Pendant longtemps, Oedipe, j'ai ignoré mes origines et celles de notre peuple. J'étais déjà adulte quand Adraste, mon frère, m'a appris que nous étions les descendants du peuple qui avait autrefois occupé toute la Grèce. Oui, nous étions là avant vous, avant que vos pythies, vos sibylles ne fassent monstrueusement proliférer la parole et les oracles. Nous avons été envahis par tes lointains ancêtres, les Achéens. Ils possédaient des armes de bronze, les nôtres étaient de pierre et, malgré une longue résistance, nous avons été écrasés. Dans nos armées les femmes, comme elles l'avaient toujours fait, combattaient avec les hommes. Cela leur paraissait contre nature. Il ne leur suffisait pas de vaincre, il leur fallait violer et tuer celles qu'ils appelaient les amazones. Car les métaux portent en eux une exigence passionnée, des appétits et des imaginations impérieuses qui s'emparent de l'esprit des hommes. Le feu, fondement de la vie familiale et qui avait établi une claire frontière entre l'homme et l'animal, est lui aussi devenu pour les Achéens une arme de guerre et de domination. Ils ont mis en flammes nos maisons et nos villages, ils ont incendié nos bateaux parce qu'ils n'en maîtrisaient pas l'usage. Nous avons dû fuir nos plaines et nos rivages et ceux des nôtres qui avaient survécu ont dû se cacher dans les forêts et les montagnes. Nos reines avaient été tuées ou brûlées au cours de l'invasion. C'est quand tout semblait perdu qu'une nouvelle reine s'est manifestée et est parvenue à rassembler sur les Hautes Collines les misérables débris de notre peuple. Cette reine, que nous appelions la Veuve, a compris que nous ne pourrions survivre qu'en défendant notre indépendance grâce à des armes de métal, et en conservant, avec nos traditions, le juste emploi de notre langue. Le péril était grand car les Achéens nous entouraient des images de leurs dieux, du récit de leurs conquêtes et nous attaquaient jusque dans l'intimité de nos façons de vivre et de penser. Ils ne nous menaçaient pas moins par le terrible usage qu'après avoir abandonné leurs dialectes ils faisaient de notre langue. Il y avait quelque chose de noble dans cet amour de nos vainqueurs pour le dernier et insaisissable trésor des vaincus. Ces hommes barbares et sans pitié, ces femmes qui ne pouvaient que se soumettre à leurs mâles ou s'en moquer cruellement entre elles, se sont mis, sous la conduite de leurs esclaves, à l'étude de la langue qui a été l'éducatrice et la création perpétuelle de notre peuple. Attirés, passionnés par elle, ils ont senti qu'elle allait leur permettre de vivre avec une finesse et une grâce qu'ils n'avaient jamais connues. Malheureusement les Achéens ont toujours salué le combat comme le père de toutes choses. C'est cet esprit de domination et son impérieuse logique qu'ils ont introduits dans notre langue maternelle. Ce n'est pas seulement par les armes, c'est par cet amour redoutable qu'ils nous menacent et nous contaminent encore aujourd'hui. La Veuve est parvenue à rassembler chez nous des esclaves en fuite que les Achéens avaient fait travailler dans leurs mines ou leurs forges. Sous leur direction nous avons appris à trouver des minerais et à travailler les métaux. Nous avons pu nous défendre, commercer, acquérir les vallées qui bordent nos collines et, grâce à la politique patiente de la Veuve, nous espérions retrouver bientôt un accès à la mer. C'est alors que d'autres peuples ont pénétré en Grèce. Ils avaient appris en Asie à forger le fer, et les armes de bronze ne pouvaient rien contre eux. Nous avons été entraînés dans le désastre général. Nos villages des vallées et des coteaux, si péniblement reconquis, ont été submergés par les envahisseurs, et leurs habitants massacrés ou réduits en esclavage. Nous avons pu nous maintenir sur les sommets des Hautes Collines, mais il était sûr qu'à la longue, vu le grand nombre des nôtres qui étaient venus s'y réfugier, nous serions réduits à la famine. La Veuve le comprit et proposa à l'assemblée de sacrifier le trésor que nous avions lentement constitué pour reprendre notre politique d'acquisitions et obtenir du roi, dont le territoire entourait le nôtre, des terres et un port sur la mer. Les nouveaux Achéens avaient, comme leurs dieux, une soif insatiable d'or, d'argent et de richesses. Le roi fut tenté, une rencontre eut lieu à laquelle on avait fait, des deux côtés, serment de venir sans armes. Après de longues négociations, le roi éleva de nouvelles exigences que la Veuve refusa. Sortant de ses vêtements une arme cachée, il se jeta sur elle et, sans respect pour son grand âge, la tua tandis que ses compagnons massacraient les conseillers de la reine. Ce forfait allait, croyaient-ils, en décapitant notre peuple nous mettre à leur merci. Mais quand ils attaquèrent le lendemain les Hautes Collines, les nôtres, réfugiés dans la forêt sacrée, tentèrent une sortie désespérée et au prix d'énormes pertes parvinrent à couper en deux l'armée ennemie. Surpris, les Achéens subirent une sanglante défaite et leur roi fut tué. On trouva sur son cadavre un talisman qui ne l'avait pas protégé. Il représentait un Prométhée barbare, une torche d'incendiaire à la main. Après la mort de la Veuve et la coûteuse victoire pour laquelle tant des nôtres avaient dû se sacrifier, le peuple s'est senti à la fois exalté et perdu. Qui allait nous diriger maintenant, comment résister à l'ennemi qui pouvait mieux que nous réparer ses forces et reprendre la lutte ? C'est à ce moment qu'Antiopia, la servante préférée de la Veuve, nous apprit que celle-ci avait désigné une reine pour lui succéder. La surprise et la déception furent immenses quand Antiopia révéla le nom de cette jeune femme inconnue de tous. C'était une réfugiée, venue d'une de nos anciennes vallées, qui habitait avec d'autres malheureux une cabane d'un hameau écarté. Au moment de l'invasion, son mari avait été tué à côté d'elle, alors qu'ils défendaient ensemble leur village. Blessée, violée plusieurs fois, les Achéens, la croyant morte, l'avaient abandonnée dans sa maison en ruine. C'est là qu'une bande des nôtres, descendue la nuit des sommets, l'avait recueillie et sauvée. Tout le reste du village avait péri et elle semblait avoir, dans ce drame, perdu la mémoire et l'esprit. Elle ne se souvenait plus que de la mort de son mari, transpercé par le javelot d'un Achéen et tombant du mur du village en crachant une énorme quantité de sang qu'elle voyait s'écouler sans fin de son visage épouvanté. Rien ne semblait appeler celle qui avait oublié jusqu'à son nom à remplacer la reine assassinée. Capable encore de travailler aux champs, elle était presque toujours silencieuse, absente et parfois délirante. Beaucoup pensaient qu'il fallait refuser le choix de la Veuve. L'assemblée était troublée et traversée de mouvements contradictoires quand une ancienne prophétesse, à qui l'âge avait depuis longtemps retiré la parole du futur, fut reprise par l'inspiration. Retrouvant pour quelques instants la voix de sa jeunesse et son trépignement saccadé, elle conjura l'assemblée de suivre le choix mystérieux de celle qui, dans une époque de désastres, nous avait permis de survivre. Elle prophétisa que grâce aux visions et à la sagesse délirante de cette nouvelle reine nous pourrions échapper à la destruction. Le passé avait si totalement disparu de sa mémoire qu'elle ne pouvait plus nous guider que sur les voies obscures de l'avenir. Elle avait, en parlant, redressé son corps tordu par d'anciennes souffrances. Quand elle retomba dans les bras de sa fille, la vie la quitta avec la parole. Les affirmations de la prophétesse et sa mort firent une extraordinaire impression sur l'assemblée et un souffle d'espérance passa sur elle. Il fut décidé d'introniser la reine le soir même. Les prêtresses et les membres du conseil allèrent la chercher, la revêtirent des vêtements royaux et des insignes prophétiques, et l'amenèrent à l'assemblée. Quand elle arriva, portée sur les épaules des prêtresses, assise sur le trépied de bronze sur lequel la Veuve écoutait les paroles de la terre et les interprétait parfois, il y eut d'étranges mouvements de crainte et de doute au sein du peuple. La tête ballottant sur les épaules, les yeux superbes mais sans expression, son visage d'un bel ovale ravagé par un tic d'épouvante, tout son corps affaissé ou traversé de brusques saccades lui donnaient l'air d'une pauvre démente, plus capable d'inspirer la pitié que la confiance. Certains le manifestèrent ouvertement et dirent qu'on ne pouvait rien espérer d'efficace de cet esprit perdu et de ses actes incohérents. Alors Antiopia, jusque-là si discrète et silencieuse, se manifesta à nouveau publiquement. Elle a perdu l'esprit, son esprit, s'écria-t-elle, c'est ce qu'il nous faut pour que celui de la Grande Déesse, celui de nos ancêtres, ceux de la Veuve et du peuple futur parlent et agissent à travers elle. En réalité, elle ne semblait avoir aucune envie de parler ni d'agir. Sa tête dodelinait vaguement, elle souriait parfois d'un air absent et désarmé. A la fin, trompant l'attente de tous, elle s'endormit. De l'assemblée s'élevèrent des cris demandant aux prêtresses de l'éveiller et de lui donner les boissons prophétiques. Elles refusèrent comme si son sommeil avait un caractère sacré. Elle dormit longtemps et tous, dans l'attente, s'étendirent autour d'elle. Quand elle s'éveilla, au milieu de la nuit, tout le peuple dormait. La lune, presque pleine, éclairait la grande pierre rectangulaire sur laquelle elle était couchée et le creux de la colline où se tiennent nos assemblées. Elle se leva, se prosterna devant l'astre de la Grande Mère puis, contemplant avec épouvante le grand ovale des dormeurs autour d'elle, elle se mit à crier : "Nous sommes un oeuf, un oeuf à la coque fragile". Antiopia et les prêtresses se précipitèrent vers elle pour la calmer et réussirent à lui faire prendre les boissons rituelles. Elle demeura un long moment debout sur la pierre. Dans sa robe jaune, seule forme colorée parmi tous ceux qui s'étaient vêtus de blanc pour le couronnement et qui, assis ou à genoux, tournaient vers elle leurs visages effrayés. Elle cria de nouveau : "Les Achéens ! Ils vont revenir !" Son visage se crispa de terreur: "Prométhée ! Regardez-le, il vient brûler nos forêts !" Tous les nôtres avaient entendu parler du Prométhée incendiaire que nous avions trouvé sur le corps du roi mort. Sous l'effet des cris de la reine, ils virent les Achéens monter à l'assaut des Hautes Collines avec des torches pour brûler les forêts qui nous avaient protégés et donné la victoire. Ils comprirent qu'au prochain été la mort nous frapperait, la mort par le feu car nous n'étions ni assez armés ni assez nombreux pour résister aux Achéens en terrain découvert. Une immense angoisse s'empara du peuple. Le visage à nouveau sans expression, la reine se taisait. Les prêtresses n'osaient pas lui parler de crainte d'arrêter prématurément une parole prophétique. Enfin Antiopia demanda: "Que faire contre le feu ?" Son regard se mit à flamboyer et elle cria : "Contre le feu, le feu ! Qu'il brûle les incendiaires ! - Et le peuple ? - Que l'oeuf blanc se protège dans son jaune". Levant la tête et dilatant ses narines, on l'entendit s'interroger : "Le jaune ? Où est le jaune ?" Son regard animé et superbe se tourna vers le ravin qui sépare la colline de l'assemblée de celle où se trouvent nos lieux du culte et que nous appelons la montagne sacrée. "Il est là !" dit-elle, et elle se mit à courir en direction du ravin. Tout le peuple se mit à dévaler la pente derrière elle dans un tumultueux désordre. Telle était déjà sur nous l'influence des Achéens que beaucoup pensaient que le jaune de l'oeuf signifiait l'or et ils criaient de joie comme si nous allions découvrir un trésor. La reine courait devant nous. Arrivée au fond du ravin, elle s'arrêta devant un énorme rocher, le regarda longtemps, l'ausculta, le flaira et comme Antiopia essoufflée la rejoignait, elle lui dit: "Qu'on apporte des outils, qu'on dégage la pierre. Creusez, creusez, le jaune est là et l'oeuf entier y sera à l'abri". Quand on apporta des outils, elle se mit au travail avec les autres et abattit sa part de l'ouvrage, car c'était une paysanne robuste, habituée aux durs travaux. Après deux jours, elle parvint, attachée à des cordes avec des centaines d'hommes et de femmes, à faire tourner la pierre, et l'entrée d'une grotte se découvrit. On vit alors qu'elle ne s'était pas trompée, car les parois et le sol de la grotte étaient jaunes. Elle était vaste et communiquait avec plusieurs autres salles géantes où le peuple tout entier avec ses armes, ses animaux et toutes ses provisions avait assez de place pour s'abriter. Cet événement surprenant rendit l'espérance aux nôtres et leur donna confiance dans les directives de celle qu'on se mit à appeler la Jeune Reine. Ses intentions pourtant demeuraient difficiles à déchiffrer et les prêtresses demandèrent à Antiopia de devenir la suivante de la reine et l'interprète de ses paroles et de ses actes. Antiopia, qui aurait voulu n'être que sa servante, finit par accepter. Sous leurs formulations étranges et désordonnées, les volontés de la Jeune Reine étaient simples. Il fallait se servir du trésor, laissé intact à la mort de la Veuve, pour réunir autant de provisions et d'armes que possible et les mettre à l'abri dans les grottes. Il nous restait un hiver et un printemps pour nous préparer à l'attaque des Achéens. Il fallait, autour de nos forêts, préparer des pièges et des contre-feux et, lorsque l'attaque serait lancée, nous réfugier dans les grottes. Les chiens, dont nous faisions grand commerce, devaient être divisés en deux groupes, les chiens de berger et les chiens de guerre. Ceux-ci devaient être dressés à rester complètement silencieux et à harceler par surprise tous ceux qui oseraient franchir nos frontières. Tout le peuple se mit avec ardeur aux différentes tâches indiquées par la reine. Personne ne mit en doute que les Achéens attaqueraient à l'époque indiquée par elle. Il fut plus difficile de persuader les nôtres d'obéir au conseil de la reine demandant à tous de s'installer dans les grottes. Habitué au grand air et à la lumière, le peuple des Hautes Collines avait peur des grottes, de leur air lourd, de leur obscurité, de la hauteur des salles, des formes blanches des stalactites et de leurs ombres effrayantes. Les passages étroits entre les salles, les ossements d'énormes bêtes, les traces de foyers éteints depuis des siècles révélaient que des animaux inconnus et des hommes avaient vécu là d'une vie dont nous ignorions tout et que leurs esprits habitaient toujours ce monde souterrain. Seule la Jeune Reine n'avait pas peur des grottes, elle s'y enfonçait de plus en plus profondément avec Antiopia, emportant avec elle une provision de torches qu'elle confectionnait elle-même et dont elle laissait des provisions aux passages difficiles. Elle explorait les grottes en ayant l'air, à sa façon, de ne pas savoir où elle allait. Elle parvint ainsi au bord d'un lac souterrain dont on ne pouvait, dans l'obscurité, distinguer la forme ni l'autre rive. Alimenté sans doute par une rivière, son eau était très pure et il pouvait fournir de l'eau à tout notre peuple et à nos troupeaux. C'est l'existence du lac et la possibilité qu'il révélait de vivre longtemps dans les grottes qui décidèrent beaucoup de femmes et de jeunes filles à suivre la reine jusqu'à ses rives. Ensuite, sous la conduite d'Antiopia et des prêtresses, elles commencèrent à apporter nos provisions et tout ce qu'il fallait pour subsister longtemps dans les salles les plus proches du lac. Les premières nous serviraient de protection et de lignes de défense si les Achéens apprenaient l'existence des grottes jaunes et tentaient d'y pénétrer. Les hommes finirent par suivre les femmes et nous commençâmes peu à peu à nous habituer à l'obscurité et au passé fantastique de notre citadelle souterraine. Si une guerre est proche, c'est au solstice d'hiver que la reine doit, selon notre coutume, désigner un roi qui devient chef de guerre et exerce, sous sa direction, une partie des responsabilités du pouvoir. Etre roi dans ces conditions est un honneur redoutable, car il n'est choisi que pour la durée de la guerre et doit, pour l'avenir du peuple, être sacrifié au solstice qui suit la fin des hostilités. Tous les hommes se réunirent pour que la Jeune Reine fasse son choix. Chacun espérait que l'esprit prophétique lui ferait choisir un homme âgé qui ne sacrifierait pas pour nous une trop grande part de sa vie. Avec son sourire absent, elle ne semblait pas comprendre le but de cette assemblée. Antiopia la guidait parmi les rangs des hommes et on ne pouvait discerner si les mouvements qui agitaient sa tête et ses lèvres étaient une dénégation ou le signe de ses troubles nerveux. Elle parcourut ainsi les rangs des meilleurs guerriers, des prêtres, des laboureurs, des bergers et des artisans les plus habiles. Elle parvint jusqu'aux rangs des plus jeunes, là elle s'arrêta et sourit à un adolescent qui venait de parvenir à l'âge viril. Il s'appelait Adraste, il avait été esclave des Achéens dans son enfance et s'était enfui avec deux camarades. Admis parmi les gardes des frontières à cause du courage dont il avait fait preuve, il s'était montré habile dans le dressage des chiens de guerre. La reine ne lui parla pas mais, l'entourant de ses bras, elle l'embrassa. Quand l'assemblée comprit qu'elle avait fait son choix, ce fut d'abord une rumeur de douleur qui s'éleva, car cette élection royale vouait à une mort prématurée un des plus jeunes et des plus beaux des nôtres. Mais quand on l'eut revêtu des ornements royaux et que, selon les rites, il fut élevé sur un bouclier porté par trois guerrières et trois guerriers, la joie de la Jeune Reine éclata et le peuple se mit à acclamer le roi. Lui, très droit, un peu sévère, ne faisant pas un geste mais légèrement balancé par les mouvements du bouclier, paraissait plus superbe encore par son indifférence à l'enthousiasme qu'il provoquait. La reine le précédait en dansant à reculons à travers la foule, et une expression d'amour intense et presque douloureux apparut sur son visage. On avait le sentiment, m'a raconté Antiopia, qu'Adraste et la reine s'étaient déjà connus dans une autre vie et qu'ils ne pourraient jamais se connaître plus qu'ils ne le faisaient en cet instant. En reculant et en dansant, la Jeune Reine avait amené les porteurs du bouclier jusqu'à l'entrée des cavernes. On ne pouvait y entrer que courbé. Adraste sauta à terre et y entra. La reine et Antiopia le suivirent. Quand ils se furent installés dans la grotte la plus proche du lac souterrain, la reine voulut nourrir et soigner Adraste elle-même. Ce n'était pas facile car, dans l'attente de l'attaque des Achéens, il déployait une extrême activité. Dès le petit matin, il parcourait les collines pour vérifier les travaux de défense, et surtout l'activité et la régularité des opérations des passeurs qui nous apportaient les provisions et les armes achetées avec le trésor de la Veuve. Il était clair qu'un garçon de son âge ne pouvait connaître et décider avec efficacité tant de choses. La reine, qui ne sortait que rarement des grottes, ne pouvait les découvrir que là où se manifeste ce qui est au-delà du savoir. Engourdie, silencieuse pendant la plus grande partie du jour, elle ne se mettait en mouvement que pour le retour du roi. Elle préparait son repas, son coucher. Quand il arrivait, elle le dévêtait avec beaucoup de respect, le lavait et lui passait ses vêtements royaux. Elle disposait les plats sur la table, mais ensuite c'est lui qui souhaitait la servir. En mangeant, le roi racontait en peu de mots ce qu'il avait fait, ou ce que lui avaient dit les membres du conseil. Elle n'avait pas l'air de l'écouter et ne répondait rien. Certains soirs, elle chantait pour lui des chansons naïves qui devaient lui venir de son enfance, il les écoutait avec un grand plaisir, tout en s'endormant parfois, ce qui n'empêchait pas la reine de continuer de sa voix agréable et monotone. Ils allaient ensuite dormir dans des grottes différentes. Ils se parlaient très peu, mais Antiopia qui dormait dans la chambre de la Jeune Reine la voyait chaque nuit aller s'asseoir à côté du lit où Adraste reposait. Elle prenait sa main dans la sienne, et Antiopia pensait que c'est dans son sommeil et par son corps tout entier, plus que par la pensée, qu'elle lui communiquait les inspirations de la source inconnue. Le roi, selon le désir de la reine, fit construire des barques pour explorer le lac souterrain. Un soir, après avoir soigné et fait manger le roi, la Jeune Reine se dépouilla de ses vêtements ne gardant, attaché à son cou, qu'un long couteau. Elle était très agitée, belle et fort sauvage dans sa nudité, proférant des paroles sans suite que personne ne comprenait. On voyait qu'elle avait peur, qu'elle luttait avec elle-même mais qu'une force irrésistible la poussait vers le lac. Elle y entra en hésitant. Quand il vit qu'elle allait s'élancer dans l'eau noire et sortir du cercle éclairé par les torches, le roi se précipita vers elle pour la ramener. Elle sembla d'abord heureuse de le suivre puis, poussant un cri aigu, voulut retourner vers la profondeur. Il la retint de force, elle le frappa alors de plusieurs coups de couteau qui le forcèrent à la lâcher et à revenir tout sanglant sur la berge. Elle s'était déjà lancée à la nage et disparut très vite dans l'obscurité. Antiopia resta avec le roi une grande partie de la nuit, espérant le retour de la reine ou un signal annonçant qu'elle avait atteint l'autre rive. Rien ne se produisit et, le lendemain, Antiopia avoua au roi que la reine s'exerçait depuis longtemps à parcourir de longues distances en nageant le long du lac. Il ordonna qu'on équipe la première barque sur le rivage et que dix hommes avec des provisions, des armes et des outils traversent le lac pour se porter au secours de la reine et au sien car, dès qu'il aurait repris des forces, il allait tenter de la rejoindre. Ses blessures, d'ailleurs superficielles, étaient presque guéries. Il s'enduisit d'huile et, n'emportant qu'un poignard et un collier de silex pour faire du feu, s'engagea dans l'eau. Il nagea d'abord sans peine, poussant de temps à autre un cri auquel Antiopia et les gardes répondaient du rivage. Il n'avait peur, comme tout notre peuple, que des monstres aquatiques que le lac cachait peut-être dans ses profondeurs. Il ne s'aperçut pas, arrivé au large, qu'un léger courant commençait à le déporter. Il s'arrêtait de temps à autre pour crier, mais personne ne lui répondait plus. La fatigue commençait à se faire sentir, il nageait avec moins de vigueur et se sentait parfois sur le point de s'endormir. C'est à ce moment qu'il s'aperçut qu'un courant l'entraînait vers la gauche. Incapable de lutter contre lui, il continua à nager vers la reine car, dans l'état d'épuisement où il se trouvait, il ne pouvait plus penser qu'à elle. Le lien invisible, qui semblait relier leurs deux existences, le persuadait qu'elle devait être encore vivante. Le courant devint de plus en plus rapide et tumultueux et il commença à entendre un bruit sourd qu'il fut incapable d'identifier. Il n'était plus question, au milieu des vagues et des remous, de nager encore dans une direction, mais seulement de se maintenir à flot. Etreint par l'angoisse, il sentit, pour la première fois, peser sur lui la menace de la mort. Le bruit ne cessait de grandir et il reconnut le formidable tumulte d'une chute. Les courants étaient si violents qu'il ne pouvait que se laisser emporter par eux, espérant, si les rives se resserraient avant la chute, s'accrocher aux roches du bord. Il vit alors, sous une frénétique chevelure blanche, s'élever des eaux un immense visage. Ses yeux, pâlis par des nuées, étaient insondables et leur promesse infinie. Une gigantesque ouverture engloutissait le monde et sa vue inspirait l'espérance insensée de s'anéantir. Adraste réunit ses dernières forces pour se précipiter vers cette bouche irrécusable. Il était dominé, submergé par la beauté suprême et l'allégresse de la chute. Le lac se resserrait avant de se précipiter dans la faille. Entraîné par les courants, frappé par des vagues de plus en plus hautes, Adraste, à demi noyé et fasciné par la pâleur écumante de l'abîme, entendit un appel venir de la rive opposée. Il eut le sentiment de voir, sur les roches ruisselantes, une forme féminine minuscule et au-dessus d'elle une lueur qui ressemblait, entre l'obscurité du lac et l'enivrante face du gouffre, à la lumière solaire dont il avait oublié l'existence. C'est alors qu'il sentit que son corps était relié à celui de la femme qui l'empêchait à l'encontre de son désir, de s'abandonner au courant. Il s'aperçut que le lien qui l'attachait, l'attirait, à l'aide des mouvements contradictoires de l'eau, dans la direction de la rive. La femme, en prenant appui sur une arête de rocher, le tirait victorieusement à elle. Il parvint ainsi jusqu'au bord où il s'affala sur les rochers et vomit les énormes quantités d'eau qu'il avait avalées. Il ne pouvait, épuisé comme il l'était, gravir les rochers glissants de la berge mais, après un moment, il sentit le lien se tendre à nouveau et lui envoyer chaleur et énergie. Il eut enfin la force de gravir la pente et de parvenir en terrain sec. Au-dessus de lui, la reine, avec l'air farouche qu'elle avait au moment où elle l'avait frappé de son couteau, le soutenait grâce au lien qui les unissait, et l'encourageait du regard. Quand il fut près d'elle, elle prit le poignard qui pendait à son cou et coupa le lien. Il tomba à ses genoux et vomit encore. Il sentit qu'elle lui soutenait le front en lui parlant d'une manière qui ressemblait plus à un roucoulement d'oiseau qu'à des paroles. C'est avec une impression de bonheur indicible qu'il s'endormit. Quand après un très long sommeil Adraste s'éveilla, la Jeune Reine était à côté de lui et un feu brûlait joyeusement en face d'eux. Elle avait trouvé une issue, s'était fait reconnaître d'un berger qui lui avait donné de la nourriture et de quoi faire du feu. Il eut l'impression, en mangeant avec elle, que son corps n'avait jamais éprouvé pareille allégresse. Elle semblait heureuse, elle aussi, mais était retombée dans l'état de demi-torpeur et de songerie souriante qui lui était habituel. Sa tête, trop lourde pour son corps, oscillait à nouveau sur son cou. Le berger leur ayant donné des torches, Adraste décida de remonter le long des berges du lac jusqu'au point où la première barque, qui devait les rejoindre, avait des chances d'aborder. En partant, il fut surpris de voir la reine marcher la première. Il y avait sur la rive beaucoup de bois porté là par des crues. Ils en firent en plusieurs endroits des bûchers capables d'indiquer la rive et le lieu de leur présence aux occupants de la barque. Ils étaient nus tous les deux et Adraste pensait à ce qu'avait dû ressentir le berger en voyant apparaître, en pleine lumière, la reine vêtue seulement d'un poignard. Elle suivait peut-être le cours de ses pensées car elle lui dit soudain : "J'avais une robe de branches et une couronne de feuilles". Ils portaient chacun une torche et il fut ému de voir, à chacun de ses mouvements, sortir de l'ombre une épaule, un sein, un genou que son désir illuminait. Il lui semblait retrouver quelque chose qu'il avait connu, qu'il avait perdu sans doute et que lui rappelaient l'expression presque enfantine, le sourire tendre et un peu fou qu'il voyait sur le visage de la reine. Quand ils furent fatigués, il vint s'étendre à côté d'elle et, pour la première fois, elle ne s'éloigna pas. Il n'avait jamais connu de femme, elle le prit dans ses bras. La lumière de la torche plantée en terre à côté d'eux éclairait ou plongeait dans l'ombre les formes de son corps robuste, et c'est avec lenteur, avec une étrange tendresse qu'elle lui apprit à l'aimer. Le lendemain, elle se contenta de le suivre, mais d'une telle manière qu'il se rendit compte que, sans paroles et sans gestes, elle le guidait. Elle dit "Il faut trouver notre forteresse". Il ne saisit pas ce qu'elle voulait dire, il l'interrogea, mais elle ne semblait pas comprendre ses questions. Le jour suivant, ils allumèrent leur premier bûcher sur la rive du lac. Quand elle vit s'élever la flamme, l'enthousiasme et la joie illuminèrent le visage de la reine : "Bientôt, dit-elle, nous aurons notre foyer sur une île de la mer". Adraste, heureux lui aussi de la chaleur et de la lumière du feu, s'étonna "Pourquoi dis-tu la mer ? L'eau est douce, c'est un lac". Elle sourit, de l'air confus d'un enfant surpris en train de faire une action que les adultes ne peuvent comprendre : "C'est notre mer, dit-elle, celle qui arrêtera les Achéens. La mer intérieure, c'est son nom". La journée se passa, très lente. La barque n'arrivait pas, et l'inquiétude commença à grandir en eux. Vers le soir, elle dit : "Ils sont là, mais ils se sont trompés comme toi, ils vont vers la chute !" Elle courut le long de la rive avec sa torche, et il la suivit. Arrivée au deuxième bûcher, elle dit : "Charge-le ! Il faut un très grand feu. Ils sont en danger, je vais à leur recherche. Crie aussi souvent que tu pourras". Elle courut vers l'eau, s'y jeta et, très vite, il la perdit de vue. Il prépara un énorme bûcher. Il cria, elle répondit par un cri de confiance. Il alluma le feu, il criait à intervalles réguliers et c'était un cri de détresse qui s'échappait de lui. De plus en plus loin, il entendait venir la réponse qui semblait dire Confiance, je suis là, n'aie pas peur. Il continua à crier, d'heure en heure, mais il n'y eut plus de réponse. C'est seulement quand se dissipèrent les brumes de la fin de la nuit qu'il entendit le son éloigné d'une trompe de berger, puis des cris qui répondaient aux siens. La lourde barque, poussée par les rameurs, apparut et il put voir que la reine se trouvait à la proue. Les bateliers n'avaient pas vu le courant qui les faisait dériver vers la chute. En entendant les appels de la reine, ils avaient cru entendre une déesse des eaux. Sans l'intervention d'Antiopia, ils n'auraient pas osé la hisser dans la barque, craignant de voir apparaître sous son corps nu la queue aveuglante d'une sirène. En voyant s'approcher la barque, le premier mouvement d'Adraste avait été de s'élancer à l'eau pour rejoindre la reine. Puis il aperçut la robe dont Antiopia l'avait revêtue. Ce n'était plus la femme, aussi naturellement nue qu'un animal sauvage dans sa fourrure, près de laquelle il avait vécu trois jours. C'était la Jeune Reine avec son regard sans expression, son sourire extasié et perdu. Quand la barque s'échoua sur le rivage, il demeura dans l'ombre jusqu'au moment où Antiopia vint le chercher pour le revêtir d'une tunique.