[37,0] D'Hélène, femme du roi Ménélas. Hélène, femme de très grand renom par tout le monde, tant à cause de sa grande lasciveté (à l'opinion d'aucuns) comme aussi par la longue guerre dont elle fut cause, était fille de Tyndare, roi d'Oebalie, et de Léda, très fameuse Dame. Cette Hélène, qui fut femme de Ménélas roi des Lacédémoniens, était la plus belle créature (comme récitent tous les anciens auteurs grecs et latins) qui jamais fut vue par aucun vivant ; de sorte que le divin poète Homère (pour ne parler des autres) travailla beaucoup devant qu'il pût, selon les préceptes de l'art, décrire en ses vers suffisamment les beautés d'icelle : et même plusieurs peintres et graveurs de grande estime, qui prirent la même peine en leur art pour laisser en ce monde s'ils pouvaient un portrait et patron de si excellente beauté. De ce nombre fut Zeuxis, Héracléos, pour lors le plus renommé peintre qui fût, y étant appelé par les Coloniens à grande somme de deniers, et pour ce faire, préféré à tous autres, y employant toutes les forces de son esprit et de l'art aussi. Mais pour ce qu'il n'avait aucun portrait d'elle, ni d'où il en pût extraire quelque chose, excepté les vers d'Homère et du bruit de sa beauté ainsi que par ces deux choses il s'était aidé à concevoir la perfection de son beau visage et le demeurant du comport de sa personne, ainsi pensa-t-il qu'il pourrait former une figure ressemblante à cette outrepasse de beauté, prenant de plusieurs Dames de ce temps-là, excellentes en beauté, la partie qu'il trouverait la plus parfaite en chacune d'icelles ; et que par tel moyen, il la représenterait à ceux qui la désiraient voir et en laisserait éternelle mémoire à la postérité. Ainsi faisant, il élut cinq des plus beaux jeunes enfants qu'il put trouver et autant des plus belles jeunes filles en pareil cas ; et ayant pris des uns et des autres, avec tout son entendement, les plus excellentes parties, composa une image qu'à grande peine croit-on avoir atteint à la perfection qu'il désirait, quelque grand art qu'il y eût ; et ne m'en émerveille point. Car qui serait celui qui voulût promettre de pouvoir avec le pinceau peindre, ou tailler au burin, ou représenter en aucune autre manière, la vivacité des yeux, le doux parler, le céleste ris, les divers mouvements de la face, les gestes répondant à la qualité des paroles et des actes, puisque cet office appartient à la nature seule ? Il fit donc ce qu'il put, laissant en ce monde l'image par lui portraite comme pour représentation d'une chose céleste. Pour l'occasion de cette grande beauté de femme, aucuns personnages ingénieux feignirent la fable qui s'ensuit. C'est à savoir que par les célestes étincelles de ses yeux, par son doux et clair regard pas encore vu auparavant, par la singulière blancheur de son visage, par ses cheveux crêpelus et blonds, d'une souveraine grâce éparpillés sur les épaules, par la douceur et suavité de ses paroles, par les petites mignardises de sa bouche portant haleine si suave, par son large front, par sa gorge d'ivoire et par son estomac poli, encore bien peu relevé, on ne pouvait juger qu'elle fût fille d'autres que de Léda et de Jupiter transmué en cygne, voulant par cela signifier que les ouvriers pouvaient bien par leur art portraire la beauté qu'elle avait apportée de sa mère, mais non pas imiter les parties qu'elle avait du côté de son père toutes divines. Or donc, par le bruit de cette tant merveilleuse beauté, Thésée d'Athènes fut le premier qui osa passer jusques en Laconie pour l'amour d'elle, où il la ravit, elle étant encore fort jeune fillette, ainsi qu'elle s'exerçait à la lutte, selon la coutume d'adonc. Et combien qu'il ne put jamais rien avoir d'elle, hormis certains petits baisers, si donna-t-il quelque soupçon de lui avoir ôté la virginité par force : et la retint en son pays jusqu'à tant que sa mère Alétheia, lui étant absent, ou Protée, roi d'Egypte, comme disent aucuns, la rendit à ses frères qui l'étaient venus redemander. Enfin, étant mariable, fut donnée pour épouse à Ménelas, roi de Lacédémone, duquel elle n'eut qu'une fille, nommée Hermione, pour tous enfants. Environ ce temps, quand Pâris fut retourné à Troie après avoir longtemps demeuré en la forêt d'Ida où il fut porté pour être dévoré des bêtes sauvages, incontinent qu'il fut né, à cause du songe que sa mère Hécube avait fait de lui, et qu'il eut, tout inconnu qu'il était encore, vaincu son frère Hector à la lutte, et que par certains langes et affiquets de petits enfants il fut reconnu pour fils de sa mère qui le pensait mort, se souvenant de la promesse que Vénus lui avait faite de lui faire avoir la fleur de beauté à femme, en récompense de la sentence qu'il prononça pour elle contre Junon et Pallas, en la forêt d'Ida, monta sur mer en quelques vaisseaux qu'il fit faire du bois de la susdite forêt, accompagné de plusieurs grands seigneurs et barons, et passa en Grèce afin de ramener Hésione sa tante, jadis ravie par les Grecs. Etant arrivé en la maison de Ménélas, l'un des princes de Grèce et illec aimablement logé, après avoir vu Hélène, douce de tant excellente beauté et pleine de civilité, qui ne prenait point à mal d'être souvent regardée, incontinent s'enamoura très âprement d'elle. Puis prenant bonne espérance de ses maintiens peu honnêtes, sut, ayant bien épié le temps, par ses plaisants et amoureux attraits, peu à peu allumer les amoureuses flammes au coeur impudique de cette Dame, par si forte manière qu'il la fit tomber en ce même désir auquel lui-même était chu ; et fut fortune tant favorable à ses desseins qu'ayant Ménélas affaire expresse en Grèce, s'y en alla, laissant ce bon hôte seul en sa maison. Par ainsi advint (comme assurent aucuns) que ces deux nouveaux amants, étant en pareille ardeur, firent en sorte que Pâris porta tôt après en son pays, selon l'ordonnance fatale, le feu qu'Hécube avait vu en dormant et en accomplit les pronostications. Car Pâris, ayant pillé la plupart des trésors de Ménélas et, de complot fait, ravi Hélène par une nuit, pendant qu'elle étant attentive à faire quelque sacrifice, suivant leur coutume, en un temple sur le rivage de la mer Laconique ou de l'île de Cythère, ainsi que disent quelques autres, l'embarque en une nef par lui appostée à cet effet ; puis arriva finalement à Troie, où le roi Priam la reçut très honorablement, estimant par tel moyen être plutôt vengé de l'injure que lui faisait Télamon lui retenant Hésione sa soeur, que d'avoir accepté en son pays la finale ruine de son royaume. A cause du ravissement de cette tant belle Dame, incontinent toute la Grèce s'émut, et regardant plus à l'injure que leur avait faite Pâris qu'à la lasciveté et légèreté d'Hélène, après l'avoir par plusieurs fois redemandée dans rien profiter, les Princes conjurèrent tous d'un même accord à la destruction et ruine de Troie. Et pourtant, ayant mis toutes leurs forces ensemble, passèrent avec plus de mille navires pleins de soldats ; et s'étant saisis de la mer d'entre Sygée et Réthée, promontoire de Phrygie, assiégèrent la ville de Troie malgré les Troyens. Certainement Hélène put alors bien voir, de dessus les murailles de la ville assiégée, comment et combien elle était belle, voyant toute la mer pleine d'ennemis et toute chose mise à feu et à sang, et les peuples s'entretuer, combattant cruellement à chaque bout du champ, tellement que le territoire était couvert tout à l'environ, tant du sang troyen que celui des Grecs ; et furent les Troyens si fort obstinés à la retenir, et les Grecs à la redemander, que ce cruel siège dura dix ans, non sans grande occision de plusieurs nobles personnages entre lesquels fut tué par Achille le preux Hector, et Pâris même par le très cruel Pyrrhus, encore fort jeune. Depuis, lui semblant peu de cas d'avoir failli seulement une fois, elle se remaria à Déiphobe, l'aîné de tous les frères de Pâris. A la parfin les Grecs, cherchant d'avoir par trahison ce qu'ils voyaient ne pouvoir aucunement obtenir par les armes, pratiquèrent avec elle, puiqu'elle avait été cause du siège de Troie, qu'elle trouvât aussi moyen de le mettre à bout avec la ruine de la ville, à celle fin qu'ainsi faisant elle rentrât en grâce de son premier mari. A cause de quoi elle commença à machiner tout ce qu'elle put contre les pauvres assiégés, et finalement, quand les Grecs eurent fait semblant d'avoir levé le siège, comme il était accordé entre elle et eux et que les Troyens, qui jusques alors avaient été en grande crainte et en peines continuelles, se réjouissant de tel départ, se fussent mis à banqueter jusques à une grande partie de la nuit et après, à dormir sans aucun souci, cette bonne Dame, feignant de faire chère gaie et joyeuse comme les autres, au temps ordonné alluma une torche ainsi que leur marché était fait, par laquelle fit aux Grecs signes de venir, étant sur la plus haute tour de la ville. Ce que voyant, les Grecs, qui n'attendaient autre chose, retournèrent incontinent en arrière ; et trouvant les portes de la ville ouvertes, entrèrent dedans secrètement et mirent le feu partout, pendant que les citoyens dormaient. Puis, quand ils eurent vilainement occis Déiphobe, rendirent Hélène à son mari Ménélas, vingt ans après son ravissement. Toutefois aucuns autres assurent qu'elle fut ravie par Pâris contre son vouloir et que partant elle obtint pardon de son mari ; lequel, en s'en retournant en Grèce par la mer, fut si fort battu de flots et tourmenté de vents qu'il arriva malgré lui en Egypte, où il fut honorablement reçu du roi Polybe ; et après toutes fortunes cessées, bien huit ans après la destruction de Troie, s'en alla en Lacédémone avec sa femme reconquêtée. Au surplus, il ne me souvient point d'avoir jamais lu combien elle vécut depuis ces choses faites, ni ce qu'elle fit ou de quelle mort et en quel lieu elle mourut.