Un matin, Constance voit s'arrêter, au bas du chemin qui mène aux cabanes, douze soldats de Thèbes lourdement armés. Il prévient Oedipe et Antigone, et envoie Constantin parler aux soldats. Ils ont reçu du roi Etéocle l'ordre de ramener à Thèbes Oedipe et Antigone. "Et s'ils refusent ? - Nous irons les chercher de force". Constantin fait rapport à Constance qui sourit "Douze hommes ! C'est bien l'orgueil de Thèbes. Tu règles ça avec les chiens et tu postes quelques archères". Il se tourne vers Oedipe : "Puis-je leur faire dire que vous acceptez ? - Oui", dit Oedipe. Constantin descend vers les soldats et leur dit qu'Oedipe et sa fille vont se rendre aux ordres du roi. Il revient sur ses pas, il s'assied sur une borne en sifflotant. Oedipe apparaît en haut du chemin, guidé par Antigone. Les soldats ne voient personne d'autre comme si les Hautes Collines étaient désertes. Il n'y a guère de vent. Pourtant, autour du chemin qui mène aux cabanes, on voit les hautes herbes bouger. Regardez ! dit un des soldats. Le chef se retourne et voit des dos et des têtes noires qui s'approchent sans bruit. "Ce sont leurs chiens, dit-il, les chiens de la nuit, prenez vos piques". Douze longues piques thébaines font face aux chiens qui n'ont pas l'air menaçants mais qui, sur plus de vingt rangs de profondeur, barrent le chemin et arrêtent Oedipe et Antigone. Ceux-ci s'efforcent de les écarter, mais les chiens, en se serrant les uns contre les autres, les obligent à reculer. Constantin s'éloigne, le chef des soldats lui crie : "Rappelez vos chiens !" Il hausse les épaules, fait un signe d'impuissance et s'en va. Il y a maintenant plusieurs centaines de chiens entre Oedipe, Antigone et les soldats. Ceux-ci sont impressionnés par le silence des chiens, leurs mouvements d'ensemble et l'absence de toute présence humaine pour les diriger. Le chef crie à Oedipe et à Antigone : "Nous venons vous chercher !" Il ordonne à ses hommes de se préparer à charger. A peine ont-ils pris la formation et abaissé leurs piques que d'autres chiens, encore cachés, les attaquent par derrière. Plusieurs soldats sont mordus, l'un d'entre eux, attaqué par trois chiens, perd sa pique et tombe. Un ordre retentit, les soldats reculent de quelques pas et se forment en carré, le blessé au milieu. Antigone en voyant la perfection de la manoeuvre ressent une sorte de joie, le mur de fer thébain est formé. Chaque fois que les chiens attaquent, tous les hommes, d'un seul mouvement où chacun protège l'autre, leur opposent leurs piques et leurs boucliers. Plusieurs chiens sont tués, mais les autres se tiennent hors de portée et ne cèdent pas la place. Ceux qui entourent Oedipe et Antigone les ont irrésistiblement forcés à remonter la pente. Les soldats reculent pas à pas jusqu'à l'entrée du chemin, alors les chiens rentrent dans les hautes herbes et les couverts. Le chef voit, sur le chemin libéré, la pique perdue par le soldat blessé. Il envoie un homme la chercher. A peine a-t-il fait deux pas dans sa direction qu'une vingtaine de chiens lui barrent le passage. Ils restent là menaçants jusqu'à ce qu'il ait rejoint les autres, puis disparaissent. Oedipe et Antigone sont remontés jusqu'aux cabanes. S'il n'y avait les morsures qui leur font mal, les cadavres des trois chiens sur le chemin, et la pique qui brille au soleil, les Thébains pourraient croire que rien ne s'est passé. Ils font demi-tour, têtes basses, les oreilles emplies par le silence redoutable des chiens. Tant qu'ils sont là, dit le chef, impossible de les ramener, il y faudrait une armée. J'enverrai un message à Thèbes, au roi de décider. Arga, deux archères et deux archers viennent trouver Antigone : Nous avons vu manoeuvrer les piquiers de Thèbes et comment, après avoir été surpris par nos chiens, ils leur ont fait face. Constantin nous a dit que tu as appris l'exercice de la pique et que tu pourrais nous enseigner le mur de fer à la thébaine. Une des archères lui donne la pique prise aux Thébains, elle est longue, elle est lourde, elle ne parle plus à ses mains ni à son cœur comme jadis. "Vous croyez, dit-elle, à la supériorité de la pique ? Les chiens ont empêché les Thébains de passer. - Ils n'étaient que douze, dit la jeune femme, s'ils avaient été deux cents, les chiens n'auraient pas pesé lourd. - Nous espérions, dit Arga, que tu deviendrais notre reine et que, grâce à toi, nous pourrions conclure avec les Achéens une paix durable. Tu as refusé. Les Achéens vont attaquer à nouveau. Il faut que nous soyons capables de leur infliger une défaite qui laisse à nos amis d'Athènes et de Lacédémone le temps de nous secourir. Nous devons pour cela avoir, comme Thèbes, la meilleure infanterie. Tu dois nous aider". Il y a des années qu'Antigone n'a plus touché d'armes, même pas le javelot de Clios. Elle n'a pas oublié l'intraitable passion du fer. Pourquoi viennent-ils la troubler alors qu'assise à l'ombre de la cabane elle écrivait, avec Oedipe, les anciens chants des Hautes Collines ? Est-ce que cela n'est pas plus important que le mur de fer des Thébains ? "Non", dit Arga. Arga qui sait ce qu'est le bonheur dans les vallées profondes. Antigone se tourne vers Oedipe, il se tait. Elle sait que ce silence veut dire qu'elle a déjà accepté dans son coeur. Elle soupire et dit à regret : "Je ferai ce que vous voulez, mais il faut que je m'entraîne. Revenez dans vingt jours, je vous apprendrai ce que je sais. Mais le bonheur, Arga, crois-tu qu'il passe par le maniement de la pique ? - Pas le bonheur, Antigone, la survie". Chaque matin, Antigone refait tout le cycle de l'exercice de fer, tout le dur maniement de la pique et du bouclier. Oedipe l'assiste et la dirige. Il lui marque le rythme et lui rappelle certains airs oubliés des chants qui aident à garder la cadence. Les premiers jours, elle se sent lourde, rétive et surtout ridicule. Puis peu à peu elle retrouve les gestes, les déplacements de poids, la juste place à tenir parmi les autres, celle qu'on doit occuper tout entière et dont il ne faut pas déborder. Oedipe, en tapant de son bâton sur le sol ou en heurtant deux pierres l'une contre l'autre, anime la circulation cruelle de son sang et fait danser le monde avec son jeu de jambes. Après vingt jours, elle fait venir les archers. Ils sont douze, six femmes et six hommes, et elle voit avec joie qu'Arga n'est pas parmi elles. Arga qui est gardée en réserve pour le bonheur, pour les enfants et l'élevage des poulains. Ce sont des guerrières et des guerriers experts, des athlètes bien entraînés, mais après leur première matinée d'exercices ils sont épuisés. Ce sont d'autres muscles qui travaillent dans les exercices de la pique, c'est sur un autre mode et suivant d'autres rythmes qu'il faut user de la prudence, de la hardiesse, de la colère et de la force. Et toujours se souvenir que l'on n'est qu'un muscle parmi les autres, une partie, sans cesse en mouvement mais sans cesse contenue, d'un grand corps de fer dont la force devient à certains moments irrésistible si toutes ses composantes s'accordent. Il faut être pleinement soi et pleinement un autre qui se meut et produit sa danse de fer à travers votre terreur et votre jouissance effrénée. C'est un retournement total qu'il faut accomplir. Antigone s'en rend compte chaque jour en voyant la douleur des douze corps qui s'abandonnent à elle, en les sentant se transformer peu à peu et acquérir la maîtrise du dur métier qui, jour après jour, va devenir passion. Cela est-il compatible avec le bonheur, avec le bonheur de Constantin, d'Arga et des vallées de chevreuils ? Non, sans doute, mais c'est en accord surprenant avec son labyrinthe intérieur, avec celui d'Oedipe qui a suivi avec tant d'attention son entraînement et celui des guerriers pendant les premiers temps. Puis il a cessé de venir et c'est elle qui a dû rythmer le travail avec des pierres ou des cris qui imitent les siens. Elle lui a demandé pourquoi il ne venait plus. Il a répondu : "Tu n'as plus besoin de moi et j'aime encore cela. Trop, beaucoup trop !" Au fur et à mesure qu'elle avance dans les exercices, elle sent aussi remonter en elle ses goûts d'autrefois, sa folie du fer. Elle se revoit s'exerçant, seule fille, avec Etéocle, Polynice et les garçons de Thèbes. Polynice était le plus habile, c'est ce qu'Etéocle ne pouvait supporter. Elle entend encore le bruit des piques qui se croisent, frappant les boucliers, et le cri de rage d'Etéocle lorsque son frère, une fois de plus, l'avait acculé ou pris en défaut. Polynice ! Comme elle aimait combattre avec lui. Il retenait sa force et cela la fâchait. Mais un jour, piqué au jeu par une belle feinte, il ne l'a plus retenue, et elle, subtile, insaisissable, absorbant sa violence pour la lui renvoyer, lui a tenu tête. Le combat a été long et, soudain, il s'est arrêté. Il a dit : "Je ne l'aurais pas cru, mon élève est devenue mon égale". Il a ri de ce rire aussi beau que celui d'Oedipe et c'est lui qui est allé chercher la cruche d'eau et la coupe dans laquelle ils ont bu, comme ils avaient l'habitude de le faire. Elle pense, attaquant de sa pique celle qui lui fait face et qui résiste chaque matin un peu mieux, que ce jour-là a été un jour de gloire. La gloire absurde de la folle Antigone et, de toute sa force soudain déchaînée, elle renverse son adversaire, craint de l'avoir blessée, voit que non et la serre dans ses bras, toute bardée de fer, suante, furieuse et prête à reprendre la lutte. Celle-là, pense-t-elle, celle-là sera bientôt prête. Prête à tuer, prête à mourir selon le jeu de jambes, le jeu de la folie de Thèbes. L'entraînement des douze guerriers a été long, mais chacun d'entre eux est prêt maintenant à en instruire d'autres qui formeront plus tard un corps capable d'intervenir de façon décisive dans une bataille. L'époque approche où, moyennant un lourd droit de passage, les éleveurs et les bergers des Hautes Collines sont autorisés à traverser les territoires achéens pour aller vendre leurs bêtes au marché de la vallée Bleue où se rassemblent acheteurs et vendeurs venus de Grèce et d'Asie. C'est la seule occasion pour Oedipe et Antigone de tromper la surveillance des soldats thébains, grâce au passage des troupeaux et à l'aide de Constantin et de ses bergers. C'est le coeur serré qu'ils vont quitter les Hautes Collines qui, depuis plus d'un an, les ont protégés. Tous deux pourtant aspirent à reprendre la route. Oedipe a sculpté une haute borne de diorite noire, surmontée d'un visage qui s'éveille. Avant de partir, il la fait dresser là où Constance les a secourus, le jour de leur arrivée. La statue, admirablement polie, s'illumine au soleil levant et brille alors quelques instants, comme si elle était tout en lumière. Constance vient la voir à l'aube avec Oedipe. Il est ébloui quand elle s'éclaire et bouleversé quand réapparaît la pierre sombre. Il dit: "Elle brûle comme la Jeune Reine dans ses moments d'inspiration et elle est brûlée comme Adraste. Comment as-tu pu les réunir dans une seule pierre ? - En écoutant leur histoire avec mes mains", dit Oedipe. Constance prend les mains d'Oedipe dans les siennes et les embrasse comme il a embrassé jadis la main d'Adraste et sa longue cicatrice. Ils sont partis vers la vallée Bleue, Constantin dirige les troupeaux et Antigone, vêtue en berger, est un des jeunes hommes qui l'assistent. Oedipe, trop facile à reconnaître, est caché dans un chariot. Bien avant leur départ, Antigone a envoyé un message intérieur à Clios. Elle est sûre qu'il l'a reçu et que, s'il en a le pouvoir, il les aidera dans les hasards et les dangers de la route. Au sommet d'un col, il y a un poste de guerriers thébains. Le chariot d'Oedipe est entouré par les troupeaux de Constantin, les soldats ne s'en approchent pas et les laissent passer. Ils font halte le soir au col suivant. Le lendemain, Constantin et les troupeaux descendront vers la plaine tandis qu'Oedipe et Antigone devront traverser les montagnes. Le poids de la séparation pèse sur eux. Pour dissiper la tristesse, Oedipe propose de chanter. Ils sont heureux, les visages s'éclairent. Il demande : "Que voulez-vous que je chante ?" Constantin pense à la haute figure de pierre qui marque maintenant le lieu de l'arrivée et du départ d'Antigone : "Dis-nous le chant d'adieu de la Jeune Reine, Oedipe". Oedipe a-t-il pensé, lui aussi, à la gloire d'Adraste et à l'histoire menacée des Hautes Collines ? Il chante : Toi, que j'ai fait roi dans le désordre de l'esprit et par le saisissement de la joie dans mon corps Tu es emporté avec moi et tu t'en vas, étincelle du grand feu, Esprit fier, esprit combattant, pendant qu'en ce dernier instant je chante Menant sur le lieu de leur perte ces hommes avides, qui s'imaginent qu'ils sont nos ennemis. De tout mon corps doré, je me livre à leurs yeux et je brille, je brûle pour attirer leur désir vers la mort. Moi, la reine sans nom et sans mémoire, la captive, la furtive, la chétive du meurtre ancien Qui parfois, de ma main tremblante, ai su lever le flambeau prophétique et déchirer le rideau de la clairvoyance Tandis que toi, chaque matin, actif comme le soleil, tu nous délivrais de la peur. Adieu présence et transparence, adieu voiles de l'apparence. Les Achéens croient à la mort, et peuvent être engloutis par elle, mais nous les enfants de la Terre céleste Rien ne pourra nous séparer, rien ne peut plus nous soustraire à la vie. Adieu, amour du très cher corps et abîme avec toi, abîme où nous avons plongé. Adieu à la limpidité, à l'ultime clarté de nos vies passagères, à l'entretien de l'âme et du coeur sous les arbres. Salut au peu de jours que nous aurons vécus, au temps qui nous suffit pour inventer l'amour. Je te quitte en pleurant, mortel, bonheur mortel. Je te suis, souriante, et je passe après toi la porte. Dans notre nouvelle existence qu'une mémoire ailée Se souvienne de l'éphémère. Son chant terminé, Oedipe les quitte et va dormir seul dans la forêt proche. La lune se lève au-dessus des montagnes, ils la regardent en pensant à Adraste, à la reine et à la Grande Déesse qui inspire Oedipe la nuit et l'a rendu aveugle le jour. Une joie soudaine s'empare d'eux. Constantin et les bergers rassemblent du bois et font un feu immense comme autrefois sur le cap. Antigone ne refuse pas ce bonheur qui s'élève, ni de partager la danse des bergers. Parfois elle pense à Clios, à l'étape incertaine du lendemain et elle sourit à Constantin.