire que les esprits impurs ont des inclinations aussi variées que celles des hommes. Il y en a que le peuple appelle faunes et qui trompent par les choses ridicules et bouffonnes. Dans les lieux qu'ils fréquentent, ils se plaisent à égarer ceux qui passent plutôt qu'à les tourmenter avec violence; ils les assiégent d'illusions, et ils aiment mieux les fatiguer que leur nuire. D'autres inquiètent les hommes, la nuit, et leur causent des cauchemars. Il y en a aussi de si furieux et de si cruels, qu'ils ne se contentent pas de torturer et de déchirer ceux qu'ils possèdent, mais qu'ils se jettent sur tous ceux qui passent, et cherchent à les faire périr. Tels étaient ceux dont parle l'Évangile, et qui étaient si redoutables, que personne n'osait passer par l'endroit qu'ils occupaient. (S. Matth., VIII.) Ceux-là aiment la guerre et se plaisent à voir couler le sang. On en a vu d'autres, qui ont une telle vanité, qu'ils s'efforcent de se grandir et prennent des postures orgueilleuses : ils affectent des manières affables et courtoises comme s'ils étaient d'illustres personnages, ou bien ils font des salutations profondes comme s'ils étaient en rapport avec des princes, paraissant continuellement rendre ou recevoir des honneurs. Nous en avons trouvé d'autres qui s'appliquent au mensonge et cherchent à pousser les hommes au blasphème. Nous avons entendu nous-même le démon avouer qu'il s'était servi d'Arius et d'Eunomius pour publier des doctrines impies et sacrilèges. C'est ce qu'un de ces esprits déclare au troisième livre des Rois (XXII, 22) : « Je sortirai, dit-il, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous les prophètes d'Achab. » L'Apôtre reprend ainsi ceux qui se laissent tromper par leurs mensonges : « Vous écoutez les esprits séducteurs et les doctrines des démons qui, dans leur hypocrisie, ne disent que mensonge. (I Tim., IV, 1, 2.) Il y a d'autres sortes de démons qui sont sourds et muets, comme le prouve l'Évangile. (S. Luc, XI, VII. — S. Marc, IX.) Le prophète Osée nous apprend que d'autres s'appliquent à pousser au libertinage et à la luxure : «L'esprit de fornication les a trompés, et ils se sont détournés de leur Dieu. » (Osée, IV, 12.) L'Écriture sainte nous enseigne encore qu'il y a des démons de nuit, de jour et de midi. Ce serait trop long d'énumérer tous ceux dont il est parlé dans les Écritures, et que les prophètes désignent sous les noms d'onocentaures, de satyres, de sirènes, de hiboux, d'autruches, de lamies, de hérissons. (Isaïe, XIV.) David aussi les appelle des aspics, des basilics, des lions et des dragons. (Ps. XC.) L'Évangile les nomme : scorpions, princes de ce monde (S. Luc, X. — S. Jean,XIV) ; et l'Apôtre, « les puissances des ténèbres et les esprits de malice.» (Eph., VI.) Tous ces noms ne sont pas donnés au hasard : ils indiquent la malice et la cruauté des démons par leur ressemblance avec les animaux. On a choisi pour cela les bêtes les plus féroces et les plus nuisibles : les uns sont appelés lions à cause de leur rage et de leur fureur; les autres, basilics à cause de leur poison qui tue l'âme avant qu'elle le sente ; les autres, onocentaures, hérissons, autruches, parce qu'ils font le mal avec plus de lenteur. [7,33] L'ABBÉ GERMAIN. Nous ne doutons pas qu'on ne doive mettre au même rang ceux dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes des ténèbres de ce monde et contre les esprits de malice qui sont dans l'air. » (Eph., VI, 12.) Mais nous voudrions bien savoir d'où vient cette variété qui existe entre eux, et ces degrés différents de malice. Ont-ils été ainsi créés, et trouvent-ils dans leur nature cette diversité d'inclination pour le mal? [7,34] L'ABBÉ SERENUS. Vos questions nous ont fait oublier le repos de la nuit : voici l'aurore qui commence à poindre, et nous continuerions volontiers notre conférence jusqu'au lever du soleil; mais si nous traitions la question que vous me faites, nous pourrions rencontrer tant de difficultés, que le temps nous manquerait pour en sortir. Il vaut mieux, je pense, les réserver pour la nuit prochaine, nous en retirerons plus de joie et de fruits spirituels; et avec la grâce de l'Esprit-Saint qui nous assistera, nous pourrons mieux pénétrer les choses que vous désirez savoir. Accordons un peu de sommeil à nos yeux fatigués, car le jour est proche; nous irons ensuite à l'église, comme la solennité du dimanche nous y invite, et lorsque nous serons de retour, nous nous entretiendrons avec plus de plaisir de ce que Dieu, selon votre désir, vous aura inspiré pour notre commune instruction.