[4,0] QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ DANIEL : DE LA CONCUPISCENCE DE LA CHAIR ET DE L'ESPRIT. [4,1] Parmi ces maîtres de la philosophie chrétienne, nous vîmes l'abbé Daniel, qui égalait en toutes sortes de vertus les solitaires du désert de Schethé, et qui se faisait remarquer plus particulièrement par son humilité profonde. Le bienheureux Paphnuce, prêtre de cette solitude, charmé de sa pureté et de sa douceur, le préféra à beaucoup d'autres plus âgé que lui pour l'élever au diaconat. Paphnuce admirait tellement ses vertus, qu'il avait hâte de l'égaler à lui par le sacerdoce comme il lui semblait son égal par la grâce et le mérite; il souffrait avec peine de le voir plus longtemps à un rang inférieur, et dans l'espérance d'avoir en lui un digne successeur, il l'éleva, dès son vivant, à l'ordre de la prêtrise. Mais Daniel n'oublia pas son humilité habituelle, et ne voulut pas exercer le ministère tant que Paphnuce vivrait ; et lorsque le saint abbé offrait le sacrifice de la messe, il continuait à remplir près de lui les fonctions de diacre. Quoique le bienheureux Paphnuce eût reçu en bien des occasions le don de prophétie, son espoir fut cette fois trompé; car, peu de temps après, il vit aller à Dieu celui qu'il avait choisi pour son successeur. [4,2] Nous demandâmes au bienheureux abbé Daniel comment quelquefois, dans nos cellules, nous ressentons une telle ferveur, une si grande joie intérieure et des lumières si abondantes, que nonseulement la parole ne peut l'exprimer, mais encore l'intelligence ne peut suffire. Notre oraison est pure et ardente, et notre âme est tellement comblée de grâces spirituelles, que nos prières victorieuses semblent atteindre Dieu pendant notre sommeil même. D'autres fois, au contraire, nous nous sentons tout à coup, sans aucun motif, remplis de tristesse et accablés d'angoisses, au point que non seulement nous tombons dans la sécheresse, mais que notre cellule nous fait horreur. La lecture nous ennuie ; nous divaguons et nous nous égarons dans la prière comme des hommes ivres, et, malgré nos gémissements et nos efforts, nous ne pouvons ramener notre esprit à son état ordinaire. Plus nous voulons l'appliquer à Dieu, plus il s'emporte dans de folles distractions. Il devient incapable de porter aucun fruit spirituel, et ni le désir du ciel, ni la crainte de l'enfer ne peuvent le retirer de sa léthargie. [4,3] L'abbé Daniel répondit : Nos pères nous ont donné trois raisons de cette sécheresse de l'âme dont vous parlez. Elle vient ou de notre négligence, ou des attaques du démon, ou de la volonté de Dieu qui nous éprouve. Elle vient de notre négligence lorsque nous nous laissons aller par notre faute à la tiédeur, et que notre paresse et notre négligence nous donnent des pensées mauvaises, et font produire des ronces et des épines à la terre de notre coeur, tellement que nous devenons stériles et incapables de produire des fruits spirituels et de nous appliquer à la contemplation. Elle vient des attaques du démon lorsque, malgré nos efforts vers le bien, cet esprit de malice se glisse dans notre âme et nous distrait, à notre insu, de nos meilleures résolutions. [4,4] La sécheresse que Dieu permet pour nous éprouver a deux causes. La première est que Dieu se retire pour un peu de temps, afin que nous reconnaissions humblement notre faiblesse et que nous ne nous enorgueillissions jamais de la pureté de coeur et des grâces que sa présence nous donnait. En nous éprouvant par cet abandon, il veut nous faire comprendre que nos gémissements et nos efforts ne peuvent nous rendre notre état de paix et de pureté et que ce n'était pas à nous-mêmes que nous devions la joie de notre coeur, mais bien à sa seule bonté et qu'il faut encore la solliciter de sa grâce et de sa miséricorde. La seconde cause est que Dieu veut éprouver notre persévérance et la force de nos désirs. Il veut nous montrer avec quelle ferveur et quelles ardentes prières il faut rappeler l'Esprit-Saint qui s'est caché de nous, afin qu'après avoir retrouvé avec tant de peine la joie spirituelle que nous avions perdue, nous nous appliquions ensuite à la conserver avec plus de soin et d'amour, car on garde avec négligence ce que l'on croit facilement recouvrer. [4,5] Ceci prouve clairement que c'est la grâce et la miséricorde de Dieu qui opèrent toujours le bien qui est en nous. Dès qu'il nous abandonne, nos efforts deviennent inutiles; l'âme ne peut jamais, sans son secours, recouvrer son premier état; et cette parole s'accomplit en nous : « Cela ne dépend pas de l'homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » (Rom., IV, 16.) La grâce aussi ne dédaigne pas de visiter quelquefois les tièdes et les négligents, et de répandre dans leurs âmes ces inspirations et cette abondance de saintes pensées dont vous parlez. Elle assiste les indigents et réveille ceux qui dorment; elle éclaire ceux que l'ignorance aveugle ; elle nous reprend et nous corrige avec bonté ; elle remplit nos cœurs, afin de nous retirer, par le repentir, de notre langueur et de notre engourdissement. Souvent même, quand elle nous visite, ses parfums surpassent tellement ceux de la terre, que l'âme en est enivrée et ravie ; elle oublie qu'elle est captive dans son corps. [4,6] David reconnaissait que cet éloignement, cette sorte d'abandon de Dieu est si utile, qu'il ne voulait pas, dans sa prière, demander de ne jamais l'éprouver. Il savait que cela n'eût été profitable ni à lui ni aux autres, pour parvenir à la perfection, mais il demandait seulement d'adoucir cette absence : « Ne m'abandonnez pas toujours. » (Ps. CXVIII, 8.) Comme s'il disait : Je sais que souvent vous abandonnez pour leur bien vos élus afin de les éprouver; le démon ne pourrait pas les tenter, si vous ne vous retiriez un peu. Aussi je ne vous demande pas de vous éloigner jamais; il faut que je sente mon infirmité, et que je dise : « Il m'est bon que vous m'humiliiez. » (Ps. CXVIII, 7.) Je n'aurais jamais l'occasion de combattre , si votre divine protection m'assistait toujours. Le démon n'oserait pas me tenter, si vous me souteniez ainsi, et il vous adresserait à vous ou à moi ce reproche qu'il a coutume de faire à vos serviteurs fidèles. « Job sert-il Dieu pour rien? ne protégez-vous pas sans cesse sa personne et sa maison ? N'entourez-vous pas d'un rempart tous ses biens?» (Job., I, 10.) Ce que je vous demande seulement, Seigneur, c'est que vous ne m'abandonniez pas trop; car s'il m'est utile que vous m'abandonniez un peu pour éprouver la constance de mes désirs, il me serait aussi nuisible d'être abandonné tout à fait de vous, comme le méritent mes fautes. Nulle vertu humaine ne peut résister si votre secours lui manque dans la tentation; elle succomberait sous la puissance et les attaques de l'ennemi; mais vous qui connaissez la faiblesse de l'homme et qui mesurez ses combats, « vous ne permettrez pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, et vous ferez en sorte que nous puissions résister à la tentation. » (I Cor. X, 13.) Nous trouvons dans le livre des Juges, au chapitre III, verset 2, une figure de cette vérité. Les nations qui sont exterminées représentent les ennemis spirituels d'Israël. « Ce sont les nations que le Seigneur réserve pour instruire par elles son peuple et l'habituer à combattre ses ennemis. «Et un peu après, l'Écriture ajoute: « Dieu les laissa éprouver son peuple, afin de voir s'il écouterait ou non les préceptes que le Seigneur avait donnés à leurs frères par l'intermédiaire de Moïse. » Dieu réserva donc ces combats aux Israëlites, non pas qu'il fût jaloux de leur repos, et qu'il leur voulût du mal, mais parce qu'il savait qu'il leur serait très-utile d'avoir toujours à combattre ces nations. Ils devaient sentir qu'ils avaient toujours besoin du secours de Dieu, et persévérer dans la méditation et la prière, pour ne pas tomber dans la mollesse et perdre l'habitude de la guerre et la pratique de la vertu. Souvent ceux que l'adversité n'a pu renverser se laissent vaincre par la paix et la prospérité. [4,7] Nous voyons, dans saint Paul, l'utilité de ce combat qui est dans nos membres. « La chair, dit-il, désire contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils se combattent mutuellement pour que vous ne puissiez pas faire tout ce que vous voulez. » (Gal., V, 17. ) Vous avez un combat intérieur attaché à votre nature, par une disposition particulière de Dieu. Dieu veut le combat pour notre bien, pour nous faire avancer vers la perfection, et pour éloigner de nous une paix dangereuse. [4,8] L'ABBÉ GERMAIN. NOUS commençons à comprendre; il reste cependant des obscurités dans le texte de l'Apôtre, et nous vous conjurons de vouloir bien les dissiper. Il nous semble qu'il est question de trois choses : la première est le combat de la chair contre l'esprit; la seconde, le combat de l'esprit contre la chair; la troisième, la volonté qui est entre les deux, et dont saint Paul dit : afin que vous ne fassiez pas tout ce que vous voulez. Ce sont ces dernières paroles que nous ne comprenons pas encore très clairement, et puisque l'occasion de cette conférence se présente, nous vous prions de nous les expliquer. [4,9] L'ABBÉ DANIEL. C'est beaucoup pour l'intelligence, de discerner ce qui est en question, et la plus grande partie de la science est de savoir qu'on ne sait pas. Aussi est-il dit : « L'insensé qui interroge passera pour sage. » (Prov. XVII, 28.) Car celui qui interroge, ignore la solution de la question qu'il fait, mais il la cherche ; il comprend qu'il ne comprend pas, et il doit être réputé sage, parce qu'il reconnaît son ignorance. Comme vous venez de le dire, l'Apôtre parle bien de trois choses. Il y a le combat de la chair contre l'esprit, le combat de l'esprit contre la chair, et la cause de cette guerre qui nous empêche, dit-il, de faire ce que nous voulons. Mais il reste une quatrième chose que vous n'avez pas bien aperçue, c'est ce qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas. Il faut donc examiner d'abord ces deux forces contraires qui se combattent, la chair et l'esprit; nous examinerons ensuite quelle est cette volonté qui est entre les deux, et nous tâcherons de discerner ce qui empêche de l'accomplir. [4,10] Le mot chair, dans les saintes Écritures, a plusieurs sens. Il signifie quelquefois l'homme tout entier, c'est-à-dire son corps et son âme. Il est dit : « Et le Verbe s'est fait chair. » (S. Jean, I, 14.) « Toute chair verra le salut de notre Dieu. » (Isaïe, XL, 5. S. Luc, III, 6.) Il signifie quelquefois les pécheurs et les hommes charnels. « Mon esprit ne demeurera pas en ces hommes, parce qu'ils sont chair. » (Gen., VI, 3.) Il est pris quelquefois pour le péché même : « Vous n'êtes pas dans la chair, mais dans l'esprit. » (Rom., VIII.) « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu. » (II Cor., XV, 50.) Et l'Apôtre ajoute : « Et la corruption ne possèdera pas l'incorruptible. » Quelquefois il se prend pour les parents et les proches : «Nous sommes vos os et votre chair. » (II Rois, V, 1.) L'Apôtre dit : « Je tâche d'exciter la jalousie de ma chair, afin d'en sauver quelques-uns. » (Rom., XI, 14.) Il faut examiner laquelle de ces quatre significations nous devons donner au mot chair. Il est évident que ce n'est pas celle-ci : « Le Verbe s'est fait chair.» « Toute chair verra le salut de Dieu. » Ce n'est pas non plus celle-ci : « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, parce qu'ils sont chair; » car l'Apôtre ne parle pas de l'homme pécheur, lorsqu'il dit: « La chair combat l'esprit, et l'esprit combat la chair. » Il ne parle pas des substances, mais des mouvements, des actes qui luttent ensemble et agitent la vie de l'homme. [4,11] Ainsi, la chair, dans ce texte, ne signifie pas l'homme, la substance de l'homme, mais la volonté de la chair et ses désirs déréglés; l'esprit ne signifie pas non plus la substance de l'âme, mais ses bonnes et saintes aspirations. C'est évidemment dans ce sens que l'Apôtre s'exprime, lorsqu'il dit : « Marchez selon l'esprit, et n'accomplissez pas les désirs de la chair; car la chair a des désirs contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils combattent ensemble de telle manière, que vous ne faites pas ce que vous voulez. » (Gal., V, 17.) Et comme ces deux sortes de désirs, ceux de la chair et de l'esprit, sont à la fois dans l'homme, il en résulte pour nous une guerre intérieure de tous les jours. La concupiscence de la chair qui nous porte au mal, nous fait trouver nos délices dans la possession des choses présentes; tandis que l'esprit résiste à la chair, et désire s'appliquer tellement aux choses spirituelles, qu'il voudrait se passer même de ce qui est nécessaire à son corps, et ne lui donner aucun des soins que demande sa faiblesse. La chair se plaît dans le plaisir et la volupté; l'esprit en repousse jusqu'aux simples désirs. La chair aime le sommeil et l'abondance; l'esprit, les veilles et les jeunes : il voudrait ne pas laisser son corps dormir et manger autant qu'il en aurait besoin. La chair désire faire de bons repas; l'esprit se contente d'un peu de pain tous les jours. La chair se plaît à prendre des bains et à se voir entourée de flatteurs; l'esprit, au contraire, aime ce qui est grossier et la solitude profonde des déserts; il fuit la présence de tous les hommes. La chair ambitionne les honneurs et la louange; l'esprit se réjouit, au contraire, des persécutions et des injures. [4,12] La volonté de l'âme entre ces désirs contraires reste dans un milieu, dans une hésitation blâmable; elle ne s'adonne pas aux dérèglements du vice, mais elle n'embrasse pas les saintes rigueurs de la vertu. Elle cherche à modérer les passions de la chair, parce qu'elle ne voudrait pas souffrir les épreuves sans lesquelles on ne peut satisfaire les désirs de l'esprit. Elle désire obtenir la chasteté du corps, sans le secours de la mortification; acquérir la pureté du coeur, sans la fatigue des veilles; devenir riche en vertu, sans efforts pénibles ; posséder le trésor de la patience, sans passer par les injures; pratiquer l'humilité chrétienne, sans renoncer aux honneurs du monde ; concilier le renoncement de l'Évangile avec l'ambition du siècle; servir Notre-Seigneur, sans se priver de la louange des hommes; prêcher la vérité, sans blesser jamais personne : elle voudrait enfin acquérir les biens futurs, sans perdre toutefois les biens présents. Cette volonté ne nous fera jamais arriver à la véritable perfection; mais elle nous fera tomber dans une odieuse tiédeur, et mériter les reproches qui sont dans l'Apocalypse : « Je sais quelles sont vos oeuvres, dit le Seigneur; car vous n'êtes ni chaud ni froid : que n'êtes-vous froid ou chaud ? Mais parce que vous êtes tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche. » (Apoc., III, 16.) La guerre seule peut nous tirer de cet état de tiédeur; car lorsque notre volonté, pour tout concilier, se relâche un peu, aussitôt les aiguillons de la chair se font sentir, et les blessures du vice et des passions ne nous permettent pas de nous maintenir dans cette pureté que nous voudrions conserver; nous arrivons à travers des sentiers pleins d'épines à cet état de glace qui nous faisait horreur. Si, au contraire, dans la ferveur de notre esprit, nous voulons arrêter tous les désirs du corps, sans tenir aucun compte de la faiblesse humaine, si nous nous lançons avec trop d'ardeur dans des exercices de piété au-dessus de nos forces, l'infirmité de notre chair nous arrête et nous retire de ces excès blâmables. Ainsi, entre ces deux tendances contraires qui se combattent, la volonté de l'âme qui ne veut ni s'abandonner aux désirs de la chair, ni se sacrifier à la vertu, reste dans un juste tempérament : cette guerre intérieure empêche la volonté de s'égarer et l'oblige à tenir la balance égale entre l'âme et le corps, sans permettre à l'esprit de pencher à droite par trop de ferveur, et à la chair d'incliner à gauche, en cédant aux tentations du vice. Cette guerre intérieure et continuelle nous conduit heureusement à ce quatrième état, où nous faisons ce que nous ne voulons pas; nous acquérons la pureté du coeur, non dans la paix et le repos, mais par les sueurs de l'obéissance et les larmes de la contrition; et nous obtenons la chasteté de la chair par les jeûnes, la faim, la soif et la vigilance. Nous arrivons à la droiture du coeur, par la lecture, les veilles, la prière continuelle et par une rigoureuse solitude. Nous pratiquons la patience dans les épreuves de la tribulation; nous servons Dieu au milieu des injures et des opprobres qui nous accablent, et nous confessons, s'il le faut, la vérité, malgré l'envie et la haine du monde. Cette guerre intérieure nous retire d'une paix lâche et coupable, et nous porte à des efforts de vertu pour lesquels nous avions de l'éloignement. Nous nous trouvons ainsi dans un juste milieu, et notre libre arbitre se maintient entre l'ardeur de l'esprit et l'engourdissement de la chair. De telle sorte que l'esprit ne permet pas à l'âme de se livrer aux désordres de la passion, et que la faiblesse de la chair ne souffre pas qu'elle se livre à des désirs exagérés de vertu. Le principe des vices est comprimé d'un côté, tandis que, de l'autre, l'orgueil du bien, notre plus dangereuse maladie, ne peut nous atteindre de ses traits empoisonnés. Ces combats tiennent l'âme en équilibre et en santé. Elle marche sûrement entre les deux extrêmes, dans le chemin royal que doit suivre le soldat de Jésus-Christ. Ainsi, lorsque l'âme, par la tiédeur et la lâcheté de sa volonté, se sent entraînée vers les désirs de la chair, l'esprit réprime la concupiscence et résiste aux vices de la terre; et lorsque l'esprit se laisse emporter par l'excès de sa ferveur vers des choses impossibles, la faiblesse de la chair le retient dans la modération, et l'âme, sans se laisser engourdir par la tiédeur de la volonté, marche entre les deux extrêmes, et s'avance courageusement dans la voie droite et sûre de la perfection. Nous voyons quelque chose de semblable dans la Genèse, lorsque Dieu arrêta la construction de la tour de Babel, et confondit par la confusion des langues les entreprises sacrilèges des hommes. (Gen., XI.) Leur union était aussi injurieuse à Dieu que nuisible à ceux qui s'attaquaient à sa majesté; ce fut donc un bien pour eux d'être dispersés par la diversité de leur langage. Leur accord les eût conduits à leur perte; leur désaccord les sauvait, au contraire, et leur faisait connaître la faiblesse humaine, qu'ils ignoraient quand ils conspiraient ensemble contre Dieu. [4,13] Le combat de l'esprit et de la chair nous est utile en faisant naître des retards, des entraves salutaires. La pesanteur du corps retient l'esprit qui s'égare dans ses pensées, et lui donne, en mettant un obstacle à leur exécution, le temps de se reconnaître et de se repentir. Les démons ne furent point arrêtés par les entraves de la chair dans l'accomplissement de leurs desseins. Ils tombèrent des rangs les plus élevés des anges, et devinrent plus coupables que les hommes, parce qu'ils purent satisfaire sur-le-champ leurs désirs, et consommer irrévocablement le mal qu'ils avaient conçu. Leur esprit est aussi prompt à concevoir que leur substance à exécuter, et cette facilité ne leur a pas laissé le temps de délibérer et de renoncer à leurs coupables pensées. [4,14] Leur substance est toute spirituelle et libre des liens de la chair. Elle n'a, par conséquent, aucune excuse, et ne mérite aucun pardon dans les égarements de sa volonté. Elle n'est pas portée au mal par la révolte des sens; elle ne pèche que par la faute de sa volonté corrompue. Aussi son péché est sans repentir, et sa ruine sans remède. Rien de terrestre ne l'a sollicitée dans sa chute, et elle ne saurait obtenir d'indulgence et de délai dans son châtiment. Nous voyons que le combat intérieur de l'esprit et de la chair, non-seulement ne nous est pas nuisible; mais qu'il nous procure même de véritables avantages. [4,15] Le premier avantage est de nous faire connaître notre paresse et nos négligences. Semblable à un maître toujours vigilant, il ne nous permet jamais de nous écarter de la ligne droite du devoir et de la règle; et si nous nous exposons à dépasser les limites que nous trace la prudence, il nous reprend aussitôt, nous corrige avec le fouet de la tentation, et nous ramène à l'austérité nécessaire. Le second avantage est de nous humilier. Lorsque la grâce de Dieu nous a rendus chastes et purs, lorsque nous avons été exempts pendant longtemps de toute pensée déshonnête, il nous semble que nous ne serons plus inquiétés des mouvements de la chair, et que nous sommes délivrés de notre corruption originelle; nous pourrions en ressentir secrètement de l'orgueil; mais alors le combat intérieur recommence, et nous humilie en nous rappelant par ses attaques les tristes faiblesses de notre humanité. Les autres vices, quoique plus grands et plus nuisibles, nous laissent plus indifférents et troublent moins notre conscience. Mais celui-ci nous fait rougir davantage : nos illusions se dissipent, et nous nous reprochons notre négligence à corriger nos passions; et ces souillures involontaires nous font apercevoir des fautes spirituelles qui nous rendent impurs devant Dieu. L'âme se hâte de secouer sa nonchalance; elle comprend qu'elle ne doit pas se fier à la pureté dont elle jouissait, et qu'elle la perdra, si Dieu s'éloigne d'elle un instant. Nous ne pouvons la conserver sans le secours continuel de la grâce, et nous savons, par expérience, que pour posséder toujours la pureté du coeur, nous devons toujours travailler à acquérir la vertu d'humilité. [4,16] Cet orgueil de notre pureté naturelle nous serait plus nuisible que toutes nos fautes, et nous en ferait perdre les avantages, comme le prouve la chute des anges dont nous avons parlé. Ils n'éprouvaient aucune tentation de la chair ; l'orgueil de leur coeur causa seul leur ruine, et les fit précipiter du haut du ciel. Vous le voyez, les combats sont un remède contre la tiédeur, sans lequel nous ne nous apercevrions pas de notre négligence, et nous ne ferions aucun effort spirituel ou corporel pour parvenir à la perfection. Nous négligerions la pratique de la tempérance et de la mortification, si la révolte de la chair ne nous humiliait pas sans cesse, et ne nous rendait pas attentifs à nous purifier de nos autres souillures spirituelles. [4,17] Ceux qui sont chastes par tempérament tombent souvent dans la tiédeur. Comme ils se croient affranchis du joug de la chair, ils ne pensent pas à acquérir la continence du corps et la contrition du cœur; ils sont tranquilles et ne font aucun effort pour parvenir à la perfection et pour se guérir même de leurs maladies spirituelles. De l'état charnel, ils tombent à l'état animal, ce qui est plus fâcheux certainement; car de froid c'est devenir tiède, et Dieu a dit qu'il a les tièdes en horreur. [4,18] L'ABBÉ GERMAIN. L'utilité de ce combat, entre la chair et l'esprit, nous paraît évidente; vous nous l'avez, pour ainsi dire, rendue palpable. Veuillez avoir la bonté de nous expliquer de la même manière la différence qu'il y a entre l'homme charnel et l'homme animal, et comment l'homme animal est pire que l'homme charnel. [4,19] L'ABBÉ DANIEL. Il y a, selon la sainte Écriture, trois états de l'âme : l'état charnel, l'état animal, et l'état spirituel. (S. Aug., lib. LXXXIII, quest. 4, 67.) L'Apôtre nous les indique tous les trois. Il dit de l'état charnel : « Je vous ai donné du lait à boire et non pas une nourriture solide, parce que vous n'étiez pas capables de la supporter, et vous ne l'êtes pas encore; car vous êtes charnel » (I Cor., III, 2;) et ailleurs : « Puisqu'il y a entre vous des disputes et des divisions, n'êtes-vous pas charnels? » (Ibid., 4.) Il parle de l'état animal, lorsqu'il dit : « L'homme animal ne comprend pas les choses qui viennent de l'esprit de Dieu; car elles lui semblent une folie. » (I Cor., II, 14.) Il parle de l'homme spirituel, lorsqu'il dit : « L'homme spirituel juge toute chose, et n'est jugé par personne » (Ib., 15;) et ailleurs : « Vous qui êtes spirituels, instruisez ces sortes de personnes avec un esprit de douceur. » (Gal., VI, 1.) Hâtons-nous donc, lorsque nous avons cessé d'être charnels, en nous séparant des hommes du siècle et en nous purifiant des souillures de la chair, hâtons-nous d'arriver, par tous les moyens, à l'état spirituel, de peur qu'en nous flattant d'avoir renoncé au monde extérieurement, et d'avoir évité la corruption de la chair, nous ne nous imaginions être parvenus à la perfection, et nous ne négligions de combattre nos autres passions. Si nous restons dans ce milieu, nous n'atteindrons pas l'état spirituel. Nous croirons qu'il suffit d'avoir quitté la société des hommes et les plaisirs du monde, d'être exempts des vices grossiers de la chair, et nous tomberons dans la tiédeur, le pire état de tous, puisque nous méritons d'être vomis de la bouche de Dieu , comme il nous en menace. « Que n'êtes-vous chaud ou froid; mais vous êtes tiède, et je commencerai à vous vomir de ma bouche. » (Apoc., III, 16.) Ceux que Dieu avait bien voulu recevoir dans les entrailles de sa charité, sont devenus tièdes; il déclare que son coeur se soulève pour les rejeter. Ils pouvaient, pour ainsi dire, faire partie de sa substance, et ils ont mieux aimé en être séparés ; ils sont devenus pires que ceux qui ne se sont jamais approchés des lèvres du Seigneur; car nous avons plus d'aversion pour ce que nous avons vomi que pour les autres aliments. Ce qui était froid, s'est réchauffé dans notre bouche, et nous nous en sommes nourris avec plaisir; mais ce que nous avons rejeté à cause de sa tiédeur, non seulement nous ne l'approchons plus de nos lèvres, nous ne pouvons pas même le regarder sans horreur. Il est donc bien vrai de dire que rien n'est plus funeste que la tiédeur. L'homme charnel, l'homme du monde ou le païen, arrivera plus facilement à une conversion salutaire et à la véritable perfection, que celui qui, après avoir embrassé la vie religieuse, ne suit pas cependant la voie parfaite que lui trace sa règle, et laisse éteindre en lui le feu de sa première ferveur. Le premier est humilié de ses passions grossières, et, pour se laver de ses souillures honteuses, il accourt à la fontaine qui peut le purifier; et dans son repentir, plus il a horreur de son infidélité, de son état de glace, plus son esprit s'enflamme et aspire à la perfection. Le second, au contraire, qui commence avec tiédeur et abuse du nom de religieux, ne saurait reprendre avec humilité et zèle le chemin de sa profession. Une fois qu'il est atteint de cette lèpre malheureuse, il ne peut en guérir; ni ses propres réflexions, ni les conseils des autres ne le ramèneront dans la voie parfaite. Il a dit dans son coeur : Je suis riche, je suis dans l'abondance, je ne manque de rien ; mais Dieu peut lui répondre : « Tu es misérable et digne de pitié; tu es pauvre, aveugle et nu. » (Apoc., III,17.) Il devient ainsi plus à plaindre que l'homme du monde; car il ignore sa misère, son aveuglement, sa nudité, le besoin qu'il a de se convertir et d'écouter de salutaires avertissements. Il ferme l'oreille aux bons conseils, et il ne comprend pas que sa qualité de religieux fait son malheur. L'opinion qu'on a de lui est un poids qui l'accable. On croit à sa sainteté, à son union avec Dieu, et, à cause de cela, son châtiment sera plus terrible au jour du jugement. Mais pourquoi nous arrêter plus longtemps à des choses que l'expérience ne nous a que trop prouvées? N'avons-nous pas souvent vu des hommes du monde et des païens qui étaient froids et charnels, devenir fervents et spirituels; tandis que nous n'avons jamais vu devenir parfait celui qui était tiède et animal. Dieu déteste tellement les tièdes, qu'il ordonne, par son prophète, aux saints et aux docteurs, de cesser de les avertir et de les instruire, de ne pas répandre la semence de la bonne parole sur cette terre stérile et infructueuse, toute couverte de ronces et d'épines; mais de la mépriser et de cultiver plutôt une terre nouvelle; c'est-à-dire de prodiguer de préférence le zèle de leur parole et la lumière de leur doctrine aux païens et aux hommes du monde. « Voici ce que dit le Seigneur au peuple de Juda et aux habitants de Jérusalem : Défrichez des terres nouvelles, et ne semez plus sur les épines. » (Jér., IV, 3.) [4,20] Je rougis de dire que nous voyons bien des solitaires renoncer si imparfaitement au monde, qu'ils semblent n'avoir changé que de vêtements, dans leurs vices et leurs habitudes; car les uns cherchent à acquérir des richesses qu'ils ne possédaient pas : les autres conservent celles qu'ils avaient auparavant, ou, ce qui est plus triste encore, désirent les augmenter, sous prétexte de nourrir leurs anciens serviteurs et leurs parents, ou de former plus tard une communauté, dont ils espèrent devenir les abbés. S'ils cherchaient véritablement la voie de la perfection, ils mettraient tous leurs soins à se dépouiller non-seulement de leurs biens, mais encore de leurs premières affections et de leurs préoccupations d'autrefois, pour se placer sous l'obéissance de leurs supérieurs, dans un entier renoncement de toutes choses, sans se préoccuper d'eux-mêmes, bien loin de vouloir se charger des autres. Mais, au contraire, ils sont si désireux de commander, qu'ils ne pensent point à obéir ; et, dans leur orgueil, ils négligent d'apprendre et de faire ce qu'ils voudraient enseigner aux autres. Il arrive nécessairement ce que dit Notre-Seigneur : « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles, et ils tombent ensemble dans l'abîme.» (S. Matth., XV, 14.) Cet orgueil, qui n'a qu'un principe, conduit a deux états différents. Les uns affectent une tenue grave et austère; les autres s'abandonnent avec une incroyable légèreté à la dissipation et à des vices insensés. Les premiers se montrent volontiers taciturnes ; les seconds dédaignent de s'assujettir au silence, et ne craignent pas de dire souvent des choses absurdes et inconvenantes, parce qu'ils rougissent de paraître moins habiles et moins savants que les autres. Les uns, par orgueil, recherchent l'honneur de la cléricature; les autres le méprisent, le jugeant indigne du rang qu'ils avaient dans le monde, et de la noblesse de leur origine. On peut examiner et décider quel est le plus dangereux de ces deux états. C'est une égale désobéissance de manquer aux ordres de ses supérieurs par excès de zèle ou par amour du repos, et il est aussi nuisible de violer la règle du monastère en dormant qu'en veillant. Vous méprisez l'autorité de l'abbé en lisant et en prenant du repos lorsqu'il vous ordonne le contraire. On est également orgueilleux en se révoltant contre lui, par le jeûne ou par l'intempérance; et même les vices qui semblent venir de la vertu et d'un motif spirituel, sont plus dangereux et plus difficiles à guérir que ceux qui viennent évidemment des désirs de la chair; car on s'empresse de combattre le mal qui s'aperçoit facilement, tandis que celui qui se cache sous de fausses apparences ne peut être soigné, et l'erreur où l'on est rend la plaie désespérée. [4,21] Comment ne pas déplorer la folie de ceux qui, après avoir renoncé généreusement à leurs biens, aux richesses et aux enchantements du siècle, ne peuvent se détacher des choses petites et grossières dont ils se servent dans leur état, et les aiment avec plus de passion que tout ce qu'ils possédaient autrefois? Il leur profitera bien peu d'avoir méprisé de grandes richesses, de grands biens, s'ils ont reporté leurs affections sur des choses petites et méprisables. Leurs désirs et leur avarice, ne pouvant plus s'appliquer à des choses précieuses, s'exercent sur de viles matières, et ils montrent que leur passion n'est pas détruite, mais qu'elle a seulement changé d'objet. Ils possèdent avec la même ardeur qu'autrefois des meubles sans valeur, une natte, une corbeille, une boite, un livre ; ils en sont si jaloux que, pour les garder et les défendre, ils n'ont pas honte de s'irriter contre leurs frères et même de les quereller. La cupidité qu'ils avaient dans le monde les tourmente encore; et pour les choses nécessaires à la vie religieuse, ils ne se contentent pas de la part commune; ils montrent leur avarice secrète, en voulant avoir plus que les autres, en ne permettant pas qu'on touche à ce qui leur sert ou en se réservant ce qui devrait être commun à tout le monde. Est-ce la nature des objets et non pas la passion avec laquelle on s'y attache, qui rend coupable? et s'il n'est pas permis de se mettre en colère pour des causes sérieuses, n'est-il pas aussi mal de le faire pour des futils motifs? Quand on a renoncé aux choses précieuses, n'est-il pas plus facile de mépriser les choses grossières? Quelle différence y a-t-il à se passionner pour d'abondantes richesses ou pour des bagatelles, et n'est-on même pas plus blâmable d'avoir méprisé les grandes choses pour se rendre esclave des petites? Ce renoncement n'est pas certainement parfait, puisque celui qui a pris la vie du pauvre a conservé la volonté du riche.