[1] Le cap forme au nord un surplomb sous lequel on ne peut parvenir que par un sentier étroit où s'abritent parfois des chèvres à demi sauvages. [2] Sous le surplomb, il y a une grande paroi sombre que les vagues viennent frapper pendant les tempêtes et qui plonge, d' un mouvement abrupt et menaçant, dans la mer. [3] Oedipe a rêvé qu' il sculptait une falaise. [4] Il vient explorer celle-ci avec Clios. [5] Il tâte la pierre des mains, il se hisse dangereusement sur la paroi. [6] Il se colle aux aspérités du rocher, il l'ausculte, l'étreint avec les mouvements lourds, ralentis d' un nageur à demi submergé. [7] Clios lui dit : "La roche ressemble à une énorme vague qui s'élève et va tout engloutir en retombant". [8] Oedipe approuve. [9] Il y a la vague, il faut trouver un moyen pour qu' elle ne nous emporte pas. [10] Ce n'est pas un homme seul qui peut le faire, il faut une barque et des rameurs". [11] Oedipe cherche avec son corps, dans la confusion native de la falaise, la forme de la barque qui doit y être, ainsi que la place des rameurs. [12] Soudain il trouve, il est la barque, il la dessine avec son corps dans la pierre. [13] Il veut la sculpter. [14] Clios demande pourquoi. [15] Oedipe répond que c'est à cause de son rêve. [16] A cause d' eux trois, emportés par la mer. [17] Clios ne croit pas qu' on puisse échapper à cette vague. [18] Il faut travailler la falaise, dit Oedipe, pour entendre ce qu' elle veut nous dire. [19] C'est un travail immense ! [20] Il faut commencer tout de suite. [21] Procure-toi des outils. [22] Antigone nous aidera, elle sculpte bien les corps et les visages". [23] Clios est saisi par ce projet et part au village pour en parler à Antigone et demander des outils aux pêcheurs. [24] Oedipe, resté seul, parcourt à nouveau le rocher pour y reconnaître la vague. [25] Il glisse parfois et se déchire les mains, il ne lui déplaît pas de marquer de son sang la falaise. [26] La vague est là et elle est en lui. [27] C'était ainsi lorsqu' il se perdait en contemplant la mer, mais la mer ne résistait pas. [28] Il était heureux en face d' elle, englouti dans son immensité sans contours. [29] Ici tout est dur, franc, chargé d' aspérités comme les pêcheurs de Corinthe qu' il a tant aimés autrefois. [30] Il se revoit au port, dans sa petite enfance. [31] Les marins étaient des géants et les bateaux semblaient énormes. [32] Mérope, la reine, le tient par la main quand elle va acheter ses poissons au port. [33] Elle s'arrête près d' un bateau dont la tempête a arraché les mâts. [34] Les pêcheurs l'ont ramené avec tout son chargement, les poissons brillent dans la cale. [35] Mérope est épouvantée des blessures opérées par la mer, mais le maître de la barque en a vu d' autres et lui montre comment il guidait le navire au milieu des lames. [36] En haut, en bas, toujours à guetter la suivante et surtout gardant la tête froide. [37] II rit avec assurance et Oedipe se sent encore conforté par ce rire et cette solidité joyeuse. [38] Le premier obstacle vient d' Antigone qui refuse de se joindre à eux. [39] L'entreprise est démesurée, insensée. [40] C'est sans doute ce qui attire Oedipe et Clios. [41] Elle ne veut pas abandonner son travail au village et recommencer à mendier. [42] Le lendemain, Clios descend au port et Oedipe commence seul à sculpter la vague. [43] Antigone voit en rêve un enfant, avec ses petits outils, au pied de l'immense falaise. [44] C'est Oedipe qui appelle quelqu' un avec une merveilleuse confiance. [45] Il y a du vent, un grand tumulte de vent, elle finit par entendre qu' il dit : Ma soeur, ma soeur ! [46] Elle s'éveille en larmes au milieu de la nuit, elle ouvre la porte, la lune est claire, elle s'habille et part en courant vers le cap. [47] Elle voudrait se jeter dans les bras d' Oedipe, mais ils dorment encore, elle ne veut pas les éveiller. [48] Elle se couche près d' eux, elle pense qu' elle peut refuser à son père ce terrible travail, mais peut-elle-faire de même pour son frère, ce frère frappé par le malheur, qu' elle a suivi, qu' elle a poursuivi quand il a quitté Thèbes ? [49] Quand les deux hommes s'éveillent, ils trouvent Antigone en train de préparer le repas. [50] Il n'y a pas d' explication, Clios lui donne des outils, Oedipe au pied du rocher lui montre le travail à faire. [51] Il apparaît vite que pour les tâches délicates, c'est elle la plus habile. [52] Elle n'aura pas à mendier, Clios a parlé du projet d' Oedipe aux gens du village. [53] Ils pensent que cela protégera leurs bateaux et ont promis de les nourrir pendant la durée du travail. [54] Dorénavant, dès le matin, ils sculptent la falaise, ils vont se baigner à midi, mangent et travaillent à nouveau jusqu' au soir. [55] La roche est dure, mais leurs bras et leurs mains s'endurcissent et Oedipe rappelle qu' il ne faut pas forcer la pierre. [56] La vague est là, déjà là. [57] Il faut seulement l'aider à apparaître. [58] Ils sentent sous leurs mains sa présence alors que Clios et Antigone ne la voient pas encore de leurs yeux. [59] Lorsqu' ils ont des doutes, ses deux compagnons appellent Oedipe. [60] Il palpe la pierre de ses mains, il l'écoute, il la goûte des lèvres et de la langue, il colle son corps contre elle. [61] Il dit : "Il faut se laisser porter, emporter par elle". [62] Les deux autres sentent alors que la vague existe. [63] Elle a traversé brutalement leurs vies, elle les a submergés, elle les submergera peut-être encore, cela ne les empêche pas d' être vivants. [64] Ils commencent à sentir la vague, mais la barque n'apparaît pas encore. [65] Oedipe a trouvé sa place, il n'ose pas encore lui donner sa forme. [66] La roche est noircie par l'érosion et les tempêtes. [67] Quand on la creuse, elle est blanche et les contours écumeux de la vague apparaissent en clair sur le fond sombre de la falaise. [68] Oedipe, en travaillant, lance parfois deux ou trois notes sonores. [69] On espère qu' il va chanter, mais il ne continue pas et Antigone en éprouve du chagrin. [70] Elle s'arrête alors et entonne une chanson de toile, comme elle en chantait à Thèbes en un temps qui semble devenu si lointain qu' on ne peut plus y croire. [71] Clios en l'écoutant danse rien que des pieds et des mains sur le sentier étroit. [72] Il arrive qu' Oedipe sorte sa flûte et joue. [73] Un chant devrait naître, mais Oedipe ne veut pas ou ne peut pas chanter et les cœurs deviennent lourds. [74] Oedipe, laissant les autres continuer la vague, commence à tracer dans la roche la forme de la barque. [75] Son étrave effilée est pointée vers l'abîme, sur sa poupe la vague commence déjà à retomber. [76] Trois rameurs rythment de leur effort le mouvement du bateau, derrière eux un homme debout tient les rames de gouvernail. [77] La barque plonge dans la profondeur, mais sa proue déjà se redresse, elle se glisse sous la vague, en la voyant on retient son souffle puis on le reprend avec soulagement car on est sûr qu' elle va franchir l'obstacle. [78] La vague semble irrésistible, mais l'esquif plus subtil se sert de l'énorme force de l'adversaire pour lui échapper. [79] Lorsque les contours sont terminés, Oedipe demande à Antigone de sculpter les rameurs et l'homme au gouvernail. [80] Elle seule a les mains assez fines pour faire cela sans troubler le dessin de la pierre. [81] Lui fera la barque, comme celles de Corinthe qui allaient en haute mer, ou comme certains des bateaux d' ici que Clios lui a décrits. [82] Elle sera seulement plus aiguë, plus proche des formes originelles qui sont sorties un jour de la mer. [83] Tout en sculptant, il pense à la Sphinx qui était, comme la vague, infiniment plus puissante que lui C'est de sa force qu' il s'est servi pour l'emporter, en plongeant dans son obscurité le couteau des réponses. [84] La Sphinx a disparu comme s'effacent les vagues. [85] Il a cru en être la cause, il a accepté le triomphe, la reine, la royauté, sans voir qu' en face de lui une autre vague, bien plus haute, se soulevait déjà. [86] Les hommes de la barque ne seront pas comme lui, ils sauront que cette vague n'est pas la seule, qu' il ne suffit pas de triompher d' elle et qu' il faut affronter la tempête tout entière avec sa succession de vagues pour retrouver le port. [87] Oedipe n'a fait que tracer les contours des rameurs et du pilote. [88] Antigone les regarde longuement avant de se mettre au travail. [89] Elle est troublée, Oedipe cette fois s'est trompé, il n'a pas suivi le mouvement secret de la pierre. [90] Elle le lui montre, lui fait toucher la pierre, lui fait sentir la vraie position des rameurs. [91] Ils ne sont pas au début de leur mouvement, penchés en avant, la tête courbée sous les embruns. [92] Ils sont au sommet de leur effort, le corps et la tête en arrière, expirant l'air de leurs poumons, voyant en face d' eux l'énormité de la vague et le pilote qui les soutient de son courage, de son habileté et peut-être de sa voix. [93] Quand le soir arrive, Oedipe envoie ses compagnons se reposer, mais il travaille encore de longues heures et ne remonte se coucher qu' à la nuit. [94] Blanche, mince, élancée, la barque de pierre soit triomphante de ses mains, projetée en avant par la vague comme une flèche. [95] Antigone sculpte les trois marins, ils rament avec vigueur en réservant leurs forces car ils ont encore une longue lutte à soutenir. [96] Ces rameurs, pense-t-elle, c'est nous trois dans notre lutte pour faire naître la vague de la falaise, pour l'inventer avec elle comme dit Oedipe. [97] Le premier c'est Clios, très beau, très aigu mais sans cet air de bête fauve, sans le rire cruel et traqué qui apparaît trop souvent sur son visage. [98] C'est lui qui donne son rythme à cette danse dans la tempête. [99] La bouche esquissant un sourire de défi, de ses superbes yeux il ne regarde pas la vague mais seulement le pilote. [100] Derrière lui, c'est elle avec un corps androgyne. [101] Sur la tête, la roche lui fait, par son mouvement naturel, une chevelure d' écume dont les longs cheveux flottent au vent. [102] Elle ne peut sculpter le visage, elle ignore trop qui elle est et ce que veut la pierre. [103] Qu' Oedipe le fasse s'il le peut. [104] Oedipe qui, en rêve, a obtenu qu' elle vienne, contre son gré, sur la falaise en la nommant de cette façon déchirante: Ma soeur. [105] Elle n'en peut plus, elle rassemble ses outils et s'enfuit en courant. [106] Oedipe, qui polissait l'avant de la barque, s'arrête et explore longuement de ses mains le visage du premier rameur. [107] Il appelle Clios. [108] Clios est bouleversé, il admire et aussi s'effraie. [109] C'est donc ainsi qu' Antigone le voit, qu' elle veut le voir. [110] Il dit avec colère : "Elle m'a fait comme elle voudrait que je sois". [111] Oedipe constate : "Elle t'a fait comme tu es". [112] Et il retourne à son travail. [113] Clios fait de même, il rejette cette parole et pourtant elle le touche au cœur. [114] Oedipe s'approche du second rameur. [115] Il tâte la pierre, la sonde et, à très légers coups de burin, entreprend de sculpter le visage. [116] Le soir tombe, Clios n'y voit plus assez pour continuer. [117] Il appelle Oedipe, il s'approche de lui, lui parle, mais Oedipe ne l'entend pas. [118] Il est aussi absorbé dans son travail que lorsque, sur le cap, il se perdait dans la mer. [119] Clios, épuisé, s'en va. [120] Il allume le feu, prépare le repas. [121] Comme Oedipe ne revient pas, il s'étend et s'endort. [122] A l'aube, il s'éveille un instant et voit étinceler au-dessus de lui Apollon aveugle. [123] Le dieu rayonne faiblement, brisé par son travail nocturne. [124] Clios, en se rendormant, sent qu' il s'étend près de lui. [125] Antigone est restée se reposer deux jours au village. [126] Elle est heureuse de revenir sur le cap, le soleil a dissipé la brume, les pêcheurs sont partis en mer, ils ont bon vent et on voit leurs voiles rouges se gonfler au large. [127] Avant de partir, elle a été déposer des fleurs devant la statue du dieu protecteur du village. [128] La statue a été marquée par le temps, par les pluies, polie par les mains innombrables qui l'ont touchée pour recevoir d' elle protection ou guérison. [129] On devine une tête qui s'élève faiblement d' un socle qui doit représenter la mer entre deux vagues ou le sillon d' un champ. [130] La tête n'a pas de visage et pourtant quelque chose sourit dans cette forme, aussi humble et ramassée que le village lui-même. [131] Le petit dieu rustique, inusable, subsistera. [132] Son lieu sera encore sacré quand la vague, par l'action du temps et des tempêtes, se sera effondrée dans la mer, comme Oedipe le prévoit. [133] Comme il le désire, elle le sait. [134] L'approche de l'automne commence à teinter les feuillages, les pluies récentes ont fait reverdir les prés et les landes. [135] On entend sur les falaises les cris des bergers, les abois des chiens. [136] Le poids de la jarre pèse sur le cou et les épaules d' Antigone pendant qu' elle gravit la côte. [137] Il pèse, mais il lui donne équilibre et solidité. [138] Sous le fardeëu, elle sait ce que son corps doit faire, elle le sent qui la guide et l'incite. [139] Elle se dit : Je suis faite pour porter, porter peut-être un jour un enfant et elle sourit. [140] Quand elle dépose sa cruche devant la grotte, elle voit Oedipe qui marche en direction du soleil levant, sans hésiter, sans tâtonner. [141] Au moment où, presque au bord du vide, elle allait crier pour l'avertir, il s'arrête, offrant son corps et son visage aux rayons. [142] Il est presque nu, encore jeune, toujours beau, portant invisibles mais présentes les traces du malheur et de la fatigue. [143] Elle admire le corps puissant, élancé, mais ne retrouve plus qu' en partie l'image émerveillante de son enfance quand, sur le visage d' Oedipe, le regard, le rire et la parole ne cessaient de mêler leurs pouvoirs. [144] Il l'a entendue et se retourne à demi vers elle comme il faisait à Thèbes quand elle entrait dans sa chambre. [145] Elle est une petite fille qui court vers lui, qui s'agenouille, pour avoir encore sa taille d' autrefois, qui lui enserre les genoux et la taille en l'embrassant. [146] Qui le câline, qui doit le câliner, car c'est l'autre, Ismène, qui, sans rien faire, s'arrange toujours pour être câlinée. [147] Elle doit se montrer, agir, demander. [148] A Ismène, il suffit d' attendre. [149] Il se peut qu' elle appelle et demande aussi mais comment le savoir, puisque son talent est de l'ignorer elle-même ? [150] Ismène était peut-être la plus habile, mais c'est elle, Antigone, qu' il a appelée dans son cœur à Thèbes, elle qui l'a entendu. [151] Elle blottit sa tête de petite fille dans le creux de la hanche d' Oedipe. [152] Lui la prend à la taille et la soulève de ses bras tendus avec une force, une facilité délicieuses. [153] Il l'élève au-dessus de lui, penchant son torse et son visage en arrière. [154] A ce moment la petite fille laisse échapper de sa gorge ou de tout son corps plusieurs notes aiguës, ravies, amoureuses. [155] Antigone est stupéfaite, heureuse, honteuse de les entendre, elle ne comprend pas comment elle a pu se livrer ainsi. [156] Oedipe n'a pas l'air de l'avoir entendue, il la fait tourner dans ses bras, il l'offre et la consacre au soleil. [157] Ne pouvant plus la regarder comme naguère, il la confie à cet autre regard vivant. [158] Quand il la dépose, elle aspire à sentir comme autrefois sa toute petite main se glisser dans la vaste chaleur de la sienne. [159] Mais sa main a grandi, ses lèvres aussi, elle est grande. [160] C'est un instant de regret déchirant, elle embrasse la main pleine de cals et de cicatrices qui a diminué par rapport à la sienne et ne sera plus jamais la main géante qu' elle a aimée. [161] Il lui caresse les cheveux, elle lève les yeux, reçoit de face l'impérieux regard du soleil comme si c'était le sien. [162] Elle descend dans l'ombre de la falaise et sa froide lumière. [163] Elle voit la barque qui jaillit, très blanche, de l'énorme roche et comment, pendant ces deux jours, ces deux nuits, Oedipe a incarné sa fille Antigone dans la pierre. [164] Autour du front et des longs cheveux que le vent déroule, le mouvement de la pierre a formé une couronne d' écume. [165] C'est donc ainsi qu' Oedipe la pense, qu' il la fait voir, animée d' une beauté qui n'est pas celle de Jocaste ni celle d' Ismène. [166] Une beauté active, résolue, acharnée dans la confiance. [167] Ce visage connaît la menace de la vague, son écrasante pesanteur, mais il ne s'abandonne pas à l'effroi. [168] La pierre l'a voulu éclairé et solide, comme le corps, qu' elle a sculpté elle-même et retrouve avec étonnement. [169] Ce corps, dont Oedipe a accentué la ligne audacieuse qui est à la fois celle d' un garçon vigoureux et d' une jeune fille élancée, plus intrépide que les jeunes filles de Thèbes. [170] Soudé par l'effort aux corps des deux autres rameurs, il soutient avec eux l'entreprise de survivre. [171] Oedipe l'a achevé par le surprenant visage où tout est donné à l'effort, à la respiration juste et dont aucun des traits ne sourit. [172] C'est la tête entière, c'est le corps tout entier qui, comme le petit dieu usé du village, sont animés d' un sourire dont la lumière transparente émane directement de la pierre. [173] Dans ce profil né d' une vision d' Oedipe, ce qui la frappe, ce qui l'émeut surtout c'est la limpidité. [174] C'est donc ainsi, alors qu' elle se sent souvent si troublée, si incertaine, que son esprit et ses mains l'ont aimée. [175] Elle entoure de ses bras le sourire invisible et présent qu' il lui a donné dans la pierre, elle se réconcilie un peu avec elle-même, elle sent qu' elle pourra peut-être, comme le lui a dit Diotime, devenir un jour Antigone. [176] Oedipe descend le sentier avec Clios, il a l'air fatigué, amaigri. [177] Après l'immense travail qu' il vient de faire, il faudrait qu' il se repose mais il ne veut pas. [178] Il s'arrête devant le deuxième rameur, parcourt de la main son profil jusqu' à la courbe du front. [179] Sourit un peu, dit : "C'est bon". [180] Il a l'air étonné de quelqu' un qui s'éveille, cherchant à démêler ce qui lui vient du jour de ce qui appartient encore au monde souterrain du sommeil. [181] Antigone se penche vers ses mains, les embrasse en disant : Merci. [182] Une expression tendre et railleuse apparaît sur le visage d' Oedipe : "Tu l'as enfin ton sourire du petit dieu sans forme". [183] Elle est interdite, comment sait-il ? [184] Il se contente d' un rire bref, c'est comme s'il disait : Je sais, je sais qui tu es, bien mieux que tu ne peux le savoir. [185] Le travail reprend. [186] Oedipe achève la barque qui bondit, propulsée par les rameurs, mais surtout par le creux mugissant de la vague. [187] Clios travaille au sommet, là où la vague doit se retourner pour déferler dans la profondeur. [188] Il a fabriqué une échelle, mais elle n'est plus assez haute. [189] Il ramène du port un cordage de bateau, l'attache à une saillie du rocher et se laisse descendre à portée de son travail. [190] Quand elle le voit se balancer au-dessus de l'abîme, Antigone a peur. [191] Parfois, en levant la tête vers lui, elle le voit qui la regarde et, sur ses lèvres, apparaît l'étrange sourire un peu tendre, un peu ironique de celui qui sait comment sont les femmes. [192] Comment elles sont vraiment quand un homme les prend par amour ou désir, comme il l'a fait souvent, comme il le fait toujours - on le lui a dit au village. [193] Il sait tout ce qu' elle ne sait pas. [194] Ce que Jocaste savait si bien, ce qui se marquait dans tous ses mouvements, ce qui leur donnait leur douceur, leur poids et cette étrange souveraineté. [195] Elle n'est pas comme cela, elle ne sera jamais comme cela. [196] Elle n'est que la longue, la maigre Antigone, que cet homme, là-haut sur sa roche, avec son beau visage inquiétant et son corps taillé pour la danse, respecte et désire de ce désir si lourd. [197] Elle commence à sculpter le troisième rameur et sent le poids du regard de Clios qui, sous ses vêtements usés et salis par la poussière, suit les mouvements de son corps. [198] Puis elle ne sent plus rien, lève les yeux et le voit absorbé dans son travail et ne songeant plus à elle. [199] Elle éprouve un soulagement et, comme cela se prolonge, un deuil sourd et pénétrant. [200] Elle s'absorbe, elle aussi, dans les formes qui naissent sous son burin. [201] Le troisième rameur doit être Oedipe, mais pas celui qu' elle a connu à Thèbes : image de Zeus sur la terre pour les habitants de la cité, pour les yeux et le corps de Jocaste. [202] Elle veut sculpter celui qu' il a été auparavant, le garçon brutal, habitué à conquérir et à vaincre. [203] Celui qui a vaincu la Sphinx grâce à son esprit vif mais court, et qui n'a su chevaucher la grande vague que pour sombrer à la suivante. [204] Celui qui, grâce à l'effort commun, doit maintenant éviter le naufrage. [205] Elle ne sent plus couler les heures, elle a le sentiment confus que le soir approche, quand elle entend un cri. [206] C'est Clios qui s'est détaché, se laisse glisser le long de la corde et, parvenu au bout, très haut encore au-dessus d' elle, se laisse tomber avec une hardiesse incroyable et parvient à se retrouver en équilibre - on dirait sans effort - à côté d' elle, sur le sentier étroit. [207] Il regarde ce qu' elle a commencé, il éclate de rire : "Toujours la petite fille amoureuse du bel Oedipe qui n'est plus ! [208] Elle est offensée : "Est-ce qu' il n'est plus beau ? [209] Il l'est encore à sa manière mais pas comme tu l'imagines. [210] Et toi, tu n'es plus comme il t'a sculptée". [211] Il tire sur une déchirure de sa robe, l'aggrave, comme faisait Ismène lorsqu' elle la surprenait à la cuisine en train d' aider les servantes. [212] Tu es sale, couverte de poussière et en loques. [213] Tu as certainement des poux, c'en est plein au village. [214] Toi aussi, dit-elle, tu es sale à la fin du travail. [215] Moi, j'obéis au maître, surtout s'il ne dit rien comme d' habitude, mais toi sa fille, sa soeur cadette ! [216] Puis soudain : "Tu es belle à ta façon, Antigone, tu es unique et, heureusement, tu l'ignores. [217] Je t'aime peut-être, parfois je crois vraiment que je t'aime, mais l'amour n'est pas notre affaire. [218] Viens, il faut manger, il faut dormir, laisse le vieux fou se tuer au travail puisqu' il le veut. [219] Il est capable de revenir tout seul". [220] Elle le suit, si troublée qu' elle oublie ses outils. [221] Elle vient les reprendre et voit celui qu' il a appelé le vieux fou, penché sur son oeuvre, entièrement perdu en elle. [222] Elle court, elle rattrape Clios. [223] C'est un soir comme les autres, il allume le feu, elle prépare le repas, elle se lave un peu, mais il n'y a presque plus d' eau. [224] Elle enlève ses vêtements de travail, met sa robe ravaudée qui est à peu près propre. [225] Il est tard, elle n'a plus le courage de descendre au village, il arrange la grotte pour elle. [226] Oedipe revient, la lune se lève, elle éclaire d' une lumière diffuse sa haute silhouette, ses vêtements et ses cheveux couverts de la poussière du rocher. [227] Il est fatigué, perdu dans ses pensées. [228] Jamais il ne lui a paru aussi grand, aussi majestueux qu' aujourd' hui dans sa pauvreté et son épuisement. [229] Comment Clios ose-t-il l'appeler le vieux fou ? [230] Elle essaie de manger, elle est prise d' un brusque mouvement de dégoût et de refus. [231] Il faut qu' elle se lève précipitamment devant les deux hommes pour aller vomir derrière un rocher, avec des gémissements qui la remplissent de honte. [232] Elle revient près du feu. [233] Que les hommes sont beaux, intacts, comme des rocs, alors qu' elle se sent fragile, blessée, ouverte à toutes les émotions. [234] Elle voudrait que Jocaste soit encore là avec ses belles épaules contre sa joue. [235] Elle voudrait être près d' Ismène, revoir Diotime et se réfugier près d' elle. [236] Mais d' abord il faut finir la vague, ce qui est dur, trop dur quand on est, comme elle, tendre et labourable comme la terre. [237] Elle pleure de fatigue, des larmes amères, des larmes qui deviennent douces quand ils l'entourent de leurs bras, et la font se coucher dans la grotte. [238] Quand elle s'éveille, le feu est allumé, le repas se prépare, Clios survient avec son air des bons jours : "Viens, nous t'avons préparé une surprise". [239] Elle se précipite vers eux avec son cœur d' enfant. [240] Oedipe mêle des fleurs et des plantes dans deux jarres d' eau fraîche que Clios est allé remplir à la source. [241] L'eau a une odeur exquise, elle se rappelle ce parfum. [242] C'est ce que Jocaste appelait l'eau merveilleuse. [243] Elle en usait rarement, car les plantes nécessaires étaient nombreuses et il fallait une main experte pour les cueillir, mais elle y trouvait chaque fois un regain de force et de beauté. [244] C'était un grand privilège pour les petites filles d' en recevoir, dans le creux de leurs mains, quelques gouttes pour s'en parfumer le visage et le cou. [245] C'était donc Oedipe qui préparait l'eau merveilleuse et, cette fois, il l'a fait pour elle. [246] Les hommes la laissent seule, elle verse, très lentement ainsi qu' elle l'a vu faire à Jocaste, le contenu des jarres sur sa tête, elle se frictionne, elle s'imbibe de l'eau qui ruisselle sur tout son corps et la fait réagir, sauter sur place en criant de plaisir, comme quand elle était petite. [247] Puis, frissonnante, elle s'étend au soleil et connaît un repos total, face au ciel, perdue en lui, avec ce parfum qui la pénètre. [248] Elle se lève, elle s'habille, elle se sent légère comme elle ne l'a plus été depuis longtemps. [249] Elle rejoint les autres, le repas est prêt, il est bon, elle mange de grand appétit. [250] Oedipe et Clios ont dû partir avant l'aube pour cueillir tant de plantes. [251] Ils ont accompli ce travail difficile, l'un guidant l'autre, après une journée si dure, une nuit brève, pour apaiser ce moment d' incompréhensible malheur qu' elle a connu hier soir. [252] Clios la regarde, il fait un petit geste des mains qui lui demande pardon, qui lui dit qu' il est comme ça, qu' elle le sait bien. [253] Ils parlent du travail des prochains jours. [254] Oedipe lui demande de se consacrer maintenant au maître de la barque. [255] Tu traceras les contours et je creuserai après toi. [256] Quand tu auras fait le pilote, le troisième rameur se fera de lui-même. [257] Abandonner le troisième rameur lui paraît dur. [258] Elle voit qu' ils en ont parlé entre eux dans leur univers d' hommes. [259] Pourquoi ? [260] Pourquoi pas ? [261] Elle se décide, elle accepte de faire le maître de la barque. [262] Elle sent qu' ils sont contents. [263] Décidément ils ont dû beaucoup en parler tous les deux. [264] Ils reprennent le travail, elle cherche de nouveaux repères pour le pilote. [265] Clios, suspendu à la corde, s'énerve en sculptant le haut de la vague. [266] Il lâche une prise, perd pied. [267] La corde le balance vertigineusement le long de la falaise et il rit de façon effrayante. [268] Antigone lui crie de remonter, de se reposer. [269] Il descend près d' elle et s'assied, épuisé. [270] Oedipe s'approche, prend sa flûte et joue un vieux petit air qu' on entendait les jours de fête dans les quartiers pauvres de Thèbes. [271] L'eau merveilleuse fait son effet, Antigone se sent légère et parfumée, elle a confiance en elle, elle chante et Clios joint parfois sa voix à la sienne. [272] Il s'en va brusquement, sans doute pour aller dormir dans la grotte et ce moment heureux prend fin. [273] Antigone scrute la pierre où va naître le pilote. [274] Elle ne s'est pas trompée, le contour tracé par Oedipe est trop petit et n'est plus en rapport avec les rameurs tels qu' elle les a faits. [275] La pierre exige d' autres proportions, il n'a pas senti ce mouvement majestueux qui l'entraîne vers le haut, il n'a pu voir cette ombre qui la redresse ni le regard des rameurs dont l'espérance l'agrandit. [276] L'agrandit jusqu' où ? [277] Elle est effrayée, en se confrontant à la pierre, de s'apercevoir que ses propres repères sont, eux aussi, trop restreints. [278] Le maître de la barque doit être grand, beaucoup plus grand. [279] Il y a là une outrance qu' elle redoute. [280] Elle court vers Oedipe : "La pierre fait du pilote un géant ! [281] Alors, c'est la pierre qui a raison". [282] Elle est sur le point de pleurer : "Je n'ai jamais vu de géant. [283] Mais si, tu en as vu. [284] Quand tu étais toute petite tu vivais au milieu d' eux. [285] Tu les connais très bien". [286] Elle esquisse la forme et la stature du corps. [287] L'eau merveilleuse agit, elle se sent à nouveau légère et assurée. [288] Le contour commence à surgir. [289] De profil, le pilote sera grand, pas trop grand, comme étaient Oedipe et Jocaste dans le royaume sacré de Thèbes. [290] Elle est heureuse mais il est temps de retourner au village. [291] Devant la grotte, le foyer est éteint, Clios l'attend : "Je descends avec toi". [292] Il a l'air troublé. [293] Le soleil, à demi caché par un nuage, éclaire le rivage d' une lumière hésitante. [294] Plusieurs barques reviennent au port, elles ont hissé leurs voiles et les rameurs se reposent. [295] Clios l'arrête, il dit : "Il faut que je te parle". [296] Il y a en elle un instant d' attente, d' espérance insensée. [297] Il continue : "Je ne peux pas faire le haut de la vague, je n'y arriverai jamais". [298] La déception d' Antigone est amère, elle ne peut la cacher. [299] Il ne comprend pas, heureusement. [300] Il se fâche, lui saisit le bras, lui fait mal, lui fait peur : "La vague, c'est la folie d' Oedipe, c'est la mienne. [301] J'ai pu la faire monter, il faut qu' elle se retourne, qu' elle retombe dans la mer. [302] Je n'y arriverai pas, je ne pourrai pas la retenir, tu comprends ? [303] Elle va déferler sur le cap et nous submergera tous. [304] Mais la vague est en pierre, Clios. [305] Ne crois pas cela, Antigone, la vague est en délire. [306] Rien qu' en délire". [307] Avec terreur, elle voit qu' il a raison et qu' il faut une solution immédiate. [308] Elle détache son bras du sien, demande : "Tu veux que j'essaie à ta place ? [309] Il a un cri : "Toi, pendue à la corde. [310] Jamais, jamais ! [311] Elle est heureuse, elle dit presque à voix basse "Pourquoi ? [312] Il répond: "A cause de moi". [313] Elle se sent rougir, elle a voulu être plus heureuse et elle l'est. [314] Elle voit soudain la conséquence des paroles de Clios : "Alors c'est Oedipe qui doit achever la vague? [315] Il n'hésite pas : "C'est lui. [316] Mon père, aveugle, suspendu à cette corde ! [317] Il le faut, sinon la vague engloutira tout. [318] Dis-le-lui ! [319] Cette dernière exigence la révolte, elle proteste : "Pourquoi moi ? [320] Il a un sourire fier, suppliant, dit encore "A cause de moi". [321] Déjà il s'est retourné, il est parti en bondissant sur la pente, à sa manière de danseur ou de chevreuil. [322] Il remonte allumer le foyer, nourrir et soigner Oedipe, comme chaque soir. [323] Danser peut-être si les astres sont favorables. [324] Quand elle arrive au port, tout le village y est, les pêcheurs sortent leurs prises, rangent les filets, les femmes rameutent les enfants pour le repas du soir. [325] Ils l'ont vue descendre du cap et la saluent, beaucoup l'ont déjà hébergée. [326] Cette fois, c'est Chloé, la femme d' un vieux pêcheur, qui la reçoit. [327] Elle a perdu un fils en mer et deux nouveau-nés. [328] Son visage est digne, serein, on voit qu' elle a été une fille et une femme rieuse et qu' elle l'est encore quand l'état de la mer le permet. [329] Antigone demande au vieux marin : "Comment c'est une tempête ? [330] Cela le fait rire, il se gratte la tête : "On ne peut pas dire, on n'est pas dehors, on est dedans". [331] Chloé a ménagé une place dans son lit pour Antigone qui dort dans la chaleur, dans la présence forte et rassurante de son corps. [332] Le lendemain, après le départ des hommes, Chloé lui donne un panier avec des fleurs, des fruits et trois poissons entourés de feuilles. [333] Elle dit : "Rapporte-moi le panier". [334] Antigone la remercie et lui fait, en pliant les genoux, un petit salut de princesse comme à Thèbes. [335] Chloé sourit et tout un réseau de rides fort tendres se met à scintiller sur son visage. [336] Elle rentre chez elle et regarde Antigone gravir la colline, son panier sur la tête, agile, pieds nus, ses sandales à la main. [337] Quand Antigone arrive à la grotte, Oedipe est assis à la pointe du cap, face au soleil et à la mer. [338] Elle pense que c'est là qu' il a été si heureux, de cet insupportable bonheur qu' elle a brisé. [339] Lorsqu' elle est près de lui, il dit sans se retourner "Antigone". [340] Rien qu' Antigone et cela suffit car, dans les syllabes de son nom, elle entend qu' elle est comprise et aimée comme elle est. [341] Remontant du pauvre village avec, dans ses vêtements, le parfum des fleurs de Chloé et l'odeur forte des poissons frits. [342] Elle s'assied à côté de lui et dit : "Clios ne peut achever la vague, il dit qu' il n'arrivera pas à la faire déferler et retomber dans la mer". [343] Il répond "Je sais". [344] Elle comprend avec soulagement qu' elle ne doit rien ajouter. [345] Il est en train de mettre le large bandeau blanc dont il protège ses yeux quand il sculpte. [346] Quand il a terminé, il dit: "Que Clios prépare la corde". [347] Clios est là, il aide Oedipe à revêtir ses habits de travail. [348] Antigone fait réchauffer les poissons, les hommes mangent, elle croit qu' elle ne pourra rien avaler. [349] Sur un ordre de son père, elle se force et se sent mieux. [350] Clios entoure la taille d Oedipe avec une peau de mouton pour rendre le contact de la corde moins pénible, il entoure le noeud d' étoffe, il ne prenait pas toutes ces précautions pour lui-même. [351] Antigone vérifie les noeuds, elle voudrait l'aider, mais Oedipe lui demande d' aller travailler comme chaque jour. [352] Quand elle est partie, il se met à trembler, à claquer des dents. [353] Clios s'inquiète : "Est-ce que tu pourras descendre ? [354] Oui, c'est la frousse, le vide, le vertige quoi ! [355] Tu connais". [356] Il connaît. [357] Il aide Oedipe à descendre lentement. [358] Oedipe cherche des prises dans la falaise. [359] Antigone l'entend qui entame le roc, en face de l'endroit où la vague doit commencer à déferler. [360] Elle écoute le rythme régulier, habituel du marteau d' Oedipe et sent revenir en elle un certain apaisement. [361] Là-haut, Clios guide Oedipe de la voix. [362] Elle entend trois notes de flûte qui veulent dire Remonte-moi. [363] Oedipe grimpe le long de la paroi. [364] Un grand cri soudain, une prise a lâché, il a dévissé et Clios n'a pas eu le temps de raidir la corde. [365] Il se balance tout le long de la paroi dont son corps heurte brutalement les saillants. [366] Il n'a pas perdu ses outils, mais c'est en vain qu' il cherche à s'accrocher à une arête, le surplomb chaque fois l'en empêche. [367] Il crie, il hurle de colère. [368] C'est ainsi qu' il a dû crier quand il a tué le roi Laïos et ses gardes. [369] Clios ne pourra jamais le remonter seul, il faut qu' elle aille l'aider. [370] Elle passe sous Oedipe, il ne crie plus, il gémit, le ballant de la corde est pourtant moins fort. [371] Elle se retourne et s'arrête, horrifiée. [372] Il se tord au bout de la corde et vomit, en criant entre chaque crise. [373] Il ne se débat plus, ne cherche plus à reprendre pied, il pend misérablement au bout de la corde comme un objet souillé. [374] Ses vomissements coulent le long de la roche, tombent sur le sentier. [375] Elle s'enfuit, elle n'ose plus se retourner. [376] Tout en courant sur la pente, elle entend à nouveau ses gémissements qui deviennent des cris de colère. [377] Il tente de s'accrocher, mais il n'y arrive pas et Clios ne parvient pas à l'aider à se hisser. [378] A bout de souffle, elle est obligée de s'arrêter, les cris d' Oedipe la chavirent et pourtant elle perçoit qu' ils ont changé de nature. [379] Ils ressemblent à ceux qu' il poussait dans la cour du palais lorsqu' il s'entraînait avec ses gardes. [380] Jocaste alors, qui le regardait du balcon, les chassait, Ismène et elle, si elles cherchaient à le voir, hors de lui, en train de combattre. [381] Antigone est sur le cap, Oedipe ne crie plus. [382] Le ciel est bas et tout noir, ce n'est pourtant pas encore la nuit. [383] Elle se précipite vers Clios, il est couché sur le sol, la corde assurée autour d' un rocher. [384] Penché sur le vide, absorbé par ce qu' il regarde, il ne la voit pas venir. [385] Il n'a pas l'air effrayé ni même inquiet, elle ne l'a jamais vu ainsi, il a l'air d' un homme ivre. [386] Elle lui touche l'épaule, il se retourne et crie "Il a passé ! [387] Elle ne comprend pas ce qu' il veut dire, elle voudrait l'aider mais il n'a pas besoin d' aide. [388] Elle se penche à son tour et voit Oedipe qui a franchi le surplomb, les pieds fixés sur de larges prises. [389] Il s'appuie du dos à la corde tendue et creuse la pierre avec une force et une rapidité incroyables. [390] Tout va bien, dit Clios, va t'abriter, il y a un orage qui arrive". [391] Mais elle ne veut pas s'abriter, elle veut voir comme lui, elle veut savoir: "Comment est-ce qu' il est remonté ? [392] Il s'est rué à l'attaque en hurlant et il a passé. [393] Il a été malade, je l'ai vu. [394] Tout d' un coup, dit Clios, quelque chose est venu. [395] Rien ne peut plus lui résister. [396] Ecoute-le, c'est la vague elle-même qui est en train de sculpter". [397] Ce ne sont plus en effet les coups réguliers, le rythme patient, retenu qui est celui d' Oedipe. [398] Ce sont des coups qui brisent et font voler la pierre par pans entiers et qui ne s'arrêtent pas. [399] On croit entendre la mer elle-même qui n'a pas à ménager ses forces, ou l'orage qui se rue follement vers eux. [400] On entend les grondements encore lointains du tonnerre et les premières gouttes commencent à tomber. [401] L'ouragan se déchaîne, les vagues en bas se creusent, s'élèvent très haut et retombent en mugissant. [402] Des rafales de pluie s'abattent sur eux en trombe, Antigone, effrayée, crie à Oedipe : "Remonte, remonte vite ! [403] Un grand rire triomphant s'élève auquel répond, à côté d' elle, celui de Clios qui exulte et crie entre deux coups de tonnerre : "La vague monte, elle monte. [404] Il va la forcer, la plier ! [405] Oedipe se hisse sur une pointe de rocher où il se tient à cheval. [406] Il travaille des deux mains avec des outils énormes. [407] La pluie et les éclairs aveuglent Antigone, mais elle entend le bruit forcené du burin, de la masse et de la pierre fracassée. [408] On dirait qu' un géant creuse et frappe la falaise. [409] Clios rit et, en hurlant des messages, modifie sans cesse la tension de la corde. [410] Le rire et les cris victorieux d' Oedipe lui répondent. [411] Antigone est écrasée par la pluie torrentielle, le vent et le tumulte du tonnerre. [412] Un éclair jaillit, elle pense que la foudre va frapper Oedipe, mais non, l'orage n'est pas encore à son paroxysme et elle tombe près du rivage sur un grand arbre qui prend feu. [413] Clios lui crie dans l'oreille: "Il a réussi, la vague retombe ! [414] Elle est effrayée, elle ne comprend plus ce qui se passe, elle a froid dans ses vêtements trempés. [415] Clios a rejeté presque tous les siens et, tout en manoeuvrant la corde, il hurle de joie. [416] Antigone se dit que l'orage et la mer ont déjà dû laver les vomissements d' Oedipe. [417] Plus rien ne reste, plus rien ne restera de ce moment affreux qu' elle sera seule à connaître. [418] Un soleil mouillé projette quelques rayons à travers les nuages en fuite et déjà un autre grain se prépare. [419] Le tonnerre gronde à nouveau, mais la pluie n'obscurcit plus son regard. [420] Elle se penche, elle veut prévenir Oedipe. [421] Sa tête aux yeux voilés et ses formidables épaules sont entourées d' étincelles. [422] Il frappe la base du surplomb à coups redoublés, il en arrache de force la vague, il la courbe sous lui et la renvoie, furieuse, écumante, déferler dans la mer. [423] Clios voit-il les mêmes choses qu' elle ? [424] Il n'en est pas effrayé, au contraire. [425] Il est triomphant, jubilant et, lorsque Oedipe hurle de sa voix d' airain, il lui fait écho de toute la force de la sienne. [426] Il se tourne vers elle, il la contraint à regarder, à comprendre, à soutenir, elle aussi, de sa violence l'acte qui a lieu là. [427] Elle ne peut résister à son regard et elle répond par ses clameurs à celles qu' Oedipe ou Zeus profèrent avec la mer. [428] Sibylle ou pythie, elle n'est plus qu' une voix qui arrache de son corps son cri le plus extrême tandis que lui ébranle la falaise, de ses outils divins et de l'inconcevable épaule. [429] La pluie redouble, les éclairs sillonnent le ciel, la foudre tombe plusieurs fois. [430] Des arbres brûlent sur les falaises et elle pense : "Pourvu que les pêcheurs soient rentrés". [431] Elle est emportée dans le tourbillon des éléments et n'a plus conscience du temps qui s'écoule. [432] Clios tout à coup tend la corde à côté d' elle et crie : "N'aie pas peur, il vient ! [433] Deux mains immenses atteignent le bord de la falaise, y prennent appui et soudain le géant est là, encore entouré d' étincelles. [434] Il brise en riant la corde qui lui enserrait la taille, élevant d' un mouvement superbe son corps très haut au-dessus d' elle. [435] Qu'il est beau, aveugle, rayonnant et bondissant peut-être. [436] Comme il verdoie, quand d' un geste vaste et négligent il rejette ses énormes outils dans la mer. [437] Il est en face d' elle, les bras ouverts. [438] Sa bouche, son front, ses yeux couverts du bandeau blanc sont empreints d' une bonté, d' une gaieté souveraines. [439] Elle court vers lui, enserre sa jambe de ses bras. [440] Son front repose enfin sur le genou puissant qui est à hauteur de sa bouche. [441] Qu'il est bon d' être ainsi riante ou en larmes et de se laisser glisser sur les genoux pour saisir et embrasser les chevilles, les pieds nus et blessés. [442] Est-ce qu' il va grandir encore, s'élancer dans la mer, être enlevé dans le ciel par le char ardent tiré par des chevaux de feu ? [443] La pluie tombe toujours, elle sent le froid, elle se dit : Il faut faire du feu, ils doivent être aussi glacés que moi. [444] Le corps, qu' elle n'ose plus regarder, se perd peut-être très haut dans les nuages. [445] Elle se retourne et, sous les rafales de pluie, détale comme un animal poursuivi. [446] Elle arrive à la grotte et tente de ranimer le foyer. [447] Ce n'est pas facile, il fait une énorme fumée qui lui brûle les yeux. [448] Enfin une flamme s'élève, elle y jette furieusement tout le bois sec que Clios a accumulé dans la grotte. [449] Le feu jaillit malgré les trombes d' eau qui s'abattent sur lui en crépitant. [450] Le vent rabat les flammes vers le fond de la grotte qui n'est pas profonde. [451] Elle a beau se plaquer contre la paroi, elle sent qu' elle va brûler. [452] Elle veut crier, mais elle a si peur qu' aucun son ne sort de sa bouche. [453] Ce n'est plus nécessaire, déjà Clios est là. [454] Il traverse les flammes d' un bond, il repousse le feu et fait rouler les bûches vers l'extérieur. [455] Elle croit qu' il va la prendre dans ses bras, la porter dehors, mais il se contente de lui ménager un passage et de la faire sortir en l'aidant à franchir les braises d' un saut. [456] Il veut la faire asseoir sur une souche, mais elle ne veut pas. [457] Après ce qu' elle vient de vivre, il lui faut du feu, plus de feu et toute l'incroyable lumière. [458] Elle ramasse les bûches que Clios a renversées pour la sauver et les précipite dans les flammes. [459] D'abord stupéfait, Clios en la voyant faire est saisi du même désir, de la même allègre fureur. [460] Ils projettent sur le bûcher tout le bois qu' ils ont précieusement accumulé depuis qu' ils sont là. [461] D'énormes flammes, une énorme chaleur s'élèvent du brasier, elles raniment leur joie et les protègent du brouillard qui surgit de la mer et envahit le cap. [462] Sans l'action d' Oedipe, pense Antigone, la vague qui était délire, rien que délire, serait maintenant en train de nous engloutir et de nous séparer. [463] A travers la fumée et la brume qui s'épaissit, elle devine la présence d' Oedipe. [464] Il est arrêté à quelque distance, avec ses vêtements trempés de pluie et sa stature habituelle. [465] Il a l'air épuisé et pourtant, sur ses traits, flotte encore un peu de la douceur, du bonheur extasié de son visage de géant. [466] Il demeure, là, en silence, elle voudrait courir à lui, mais elle sent, comme Clios, qu' elle doit respecter son retrait. [467] Elle retire quelques bûches du foyer et se met à préparer le repas car, à travers les événements du cœur, le corps incessamment réclame. [468] Elle l'entend qui s'approche. [469] Il a pris sa flûte et joue un de ces airs simples, élémentaires qu' il affectionne et qui ressemblent au bruit de la mer. [470] Sa voix s'élève, faible, timide, hésitante, elle ressemble à celle d' un enfant. [471] Clios l'entend et, comme lui seul peut le faire, il entoure le chanteur et le feu de mouvements superbes. [472] Antigone ne perçoit ni mots ni phrases dans le chant d' Oedipe, mais au-delà de toute signification, elle éprouve un sentiment de triomphe. [473] Elle voudrait le célébrer en dansant comme Clios. [474] Hélas, elle est lourde, elle est terrienne, elle n'a pas sa nature de feu et ne peut improviser ses mouvements comme lui. [475] Elle se met à côté de son père et, suivant les inflexions de sa voix qu' on dirait enrouée par un long hiver, elle la soutient de la sienne et elle est heureuse. [476] Oedipe s'arrête de chanter. [477] Clios, transporté d' enthousiasme, crie : "Pliée, tu l'as pliée ! [478] Oedipe rit et Clios se précipite sur lui, l'enserre, le presse de ses cris de joie et finit par se laisser tomber sur le sol avec lui en répétant : "Tu l'as pliée, tu nous as délivrés ! [479] Et Oedipe, l'aveugle, le suppliant, lui répond en riant sans bruit, et très fort comme Antigone ne l'a jamais vu rire. [480] Un instant jalouse, elle se sent emportée dans leur gaieté, dans leur folle ébriété sans ivresse. [481] Elle se jette sur eux, les étreint, les embrasse à son tour, pousse des cris de joie, de triomphe peut-être. [482] Elle entend leurs voix, leurs rires, au loin et encore environnés de tonnerre, tandis qu' au fond d' elle-même une pensée secrète, encore un peu tremblante, lui souffle : Oui, nous sommes un peu, un tout petit peu délivrés. [483] Antigone fait asseoir Oedipe sur la souche près du feu. [484] Il tremble, il claque des dents, il a des crampes dans les mains et les pieds, il est revenu dans sa condition d' homme. [485] Avec quelle douceur, avec quelle vigueur Clios le dévêt, le sèche, le frictionne, le change de vêtements, lui masse les mains pendant qu' elle s'active à préparer le repas. [486] C'est Clios qui le soigne, mais c'est d' elle qu' il reçoit la boisson chaude et les galettes qu' elle a fait cuire sur les braises. [487] En mangeant, Clios regarde Antigone, puis Oedipe : "C'est qu' elle était belle, ta fille, quand le survenant l'a saisie. [488] Roulant par terre, nous embrassant comme font les garçons sur le stade et les guerriers après la victoire. [489] Criant, sentant le feu et la fumée, qu' elle était belle, un peu brûlée, un peu roussie par la fournaise ! [490] Antigone sent soudain sa fatigue et la souffrance de ses brûlures. [491] Elle se lève, elle quitte leur douce chaleur, leur cercle de lumière. [492] En approchant du village, elle se retourne, la provision de bois, consumée d' un coup, éclaire encore le cap de ses flammes. [493] Elle devine autour d' elle la présence mouvante de Clios qui, après avoir soigné Oedipe, danse encore. [494] Le brouillard s'est dissipé quand Antigone arrive au village, elle est soulagée : toutes les barques sont au port, la tempête n'a pas fait de victimes. [495] Les pêcheurs et de nombreuses femmes de marins sont là, on dirait qu' ils attendent. [496] Ils viennent à elle, ils la remercient, elle ne comprend pas pourquoi. [497] Ils disent : A cause du feu. [498] L'orage, la tempête, le brouillard, on ne voyait plus le bout de nos rames. [499] Si on est tous revenus, c'est grâce à lui. [500] Chloé demande : "Comment avez-vous fait un si grand feu avec ce terrible orage ? [501] J'ai été imprudente, je l'ai allumé dans la grotte, le vent a failli me faire flamber". [502] Une jeune femme lui touche la tête : "Tes cheveux aussi sont brûlés, heureusement qu' il pleuvait. [503] Viens chez moi, je sais soigner les brûlures et j'arrangerai tes cheveux. [504] Je m'appelle Isis et c'est moi qui coupe les cheveux des plus belles femmes du village". [505] Antigone la suit, beaucoup de femmes sont étonnées car Isis est une jeune veuve qui n'a pas bonne réputation. [506] Elle est un peu magicienne et depuis que son mari a disparu elle reçoit souvent chez elle des marins ou des bergers qui se battent et parfois s'entre-tuent à cause d' elle. [507] En entrant dans sa maison, Antigone est couverte d' une sueur glacée et sur le point de s'évanouir. [508] Isis la force à s'étendre, la réchauffe et lui enlève ses vêtements. [509] J'en étais sûre, tu es brûlée aux jambes, aux bras, aux épaules et tous tes beaux cheveux auraient pu flamber". [510] Elle la lave de ses mains douces : "Heureusement ce n'est pas trop grave, je vais te soigner avec de l'argile, des herbes et des onguents d' Egypte. [511] Ma mère était égyptienne, mon père qui était pirate l'avait enlevée. [512] Qu'il était tyrannique avec elle, mais il l'aimait, il l'aimait ! [513] Tout à fait comme ton Clios". [514] Antigone est plus heureuse qu' elle ne devrait en entendant Isis, mais elle comprend aussi qu' il y a longtemps que Clios vient chez elle. [515] Elle passe trois jours à se reposer et à se laisser soigner par Isis et Chloé qui se relaient auprès d' elle. [516] Elles ont mis des pièces aux parties brûlées de sa robe et l'ont lavée. [517] Le matin suivant, après avoir mangé avec Isis, elle lui dit qu' elle va retourner sur le cap. [518] Isis répond que Clios, qui est venu chaque jour prendre de ses nouvelles, est devant la maison et l'attend. [519] Il est là, sa tête est presque complètement rasée, ce qui lui donne l'air encore plus sauvage. [520] Il est couvert de pansements, il rit à sa manière cruelle en voyant ceux d' Antigone et les mèches brûlées de ses cheveux qu' Isis n'a pu tout à fait masquer. [521] Elle a beau protester, il charge un énorme fagot sur son dos et la précède, le tronc fléchi sous le poids, comme un arbre courbé par la tempête. [522] En arrivant sur le cap, Antigone entend le bruit régulier du marteau et du burin d' Oedipe. [523] Clios lui parle enfin : "Pendant que nous étions malades, il n'a pas cessé de travailler. [524] La vague a bien avancé". [525] Elle est fâchée de voir que le fagot a dérangé et sali ses pansements. [526] Elle le force à s'asseoir, à se laisser soigner. [527] Elle remarque qu' il y a de nouveau dans la grotte des réserves de bois et des provisions. [528] Des tisons recouverts se consument dans le foyer. [529] Rien ne rappelle les événements du jour de la tempête sauf, au bord du vide, la corde qui attachait Oedipe quand il a maîtrisé la vague. [530] Elle est encore là, et on peut voir qu' elle n'a pas été coupée, mais rompue par une force géante. [531] C'est à coups de hache que Clios tranche le brin qui reste. [532] Ils descendent le sentier. [533] Arrivée à l'endroit où la vague s'élève, Antigone a un mouvement de frayeur. [534] Sur le surplomb, la vague se retourne, se tord sous l'effet de la pesanteur et va, comme Oedipe l'a voulu, se précipiter dans la mer. [535] Le lendemain, Clios travaille aux raccords entre les parties de la vague qui s'élèvent et celles qui déferlent. [536] Oedipe sculpte le corps du troisième rameur. [537] Antigone est frappée par la mesure, la légèreté de ses gestes. [538] Rien de comparable à la violence, à la fureur des coups de celui qui a contraint la vague à plier. [539] Elle voit que des cheveux gris commencent à parsemer sa belle chevelure fauve. [540] Il tourne vers elle son visage aux yeux bandés et sur ses lèvres apparaît le sourire qui lui gagnait autrefois tous les cœurs. [541] Elle dit : "Je vous retarde". [542] Il répond : "Tu as le temps". [543] Elle sent qu' il lui ouvre ainsi, malgré l'automne qui est là et l'hiver qui approche, un immense espace de temps. [544] Qu'il lui signifie qu' elle ne doit surtout pas se hâter. [545] Elle s'installe en face des contours qu' elle a tracés pour le pilote, elle est effrayée un instant par l'ampleur de ce qui reste à faire. [546] Puisqu' il lui a donné le temps, elle contemple la pierre, elle se recueille en elle, elle y appuie son visage, la parcourt de ses mains. [547] Une masse de calme est sous son front, elle s'en inspire et la fait très doucement descendre dans tout son corps. [548] Elle commence. [549] Au milieu du jour, le pied, la cheville et la jambe sont esquissés. [550] Clios lui construit un échafaudage de bois et de cordes sur lequel elle peut sans peine s'élever le long du corps géant. [551] Elle trace les contours, le mouvement général et, après elle, Oedipe creuse plus profondément le relief, arrondit et polit la pierre, précise les ombres et les angles. [552] Ils ne parlent guère, mais quand il la sent fatiguée il lui dit de s'asseoir et tire de sa flûte des airs ou des sons qui viennent de très loin, d' avant Thèbes, d' avant Zeus et Prométhée, d' avant le feu, lorsque l'homme et la femme étaient encore, comme l'aigle, dans l'innocence et la férocité de l'origine. [553] Clios termine la vague, sculpte les rames de gouvernail et prépare les repas pour décharger Antigone. [554] Il a descendu des bûches sur le sentier et, si le vent fraîchit ou s'il pleut, il fait un feu au bas de l'échafaudage et ils peuvent se réchauffer. [555] Le soir, elle descend chez Chloé ou chez Isis. [556] Il y a toujours du feu et un repas chaud qui l'attendent. [557] Les deux femmes parlent entre elles du pilote géant comme d' un dieu de la mer. [558] Antigone est préoccupée, le corps est presque terminé, mais il faut faire la tête. [559] Elle dit à Isis : "Jusqu' ici mes mains et mes yeux savaient, mais pour la tête je ne vois rien. [560] N'aie pas peur, répond Isis, tu n'es pas toute seule". [561] Que veut-elle dire ? [562] Elle préfère ne pas le lui demander. [563] Il est vrai qu' elle n'est pas seule ici ce soir, dans cette douce maison où Isis la masse, la baigne, la borde dans son lit. [564] Elle rêve, cette nuit-là, qu' elle entre en communication avec d' autres hommes qui, pourchassés et décimés par les peuples de la surface, se sont enfoncés dans la profondeur. [565] Ils parviennent à survivre car leur nature est devenue plus subtile. [566] Ils traversent librement la pierre, l'eau, la terre, ils se nourrissent de quantités infinitésimales. [567] Ils s'habituent à cette vie souterraine, leurs esprits se rapprochent, s'unissent afin d' exister plus et mieux. [568] L'amour joue un plus grand rôle dans leur vie, il s'étend au-dehors car tout ce qui va vers la beauté, vers le sacré dans la vie des hommes vient d' eux. [569] Fondus dans la matière, ils n'ont plus besoin de leurs yeux, ils en ont perdu l'usage et on pourrait penser qu' ils sont aveugles. [570] Un regard intérieur pénétrant les éclaire intimement avec plus de justesse et de fermeté. [571] Ils semblent avoir dépassé le cap de la mort et s'ils ont leurs épreuves comme les peuples de la surface, c'est à un niveau plus élevé. [572] Antigone s'éveille sans pouvoir distinguer ce qu' elle a rêvé de ce qu' elle a peut-être vécu dans un demi-sommeil. [573] Elle a l'impression qu' ils sont tous les trois soutenus, compris, peut-être attendus par ce peuple invisible des profondeurs. [574] Quand elle arrive sur le cap, Oedipe est déjà au travail. [575] Clios l'attend et la regarde avec admiration "Après ton départ, hier, nous avons longtemps touché, senti ton oeuvre car à cette heure j'étais dans l'obscurité comme lui. [576] Oedipe a dit : Antigone est une inspirée". [577] Elle est heureuse et en même temps ne peut s'empêcher de dire : "Ce sont mes mains, rien que mes mains qui sont inspirées. [578] Tu es tes mains, dit Clios, tu es tout entière dans tes mains. [579] Oedipe m'a encore dit: Antigone ne pense plus la pierre, c'est la pierre qui la pense. [580] Son pilote est digne de regarder la mer". [581] Elle voudrait lui raconter son rêve, mais elle a peur de l'affaiblir en le faisant entrer dans le tissu incertain des mots et puis il faut qu' elle aille travailler. [582] Ils descendent le sentier. [583] A genoux sur l'échafaudage, Oedipe est déjà en train de sculpter. [584] Elle s'agenouille en face de lui, prend son visage dans ses mains et sent comme il s'est amaigri et creusé depuis qu' il travaille sans relâche sur la falaise. [585] Touchant de la main le dos qu' il est en train de polir, il dit : "Il porte la victoire dans sa colonne vertébrale". [586] Ils sont trois sur l'échafaudage, le vent du nord s'est levé et les glace. [587] Clios a allumé du feu et quand Antigone a trop froid pour manier ses outils et descend se réchauffer, les deux autres viennent s'asseoir près d' elle et ils prennent une boisson chaude. [588] Les deux hommes mangent, mais elle ne peut rien avaler. [589] Parfois elle regarde ses mains rougies par le froid et, malgré les soins d' Isis, rendues calleuses par le travail. [590] Elle regarde ses vêtements rapiécés, elle sent son visage et son corps couverts de poussière. [591] Cette fois, Clios ne la regarde plus avec son sourire ironique, il ne lui dit plus qu' elle est sale et échevelée. [592] Au contraire, il insiste souvent pour qu' elle remonte à la grotte se reposer, mais elle refuse. [593] Elle a presque achevé le front et les cheveux, tirés en arrière par le vent. [594] Elle pressent dans la pierre l'énorme figure qu' elle a connue toute petite et qui parfois se penchait sur elle. [595] Elle cherche, elle retrouve la beauté rayonnante du père jeune, mais elle doit aussi tracer et chérir les sillons d' amertume que la peste, le meurtre du père et la mort de Jocaste ont creusés sur ce visage. [596] Les signes qu' ont imprimés sur lui la longue route méditative pour aller nulle part et, plus encore, la perte de ce bonheur vertigineux qu' il avait inventé en contemplant la mer. [597] Ce bonheur auquel il a renoncé à cause d' elle qui n'a pas pu supporter ce qu' elle a ressenti comme une fuite, une évasion et qui n'était peut-être qu' une traversée de l'abîme. [598] Elle l'a fait, elle ne regrette rien, elle a exigé et obtenu de lui un autre avenir. [599] De quel droit ? [600] Qui pourrait encore parler de droit ? [601] Il y a seulement qu' elle a été la plus forte. [602] En l'appelant à un autre destin, celui qui le mène depuis des mois à sculpter la falaise, avec la force d' un dieu et la ténacité d' un ouvrier. [603] Le même destin qui exige d' elle aujourd' hui d' édifier, face à la mer, son image géante sur cette colonne vertébrale victorieuse qui n'a pas encore de visage. [604] Un jour, un soir, plusieurs soirs où Clios la soutient quand elle remonte le sentier de la falaise et descend au village jusqu' au seuil d' Isis où il la confie aux mains des deux femmes, la jeune et la vieille, car Chloé vient aussi la soigner chaque jour. [605] Elle est épuisée, elle le laisse lui embrasser la main ou l'épaule avant qu' il ne s'en aille en bondissant comme toujours. [606] Chaque soir, Antigone promet à ses amies de prendre un jour de repos, mais tous les matins, dès avant l'aube, elle est debout pour retourner au travail. [607] Clios est devant le seuil, qui l'attend dans le demi-jour. [608] Ils gravissent sans mot dire le chemin en regardant le soleil sortir peu à peu de la mer. [609] Le feu est allumé devant la grotte, Oedipe est déjà à la falaise. [610] Elle mange avec Clios et, dès qu' il fait clair, ils descendent le sentier. [611] Quand elle commence à gravir l'échafaudage, Oedipe se tourne vers elle avec le sourire confiant, un peu rusé qui apparaît parfois sur ses lèvres. [612] Un sourire qui n'ignore pas la force géante de la mer ni celle du destin, mais qui sait qu' on peut faire face. [613] C'est ce sourire-là, si fugitif chez lui et tellement hors de portée pour elle, qu' elle doit capter, faire surgir de la falaise. [614] Elle touche, elle caresse longuement la pierre comme fait Oedipe, elle écrase son regard contre elle et voici qu' une réponse toute tremblante de questions nouvelles survient. [615] Est-ce un message du petit peuple de la pierre qui la nuit lui a parlé en songe ? [616] Elle voit le sourire ou peut-être le rire apparaître parmi les ombres et les signes confus qui occupent l'emplacement du visage. [617] Elle n'a plus qu' à le laisser faire en taillant et en creusant la pierre avec tendresse. [618] Résolu, admirable, le rire s'invente et se veut retenu, contenu pour faire face aux énormes puissances déchaînées. [619] Tout un jour, elle s'absorbe en lui, tout un jour où le vent la transperce, où elle a froid et faim mais ne peut pas quitter sa place sur l'échafaudage. [620] Quand les hommes l'appellent, elle répond, mais ne descend pas. [621] Clios lui apporte de la soupe et des pierres brûlantes pour se réchauffer. [622] C'est seulement quand le futur visage est éclairé par le rire, quand elle est sûre de le voir, de l'entendre qu' elle se décide à descendre. [623] Elle sent qu' elle n'y parviendra pas seule et appelle Clios à son aide. [624] Dans la lumière de la fin du jour, il regarde ce qu' elle vient de sculpter. [625] Il dit : "C'est ce que tu as fait de plus beau. [626] Ce n'est pas moi, c'est eux ! [627] Elle répond cela violemment, de sa voix rauque des jours de grande fatigue, comme s'il l'avait blessée. [628] Il l'aide à descendre, elle est lourde et sur le point de s'évanouir. [629] Il la fait se réchauffer près du feu, puis l'accompagne chez Isis. [630] Elle est épuisée, elle s'arrête souvent. [631] Il sent alors qu' une part d' elle voudrait qu' il la prenne dans ses bras et qu' une autre ne le lui pardonnerait pas. [632] Devant la porte d' Isis, elle lui dit: "Il y a encore le regard, je ne le vois pas ! [633] Il est surpris, il répond un peu au hasard : "Demain, tu le trouveras". [634] Elle répond durement : "Non" et referme la porte devant lui. [635] Clios revient, il soigne Oedipe et dit qu' Antigone est heureuse de son travail d' aujourd' hui, mais qu' elle a peur de faire le regard car elle ne le voit pas. [636] Oedipe se couche, cherche sa place, s'étire plusieurs fois, comme il a l'habitude de le faire avant de s'endormir: "S'il n'y a plus de regard, dit-il, on peut le montrer". [637] Le lendemain, en remontant vers le cap avec Clios dans la pénombre d' avant l'aube, Antigone ne pense plus au regard. [638] Elle se réconforte en pensant au visage géant du père de la mer. [639] Au moment où elle va descendre vers la falaise, Clios lui raconte ce qu' Oedipe a dit la veille : "S'il n'y a plus de regard, on peut le montrer". [640] Elle s'engage dans le sentier, elle est étonnée, elle répète en elle-même : S'il n'y a plus de regard, plus de regard, plus de regard ---. [641] Oedipe ne travaille plus au géant, il a tout terminé derrière elle. [642] Il sculpte maintenant le troisième rameur. [643] Pour finir le maître de la barque, on n'attend plus qu' elle. [644] Elle s'approche d' Oedipe, le prend dans ses bras, aveugle ses propres yeux en les serrant contre le visage de son père. [645] C'est vrai qu' il n'y a plus de regard, c'est ce qui est si douloureux quand on se souvient de lui autrefois. [646] Il y a pourtant, sa mémoire le lui répète avec un fragment de sa phrase, il y a peut-être plus de regard maintenant. [647] Comme eux, comme le petit peuple invisible de la pierre, il ne cesse pas de vous voir avec sa faculté intérieure, de vous envelopper d' un organe plus subtil. [648] En fermant les yeux, elle étend ses mains sur le visage d' Oedipe. [649] Elle sent le bandeau que Clios noue soigneusement sur ses yeux avant qu' il ne parte travailler. [650] Elle le voit chaque jour, elle croyait le connaître, mais cette fois elle le sent, elle le connaît, comme son père, par les mains. [651] Comment n'y a-t-elle pas pensé ? [652] Il n'y a plus de regard, mais il y a ce bandeau qu' on peut montrer et qui peut faire voir, puisque c'est le géant aveugle qui dirige la barque, le regard intérieur dans son absence et dans sa plénitude. [653] Elle embrasse Oedipe, elle gravit toute légère les degrés de l'échafaudage. [654] Clios, au-dessous, allume le feu qui grésille gaiement sous les gouttes d' un grain fugitif. [655] Elle travaille tout le jour. [656] Elle achève d' abord le front, puis trace le bandeau. [657] Elle se sent assistée, comme la veille, par le peuple des profondeurs et par l'attente, l'attention extrême d' Oedipe et de Clios. [658] Celui-ci vient de temps à autre la faire descendre pour se réchauffer. [659] Oedipe se joint à eux, ils ne lui parlent pas. [660] Ils voient qu' elle est toujours là-haut en face du visage géant qui a confié son rire au futur. [661] Elle remonte travailler, elle pense confusément : "L'aveugle qui chante". [662] Le front est vaste, dégagé, superbe, au-dessus du nez légèrement busqué. [663] Elle achève le bandeau sur les yeux, il est usé, effrangé sur les bords comme celui qu' Oedipe porte pour travailler. [664] Elle se recule pour mieux voir, revient vers la pierre, corrige quelques détails et se recule à nouveau pour voir l'ensemble. [665] Elle ne peut pas y croire. [666] Dans la mesure de ses forces, et tout lui indique qu' elle ne peut pas aller plus loin, elle a fait ce qu' elle pouvait faire. [667] L'oeuvre n'est pas achevée et elle ne peut pas l'être. [668] Abandonné, laissé à lui-même, le maître de la barque est en avant, bien en avant d' elle. [669] Sous l'action du vent, sous celle de la mer, il va continuer à avancer dans l'immensité du temps et la distance entre elle et lui ne va pas cesser de grandir. [670] Elle songe à appeler Oedipe et Clios, à leur crier Venez voir, c'est fini. [671] Venez voir comme elle est belle et tellement plus grande que nous, notre oeuvre abandonnée. [672] Elle ne peut pas et ressent dans tout son corps une douleur qui devient une tristesse écrasante. [673] C'est fini, elle se détourne, elle regarde la mer qui est toute noire sous le ciel plombé. [674] Poussée par les deux hommes, elle a enfanté ce géant qui est derrière elle et qu' elle ne veut plus voir. [675] En regardant les vagues battre la falaise, elle est épouvantée par le désir d' en finir, comme Jocaste. [676] De l'autre côté, celui de l'aveugle qui affronte la tempête, il n'y a que l'action à reprendre chaque matin et l'incessant, l'interminable désir. [677] Elle est au bord de la plate-forme, elle saisit une corde, elle se penche à nouveau sur la mer. [678] L'oeuvre est née, elle en a fait assez, on n'a plus besoin d' elle. [679] Vacillante, cramponnée à la corde, elle est au bord de la chute, fascinée par la mer. [680] Elle sent une main puissante qui saisit la sienne, elle est soulevée par des bras très forts, est-ce que c'est son enfant, le père de la mer, qui la fait descendre de l'échafaudage avec cette facilité inconnue ? qui lui insuffle sa force et son courage, qui la remonte sans effort le long de l'étroit sentier ? [681] En arrivant au cap, l'aisance, la toute-puissance disparaissent. [682] Il n'y a plus qu' Oedipe qui la soutient de son pas incertain, de ses forces épuisées. [683] Qui appelle Clios à son aide d' une voix étranglée. [684] Il y a une douceur à se traîner, soutenue par eux, après avoir été portée par son enfant de pierre. [685] L'enfant est grand, il doit vivre sans elle, il ne reste plus qu' à boire, gorgée par gorgée, la douleur d' avoir terminé l'œuvre qui n'aurait jamais dû finir. [686] Antigone a passé deux jours à se laisser soigner par Isis. [687] Clios vient lui dire que le vieux pêcheur, le mari de Chloé, les emmènera en barque le lendemain pour voir la Vague de la mer. [688] Que fait Oedipe ? [689] Clios dit qu' il ne travaille plus sur la falaise, il a l'air de penser que la Vague est achevée. [690] Il taille des pierres, il veut élever, au-dessus de la grotte, une tour à feu comme il en a vu en Egypte. [691] Le lendemain, le temps est froid. [692] Quand le soleil se lève, le cap est encore entouré de brume. [693] Ils en font le tour à la voile avant que les deux fils ne se mettent aux rames pour s'approcher de la face nord. [694] On ne la voit d' abord que de façon confuse puis, très vite, la brume se dissipe et soudainement la Vague est là. [695] Le cœur étreint par son apparition, Clios et Antigone ont l'impression de la voir pour la première fois. [696] Ils ne la savaient pas si vaste, beaucoup plus fantastique, plus effrayante qu' ils ne pouvaient s'en douter en la voyant du sentier. [697] La Vague, très sombre à sa base et qui s'éclaircit en s'élevant, jaillit vraiment de la mer. [698] A hauteur du surplomb, elle déferle de toute sa masse écumante, entourée de gerbes d' eau qui descendent en flèche dans un étincellement de gouttes ardentes. [699] A sa puissance, rien ne semble pouvoir résister. [700] Au moment où elle va retomber dans l'énorme creux, la barque l'y précède, se servant de sa force, de sa béance pour se projeter en avant. [701] Blanche, rayonnante, effilée, avec ses trois rameurs au sommet de leur effort, elle est guidée vers le port par l'aveugle de la mer. [702] Ils s'approchent pour regarder la falaise d' aussi près qu' on peut le faire sans danger. [703] Ils admirent les grandes silhouettes blanches et sombres qui lui donnent un sens nouveau et adressent aux marins et au roi Thésée leur message d' espoir. [704] Clios se tourne vers Antigone perdue dans ses pensées : "Il faudrait des couleurs, plusieurs bleus, un blanc très fort, des gris, des noirs, très peu de rouge". [705] Elle est séduite par cette imagination des couleurs, mais ne pense pas comme lui: "Tu cacherais la pierre et c'est la pierre qui nous a guidés. [706] La couleur exalterait la pierre. [707] Oedipe ne veut pas exalter la pierre, il veut la montrer. [708] Il veut lui donner un sens, mais il n'y a pas de sens. [709] La mer, le cap, la falaise n'ont pas de sens, ils sont là, c'est tout". [710] Le vieux marin se met à rire : "Celui qui a fait cette vague, c'est un homme qui connaît la mer. [711] Il a fait une barque et des pêcheurs qui vont rentrer au port décharger leurs prises. [712] Et les poissons, pour nous, ça compte". [713] Le jour avance, il est temps de revenir. [714] On entend toujours, au sommet du cap, le bruit patient du marteau d' Oedipe. [715] Le soir, Oedipe et Clios mangent en silence en écoutant la mer battre inlassablement le pied de la falaise. [716] Clios recharge le feu avant la nuit, Oedipe lui dit : "Tu es devenu potier et sculpteur, mais la couleur est ta voie. [717] La couleur grandira avec toi, elle prendra de la place, de plus en plus de place et il faudra que Clios diminue. [718] Quand on a été, comme nous, très loin dans le crime, on ne peut en sortir que par la liberté, toute la liberté et sa lutte sans fin. [719] Et pour Antigone, demande Clios, qui n'a pas commis de crime, est-ce qu' il n'y a pas d' autre chemin ? [720] Non, il n'y en a pas, la liberté douce n'existe pas". [721] Le lendemain, quand Antigone arrive du village, Oedipe descend avec elle au pied de la falaise. [722] Il a laissé inachevé le troisième rameur. [723] Pourtant, elle ne peut en douter, c'est Polynice. [724] C'est lui, avec cette aisance princière, cette grâce incomparable qu' il tient à la fois d' Oedipe et de Jocaste. [725] Elle demande: "Pourquoi, pourquoi lui ? [726] Mais Oedipe n'explique pas, il dit seulement: "Achève le visage, la bouche ---". [727] Et il s'en va. [728] Elle demeure là, en face de Polynice, de l'idée, du rêve qu' elle s'est fait, depuis son enfance, de ses frères. [729] Et voici qu' elle doit faire le visage de Polynice qui a pesé si lourd sur son destin car, au lieu de se rebeller contre Etéocle et Créon, il a refermé sur son père la dernière porte de Thèbes. [730] C'est lui qui le condamnait ainsi à périr dans quelque trou si elle ne l'avait pas accompagné, si elle ne l'avait pas protégé par cette rumeur de compassion qui l'entoure et dont elle a été, sans l'avoir voulu, l'origine. [731] Le visage de Polynice peut-il encore accueillir l'espérance ? [732] Le conflit inexpiable avec Etéocle et la malveillance secrète de Créon en font douter. [733] Mais comme elle l'a appris depuis qu' elle est sur la route, il y a d' innombrables chemins. [734] Elle remonte sur le cap, va reprendre dans la grotte les outils qu' elle y a laissés croyant la Vague achevée. [735] Clios lui fait un petit signe de la main et sourit. [736] Oedipe ne lève pas la tête. [737] Accroupi sur le sol, il taille avec un lourd marteau les pierres rectangulaires que Clios prépare ensuite pour l'assemblage. [738] Ainsi celui qui a tenu le sceptre et l'arc royal, celui qui a conçu et exécuté la Vague trouve naturel de faire la même tâche que les ouvriers des carrières. [739] Elle pense : C'est la même chose. [740] Tout est pour lui devenu la même chose. [741] Elle s'acharne pendant plusieurs jours à sculpter le visage de Polynice. [742] Le sourire, auquel elle parvient, la trouble. [743] C'est un sourire détendu, supérieur, qui semble dire que sa gaieté, si c'est de la gaieté, n'a rien à voir avec le résultat de l'acte. [744] Triomphe ou naufrage, tuer ou être tué ont pour ce visage le même poids, le même sens ou, comme dirait Clios, le même non-sens. [745] Elle contemple longtemps la barque qui se délivre, avec ses trois rameurs radieux et son pilote aveugle, et elle sent que cette fois, l'œuvre, l'aventure qui a meurtri leurs corps et lié leurs esprits est finie. [746] Ce qui est sorti de leur fatigue, de leur attente, de leur attention émerveillée au peuple de la pierre est cette fois donné. [747] Donné au ciel, à la mer, aux astres, aux désastres, à l'oubli et à l'effacement final. [748] Ce n'est plus à eux et elle comprend ce dont ils souffrent là-haut, ayant terminé l'ouvrage avant elle, comme ils l'ont peut-être voulu. [749] Elle remonte le chemin en courant, elle s'agenouille à côté d' Oedipe, elle appelle Clios près d' elle. [750] Elle dit : "J'ai du chagrin, j'ai compris, j'ai mal comme vous". [751] Elle met ses bras autour de leurs épaules et elle pleure, le visage serré contre les leurs, laissant couler les larmes qu' ils ne peuvent pas verser. [752] Serrés étroitement l'un contre l'autre dans le vent froid, ils recréent un instant l'anneau de l'acte qui vient de se briser. [753] Clios, au centre de leur cercle, allume quelques brindilles. [754] Il étend leurs mains jointes au-dessus de la flamme minuscule. [755] Il dit: "Consacrons par le feu et la cendre cet instant et ces larmes". [756] Ils retournent à leur travail, Oedipe lève et abaisse toujours au même rythme son marteau sur la pierre. [757] Antigone descend au village. [758] Elle pense: "Comme la nuit tombe vite".