[0] HYMNES. [1] I. EN L'HONNEUR DE JUPITER (1) Tandis qu'on offre des libations à Jupiter, quel plus digne objet de nos chants que ce dieu même, toujours grand, toujours roi, qui dompta les Titans et qui donne des lois à l'Olympe ? Mais sous quel nom l'invoquerai-je ? Est-il le dieu de Dicté ? est-il le dieu du Lycée ? J'hésite, puisque enfin le lieu de sa naissance est contesté. O Jupiter ! l'un veut que la Crète, l'autre que l'Arcadie ait été ton berceau : grand dieu, qui des deux en impose ? ... Mais toujours le Crétois fut menteur ; le Crétois osa bien, dieu puissant, t'élever un tombeau, à toi qui n'as pu mourir, à toi qui es éternel. Oui, ce fut sur le mont Parrhasius, dans le plus épais de ses bois, que Rhée te donna la naissance ; bois devenu sacré dès cet instant ; bois dont jamais femme, dont jamais animal sujet aux travaux de Lucine n'ose approcher et que les Apidans appellent la couche antique de Rhée. (15) Oui, ce fut là que ta mère, soulagée de son divin fardeau, chercha le canal d'une onde pure pour se purifier et laver ton corps. Mais le majestueux Ladon, mais le limpide Érymanthe ne coulaient point encore et l'Arcadie était encore aride. Un jour elle devait être célèbre par ses fleuves ; mais au moment où Rhée détacha sa ceinture, des chênes sans nombre s'élevaient sur le terrain où coule aujourd'hui l'Iaon ; des chars pesants roulaient sur le lit du Mélas ; le Carnion, en dépit de ses eaux, entendait les animaux féroces creuser leur tanière sur sa tête, et le voyageur altéré, marchant sans le savoir au-dessus du Crathis ou du sablonneux Métope, brûlait de soif, tandis que des sources abondantes étaient sous ses pieds. (28) Dans son cruel embarras la déesse s'écria : "Terre, enfante à ton tour ; tendre mère, tes enfantements sont faciles." Elle dit, et, levant son bras puissant, frappa le mont de son sceptre. Le roc s'ouvre et vomit l'onde à grands flots. Aussitôt ta mère, roi des dieux, lava ton corps, t'enveloppa de langes et chargea Néda de le porter dans les antres de Crète pour l'y faire élever secrètement : Néda, de toutes les Nymphes qui l'assistaient alors, la plus âgée après Styx et Philyre, la plus chère à son cœur ; Néda, de qui le zèle ne fut point sans récompense, puisque la déesse donna le nom de sa Nymphe à ce fleuve, le plus antique des fleuves où se désaltèrent les neveux de Lycaon et qui va près du séjour des Caucons se réunir à Nérée. (42) A peine, ô Jupiter ! Néda sortait de Thène et s'approchait de Cnossos, que ton cordon ombilical tomba. C'est de là que les Cydoniens ont nommé cet endroit la plaine Ombilicale. Les sœurs des Corybantes, les Nymphes de Dicté te reçurent dans leurs bras et te mirent dans un berceau d'or, où Adrastée te provoquait au sommeil. Là tu le nourris du lait abondant de la chèvre Amalthée et des rayons du miel le plus doux, que l'abeille Panacris travailla soudain sur ces rochers de l'Ida, qu'on appelle de son nom. Les Curètes figurèrent autour de toi les pas compliqués de la pyrrhique, en frappant sur leurs armes ; et le son de leurs boucliers étouffant le bruit de tes cris, parvint seul aux oreilles de Saturne. (55) Ainsi, dieu du ciel, vit-on croître, ainsi vit-on s'élever ton enfance. Bientôt vinrent les jours de la jeunesse et le duvet ombragea ton menton ; mais dès l'enfance, ton esprit était déjà mûr. Aussi tes frères, quoique tes aînés, t'ont-ils cédé l'Olympe sans oser te l'envier. (60) Poètes mensongers, en vain avez-vous dit jadis que le sort distribua les empires aux trois fils de Saturne. Quel est donc l'insensé qui dans la même balance mettrait l'Olympe et les Enfers ? Quand les partages sont égaux, le sort en peut être l'arbitre ; mais, entre ces deux empires il y a trop d'inégalité. Lorsqu'on ment, au moins faut-il être croyable. Non, grand dieu, non, ce ne fut point le sort qui te fit roi des dieux : ce furent tes exploits, ta valeur et la Force que tu plaças au pied de ton trône. Tu chargeas aussi le prince des oiseaux d'annoncer tes augures ; puisses-tu n'en envoyer que d'heureux à mes amis ! (70) O Jupiter ! tu t'es réservé l'élite des mortels. Ce ne sont ni les nochers, ni les guerriers, ni les poètes. Tu laisses à des dieux inférieurs le soin de protéger ; mais ce sont les rois eux-mêmes, les rois qui tiennent sous leur main le laboureur, le guerrier, le matelot, tout enfin ; car est-il rien qui n'obéisse à son roi ! Qu'à Vulcain donc soit consacré le forgeron, à Diane le chasseur, à Mars le soldat, â Phébus le chanteur ; à Jupiter appartiennent les rois. Rien n'est plus saint que les rois, aussi toi-même en as fait ton partage. Tu leur as confié la garde des villes ; mais du haut des citadelles, tu veilles sur ceux d'entre eux qui dirigent ou détournent les voies de la justice. Tu leur accordes à tous les richesses et l'opulence, mais avec inégalité ; témoin mon roi, qui l'emporte de si loin sur les autres. Il accomplit le soir ses projets du matin ; le soir, les plus vastes, les moindres aussitôt qu'il les forme ; tandis que pour remplir les leurs, il faut au reste des rois une année, souvent plus, et combien de fois encore n'as-tu pas confondu leurs desseins et rompu leur effort ! (91) Salut, puissant fils de Saturne, dispensateur des biens et du bonheur ! Où est-il celui qui pourra chanter tes ouvrages ? il ne fut, il ne sera jamais. Eh ! qui pourrait chanter les ouvrages de Jupiter ? Salut, ô père des dieux, salut ! Donne-nous la richesse et la vertu. L'opulence ne peut rien sans la vertu, ni la vertu sans l'opulence ; donne-nous donc, ô grand dieu ! et richesses et vertu. [2] II. EN L'HONNEUR D'APOLLON. (1) Ciel ! comme le laurier d'Apollon est agité ! comme le temple entier est ébranlé ! Loin, loin d'ici, profanes ! Déjà Phébus de son pied divin a touché le seuil de la porte. Ne le voyez-vous pas ! Déjà le palmier de Délos l'a salué par un doux frémissement ; déjà le cygne a rempli l'air de ses chants. Tombez verrous, tombez barreaux, le dieu approche : (8) et vous, jeunes hommes, préparez vos concerts et vos danses. Ce n'est point à tous indifféremment, mais au juste seul, qu'Apollon se manifeste. Qui le voit est grand ; qui ne le voit point est petit. Je te verrai, dieu terrible, et serai toujours grand. Enfants, voulez-vous parvenir aux jours de l'hymen, voulez-vous atteindre l'âge où les cheveux blanchissent, et bâtir sur des fondements durables ; aujourd'hui que Phébus visite ces lieux, faites entendre le son de vos lyres et le bruit de vos pas cadencés... Honneur à ces enfants ! puisque leurs lyres ne sont plus oisives. (17) Silence. Ecoutez les louanges d'Apollon. La mer même se tait, lorsqu'on chante les armes du dieu de Lycorée, les flèches et la lyre. Io Paean, Io Paean ! A ce cri, Thétis cesse de pleurer son Achille ; et ce roc humide, inébranlablement fixé dans la Phrygie, ce marbre qui fut femme, et qui semble jeter encore le cri de la douleur, suspend le cours de ses larmes. Io Paean ! Chantez tous, Io Paean ! Malheur à qui lutte contre les dieux ! Que celui qui brave les dieux, brave donc aussi mon roi ! Que celui qui brave mon roi, brave donc aussi les dieux. Si vos chants plaisent à Phébus, il vous comblera de gloire ; il le peut, car il s'assied à la droite de Jupiter. Mais un jour est trop peu pour chanter Apollon ; la carrière est vaste. Eh ! qui peut cesser de chanter Apollon ! (32) La tunique d'Apollon est d'or ; son agrafe, sa lyre, son arc, son carquois et ses brodequins sont d'or. L'or et les richesses brillent autour de lui ; j'en atteste Pytho. Toujours jeune, toujours beau, jamais le moindre duvet n'ombragea les tendres joues d'Apollon. De sa chevelure découle une essence parfumée : mais non, ce ne sont point des parfums, c'est la panacée même qui distille des cheveux d'Apollon. Heureux le sol que ce baume humectera ! il n'y croîtra que des germes salutaires. Nul ne réunit autant d'arts qu'Apollon : il est le dieu des archers et des poètes ; car le Destin lui a donné les flèches et la lyre. Il est le dieu des sorts et des augures : de lui les médecins ont appris à retarder la mort. (47) Nous l'appelons aussi Nomius, depuis que sur les bords de l'Amphryse, l'Amour lui fit prendre soin des cavales d'Admète. Qu'aisément sous les yeux d'Apollon un troupeau se féconde ! Les taureaux s'y multiplient, les chèvres n'y sont jamais sans chevreaux, ni les brebis sans lait et sans agneaux ; et celle qui n'en eût porté qu'un, en porte toujours deux. (55) O Phébus ! sous tes auspices s'élèvent les villes ; car tu te plais à les voir se former, et toi-même en poses les fondements. Dès l'âge de quatre ans tu construisis sur les bords du lac charmant d'Ortygie le premier édifice qu'aient vu les mortels. Diane te rapportait les cornes des chèvres qu'elle perçait de ses flèches sur le mont Cynthius ; et tu t'en servais pour dresser un autel, en former la base, le corps et les cotés ; ainsi tu nous appris à bâtir. Depuis tu désignas l'endroit où Battus devait fonder ma patrie ; et sous la forme d'un corbeau d'heureux augure, tu guidas son peuple en Libye. Tu juras de donner Cyrène à mes rois, et toujours ta parole est fidèle. (69) Dieu puissant, que d'autres t'appellent Boedromius, d'autres Clarius ; cent noms divers te sont donnés à l'envi. Pour moi, c'est sous le nom de Carnéen que je veux te chanter ; tel est l'usage de ma patrie. Dieu de Carnus, Sparte fut première à t'adorer sous ce nom : Théra suivit cet exemple, que Cyrène a depuis imité. De Sparte, le sixième descendant d'Œdipe apporta ton culte à Théra, d'où le fils de Polymneste le transmit aux Asbytes. Etabli dans leur contrée, il t'éleva ce temple, superbe, institua ces fêtes annuelles où mille et mille taureaux tombent sous la hache de tes prêtres. (80) O dieu de Carnus ! tes autels, dans la saison des frimas, sont couverts de safran parfumé ; au printemps, ils sont parés de ces fleurs variées que Zéphyr fait éclore en séchant la rosée ; et dans ton sanctuaire brille une flamme éternelle, que jamais la cendre n'a couverte. Ce fut proche des bois épais d'Azillis, et loin encore des sources de Cyré, que les guerriers doriens célébrèrent, pour la première fois, avec les blondes habitantes de la Libye, les jours consacrés au dieu de Carnus. Tu vis leurs danses, ton oeil en fut réjoui ; et tu les fis remarquer à ton épouse, du haut de ce mont fameux où elle avait terrassé le lion qui désolait les troupeaux d'Eurypyle ... Jamais danses ne te plurent davantage ; jamais ville n'éprouva tes bienfaits autant que Cyrène : ils sont le prix des faveurs que tu ravis jadis à ta Nymphe ; aussi, nul des Immortels n'est plus honoré que toi par les enfants de Battus. (97) Io ! que tout chante, Io Paean ! Tel fut le premier cri du peuple de Delphes, lorsqu'en sa faveur tu montras la force de tes flèches. Python, monstre épouvantable, Python, serpent terrible, s'élançait contre toi ; mais bientôt tes coups redoublés et rapides l'étendirent à tes pieds. Le peuple s'écria : "Io , Io Paean ! frappe ! Latone en toi nous donne un sauveur !" Depuis ce temps, c'est ainsi que tu fus célébré. L'Envie s'est approchée de l'oreille d'Apollon, et lui a dit : "Que vaut un poète, si ses vers n'égalent le nombre des flots de la mer !" Mais Apollon, d'un pied dédaigneux a repoussé l'Envie et lui a répondu : (108) "Vois le fleuve d'Assyrie, son cours est immense ; mais son lit est souillé de limon et de fange. Non ; toutes les eaux, indifféremment, ne plaisent point à Cérès ; et le faible ruisseau, qui, sortant d'une source sacrée, roule une onde argentée toujours pure, servira seul aux bains de la déesse." (113) Gloire à Phébus, et que l'Envie reste au fond du Tartare ! [3] III. EN L'HONNEUR DE DIANE. (1) Chantons Diane ! (malheur aux poètes qui l'oublient ! ) chantons la déesse qui se plaît à lancer des traits, à poursuivre les daims, à former des danses et des jeux sur la cime des montagnes. Rappelons ce jour où Diane, encore dans l'enfance, assise sur les genoux de Jupiter, lui adressa ces prières : "Accorde, ô mon père ! accorde à ta fille de rester toujours vierge, et de porter assez de noms divers pour que Phébus ne puisse le lui disputer. Donne-moi, comme à Phébus, un arc et des flèches. Que dis-je ?... non, mon père, ce n'est point à toi d'armer ta fille ; (9) les Cyclopes s'empresseront bientôt de me fabriquer des traits, de me forger un carquois. Alors donne-moi l'attribut distinctif de porter des flambeaux et de revêtir une tunique à frange qui ne me descendra que jusqu'aux genoux, pour ne point, m'embarrasser à la cuirasse. Attache à ma suite soixante filles de l'Océan, qui soient toutes à l'âge où l'on ne porte point encore de ceinture. Que vingt autres Nymphes, filles de l'Amnisus, destinées à me servir aux heures où je cesserai de percer les lynx et les cerfs, prennent soin de mes brodequins et de mes chiens fidèles. Cède-moi les montagnes. Je ne demande qu'une ville à ton choix. Diane rarement descendra dans les villes. J'habiterai les monts, et n'approcherai des cités qu'aux moments où les femmes, travaillées des douleurs aiguës de l'enfantement, m'appelleront à leur aide. Tu sais qu'au jour de ma naissance les Parques m'ont imposé la loi de les secourir, parce que le sein qui m'a porté n'a point connu la douleur, et, sans travail, a déposé son fardeau." (26) En parlant ainsi, l'enfant divin voulut toucher le menton de son père ; mais elle étendit en vain ses petits bras pour l'atteindre. Jupiter en sourit, et lui rendant une tendre caresse : "Déesses, s'écria-t-il, donnez-moi toujours de semblables enfants, et je brave la fureur jalouse de Junon. Va, ma fille, tes désirs seront satisfaits, et ton père veut te faire encore d'autres dons bien plus magnifiques. Une ville est trop peu : je t'en donnerai trente ; trente qui n'auront d'autre dieu que toi seule, ne porteront d'autre nom que le tien ; tandis que tu partageras avec les autres Immortels des cités sans nombre dans le continent et dans les îles. Partout Diane aura des bois sacrés et des autels ; c'est elle qui sera la protectrice des chemins et des ports." Il dit, et d'un signe de tête, il confirma ses promesses. Aussitôt l'enfant vole en Crète sur la cime ombragée du Leucus, descend ensuite vers l'Océan, et se choisit une troupe nombreuse de Nymphes, toutes à l'âge de neuf ans, à cet âge où l'on ne porte point encore de ceinture. Caeratus et Thétis s'applaudirent, envoyant l'un et l'autre leurs filles préférées par l'enfant de Latone. (46) Ce choix fait, Diane alla chercher les Cyclopes. Ils étaient dans Lipare, (aujourd'hui c'est ainsi qu'on la nomme, alors c'était Méligounis), occupés à forger une masse ardente sur l'enclume de Vulcain. L'ouvrage pressait : c'était un abreuvoir pour les coursiers de Neptune. Les Nymphes pâlirent à la vue de ces énormes géants, pareils à des montagnes, et dont l'œil unique, sous leur épais sourcil, étincelait de regards menaçants. Les uns faisaient mugir de vastes soufflets ; les autres, levant tour à tour avec effort leurs lourds marteaux, frappaient à grands coups le fer ou l'airain qu'ils tiraient tout en feu de la fournaise. L'enclume en gémit, l'Etna et la Sicile en sont ébranlés, l'Italie en retentit, et la Corse même en résonne. A ce terrible aspect, à ce bruit effroyable, les filles de l'Océan s'épouvantent... frayeur pardonnable : les filles même des dieux, dans leur enfance, n'envisagent ces fiers géants qu'avec crainte, et, lorsqu'elles refusent d'obéir, leurs mères feignent d'appeler Argès ou Stéropès : Mercure accourt sous les traits de l'un de ces Cyclopes, le visage couvert de cendre et de fumée ; soudain l'enfant effrayé couvre ses yeux de ses mains et se jette en tremblant dans le sein maternel. (72) Pour toi, fille de Jupiter, plus jeune encore, et dès l'âge de trois ans, lorsque Latone t'avait portée dans ses bras à Vulcain, pour recevoir ses premiers présents, et que Bromès t'avait mise sur ses genoux, tu avais arraché les poils hérissés de sa large poitrine, et depuis ils n'ont point été reproduits : ainsi les cheveux moissonnés une fois par l'alopécie ne reviennent jamais couvrir le front qu'elle a rendu chauve. Aussi, d'une voix ferme, adressas-tu ce discours aux Cyclopes : "Cyclopes, hâtez-vous, il faut à Diane un arc, des flèches, un carquois. Diane, ainsi que Phébus, est fille de Latone et si quelque sanglier ou quelque monstre des bois vient à tomber sous mes coups, c'est à votre table qu'il sera destiné." (86) Tu dis ; ils t'obéirent, et tu fus armée. Il te manquait des chiens, tu voles en Arcadie et tu vas trouver Pan. Le dieu barbu était dans son antre, où il distribuait aux lices de sa meute les chairs d'un lynx du Ménale. Il te choisit aussitôt six chiens courageux, dont trois aux oreilles pendantes, deux noirs et blancs, un de diverses couleurs, tous capables de renverser des lions, de les saisir à la crinière et de les entraîner vivants. Il y joignit aussi sept cynosurides plus légers que le vent, plus vites que le lièvre ou le faon, habiles surtout a découvrir le gîte du cerf, la tanière du porc-épic et les traces du daim. (98) Tu quittais ces lieux, suivie de la meute, lorsqu'au pied du Parrhasius tu vis s'abattre cinq biches, troupeau superbe, nourri sur les bords du sablonneux Anaurus : elles étaient plus grandes que des taureaux et l'or brillait sur leurs cornes. Ton œil en fut surpris, et tu dis en toi-même : "Sans doute elles sont dignes d'être la première proie de Diane." Seule, et sans le secours de tes chiens, tu en pris quatre à la course et les destinas à traîner ton char ; mais la cinquième (ainsi que le voulut Junon, qui la réservait pour servir un jour au dernier des travaux d'Hercule) passa le fleuve de Céladon et se réfugia sur le mont Cérynien. (110) O Diane ! ô déesse toujours vierge ! déesse qui tuas Tityus, ton armure, ta ceinture et ton char étaient d'or ; tu donnas aussi des freins d'or à ces biches. Mais en quels lieux menas-tu d'abord ce char triomphant ? en Thrace, sur le mont Aémus, d'où l'orageux Borée nous envoie les tristes frimas. Où coupas-tu des branches de pin ? sur l'Olympe de Mysie. A quels feux allumas-tu ces nouveaux flambeaux ? aux feux inextinguibles dont la foudre de ton père étincelle. Combien de fois éprouvas-tu tes flèches ? tu les essayas d'abord sur un orme, ensuite sur un chêne, puis sur un monstre des forêts, enfin, non plus sur un arbre, mais sur une ville coupable, où l'on avait cent fois outragé la nature et l'hospitalité. (124) Malheur à ceux que poursuit ton courroux ! leurs troupeaux sont dévorés par la peste et leurs champs dévastés par la grêle. Au déclin de leur âge, ils pleurent sur leurs fils morts avant eux ; et les femmes, frappées de mort aux jours de l'enfantement ou n'accouchant que dans les horreurs de la guerre, n'élèvent jamais leurs enfants. Heureux au contraire le mortel à qui tu souris ! ses sillons engraissés se couvrent d'épis, ses taureaux se multiplient, sa richesse augmente et la tombe ne s'ouvre sous ses pas qu'au bout d'une longue et paisible carrière. La Discorde, qui renverse les plus solides maisons, ne déchire point sa famille, et chez lui la belle-mère et la bru s'assoient toujours à la même table. (136) Puisse, ô déesse redoutable ! puisse l'homme que j'aime ressentir ainsi tes faveurs ! Que je les éprouve aussi moi-même ! que l'art des vers me soit toujours cher ! je chanterai Latone et son hymen, je chanterai Phébus, je chanterai mille fois tes louanges, tes nombreux travaux, tes chiens, tes flèches et le char rapide qui te ramène pompeusement au palais de Jupiter. Là Mercure et Phébus accourent au-devant de toi, Mercure pour prendre tes armes, Phébus pour recevoir les monstres que tes traits ont terrassés : tel était du moins son emploi avant que le valeureux Alcide fût admis dans les cieux. Car aujourd'hui ton frère est déchargé de ce soin, puisque l'infatigable dieu de Tirynthe, toujours aux portes de l'Olympe, attend avec impatience l'instant où tu lui rapportes quelques nouveaux mets. Tous les dieux, et surtout sa marâtre, en éclatent de rire chaque fois, qu'enlevant de ton char et tirant par les pieds quelque énorme taureau ou quelque sanglier encore palpitant, il cherche à t'encourager par ce discours adroit : (153) "Courage, ô déesse ! fais tomber sous tes coups les animaux féroces. Mérite que les mortels t'appellent, ainsi que moi, leur divinité protectrice. Permets aux lièvres, aux daims d'errer sur les montagnes. Quel mal font aux hommes et les daims et les lièvres ? Ce sont les sangliers qui dévastent leurs vergers et leurs champs ; ce sont les taureaux sauvages dont ils craignent la rage. Frappe les sangliers et les taureaux." Il dit, et se jette aussitôt sur le monstre que tu lui rapportes ; car la flamme qui consuma sa dépouille mortelle sur les monts de Trachine ne l'a point délivré de sa faim dévorante ; il en ressent encore les ardeurs comme au jour qu'il rencontra le roi des Dryopes. Cependant les filles de l'Amnisus détellent et lavent tes biches, leur apportent de l'eau dans des vases d'or pour se désaltérer à leur gré, et répandent abondamment devant elles cette herbe céleste prompte à se reproduire, qu'on moissonne dans les prairies de Junon et qui nourrit aussi les coursiers de Jupiter. Tu entres ensuite au palais de ton père où, quoique chaque dieu t'invite à t'asseoir auprès de lui, tu te places toujours à côté d'Apollon. (170 Mais quand les Nymphes formeront autour de toi leurs danses, soit aux sources de l'Inopus, soit dans les plaines de Limnée et de Pitane (car Pitane aussi t'est consacrée) ; ou lorsque, rejetant le sanguinaire hommage du Taurien et quittant la Scythie, tu viendras visiter les Araphéniens, puissé-je alors n'avoir point engagé le travail mercenaire de mes bœufs pour défricher le champ d'autrui pendant la journée ! Fussent-ils de la race de ces taureaux de Tymphée, si renommés pour tracer les plus pénibles sillons ; fussent-ils dans la vigueur de leur âge et dans la force de leurs cornes, avec trop de peine et de fatigue ils reviendront à l'étable, puisque le Soleil, ravi du spectacle charmant de tes fêtes, arrête son char pour les voir plus longtemps et prolonge le jour. Mais quelle île, quelle montagne, quelle cité, quel port te plaît davantage ? Quelle Nymphe te fut la plus chère ? Quelles héroïnes ont été tes compagnes ? Déesse, instruis ton poète, il instruira les autres à son tour. (187) Parmi les îles, Doliché ; parmi les cités, Pergé ; parmi les montagnes, le Taygète ; parmi les ports, ceux de l'Euripe ; voilà les lieux qui t'ont plu davantage. La Nymphe qui te fut la plus chère, ce fut la Nymphe de Gortys, cette Nymphe redoutée des faons, Britomartis au coup d'oeil assuré. Minos, brillant pour ses charmes, la poursuivit longtemps sur les montagnes de Crète, mais elle se cachait tantôt sous des chênes touffus, tantôt au fond des marais. Neuf mois entiers il erra parmi les précipices et les monts. Enfin il était près de l'atteindre lorsqu'elle s'élança du haut d'un rocher dans les flots. Les filets d'un pêcheur la sauvèrent, et c'est de là que la Nymphe et le roc d'où elle s'était précipitée, reçurent des Cydoniens l'une le nom de Dictynne, l'autre celui de Dicté. Ils lui ont aussi dressé des autels et consacré des fêtes. Les couronnes qu'ils y portent sont de jonc ou de pin ; le myrte en est banni ; le myrte est haï de la Nymphe, parce qu'une branche de cet arbre, s'embarrassant dans sa robe, l'avait arrêtée dans sa fuite. O Diane ! à tous les noms sous lesquels tu es honorée, les Crétois ont encore ajouté celui de cette Nymphe. (206) Cyrène fut aussi ta compagne : tu lui donnas deux chiens qui jadis, au tombeau de Pélias, lui valurent la victoire. Tu permis aussi de te suivre, à la blonde épouse du fils de Dioné. La belle Anticlée, dit-on, fut également l'objet de ta tendresse. Ces Nymphes furent les premières à s'armer d'arcs flexibles et de carquois pleins de flèches, en se découvrant toujours l'épaule droite et le sein. Mais tu distinguas sur toutes la fille de l'Arcadien Iasius, la légère Atalante, que toi-même instruisis à conduire une meute, à lancer des traits ; Atalante, que ne purent mépriser les célèbres chasseurs de sanglier de Calydon, puisqu'elle remporta le prix de la valeur, et que l'Arcadie posséda encore les dents de ce monstre ; Atalante, dont au fond des Enfers, Hylaüs et l'insensé Rhoecus voudraient en vain, malgré leur haine, calomnier l'adresse ; car leur sang, qui teignit les rochers du Ménale, déposerait contre eux. (225) Salut, ô déesse vénérable ! déesse de mille cités, déesse du Chésius, de l'Imbrasus, déesse de Chitoné, véritable citoyenne de Milet, car ce fut toi que Nélée prit pour guide en quittant les rivages de Cécrops. C'est à toi qu'Agamemnon consacra le gouvernail de son navire, pour apaiser ton courroux, lorsqu'enchaînant les vents tu retenais les Grecs impatients de saccager Ilion et de venger leur Hélène. C'est à toi que Proetus éleva deux temples, l'un sous le nom de Déesse favorable aux filles, parce que tu lui ramenas ses filles errantes sur le mont Azénien ; l'autre dans la ville de Lussa, sous le nom de la douce Déesse, parce que tu sus adoucir la rage féroce qui les possédait. C'est à toi que jadis, aux rivages d'Éphèse, les Amazones érigèrent une statue sur le tronc d'un hêtre. Là tandis qu'Hippo t'offrait un sacrifice, ces femmes, amies de la guerre, dansèrent d'abord, avec leurs boucliers, la danse des armes, puis se réunirent en choeur autour de ton autel. Leurs mouvements agiles faisaient résonner leurs carquois et retentir la terre sous leurs pieds. La flûte, cet ouvrage de Minerve, si funeste aux faons, n'était pas encore inventée, mais le son des chalumeaux leur marquait la cadence, et l'écho le répétait jusque dans Sardes et dans Bérécynthe. Dans les âges suivants, on construisit autour de cette statue un vaste temple : le soleil n'en verra jamais de plus beau ni de plus riche ; il l'emporte sur le temple même de Pytho. Jadis l'insolent Lygdamis menaça d'en piller les trésors. Du fond des climats hyperboréens, que la fille d'Inachus a rendus si célèbres, il traînait à sa suite ces fiers Hippimolges, qui égalaient en nombre les grains de sable de la mer. O le plus malheureux des rois ! quel était son espoir ? ni lui ni aucun de ces barbares dont les chars avaient foulé les rives du Caystre ne devaient revoir leur patrie, car tes flèches ont toujours défendu ton Éphèse. (259) Gloire à la déesse de Munychie, à la déesse des forts et de Phérès. Mortels, craignez de ne pas honorer Diane. Si jadis Oinée négligea de parer ses autels, vous savez quels assauts il eut à soutenir. N'allez point la défier dans l'art de prendre un cerf, de lancer un javelot ; cet orgueil coûta cher aux Atrides. N'aspirez point aux faveurs d'une déesse toujours vierge ; Orion, Otus en ont trop éprouvé le danger. Ne refusez point de danser dans ses fêtes ; Hippo ne l'a point refusé sans avoir eu bien des larmes à verser. (268) Salut, ô puissante déesse ! sois propice à ton poète. [4] IV. EN L'HONNEUR DE DÉLOS. (1) Dans quel temps, ô ma Muse ! en quel jour chanteras-tu la nourrice d'Apollon, l'île sacrée de Délos ? Sans doute les Cyclades méritent toutes d'être chantées, elles sont les plus saintes des îles ; mais Délos veut ton premier hommage. C'est elle qui reçut le dieu des poètes au sortir du sein de sa mère ; c'est elle qui l'enveloppa de langes et l'adora la première. Ainsi que les Muses dédaignent le poète qui ne chante pas les eaux de Pimplée, ainsi Phébus dédaigne celui qui peut oublier Délos. Délos recevra donc aujourd'hui le tribut de mes vers ; et toi, dieu du Cinthius, applaudis au poète qui n'aura point négligé ta nourrice. (11) Délos, terre ingrate il est vrai, battue des vents et des flots, voit sur ses rives moins de coursiers que de plongeons. Inébranlablement fixée dans la mer Icarienne, dont les vagues amoncelées rejettent leur blanchissante écume sur ses bords, elle semble n'être faite que pour servir de retraite à ces hommes errants qui s'arment contre les habitants de l'onde. Toutefois, quand les filles de l'Océan et de Thétis se rassemblent chez leur père, toutes, sans envie, cèdent le pas à Délos. (19) La Corse, bien qu'elle-même ne soit pas sans honneur, la Corse ne marche qu'après elle, ainsi que l'aimable Sardaigne, ainsi que l'île aux rivages prolongés qu'ont peuplée les Abantes, et celle qui, pour avoir accueilli Vénus au sortir de l'onde, a toujours ressenti ses bienfaits. La force de ces îles est dans leurs tours : celle de Délos est dans Apollon ; quel rempart est plus ferme ? Souvent le souffle impétueux de Borée renversa les murs et les pierres ; mais un dieu n'est jamais ébranlé. Heureuse île, tel est, à toi, ton gardien ! Mais au milieu de la vaste carrière que ta gloire ouvre à mes chants, quelle route suivrai-je pour te plaire ? (30) Dirai-je comment un dieu terrible, d'un coup du trident que lui avaient fabriqué les Telchines sapa les montagnes, les arracha de leurs fondements, et les faisant rouler dans la mer en forma les premières îles ? Dirai-je qu'il les fixa toutes dans l'abîme par de profondes racines pour leur faire oublier le continent, tandis que toi, libre et sans contrainte, tu nageais sur les eaux ? Tu t'appelais d'abord Astérie, parce que jadis, telle qu'un astre rapide, tu t'étais élancée du ciel au fond de la mer pour échapper aux poursuites du dieu de l'Olympe ; et jusqu'au temps où l'aimable Latone se réfugia dans ton sein, tu n'avais point porté d'autre nom. Souvent le nocher qui, du port de Trézène faisait voile pour Ephyre, t'apercevait dans le golfe saronique ; et souvent il te cherchait vainement au retour : une course légère t'avait portée vers le détroit où mugissent les flots resserrés de l'Euripe ; d'où quelquefois, dans le même jour, dédaignant la mer de Chalcis, tu avais nagé soit jusqu'aux rochers de Sunium, soit jusqu'aux bords de Chio, soit enfin jusqu'aux bords de l'humide Parthénie, dans cette plage où les Nymphes de Mycale, du royaume d'Ancée, t'ont cent fois donné l'hospitalité. Mais après que toi seule eus reçu Phébus à sa naissance, les nautoniers te donnèrent le nom de Délos, parce que tu cessas de disparaître à leurs yeux et que tu fixas tes racines au milieu des flots égéens. (55) Tu ne craignis donc point la colère de Junon ? Son terrible courroux éclatait contre toutes les maîtresses qui donnaient des enfants à Jupiter, mais surtout contre Latone, à qui le Destin promettait un fils que son père devait préférer à Mars même. Furieuse et transportée de rage, elle-même repoussait du ciel cette Nymphe en travail, tandis que par ses ordres deux gardiens attentifs l'observaient sur la terre. Du sommet de l'Émus, l'impitoyable Mars, tout armé, veillait sur le continent, et ses coursiers paissaient dans l'antre aux sept bouches qui sert de retraite à Borée, pendant qu'Iris du haut du Mimas veillait sur les îles. (68) De là ces deux divinités menaçaient toutes les villes dont Latone approchait et leur défendaient de la recevoir. Ainsi vit-elle fuir devant elle l'Arcadie et le mont sacré d'Auge ; ainsi vit-elle fuir l'antique Phénée et toutes les villes du Péloponnèse voisines de l'Isthme : Égialée resta seule avec Argos ; Latone n'osait point approcher de ces lieux arrosés par un fleuve trop aimé de Junon. Ainsi vit-elle fuir l'Aonie avec Dircé et Strophie que leur père, le sablonneux Ismène, entraînait avec lui. Asope les suivit, mais de loin, d'un pas tardif et tout fumant encore des coups de la foudre ; et l'indigène Mélie, épouvantée de voir l'Hélicon secouer sa verte chevelure, quitta ses danses, pâlit et trembla pour son chêne. O Muse ! O ma déesse ! les Nymphes en effet sont donc nées avec les chênes ? Les Nymphes du moins se réjouissent quand la rosée ranime les chênes, et les Nymphes pleurent quand les chênes dépouillent leur feuillage. (86) Phébus indigné, quoique encore au sein de sa famille, adresse à Thèbes ces menaces qui n'ont point été vaines : "Pourquoi, malheureuse Thèbes, m'obliger à dévoiler déjà ton destin ? Ne me force point à prophétiser ton sort. Pytho ne m'a point encore vu m'asseoir sur le trépied, et son terrible serpent n'est point mort : ce monstre barbu rampe encore sur les rives de Plistus, et de ses replis tortueux embrasse neuf fois le Parnasse que couvrent les neiges. Toutefois je te le prédis ici plus clairement que du pied de mon laurier : fuis ; mais bientôt je t'atteindrai ; bientôt je laverai mes traits dans ton sang ; garde, garde les enfants d'une femme orgueilleuse : ni toi ni le Cithéron ne nourriront point mon enfance. Phébus est saint ; c'est aux saints à lui donner un asile." (99) Il dit, et Latone retourna sur ses pas ; mais les villes d'Achaïe, mais Hélice, l'amie de Neptune, et Bure, retraite des troupeaux de Dexamène, le fils d'Oïcée, l'avaient déjà repoussée : elle s'avança vers la Thessalie. Vain espoir ! le fleuve Anaurus, la ville de Larisse, les antres du Pélion, tout s'enfuit, et le Pénée précipita son cours au travers des vallons de Tempé. (106) Cependant ton cœur, ô Junon ! était encore inflexible. Déesse inexorable, tu la vis sans pitié étendre ses bras et former vainement ces prières : "Nymphes de Thessalie, filles du Pénée, dites à votre père de ralentir son cours impétueux ; embrassez ses genoux, conjurez-le de recevoir dans ses eaux les enfants de Jupiter. O Pénée ! pourquoi veux-tu l'emporter sur les vents ? O mon père ! tu ne disputes point le prix de la course ! Es-tu donc toujours aussi rapide ou ne le deviens-tu que pour moi ? Et n'est-ce qu'aujourd'hui que tu trouves des ailes ? ... Hélas ! il est sourd... Fardeau que je ne puis plus soutenir, où pourrai-je vous déposer ? Et toi, lit nuptial de Philyre, ô Pélion ! attends-moi donc, attends ; les lionnes mêmes n'ont-elles pas cent fois enfanté leurs cruels lionceaux dans tes antres ?" (121) Le Pénée, l'œil humide de pleurs lui répond : "La Nécessité, Latone, est une grande déesse. Je ne refuse point, vénérable immortelle, de recevoir vos enfants : bien d'autres mères avant tous se sont purifiées dans mes eaux. Mais Junon m'a fait de terribles menaces. Voyez quel surveillant m'observe du haut de ces monts ; son bras, d'un seul coup me peut accabler. Que ferai-je ? Faut-il me perdre à vos yeux ? Allons, tel soit mon destin ; je le supporterai pour vous, dussé-je me voir à jamais desséché dans mon cours, et seul de tous les fleuves rester sans honneur et sans gloire ; je suis prêt, c'en est fait, appelez seulement Ilithye." (133) Il dit et ralentit son cours impétueux. Bientôt Mars, déracinant les monts allait les lancer sur lui et l'ensevelir sous les rocs du Pangée ; défié du haut de l'Émus il pousse un cri terrible et frappe son bouclier de sa lance : l'armure rend le son de la guerre, et l'Ossa en frémit ; les vallées de Cranon et les cavernes glaciales du Pinde en tremblent, et l'Émonie entière en tressaille. Ainsi, quand le géant terrassé jadis par la foudre, se retourne sur sa couche, les antres fumants de l'Etna sont tous ébranlés ; les tenailles de Vulcain, le fer qu'il travaille, tout se renverse dans la fournaise, et la forge retentit du choc épouvantable des trépieds et des vases. Tel fut le bruit horrible que rendit le divin bouclier. Pénée, toujours intrépide, demeurait fixe et retenait ses ondes fugitives ; Latone lui cria : "Fuis, ô Pénée ! songe à te garantir : que ta pitié pour moi ne fasse point ton malheur ; fuis et compte à jamais sur ma reconnaissance." (153) A ces mots, quoique accablée, défié de fatigue, elle marcha vers les îles mais aucune ne voulut la recevoir ; ni les Échinades dont le port est si favorable aux navires, ni Corcyre la plus hospitalière des îles. Iris menaçante, au sommet du Mimas, leur défendait d'y consentir, et les îles épouvantées fuyaient toutes à l'approche de Latone. (160) Elle voulait aborder à Cos, séjour antique des sujets de Mérops, retraite sacrée de Chalciope ; mais Phébus lui-même l'en détourna. "O ma mère ! lui dit-il, ce n'est point là que tu dois m'enfanter, non que je dédaigne ou méprise cette île ; je sais qu'elle est plus qu'aucune autre fertile en pâturages et féconde en moissons. Mais les Parques lui réservent un autre dieu, fils glorieux des Sauveurs, qui aura les vertus de son père et verra l'un et l'autre continent, avec les îles que la mer baigne du couchant à l'aurore, se ranger sans peine sous le sceptre macédonien. Un jour viendra qu'il aura, comme moi, de terribles assauts à soutenir, lorsque empruntant le fer des Celtes et le cimeterre des Barbares, de nouveaux Titans, aussi nombreux que les flocons de la neige ou que les astres qui peuplent un ciel serein, fondront des extrémités de l'occident sur la Grèce. Ah ! combien gémiront les cités et les forts des Locriens, les roches de Delphes, les vallons de Crissa et les villes d'alentour, quand chacun apprendra l'arrivée de ces fiers ennemis non par les cris de ses voisins, mais en voyant ses propres moissons dévastées par le feu ; quand, du haut de mon temple, on apercevra leurs phalanges et qu'ils déposeront auprès de mon trépied leurs épées sacrilèges, leurs larges baudriers et leurs boucliers épouvantables, qui toutefois serviront mal cette race insensée de Gaulois, puisqu'une partie de ces armes me sera consacrée et que le reste, sur les bords du Nil, après avoir vu ceux qui les portaient expirer dans les flammes, sera le prix des travaux d'un prince infatigable ! Tel est mon oracle ; ô Ptolémée ! et quelque jour tu rendras gloire au dieu qui, dès le ventre de sa mère, aura prophétisé ta victoire. Pour toi, ma mère, écoute mes paroles : il est au milieu des eaux, une petite île remarquable, qui erre sur les mers ; elle n'est point fixe en un lieu, mais, comme une fleur, elle surnage et flotte au gré des vents et des ondes : porte-moi dans cette île, elle te recevra volontiers." (196) Ainsi parla Phébus, et les îles fuyaient toujours. Mais toi, tendre et sensible Astérie, quittant naguère les rivages de l'Eubée, tu venais visiter les Cyclades et tu traînais encore après toi la mousse du Géreste. Saisie de pitié à la vue d'une infortunée qui succombait sous le poids de ses peines, tu t'arrêtes et t'écries : "Junon menace en vain ; je me livre à ses coups. Viens, Latone, viens sur mes bords." Tu dis, et Latone, après tant de fatigues, trouve enfin le repos : elle s'assied sur les rives de l'Inopus, qui chaque année grossit son cours dans le même temps où le Nil tombe à grands flots des rochers d'Ethiopie. Là, détachant sa ceinture, le dos appuyé contre le tronc d'un palmier ; déchirée par la douleur la plus aiguë, inondée de sueur et respirant à peine, elle s'écrie : "Pourquoi donc, cher enfant, tourmenter ta mère ? ne suis-je pas dans cette île errante que tu m'as désignée ? Mais, ô mon fils ! nais, et sors avec moins de cruauté de mon sein." (215) Cependant, inflexible épouse de Jupiter, tu ne devais pas longtemps ignorer cette nouvelle ; bientôt la prompte messagère accourt hors d'haleine et tient ce discours entrecoupé par la crainte : "O toi, la plus puissante des déesses, vénérable Junon ! Iris est à toi, l'univers t'appartient, tu marches égale au roi de l'Olympe : nous ne craignons ici d'autre déesse que toi. Toutefois, ô reine, apprends ce qui doit exciter ta colère. Latone est reçue dans une île, elle y détache sa ceinture. Toutes les autres l'ont repoussée ; mais Astérie, l'a d'elle-même invitée : Astérie, vil fardeau de la mer... Déesse, tu la connais... mais venge-nous, tu le peux, venge tes ministres qui, pour t'obéir, étaient descendus sur la terre." (228) Elle dit, et s'assit au bas du trône d'or de la déesse ; ainsi le chien de Diane, après une course rapide se repose à ses pieds, les oreilles droites et toujours attentives à la voix de sa maîtresse : telle la fille de Thaumas est aux genoux de Junon ; jamais elle ne quitte cette place, pas même dans les instants où le dieu de l'oubli lui couvre les yeux de ses ailes ; mais sur les marches même du trône, la tête penchée, elle dort d'un somme léger, sans ôter sa ceinture ni ses brodequins, crainte d'un ordre subit de la reine. Junon indignée frémit et s'écrie : "Ainsi du moins, infâmes objets des amours de Jupiter, puissiez-vous cacher toujours vos plaisirs adultères et en déposer les fruits non dans l'asile ouvert aux dernières des esclaves, mais dans les antres déserts où les vaches marines enfantent leurs petits ! Toutefois, j'oublie l'injure que me fait Astérie ; elle ne ressentira point un courroux qu'elle a bien mérité par sa pitié pour Latone. Je lui dois trop, puisqu'elle n'a point souillé mon lit et qu'elle a préféré la mer à mon époux." Ainsi parla Junon. Cependant les chantres harmonieux de Phébus, les cygnes de Méonie, quittant le Pactole, vinrent tourner sept fois autour de Délos et chantèrent autant de fois l'accouchement de Latone. Ce fut en mémoire de ces chants sept fois répétés que, dans la suite, le dieu monta sa lyre de sept cordes. Ils chantaient encore pour la septième fois et Phébus naquit. Les Nymphes déliennes, les filles de l'antique Inopus, entonnèrent l'hymne sacré d'Ilithye ; ta voûte céleste répéta leurs concerts éclatants, et Junon n'en fut point courroucée : Jupiter l'avait apaisée. (260) Délos, en cet instant, tout chez toi devint or ; ton lac en ce jour ne roula que de l'or, le palmier au pied duquel Phébus était né s'ombragea de feuilles d'or et l'or grossit les flots du profond Inopus. Toi-même, élevant de ton sol parsemé d'or l'enfant divin et l'approchant de ton sein, tu t'écrias : "Vaste univers qui renfermez tant de villes et tant de temples, continents fertiles et vous îles qui les entourez, je ne suis qu'une île aride ; toutefois c'est mon nom qu'Apollon portera, et jamais terre ne sera chérie de son dieu autant que moi. Oui, Cerchnis sera moins aimée de Neptune, la Crète de Jupiter et le mont de Cyllène de Mercure : je vais cesser d'être errante." (274) Tu dis, et l'enfant suça tes mamelles. Dés lors tu fus nommée la plus sainte des îles, la nourrice d'Apollon. Jamais Bellone, jamais la mort, ni les coursiers de Mars n'ont approché de tes bords ; mais chaque année les nations t'envoient les prémices et la dîme de leurs fruits. Du couchant à l'aurore, du nord au midi, tous les peuples, jusqu'à ceux qui, les plus antiques de tous, habitent les climats hyperboréens, célèbrent des fêtes en ton honneur. Ceux-ci même sont les plus empressés à t'apporter leurs épis et leurs gerbes sacrées, présents nés dans un climat lointain et que les gardiens austères de l'urne fatidique reçoivent d'abord à Dodone pour les porter ensuite au séjour montueux et sacré des Méliens, qui, franchissant la mer, les transmettent aux Abantes, dans les plaines charmantes de Lélas, d'où le trajet est court jusqu'à toi, puisque les ports de l'Eubée sont voisins de tes côtes. Les filles de Borée, l'heureuse Hécaërge, Oupis et Loxo, suivies de jeunes hommes choisis sur toute leur nation, t'ont les premières apporté ces offrandes de la part des blonds Arimaspes. Ni les unes ni les autres n'ont revu leur patrie ; mais leur destin fut heureux, mais leur gloire ne meurt point, puisque les jeunes Déliennes (dans ces jours où l'hymen et ses chants effarouchent les vierges) consacrent à ces hôtes du Nord les prémices de leurs chevelures, et que les jeunes Déliens leur offrent le premier duvet que le rasoir moissonne sur leurs joues. (300) Astérie, île parfumée d'encens ! les Cyclades semblent former un chœur autour de toi. Jamais Hespérus aux longs cheveux n'a vu la solitude ni le silence régner sur tes bords ; mais toujours il y entend résonner des concerts. Les jeunes hommes y chantent l'hymne fameux que le vieillard de Lycie, le divin Olen, t'apporta des rives du Xanthus, et les jeunes filles y font retentir la terre sous leurs pas cadencés. On y voit, chargée de couronnes, la statue célèbre que Thésée et les enfants d'Athènes consacrèrent jadis à Vénus. Echappés à la rage du monstre mugissant que la fille de Minos avait enfanté, dégagés du tortueux labyrinthe, ils dansèrent au son des cithares, autour de tes autels, et Thésée lui-même ordonnait leur danse. Depuis ce temps, c'est son navire soigneusement conservé que les neveux de Cécrops envoient tous les ans porter leur hommage à Phébus. Astérie, île sainte, île où l'on a dressé mille autels ! quel nocher, dans sa course rapide, traversa jamais la mer Egée sans s'arrêter sur tes côtes ? quelque favorisé qu'il soit des vents, quelque soin qui le presse, soudain il abaisse ses voiles, descend sur tes rivages et ne remonte sur son bord qu'après avoir mordu le tronc de ton olivier et fait le tour de ton autel, les mains liées derrière le dos, s'offrant de lui-même au fouet de tes prêtres, en mémoire de ce jeu qu'une Nymphe de Délos inventa jadis pour amuser l'enfance d'Apollon. (326) Salut, ô Délos ! divin foyer des îles, salut à toi, salut ô Phébus, salut à la fille de Latone. [5] V. SUR LES BAINS DE PALLAS. Ministres des bains de Pallas, sortez toutes, sortez ; j'entends hennir les cavales sacrées et la déesse paraît. Accourez blondes filles des Pélasges, accourez. Jamais l'auguste Pallas, avant d'essuyer les flancs poudreux de ses coursiers, n'est entrée dans le bain ; pas même au jour où revenant de combattre les fils insolents de la Terre, elle rapporta ses armes souillées de leur sang ; mais son premier soin en dételant les chevaux de son char, fut d'essuyer l'écume épaissie sur leur bouche mutine et de laver leur sueur dans les flots. (13) Venez, jeunes Achéennes, j'entends crier les essieux, venez ; mais n'apportez point d'odeurs ni d'essences. Ministres des bains de Pallas, Minerve ne veut point de parfums composés. Ne lui présentez donc point d'odeurs, ni d'essences, ni de miroirs. La grâce est toujours dans ses yeux ; et même sur l'Ida lorsque Pâris y jugea les déesses, elle ne consulta ni le métal resplendissant que recèle le sein des montagnes ni les eaux transparentes du Simoïs. Junon l'imita ; Cypris seule, les yeux fixés sur l'airain réfléchissant, changea et rechangea souvent sa coiffure ; mais Pallas qui, telle que les Jumeaux divins au bord de l'Eurotas, venait de parcourir cent fois le stade, n'employa d'autre parfum que le simple jus de ses olives chéries, et, pareille à la rose du matin ou plutôt aux grains éclatants de la grenade, une vive rougeur colora son visage. Jeunes filles, ne lui présentez donc que le jus de l'olive : c'est le parfum de Castor, ainsi que d'Hercule. Offrez-lui des peignes d'or pour démêler ses beaux cheveux, pour en séparer les tresses luisantes. (33) Sors de ton temple, ô Minerve ! des vierges, troupe chère à ton cœur, des vierges descendues du grand Acestor s'empressent autour de toi. O Minerve ! on porte aussi devant toi le bouclier de Diomède ; ainsi le veut l'antique usage établi par Eumède, ce pontife chéri de toi, qui, pour se dérober aux transports d'un peuple furieux, s'enfuit jadis sur le mont Créius avec ton image et l'y cacha sous des roches escarpées qu'on a depuis ce temps honorées de ton nom. (43) Sors de ton temple, ô Pallas ! déesse au casque doré, déesse qui renverses les murailles, qui te plais au fracas des armes et des chars. Argiens, gardez-vous en ce jour de plonger vos urnes dans le fleuve ; c'est aux fontaines seules à vous désaltérer. Esclaves, ne puisez aujourd'hui qu'aux sources de Physadée ou dans les eaux d'Amymone. Si, du haut de ces coteaux fertiles, Inachus roule son onde argentée sur un lit d'or et de fleurs, c'est pour les bains de Pallas que ce dieu la réserve. Mais crains, ô Pélasge ! crains de jeter un regard même involontaire sur ta reine. Malheur à celui qui portera la vue sur les appas secrets de notre déesse tutélaire ; jamais ses yeux ne reverront Argos. (55) O puissante Minerve ! sors de ton temple. Vous cependant, jeunes filles, écoutez un récit que bien d'autres poètes ont déjà consacré. Il fut jadis à Thèbes une Nymphe, mère de Tirésias, que Minerve préférait à toutes ses compagnes et dont jamais elle ne se séparait. Lors même qu'au travers des champs béotiens, la déesse guidait ses coursiers vers l'antique Thespie, vers Haliarte ou vers ces bocages odorants que le Coronéen lui a consacrés sur les bords du Curalion, toujours on voyait Chariclo assise à ses côtés sur son char. Jamais danses ou concerts ordonnés par d'autres ne plaisaient à Minerve. Préférence inutile ! A des pleurs éternels la Nymphe était réservée. (70) Un jour, sur le sommet de l'Hélicon, au bord fleuri de l'Hippocrène, la déesse et sa Nymphe détachant leur ceinture entraient dans le bain. Le silence du midi régnait dans les bois. Tirésias seul, Tirésias à peine encore à l'âge où un léger duvet vient ombrager le menton, errait avec ses chiens dans cet asile redoutable. Par une soif brillante amené vers la fontaine, l'infortuné jeune homme y vit, sans le chercher, un spectacle interdit aux mortels. Minerve en fut irritée ; toutefois plaignant son destin : "O toi, lui dit-elle, qui désormais ne jouiras plus de la vue, fils d'Euérée, quel funeste démon t'a conduit en ces lieux ?" (82) Elle dit : soudain une nuit épaisse couvrit les yeux de l'enfant ; il resta sans voix ; la douleur enchaîna ses mouvements, et l'étonnement lui coupa la parole. "Terrible Pallas, s'écria Chariclo, qu'avez-vous fait à mon fils !... Déesses, voilà donc votre amitié !... Vous avez privé mon fils de la lumière... Enfant déplorable, tu as vu les appas de Minerve, mais tu ne verras plus le soleil... Mère infortunée ! ... Mont que j'abandonne à jamais, fatal Hélicon, que tu vends cher à mon fils ses plaisirs ! Pour quelques faons, quelques daims qu'il a percés de ses traits, il lui en coûte les yeux." (93) Ainsi Chariclo, semblable à la plaintive Philomèle, déplorait le destin de son fils, qu'elle embrassait et baignait de ses larmes. Minerve eut pitié de sa compagne et lui dit : "Nymphe, désavouez un discours que vous dicte la colère. Ce n'est point moi qui viens d'aveugler votre fils. Quelle douceur aurait pour Minerve le supplice d'un enfant innocent ! N'en accusez que la loi de l'antique Saturne, qui met au plus haut prix la vue d'un Immortel, quand on le voit sans que lui-même y consente. Nymphe, l'arrêt est irrévocable, et tel est le sort que le fuseau des Parques réservait à votre fils dès l'instant qu'il est né. C'est à lui de supporter son destin. Ah ! combien d'holocaustes la fille de Cadmus et son Aristée voudront-ils un jour offrir aux dieux pour obtenir que leur fils, le jeune Actéon, ne perde que la vue ! En vain aura-t-il été le compagnon de l'auguste Artémis ; en vain aura-t-il cent fois avec elle poursuivi les hôtes des bois : rien ne garantira ses jours lorsque ses regards auront, quoique involontairement, surpris la déesse dans son bain. Mais soudain ses propres chiens dévoreront leur ancien maître, et sa mère parcourant les forêts n'y retrouvera que les os dispersés de son fils. Combien de fois alors appellera-t-elle heureuse et fortunée celle dont le fils sur ces montagnes n'aura laissé que les yeux ! Sèche donc tes pleurs, ô ma compagne ! puisqu'en ta faveur je réserve encore à ton fils un don consolateur. Je veux que les Thébains révèrent en lui le plus grand et le plus renommé des prophètes. Il saura distinguer dans le vol des oiseaux les augures prospères indifférents et sinistres. C'est de lui que les Béotiens, que Cadmus et les fameux Labdacides recevront mille oracles. Je lui donnerai un sceptre dont la vertu divine guidera ses pas. Je reculerai dans les siècles les bornes de sa vie, et seul après sa mort, honoré du terrible dieu des Enfers, il conservera chez les ombres son esprit fatidique." (131) Elle dit et fit un signe de tête, infaillible garant de ses promesses, car à Minerve, seule d'entre ses filles, Jupiter a communiqué les attributs qui distinguent son pouvoir. Ministres des bains de Pallas, ce n'est point aux flancs d'une mère que Pallas fut conçue, c'est dans la tête de Jupiter. Jamais un signe de la tête de Jupiter ne fut démenti ; jamais un signe de la tête de Minerve ne sera sans effet. Minerve revient à son temple. Volez au-devant d'elle, jeunes filles ; et, si la patrie vous est chère, offrez à la déesse vos prières, vos vœux et vos chants. Salut, ô déesse ! protège les remparts d'Inachus, soit que tes coursiers t'éloignent ou te rapprochent de son temple, (142) et conserve à jamais l'héritage de Danaüs. [6] VI. EN L'HONNEUR DE CÉRÈS. Le calathus revient ; femmes, chantez : "Salut, ô Cérès ! salut, ô déesse nourricière, déesse des moissons !" Le calathus revient ; à terre, profanes, à terre ! Femmes, filles, enfants, craignons tous, en ce jour de jeûne, de le regarder du haut des toits ou d'un lieu trop élevé. Hespérus nous annonce son retour ; Hespérus qui seul sut persuader à Cérès d'étancher sa soif lorsqu'elle cherchait les traces de Proserpine ravie à sa tendresse. (10) O déesse ! comment tes forces suffirent-elles alors à courir jusqu'aux portes du couchant et jusqu'aux climats brûlants où croissent les pommes d'or, sans manger, sans boire, sans entrer dans le bain ? Trois fois tu traversas le lit argenté de l'Achéloüs ; trois fois tu passas tous les fleuves de la terre ; trois fois tu revins au centre de la plus charmante des îles ; trois fois enfin tu retournas t'asseoir au bord du puits de Callichorus, couverte de poussière, sans avoir mangé, sans avoir bu, sans être entrée dans le bain... Mais pourquoi rappeler ce qui coûta des larmes à Cérès ? Parlons des lois aimables qu'elle a données à nos villes ; parlons des jours où enseignant à Triptolème le plus beau des arts, elle montra la première à moissonner les épis, à en former des gerbes, à les faire broyer sous les pieds des taureaux. Ou plutôt encore, pour effrayer à jamais les impies, disons comme elle livra jadis le déplorable fils de Triopas aux tourments de la faim. (24) Les Pélasges habitaient encore à Dotium. Ils y avaient consacré à Cérès un bois délicieux, planté d'arbres touffus, impénétrables au jour, lieu charmant, que la déesse aima toujours à l'égal d'Éleusis, de Triopion et d'Enna. Là, parmi les pins et les ormes altiers, les poiriers s'enlaçaient aux pommiers, et du sein des rocailles jaillissait une onde pareille au cristal le plus pur. Mais quand le ciel voulut retirer ses faveurs aux enfants de Triopas, un funeste projet séduisit Érésichton. Il prend vingt esclaves, tous à la fleur de l'âge, tous semblables aux Géants et capables d'emporter une ville. II les arme de haches et de cognées, et court insolemment avec eux au bois de Cérès. Au milieu s'élevait un immense peuplier qui touchait jusqu'aux astres et dont l'ombre, à midi, favorisait les Dryades. Frappé le premier, il donne en gémissant un triste signal aux autres arbres. Cérès connut à l'instant le danger de son bois sacré : "Qui donc, s'écria-t-elle en courroux, brise les arbres que j'aime ?" (42) Aussitôt, sous les traits de Nicippe (c'était sa prêtresse), les bandelettes et le pavot dans les mains, la clé du temple sur l'épaule, elle s'approche, et ménageant encore un insolent et coupable mortel : "O toi, lui dit-elle, qui brises des arbres consacrés aux dieux, ô mon fils, arrête ; retiens les esclaves ; mon fils, cher espoir de ta famille, n'arme point le courroux de Cérès, dont tu profanes le bocage." Mais lui, plus furieux qu'une lionne du Tomare à l'instant qu'elle accouche, "Retire-toi, répond-il, ou bientôt cette hache... Ces arbres ne serviront plus qu'à bâtir le palais où je passerai mes jours avec mes amis dans les festins et dans la joie." (56) Il dit, et Némésis écrivit le blasphème. Soudain Cérès en fureur se montra tout entière : ses pieds touchent à la terre et sa tête à l'Olympe. Tout fuit, et les esclaves demi-morts abandonnent leurs cognées dans les arbres. Cérès les épargna ; ils n'avaient fait qu'obéir à leur maître. Mais à ce maître impérieux : "Va, dit-elle, insolent, va bâtir le palais où tu feras des festins : certes il t'en faudra souvent célébrer désormais." Elle n'en dit pas plus : le supplice était prêt. Aussitôt s'allume au sein de l'impie une faim cruelle, insatiable, ardente, insupportable ; effroyable tourment dont il fut bientôt consumé. Plus il mange, plus il veut manger ; vingt esclaves sont occupés à lui préparer des mets, douze autres à lui verser à boire : car l'injure de Cérès est l'injure de Bacchus, et toujours Bacchus partagea le courroux de Cérès. C'en est fait, ses parents honteux n'osent plus l'envoyer aux banquets. Tous les prétextes sont tour à tour employés. Les filles d'Orménus, l'invitaient aux jeux de Minerve-Itoniade : "Érésichton n'est point ici, répondait sa mère ; il est allé redemander aux bergers de Cranon les troupeaux nombreux qu'il leur avait confiés." Polyxo préparait l'hymen d'Actorion ; elle conviait à la fête Triopas et son fils : "Triopas ira, lui disait-on avec larmes ; mais Érésichton, atteint il y a neuf jours, dans les vallées du Pinde, par un fier sanglier, ne peut encore se soutenir." Mère infortunée, mère trop tendre, quels détours n'avez-vous pas inventés. L'appelait-on aux festins : "Érésichton est loin de ces lieux." Célébrait-on quelque hymen : tantôt "un disque l'a frappé", tantôt "un cheval fougueux l'a terrassé", tantôt "il compte ses troupeaux sur l'Othrys." (87) Cependant au fond de son palais, Érésichton passant les jours à table, y dévore mille mets. Plus il mange, plus s'irritent ses entrailles. Tous les aliments y sont engloutis sans effet, comme au fond d'un abîme.Tel qu'on voit la neige du Mimas ou la cire fondre aux rayons du soleil, tel et plus promptement encore on le vit dépérir. Bientôt les fibres et les os seuls lui restèrent. Sa mère et ses sœurs en pleurèrent, le sein qui l'avait allaité en soupira, et ses esclaves en gémirent. Triopas lui-même en arracha ses cheveux blancs, et s'adressant à Neptune, qui ne l'entendait pas : "Non s'écriait-il, tu n'es point mon père ; ou, s'il est vrai, que je sois né de toi et de la fille d'Aéole, regarde l'infortuné qui doit te nommer son aïeul, puisque c'est moi qui lui donnai le jour. Que n'est-il tombé sous les traits d'Apollon ! Que ne l'ai-je enseveli de mes mains ! Faut-il que je le voie dévoré par la faim ! Eloigne donc de lui ce mal funeste ou toi-même prends soin de le nourrir. Pour moi, j'ai tout épuisé. Mes bergeries sont vides, mes étables sans troupeaux, et mes esclaves ne suffisent plus à le servir. Il a tout consumé, jusqu'aux cavales qui traînaient son char, jusqu'aux coursiers qui lui avaient valu tant de gloire dans les jeux et dans les combats, jusqu'au taureau que sa mère engraissait pour Vesta." (111) Tant qu'à Triopas il resta quelque ressource, son foyer fut seul témoin de sa peine. Mais quand Érésichton eut absorbé tout son bien, on vit le fils d'un roi, assis dans les places publiques, mendier les aliments les plus vils. O Cérès ! que celui que tu hais ne soit jamais mon ami ! que jamais il n'habite avec moi ! Loin de moi des voisins si funestes ? Chantez, jeunes vierges, et vous mères, répétez : "Salut, ô Cérès ! salut, ô déesse nourricière, déesse des moissons !" Quatre coursiers, aux crins argentés, traînent le Calathus ; ainsi, puissante Cérès, tu nous apporteras, d'année en année, quatre saisons favorables. Nous te suivons, les pieds sans chaussure, et la tête sans bandelettes ; ainsi tu préserveras des maux nos pieds et nos têtes. Des vierges portent en ton honneur des paniers tissus d'or ; ainsi l'or ne manquera jamais à nos besoins. Femmes qui n'êtes point initiées, ne suivez cette pompe mystérieuse que jusqu'au Prytanée. Femmes qui ne comptez pas encore soixante hivers, venez jusqu'au temple. Vous que l'âge appesantit ou vous qui tendez les mains à Lucine, et que les douleurs ont surprises, venez jusqu'où vos forces pourront vous conduire ; la déesse versera sur vous ses faveurs autant que sur celles qui l'accompagneront à son temple. Salut, ô déesse ! conserve cette ville dans la concorde et dans l'abondance. Fais tout mûrir dans nos champs. Engraisse nos troupeaux, fertilise nos vergers, grossis nos épis, féconde nos moissons. Fais surtout régner la paix, afin que la main qui sème puisse aussi recueillir. (138) Sois-moi propice, ô divinité trois fois adorable, puissante reine des déesses !