Ce soir-là, Thésée nous appelle au palais, Clios et moi. Il sait comme nous que la longue errance d'Oedipe et d'Antigone à travers l'Attique approche de sa fin. Ils ne sont plus très loin de la ville et peuvent d'un jour à l'autre arriver à Colone où nous les attendons depuis si longtemps. Le roi vient d'apprendre qu'un groupe de soldats thébains, conduit par Créon, s'est présenté à la frontière. Créon vient, a-t-il dit, en ambassade et Thésée a dû donner l'ordre de le laisser passer. Il craint que Créon n'en profite pour s'emparer d'Oedipe. Il met des soldats à la disposition de Clios pour l'arrêter s'il y parvenait. Clios accepte et installe les soldats dans une maison de Colone, proche de la nôtre. Pendant des mois, Clios, son aide Hippias et moi, nous avons préparé, sur les différentes routes qu'ils pouvaient prendre, l'accueil d'Oedipe et d'Antigone. Au début nous avons été tenus au courant de leur marche par nos envoyés, puis elle est devenue erratique et imprévisible. Oedipe, comme il le faisait autrefois, va à travers tout sans tenir compte des chemins ni des obstacles et nous avons l'impression, lorsque nous parvenons à retrouver ses traces, qu'il s'acharne, au lieu de s'y rendre, à tourner autour d'Athènes. Tous nos plans sont bouleversés, le voyage d'Oedipe et d'Antigone est beaucoup plus long que nous ne l'avions prévu, et ils ne passent par aucun des points où tout était préparé pour les accueillir. Heureusement une rumeur annonçant leur passage s'est répandue dans le pays, les cœurs se sont émus et partout on désire recevoir le grand aveugle et sa fille. Leur piste, un moment perdue, est retrouvée. Un de nos envoyés nous prévient qu'un jeune berger les a rencontrés. Ils avaient l'air de dieux en voyage. Des dieux très pauvres mais qui faisaient de la lumière, surtout la jeune déesse avec son sourire. Il les a installés dans sa cabane. Celle-ci est sur un sentier écarté qui va vers Colone et notre messager pense qu'Oedipe et Antigone peuvent arriver cette nuit ou demain. Nous décidons de veiller. Hippias prend la première veille, moi la seconde afin de laisser Clios se reposer s'il doit, en cas de besoin, se porter avec ses hommes au secours d'Oedipe. Je prends la veille au milieu de la nuit, notre maison donne sur la place et je puis tout surveiller en me tenant sur le seuil. Je me sens nerveux, troublé par le nuage qui voile le ciel. A cette heure, la plus profonde de la nuit et par ce brouillard insolite, notre petite place m'apparaît sous un angle inquiétant que je ne lui ai jamais vu. La lune l'éclaire et l'ombre de la statue de Colone semble la couper en deux. En face de chez nous, dans le bois sacré, on entend encore le chant des rossignols. J'ai le sentiment soudain qu'Oedipe et Antigone ne doivent plus être loin. Je vais au centre de la place d'où je puis voir les deux chemins qui s'y rejoignent. L'attente n'est pas longue, après un moment j'entrevois, au sommet de la pente, deux formes que je distingue mal à cause de la brume. Ce sont eux qui avancent à grand-peine, qui se traînent plutôt, en s'appuyant l'un sur l'autre. La lune est derrière eux et leurs ombres démesurées les précèdent. Elles viennent vers moi, vacillantes, décharnées. Elles m'effraient et je vais, absurdement, m'abriter derrière le coin de la maison. Je ne retrouve plus le pas tâtonnant et majestueux d'Oedipe ni le port admirable d'Antigone. Hier encore, le jeune berger les a vus rayonner. Aujourd'hui, dans la nuit finissante, ils semblent blêmes, gris de poussière et de fatigue et peut-être d'appréhension. Ils s'arrêtent avant de pénétrer sur la place et je cours éveiller Clios et Hippias. Fascinés, nous regardons tous les trois leurs grandes ombres s'approcher en tremblant de celle de Colone. Elles hésitent un moment comme si elles n'osaient pas franchir cet interdit imaginaire. Puis la plus grande soutenant l'autre, elles franchissent la ligne et nous les voyons s'avancer en trébuchant dans la pauvre lumière de la place. J'ai l'impression qu'ils sont malades, mais Clios me souffle: "Oedipe est toujours le même. Il est parti sans rien, sur ce chemin où il n'y a d'eau nulle part. Ils ont soif et ils ont faim". Les deux arrivants se dirigent vers le banc de pierre qui est en face de nous. Oedipe force Antigone à s'y étendre avec des gestes tendres et maladroits. Il se dirige ensuite vers le bois des Erinyes et, sans aucune hésitation, pénètre dans leur domaine redoutable. "Quelle folie, dit Hippias, dès que les habitants le verront, ils crieront au sacrilège et le roi sera forcé de les chasser de la ville". Oedipe revient, il apporte à sa fille de l'eau de la source sacrée, le brouillard qui s'est épaissi nous empêche de les voir. Clios, qui ne veut pas encore se montrer à eux, me demande de porter de la nourriture à Antigone. Nous entendons, du côté des remparts, s'élever les premiers bruits, les appels, les cris du chantier qui s'anime. Bientôt des passants vont s'apercevoir de la présence d'Oedipe dans la forêt défendue. J'apporte à Antigone ce que lui envoie Clios. Etendue sur le banc de pierre, sans rien pour reposer sa tête, elle dort profondément. Oedipe a posé sur elle son manteau troué et plein de taches. Elle est pâle et maigre, elle a enlevé ses sandales, ses pieds sont couverts de boue et de poussière. Je ne sais si c'est mon regard ou l'odeur de la soupe qu'a préparée Clios qui la fait s'éveiller. Elle me découvre avec surprise et un peu de déception. Je ne suis pas celui qu'elle attendait. Puis son visage s'éclaire du sourire transparent qui lui gagne tous les coeurs. "Te voilà déjà à notre aide ! Il est vrai que j'ai faim et encore soif, très soif, malgré l'eau qu'Oedipe m'a apportée". Elle porte du pain à son père qui n'accepte rien d'autre et refuse de sortir du bois. Elle revient s'asseoir près de moi, elle mange avec appétit et je vois les couleurs revenir sur son visage. Le bruit s'est répandu qu'un étranger est entré dans la forêt des Erinyes. Des gens effrayés des- cendent des maisons qui entourent la place, d'autres remontent des chantiers. Ils sont bientôt une centaine autour de l'enceinte. Ils ont peur que l'acte profanatoire d'Oedipe n'entraîne pour Colone et Athènes de redoutables conséquences. Certains le menacent, d'autres le supplient de sortir. Il ne répond rien et ils font appeler les prêtres du bois sacré qui peuvent seuls pénétrer sur son sol. Le tumulte grandit autour de nous, des maçons et des tailleurs de pierre sont accourus des chantiers. Ce sont des hommes hardis, habitués aux actions de force, qui interpellent violemment Oedipe et parlent de le lapider s'il ne sort pas. Un chant s'élève alors, qui n'est pas celui d'une voix mais de plusieurs. On peut voir pourtant, à travers le brouillard, qu'Oedipe est seul à côté de la source. Ce chant s'annonce comme celui des vierges invincibles qui n'usent, pour se faire entendre des hommes, que du langage plus pur de la musique. Il parle d'Athènes, de son sol nourricier, de ses dieux, de ses vaisseaux aux rames étincelantes. Des poulains sortis de la mer qui la borde et pour lesquels Colone, inspiré par Athéna, a inventé le frein et ses successeurs, la selle et les chars. Nous ne comprenons qu'à demi ce chant de gloire, car il est proféré dans une langue qui semble être la nôtre et qui cependant en diffère. Les mots, l'intonation, l'accent ne sont plus les mêmes. Cette langue est-elle celle de notre passé ou déjà celle de ceux qui viendront après nous ? Je vois que, charmés, apaisés par la beauté de ce chant, ceux qui nous entourent ne parviennent pas plus que moi à le comprendre. Le vent se lève, le brouillard de ce matin étrange se disloque, tourbillonne, mais ne se dissipe pas. Deux prêtres du bois sacré arrivent et la foule se fend pour les laisser passer. Quand ils s'approchent du seuil de bronze, Oedipe, sortant du brouillard, apparaît. Très haut, avec son bandeau noir et ses longs cheveux blancs, il ressemble à un dieu démuni et pourtant couronné de brume. Il met un genou en terre, fait vers les prêtres le geste des suppliants et se redresse avec une autorité souveraine. Bouleversés, les prêtres semblent, comme nous, avoir envie de lui demander pardon. Il dit : "Il me fallait entrer en ce lieu où les Enfants de l'ombre enseignent le recueillement. Il n'y a point de sacrilège, allez prier le roi Thésée de venir me parler. En l'attendant, puisque l'espace lui-même a chanté la beauté, la douceur de votre sol et l'immense avenir de votre cité, moi, Oedipe l'aède, je chanterai pour Athènes et pour vous ce qui sera mon dernier chant". Sa voix s'élève, d'abord hésitante, cassée par la fatigue et le malheur. Elle retrouve peu à peu la force et les accents que j'ai entendus jadis dans la nuit du solstice, puis au cours de tant de soirs inoubliables passés à l'écouter, avec Larissa et Antigone, parmi les habitants de quelque pauvre village. En réponse aux voix mystérieuses que nous venions d'entendre, il n'a pas célébré comme elles la gloire d'Athènes et les dons que le ciel lui a faits. Il a évoqué une autre cité, plus secrète, qui doit jaillir de l'autre grâce à la lumière de l'esprit et au chant des aèdes. Athènes, a-t-il annoncé, sera puissante sur la terre et saura régner sur les eaux, mais d'autres cités la surpasseront à cet égard. Elle ne deviendra immortelle que par la mince, vacillante et intrépide lumière dont Antigone et Oedipe éclaireront son avenir. Que serait Athènes dans le coeur des hommes sans les figures suppliantes et tragiques que nous venons introduire dans son histoire ? Les cités et les peuples naissent sous le signe de sombres et inéluctables passions et il est vrai qu'emporté par elles l'esprit n'est pas de force à leur résister. Mais l'esprit est patient, il ne craint pas les fatigues ni les dangers de la route. Son courage n'est pas de vaincre, mais d'aller sans savoir où il aboutira et de revenir sans cesse à la charge. Pendant qu'Oedipe chante, Antigone fait face au chemin par lequel elle est arrivée. Soudain, son visage s'éclaire et elle crie : "Ismène !" En haut de la pente, j'aperçois, à travers les mouvements confus de la brume, une jeune fille qui survient, montée sur un joli cheval de l'Etna. Elle protège d'un chapeau de paille de Thessalie sa magnifique chevelure blonde. Elle est suivie d'un vieil esclave et, bien qu'elle soit habillée avec simplicité pour le voyage, tout en elle manifeste la princesse. Ismène pleure en étreignant son père et sa soeur après tant d'années de séparation. Elle est heureuse de les revoir, émue de leur joie, troublée de les retrouver dans un état de détresse et de pauvreté qu'elle n'imaginait pas. Hippias m'annonce que, craignant l'enlèvement d'Oedipe et de ses filles par Créon, Thésée demande à Clios de partir avec ses hommes selon le plan prévu. Oedipe est sorti de l'enceinte sacrée. Selon la tradition, lui disent les prêtres, il faut qu'il offre aux Euménides un sacrifice. Il répond qu'il ne peut plus quitter le lieu où il se trouve, et c'est Ismène qui part à sa place accomplir les rites. Une rumeur s'élève dans la foule, c'est Thésée qui arrive avec deux compagnons. Je suis frappé, comme chaque fois, par la simplicité de son allure, par l'air de liberté et de grandeur qui émane de sa personne. Il a commencé sa vie par les exploits d'un héros. C'est maintenant par le pouvoir de sa parole qu'il règne sur Athènes après avoir fait, du rassemblement de quelques bourgades, une des principales cités de la Grèce. Quand il arrive près d'Oedipe et d'Antigone, il les reconnaît pour ce qu'ils sont et les traite en égaux. Il est touché de l'état misérable dans lequel il les voit et les assure de la protection d'Athènes. Oedipe le remercie et lui dit qu'il ne vient à Colone que pour des paroles et des actions clairvoyantes. Thésée, et c'est en cela qu'il est grand, sent qu'il dit vrai et que cet homme et cette jeune fille en haillons sont les précurseurs de la cité future. Il s'incline légèrement devant eux, il doit retourner vers la ville pour présider le sacrifice annuel que le peuple offre à Neptune. Il part, il se perd dans la brume qui persiste étrangement sur Colone et que le soleil ne parvient pas à percer. Je veux m'approcher d' Oedipe et lui parler. A ce moment, je vois se tendre le visage d'Antigone, elle dit: "C'est Créon !" et elle se place devant son père pour le protéger. Je me retourne et, sur le second chemin qui arrive à Colone, je vois apparaître un homme qui est certainement un grand personnage car il est entouré par une troupe imposante. Ainsi Créon, comme s'y attendait Thésée, ose pénétrer en territoire athénien et jusqu'aux portes d'Athènes avec des soldats dont les casques baissés, qui ne laissent voirque leurs yeux, indiquent qu'ils sont prêts à faire usage de leurs armes. Beau, majestueux, plein d'urbanité, c'est bien l'homme que nous a souvent décrit Antigone. Tandis que ses soldats, en se déployant en demi-cercle autour de lui, font reculer la foule, il s'avance sans hésitation vers Oedipe. Il lui dit que sa cité et sa famille souhaitent qu'il revienne sur le sol thébain. La cité pourvoira à tous ses besoins et à ceux de ses filles, et il ne sera plus jamais dans l'affreux état de dénuement où lui et Antigone se trouvent. Oedipe l'écoute sans mot dire, sans faire un mouvement. Quand Créon, déconcerté, s'arrête, Oedipe ne répond rien et, à travers le brouillard qui s'épaissit, le silence devient très pesant. Créon commande à trois soldats d'emmener Oedipe. Ils ne parviennent pas à l'arracher au rocher sur lequel il est assis et dont il paraît maintenant faire partie. Quand ils y renoncent, Oedipe proclame qu'après des années de souffrance il est enfin parvenu au lieu où il doit être et que rien ne peut, contre sa volonté, l'en faire bouger. Thésée l'a fait citoyen d'Athènes et c'est la cité qui l'accueille, et non pas Thèbes, que fertiliseront sa mémoire et ses cendres. Il prononce ces mots avec une force et une majesté qui subjuguent la foule. Elle se précipite en avant, traverse les rangs des soldats surpris et vient entourer Oedipe et Antigone, prête à les protéger. Créon voit qu'il ne pourra pas s'emparer d'Oedipe par la force, mais, lui dit-il, Ismène est déjà prisonnière et je vais emmener Antigone. Tu seras forcé de rejoindre tes filles, tes seules protectrices. Les soldats thébains se sont ressaisis. De leurs piques, ils font reculer la foule qui gronde menaçante et commence à ramasser des pierres. Antigone s'interpose, elle ne veut pas être la cause d'un conflit inégal. Elle accepte de suivre librement les soldats de Créon. Oedipe, sur son rocher, ne fait pas un geste, ne dit pas un mot et son silence formidable pèse sur le départ précipité des Thébains. Ils entourent Antigone, je suis à côté d'elle, elle prend mon bras et les soldats, sans faire attention à moi, nous entraînent ensemble. Seul Créon, impassible, demeure en face d Oedipe afin de parler à Thésée. Impressionnée, la foule se tient à distance. En marchant, Antigone m'interroge sur Clios, Io sa jeune femme, et leurs enfants. Je lui apprends qu'ils ont rebâti leur maison, reconstitué leur troupeau et que Clios est devenu un peintre célèbre, admiré de toute la Grèce. Quand il a reçu son appel à l'aide, Clios voulait partir les rejoindre aux Hautes Collines. C'est Io qui l'a convaincu de se rendre plutôt à Athènes avec moi pour obtenir l'appui de Thésée. Je vois qu'Antigone est heureuse de mes réponses et qu'elle est certaine que Clios viendra à son secours. Nous rejoignons à un carrefour le groupe de soldats thébains qui s'est emparé d'Ismène. Celle-ci a peur, mais Antigone la rassure. A ce moment.le centenier qui dirige la troupe s'aperçoit de ma présence et veut me chasser. Antigone s'y oppose avec résolution. S'ils ne me laissent pas avec elles, les deux soeurs refuseront de marcher et il faudra les porter. Le centenier, furieux, me donne un coup, elle riposte avec une témérité incroyable. Le centenier voit qu'elle va mettre sa menace à exécution et, comme le temps presse, il me laisse près d'elle. Quand nous sommes dans le défilé où Clios doit être en embuscade, je pousse un cri. Une énorme pierre dévale en face de nous et, derrière, un arbre s'abat. La voie est sans issue des deux côtés. Le centenier envoie des hommes déplacer la pierre. Deux d'entre eux sont immédiatement blessés par des javelots lancés d'un lieu invisible. Les soldats se forment en carré et reculent en direction de l'arbre abattu que le centenier croit pouvoir contourner. La retraite de ce côté s'avère vite impossible. Antigone intervient, elle dit au centenier : "Ne fais pas tuer tes hommes pour l'accomplissement d'un ordre insensé. Qu'ils déposent leurs armes, je les leur ferai rendre dès que nous serons libres. Toi, garde les tiennes pour l'honneur de Thèbes". Comme le centenier hésite, elle désarme elle-même les premiers soldats et les autres déposent les leurs en tas, sur le chemin. A ce moment, Clios apparaît en haut du défilé avec ses hommes. Il est surpris de voir le centenier armé et lève son javelot. Antigone lui crie : "C'est moi qui le lui ai permis". Il abaisse son arme et descend en courant vers elle. Ils se regardent, transportés de bonheur. Antigone dit : "Tu es toujours là quand il le faut, Clios". Puis : "Il y a des blessés". Il rit : "Je n'ai pas oublié mon Antigone et j'ai avec moi des baumes pour les soigner". Antigone s'approche des blessés et, comme je connais les remèdes, je l'aide à les panser. Ismène est stupéfaite de l'amour qu'elle lit dans les yeux d'Antigone et dans ceux de celui qui vient de les délivrer. Elle ne croyait pas qu'un tel amour était possible. En face de ce demi-dieu qui brille sous sa cuirasse, Antigone pourtant n'a rien qui rappelle la beauté de Jocaste. Elle en possède une autre, plus libre, plus déchirante sans doute, puisqu'elle atteint au coeur cet homme, pour elle inaccessible. Ismène souffre de voir, dans les yeux de Clios Antigone exister en ce monde où elle n'a pas accès. Elle n'est pas jalouse pourtant et lui demande comment ils vivaient pendant leurs années d'errance. "Antigone mendiait, je chassais, je pêchais et parfois je volais sans qu'elle le sache. Plus tard, Oedipe s'est mis à chanter et les gens nous ont donné sans que nous demandions rien". Antigone revient et demande à Clios de libérer les Thébains. Ils reprennent leurs armes, la remercient et s'en vont. Nous repartons vers Colone. Antigone prend le bras d'Ismène et se met à côté de Clios. Elle lui demande: "Est-ce qu'Io est aussi gracieuse que son nom ? Je la vois comme une biche. - Elle est ainsi. - Dis-moi encore quelque chose sur elle. - Quand je suis parti pour Athènes. je voulais l'emmener avec nos enfants. Elle a refusé, elle a dit: «Je crois qu'Antigone aime celle qu'elle appelait ta petite fiancée. Moi aussi je l'aime et je lui dois tout, mais nous nous aimerons mieux si je ne suis pas entre vous»". Antigone est émue, elle se tourne vers Clios et dit : "C'est une pensée pour le bonheur et je suis heureuse, Clios. Heureuse à cause d'Io et parce que nous sommes à nouveau ensemble sur la route". Quand nous arrivons sur la place de Colone, Thésée et Créon sont face à face. Un peu en retrait, Oedipe attend en silence la fin de leur débat. En voyant Antigone et Ismène libérées, Thésée ne peut retenir un sourire de victoire, mais Créon n'en a cure. Seul, entouré de soldats athéniens et d'une foule en colère, il demeure impassible. Il a pénétré en armes sur le sol athénien, agressé les protégés de la cité et perdu ses otages. Mais, malgré les reproches de Thésée et ses menaces, il sait bien qu'il ne s'agit plus que d'une négociation serrée. Chacun connaît le jeu de l'autre et voit qu'il ne peut l'emporter. Clios me dit : "Regarde les trois rois ! Tout a réussi à deux d'entre eux, mais ils ne sont plus que de vieux marchands qui disputent du prix et des intérêts à payer. Oedipe seul a gardé sa couronne hors d'atteinte car elle est en lui-même". Antigone et Ismène se sont glissées près de leur père, il a pris leurs mains dans les siennes et, elles, comme deux colombes, posent leurs têtes sur ses épaules La discussion se termine et Thésée décide d'escorter Créon jusqu'au lieu où des soldats de Thèbes l'attendent. Il appelle Antigone et lui dit que son frère Polynice est venu à lui en suppliant et demande à parler à Oedipe. Il part avec Créon et la foule commence à se disperser quand, émergeant du brouillard en face d'Oedipe et de ses filles, Polynice est là ! Il est énorme, superbe et, bien que sans armes, avec tout l'aspect d'un grand prince et d'un guerrier redoutable. Il est consterné en voyant Oedipe et Antigone en haillons. On voit qu'enfermé dans la citadelle de lui-même, il n'a jamais imaginé jusqu'ici ce qu'ils avaient pu devenir depuis qu'il les avait laissé chasser de Thèbes. Il se jette impétueusement aux genoux d Oedipe, les étreint, les embrasse en pleurant. Il le supplie de lui pardonner son crime et de venir aujourd'hui à son aide. Oedipe l'arrête avec une singulière autorité, ses gestes et toute son attitude disent : Je sais, je sais. Son fils le sent et s'apaise. Il passe avec tendresse ses mains sur le visage de Polynice, sur son cou puissant et sa magnifique chevelure. Il dit : "Tu es roi, mon fils". Il le fait se relever, se dresse en face de lui, et c'est Polynice qui est le plus grand. Il touche ses épaules, sa taille, ses mains longues, il se réjouit de sa prestance, de sa force et de sa beauté. "Tu es roi, dit-il, tu es plus, tu es le roi, comme ta mère était la reine. C'est ce qu'Etéocle n'a pas pu supporter. C'est donc à toi de comprendre pour deux et de faire la paix avec la force de ton âme. Un vrai roi, comme tu l'es, n'a pas besoin de trône pour régner". Un moment épanoui, le visage de Polynice se rembrunit, il ne comprend pas la pensée d' Oedipe, elle est trop haute pour lui. Il ne peut pas renvoyer ses alliés ni son armée. Il doit rabaisser l'insupportable prétention d'Etéocle et défendre son droit. "Paix, paix, mon fils, dit Oedipe, cesse de vouloir défendre ton droit par la guerre et ton droit reviendra vers toi". Polynice espérait que son père renforcerait par sa présence son camp, qui est celui de la justice. S'il refuse, il poursuivra coûte que coûte son entreprise. Antigone intervient, elle supplie son frère, après tant d'épreuves qui ont frappé leur famille, de s'arrêter sur la voie du malheur. Polynice refuse encore. Alors la colère d'Oedipe éclate contre la folie de ses deux terribles fils. Qu'ils fassent la guerre s'ils ne veulent pas comprendre. Mais, dans ce cas, ils ne posséderont de la terre thébaine que l'étendue de leurs tombeaux. Il adjure une dernière fois Polynice d'arrêter, ne voit-il pas qu'il va, par cette guerre, faire avec le sien le malheur d'Antigone ? Non Polynice ne le voit pas, il proteste, il dit qu'Antigone qu'il a toujours aimée n'a rien à voir dans cette lutte pour la couronne. Alors Oedipe crie : "Quand vous serez morts, qui sera roi ?" Polynice se tait et Oedipe continue : "C'est Créon. C'est déjà lui qui règne, avec Etéocle pour façade ! Quand il sera le seul maître, crois-tu que le coeur d'Antigone pourra se taire et supporter sa tyrannie ?" Polynice, désespéré, ne répond pas. Il sait, peut-être l'a-t-il toujours su, qu'il va vers la mort, mais son coeur et son esprit ne sont pas assez vastes pour embrasser l'avenir et comprendre qui est Antigone. Il se détourne, ses soeurs s'accrochent à lui et tentent de le retenir, mais il se dégage de leurs bras et s'enfuit. C'est en vain qu'elles l'appellent en pleurant, il se perd dans le brouillard comme une ombre. Antigone et Ismène reviennent près d'Oedipe pour lui apprendre que c'est Clios qui les a délivrées. Il leur demande de l'appeler et de le laisser seul avec lui. J'ai assisté aux événements qui ont eu lieu ensuite et j'ai suivi Oedipe jusqu'aux abords du lieu où il nous a quittés. Clios pourtant a été près de lui pendant ce temps et il l'a accompagné plus loin que moi. Malgré son désir de silence, il convient, Diotime, que je lui cède la parole et que ce soit lui qui te dise comment le voyage d'Oedipe s'est achevé par une fin qui a pris, pour Athènes et pour nous, la figure d'un commencement.