Quelques jours plus tard, un jeune montagnard s'approche, d'un pas hésitant, de la cabane. Oedipe abandonne son travail et lui fait signe. Le garçon est saisi en le voyant sur le seuil, avec ce bandeau sombre qui lui couvre les yeux. Il reprend courage et dit : "Nous avons, dans notre village, hébergé un voyageur. Il nous a parlé de toi, l'aveugle. Il dit que tu sais des chants qui font guérir. L'an passé, il y a eu la maladie chez nous. Beaucoup sont morts et depuis le village est resté malheureux, le travail est triste. Viens avec ta fille et ton compagnon. Nous ferons une fête et tu chanteras pour nos morts et pour nous. - Sais-tu qui je suis ? - L'homme a dit que tu es Oedipe, l'ancien roi et que les malédictions proférées contre toi ont été levées par Diotime, la guérisseuse". Oedipe sourit : "Nous viendrons à votre fête et emporte ceci pour ton village". Il lui donne une forme de bois qu'il a taillée récemment. Le garçon est content, il prend la statue dans ses bras. D'abord surpris, il lui découvre un sens : "C'est une danse ! Je reviendrai vous chercher bientôt, il y aura trois jours de marche". Il met la statue dans son sac et s'en va en courant. A son retour, Oedipe, Antigone et Clios l'accompagnent. La route, après de nombreuses ascensions par des chemins difficiles, les mène à un village étiré le long d'une rivière qui est encore presque un torrent. Dans la vallée, des champs et des jardins bien tenus, sur les pentes basses des vignes et plus haut, sur les flancs des montagnes, des prés où paissent des chèvres et des moutons. Certaines maisons sont en ruine et noircies par le feu. Le garçon explique : "Des familles ont été exterminées, d'autres presque détruites. On a sauvé les cultures et les animaux et pour arrêter le mal on a détruit les maisons. - La maladie, c'était la peste ?" demande Oedipe. Le garçon, effrayé, n'ose pas répondre. Ils arrivent chez le chef du village, c'est un homme dans la vigueur de l'âge, dont le corps et le visage semblent prématurément usés par le chagrin. En cours de route, le garçon leur a dit qu'il a perdu sa femme et ses enfants pendant l'épidémie. "Pourquoi nous as-tu appelés, demande Oedipe, est-ce pour la fête ou pour la maladie"? Antigone en l'écoutant se souvient de la voix pleine de force et de douceur avec laquelle il accueillait et rassurait les suppliants à Thèbes. "C'est pour les deux, dit l'homme. Celui qui nous a parlé du pouvoir de tes chants nous a dit aussi qu'autrefois, en sacrifiant ta femme, ta couronne et tes yeux, tu as délivré Thèbes de la peste". Antigone, accablée par la fatigue, s'est assise sur le seuil où une jeune esclave vient lui apporter de l'eau. Elle n'entend pas ce que répond Oedipe, elle pleure à cause du mot "autrefois" qui signifie que pour les gens d'ici les événements qui ont brisé leurs vies appartiennent déjà à un lointain passé. La jeune esclave s'assied près d'elle, la console. Elle dit qu'elle se nomme Calliope et lui fait visiter la maison. Elle est propre et fraîche, mais une partie du toit et les fenêtres sont encore béantes. Après la perte de sa famille, l'homme a brûlé sa maison et rebâti celle-ci. Il n'a pas encore eu le temps ni le courage de l'achever. Les chefs des principales familles viennent partager le repas du soir. Ce sont des hommes habitués à la lutte dans ce pays où la vie ne se gagne que par un travail dur et constant. Pourtant, dans leur démarche, leurs voix, leurs propos, Oedipe retrouve la sensation de deuil et de pesanteur qui l'a frappé à son arrivée dans la vallée. On convient de l'ordonnance de la fête. Le soir Oedipe chantera ou parlera selon l'inspiration du moment. Il remercie mais qu'attend-on de lui ? Ils restent silencieux un moment, puis l'un d'entre eux dit: "Chacun de nous, pendant la maladie, a perdu une partie des siens. Au début on espérait, on les a soignés, mais le mal a empiré chaque jour. La peur, c'est vrai, s'est emparée de nous. Nous avons fui dans la montagne et les malades sont morts ou ont survécu comme ils ont pu. Au retour, la peur et la honte n'ont pas cessé. Nous avons dressé un autel, élevé des pierres funéraires, espérant qu'avec le printemps la vie et le travail heureux reviendraient. Mais peu à peu c'est la chose qui est revenue et nous sommes encore plus tristes qu'au temps où la maladie ravageait nos maisons. - Qu'est-ce que c'est la chose ?" demande Oedipe. Le chef du village finit par dire : "Le matin, nous nous éveillons avec le désir que ce soit déjà le soir, et nous nous endormons le soir en espérant ne plus nous éveiller". Les autres approuvent et l'un d'eux ajoute: "Rends-nous l'espoir, aveugle, si tu le peux, car les morts, ceux qui sont restés dans les maisons brûlées, nous appellent maintenant près d'eux". Oedipe se lève, Calliope le conduit à sa chambre. Clios et Antigone le rejoignent : "Il y a un secret, dit-elle, il y a trois malades à nouveau. Ils ne savent que faire, fuir ou les soigner. C'est pour cela qu'ils t'ont fait venir. - Tu as peur, Antigone ? - J'ai très peur. - Et toi Clios ? - Je ne croyais pas avoir peur, mais cette mort-là me fait horreur. - Alors, repartons cette nuit, dit Oedipe, pendant qu'ils dorment" Ils se taisent. Ils resteront. Oedipe s'éveille au milieu de la nuit avec un sentiment de bonheur. Calliope vient de se couler auprès de lui et serre son corps contre le sien. Il prend son visage entre ses mains, il sent dans ses paumes les formes de sa surprenante beauté. Il demande "C'est ton maître qui t'envoie ?" Elle répond "Oui. - Tu n'as pas eu peur ? - Non. - Je t'en remercie, Calliope, mais retourne chez toi". Elle embrasse tendrement son épaule et s'en va de son pas léger. Il se sent heureux un moment, puis il soupire et finalement s'endort. Le lendemain, lorsque commencent les cérémonies d'offrandes aux dieux protecteurs du village, ce qui frappe Antigone c'est le petit nombre des enfants et des vieux. C'est de ces deux côtés surtout que la mort a tranché. Les enfants qui semblent perdus, esseulés, sont trop tranquilles et quand c'est à leur tour de chanter ils le font d'une voix faible, hésitante, qui perce le cœur. Antigone se met au milieu d'eux, les prend par la main et chante avec eux. Ils reprennent courage et leurs visages assombris s'éclairent. Le soir, un grand feu est préparé sur la place, tout le village est rassemblé. On attend Oedipe, il arrive accompagné d'un chariot que Clios tire tandis qu'Antigone et Calliope le poussent par-derrière. Dans le chariot, sur une litière de paille, sont étendus les trois malades. Oedipe tient la main du plus jeune, un garçon de quinze ans auquel il parle et parfois sourit. Les deux autres sont plus malades et l'un des deux semble évanoui. Quand le chariot est arrêté, Clios porte le garçon sur une table. Oedipe le palpe, le frictionne avec de l'huile très soigneusement, puis il dit : "Cesse d'avoir peur, lève-toi !" Le garçon se lève, pose un pied hésitant sur le sol, chancelle, coule un regard terrifié vers Oedipe. Celui-ci ordonne : "Va !" Il fait un pas, deux pas sans peine. Il essaie un petit bond, un autre et va s'asseoir, émerveillé, au milieu des camarades de son âge qui, sans crainte, lui font place. Pendant ce temps, Clios et Antigone lavent et soignent les deux autres malades. Quand ils ont terminé, Oedipe dit : "Le garçon n'avait rien, rien que votre peur à tous qui avait pénétré en lui. Les deux autres malades, nous les soignerons. Désignez-nous une maison où nous pourrons le faire et travaillons tous ensemble à combattre la maladie". Un homme vieux dit : "Je m'appelle Pélios. Je n'ai pas voulu brûler la maison de mes ancêtres, celle où ma femme est morte. Suivant l'ordre du chef, je l'ai quittée, j'habite maintenant une cabane près de mon troupeau. J'ai purifié ma demeure, tu peux y aller, Oedipe, avec les tiens et les malades, je vais t'y conduire. - Est-ce qu'Antigone et Clios, demande le chef du village, sont d'accord avec ton entreprise et les risques qu'elle comporte ? - Oui", dit Antigone. Les malades sont replacés dans le chariot et le vieux les emmène avec Oedipe, Clios et Antigone à sa maison. Quand Oedipe et ses compagnons reviennent, les jeunes gens rechargent le feu dont les flammes ne tardent pas à s'élever très haut, tandis que sous un voile de nuages tombe une nuit sans lune. Le chef du village conduit Oedipe en face de l'assemblée. Il n'est éclairé que par le mouvement et les retombées des flammes qui tracent des signes mystérieux sur son corps et sur son visage. Il se tait, il attend, il écoute peut-être. C'est à ce moment que la voix encore presque enfantine de Calliope s'élève : "Frère aveugle, qui entends ce que nous ne voyons pas encore, parle-nous de la maladie". Il se tourne vers elle: "La maladie, Calliope, travaille à la fois le champ de la vie et celui de la mort. Elle nous fait peur, elle nous égare, mais l'existence n'est-elle pas troublante, exigeante comme le petit enfant ? La maladie est vigilante, elle nous prévient, car elle sait combien le mal est nécessaire et secourable au bien". Du milieu de l'assemblée, l'ancienne du village l'interrompt : "Frère aveugle, nous devons chacun une vie à la vie et l'homme qui vivait avec moi a rendu la sienne, le jour venu, sans un murmure. Comment croire qu'il est mort, alors qu'il vit toujours en moi et que nous sommes encore tous les deux dans l'ombre et le soleil de l'autre ? Une pensée vivante, est-ce qu'elle peut s'arrêter de penser ? L'amour patient de toute une vie, crois-tu qu'il peut s'éteindre ?" Ils attendent la réponse d'Oedipe, soudain c'est une autre voix qui surgit de lui. Une voix chargée d'âpre ironie et de joie menaçante. Est-ce Oedipe qui peut vous répondre ? Qui es-tu, roi aveugle, poète au sceptre brisé, pour parler de ce que tu n'as pas cessé de méconnaître ? Votre vie n'est pas à vous, elle n'est pas votre bien, et celui qui vit dans l'instant comment pourrait-il déchiffrer la langue épineuse du temps ? La vie, la mort, la maladie sont de grands fauves, d'intrépides joueuses qui lancent leurs dés sans hésiter. Sans la mort quels terribles combats entre ceux qui ne mourraient plus et ceux qui grandissent, avides de terres et de liberté. Qu'adviendrait-il si le blé refusait d'être moissonné et vous de quitter vos maisons transitoires, car c'est ainsi que l'amour est possible ? Regardez cet homme à travers qui je parle. La Sphinx lui a dit: Renonce, Oedipe, à ton savoir, attends le jour de ta lucidité. Il ne l'a pas entendue. Avec son savoir d'incendiaire et le meurtre de son énigme Il est revenu à Thèbes, la ville inexorable où l'attendaient, enfant perdu, les pouvoirs débordés de la Reine. La voix s'élève très haut, elle porte la promesse du soleil levant Allez, vivants, survivants éphémères, retournez dans vos maisons, cessez de craindre Car la vie terrestre est désir et Oedipe habitera encore vos esprits quand je ne serai plus depuis très longtemps qu'un dieu mort. L'assemblée se disperse et le feu, après avoir dévoré les dernières bûches, s'effondre dans les cendres. L'obscurité s'étend, il n'y a plus qu'Oedipe que Clios doit aider à s'asseoir. Quand il a retrouvé ses forces et se lève, Antigone lui dit : "Ce que tu as chanté est vrai. Pourtant il y a quelque part quelqu'un qui nous aime". Oedipe se tait, c'est Clios qui répond : "Il y a quelqu'un qui nous aime, parce qu'il y a Antigone". Oedipe fait un léger mouvement de la main qui semble dire: C'est la même chose. Antigone a pris son bras et le guide. Clios prend l'autre. Ils s'en vont tous les trois vers la maison des pestiférés. Ils ont envoyé un messager à Diotime pour lui demander des conseils et des remèdes. Ils attendent son retour et le temps s'écoule lentement. Antigone s'occupe des repas. Clios ouvre dans les murs de nouvelles fenêtres pour faire entrer la lumière, il passe les murs à la chaux. Oedipe se tient près des malades, il leur joue parfois un air de flûte. Vers le soir, ils se mettent à délirer et il les envie de pouvoir s'en aller sur ce navire turbulent. Le messager envoyé à Diotime revient avec des remèdes et des conseils qu'Antigone lit le lendemain à une assemblée du village. Au bas de la tablette, Diotime a ajouté : "Suivant le don qui lui est conféré, Oedipe imposera les mains chaque jour aux malades. Il imposera aussi les mains à chacun des membres de la communauté. Si Oedipe meurt, Diotime doit être prévenue, le don sera conféré à un autre". Les membres de l'assemblée retournent chez eux, confiants mais perplexes. Ils sentent qu'ils sont sur la voie de la guérison, mais sont troublés parce que la prophétesse a envisagé la mort d'Oedipe. Oedipe dit à Clios que les impositions des mains lui rappellent d'affreux souvenirs. Après la mort de la Sphinx, tous les malades de Thèbes voulaient le toucher, croyant que son corps possédait un pouvoir de guérison. Il se demande quel don lui a transmis Diotime. Un des malades est éveillé, ils le soignent et Oedipe lui impose les mains aux points prescrits par Diotime. Il s'endort peu après calmement. Les choses sont plus difficiles avec l'autre malade, il souffre beaucoup et, quand Oedipe le touche, il se met à hurler. Nuit sinistre pour Oedipe qui ne parvient pas à trouver le sommeil. Il ne se reconnaît plus dans celui qu'il est ici, contraint d'imposer à d'autres les mains impures qui ont frappé son père et enlacé sa mère. Ses mains qui risquent de ranimer chez les malades des forces inconnues et peut-être dangereuses. Il est pris du désir de mourir. C'est le roi déchu, le roi qu'il a été qui vient à son secours. Ces pauvres gens, éprouvés, décimés par la maladie sont aujourd'hui son peuple. Il doit rester avec eux jusqu'à la mort ou la fin de l'épidémie. Les ordres de Diotime sont durs, mais il est bon qu'il reçoive des ordres et transmette aux autres, au-delà du doute, cette confiance qu'il a en elle. Le lendemain, les deux malades sont toujours vivants et Antigone le conduit sous le grand chêne où il va ce jour-là imposer les mains aux enfants du village. Chaque enfant, à son tour, s'approche de lui, place ses mains sur ses genoux, Oedipe les prend et les garde longuement dans les siennes. Le premier a eu peur quand il s'est trouvé en face de ce grand homme sans yeux dont les mains semblaient, malgré son silence, parler aux siennes. Puis ce qui se passait a pris la forme reconnaissable d'une onde qui allait des mains de l'un à celles de l'autre. Il est revenu prendre sa place parmi les autres en disant : "Ça ne fait pas mal, c'est amusant !" Pendant sept jours, il impose les mains à tous les habitants de la vallée. Toutes des mains d'hommes et de femmes de la terre, durcies, formées, déformées par les outils et par le temps. Dans ces mains qu'il se met à aimer, il sent les limites des champs, des jardins, des demeures, et le sens qu'il faut donner à chaque chose pour qu'elle puisse servir et être travaillée. Lui, le fils de Corinthe, natif de la mer, par l'imposition de ses mains, les fait communiquer avec cette part d'illimité qui est dans sa nature et, eux, en lui prenant un peu de sa force et de son étendue, enfoncent en lui une part de leur robuste cohésion. Il est heureux au cours de ces longs et mystérieux contacts qu'il redoutait tellement. Chaque fois que l'un d'eux, assis en face de lui, pose ses mains sur ses genoux, il entre avec tout son corps dans sa vie. Quand il relève ses mains, sans l'avoir vu, sans lui avoir parlé, sans avoir entendu son nom, il le connaît et l'autre le sait et connaît, lui aussi, quelque chose d'Oedipe. Ils se retrouvent l'un l'autre dans ce qu'ils ont d'indicible et pourtant de commun. Le soir, il est si fatigué qu'il doit laisser ses compagnons soigner seuls les malades. Le dernier soir, Clios dit à Antigone "Le village est peut-être sauvé, tous s'activent et se soignent, ils ont retrouvé leurs plaisirs et leurs soucis habituels. Nos malades vont peut-être guérir, mais Oedipe m'inquiète. - Moi aussi, dit-elle. Pendant les impositions des mains, quand je le regarde de face, je ne vois que sa majesté, sa sérénité, son sourire. Mais si je le regarde de profil, je vois son angoisse". Le septième jour, le chef du village est le dernier à s'asseoir devant Oedipe qui sent sous les siennes des mains dures, vaillantes et rusées. Toute la force, toute la vitalité du village est là. Il sent peser sur lui une terrible fatigue, il est très pâle. Le chef du village le regarde avec étonnement, puis avec inquiétude: "Tu souffres, tu es malade ! - Appelle Clios, dit Oedipe , qu'il me ramène chez les pestiférés". Clios accourt, il est effrayé par ce qu'il voit. Oedipe tremble, il vacille, il claque des dents, son corps et son visage se couvrent d'une sueur froide. Clios le soutient, le guide. Comme le chef du village veut l'aider, il lui crie avec colère : "Va-t'en, tu vois bien qu'il a la maladie". Oedipe, à peu de distance de la maison, s'écroule. Clios ne peut le porter seul. A ce moment, survient Pélios qui dit : "Je vais t'aider, portons-le ! - Il a la maladie", dit Clios. Pélios hausse les épaules et ne répond pas. Ils traînent plus qu'ils ne portent jusqu'à la maison le corps raidi et incroyablement lourd d'Oedipe. Lorsque Antigone arrive, Oedipe est étendu sans connaissance et complètement nu sur son lit. Les deux hommes, atterrés, s'efforcent en vain de le faire revenir à lui. Elle lui fait boire le plus puissant des remèdes de Diotime, il a beaucoup de fièvre et en même temps semble trembler de froid. Elle charge Pélios de faire envoyer un messager à Diotime. Elle fait chauffer de l'eau et, avec Clios, entoure le corps d'Oedipe de linges humides et brûlants. Il gémit, mais son corps se décrispe et son souffle devient plus régulier. Oedipe reprend conscience, il sent, à une énorme distance, Clios qui étend sur ce qui était son corps des linges brûlants et le recouvre de couvertures. Entre lui et les autres, il y a maintenant un froid insurmontable, une étendue qui ne cesse de croître. Avec sa force, c'est sa chaleur, c'est sa vie qui est sortie de lui. Il crie, il appelle au secours, il appelle Jocaste. Elle seule peut le guérir de ce froid. Il crie et une femme est là dont le visage tendre et effrayé se penche vers le sien. Il tremble, de terribles douleurs s'élancent dans tout son corps. Ce n'est pas Jocaste, c'est Antigone, elle l'aime, elle souffre avec lui, mais il s'éloigne d'elle et de la vie. Il faut traverser le mur qui le sépare de Jocaste. Elle seule pourrait le délivrer de cette intolérable souffrance. Il crie pour qu'elle l'attende, il se débat pour la suivre sur le chemin solitaire où elle s'est engagée. Il se débat pour échapper aux bras de Clios et de Pélios qui se cramponnent à lui pour l'empêcher d'aller se fracasser contre le mur. Il parvient à leur échapper, c'est Antigone, suspendue à lui, qui l'arrête encore un instant, un seul, mais insupportable. De ses deux mains, enfin libres, il la frappe au visage et la jette à terre. C'est plus que Clios n'en peut supporter, il saisit une des sculptures qui sont là et va lui fracasser la tête. Pélios le prévient et, d'un simple croche-pied, fait tomber Oedipe. Sa tête heurte le sol où il reste étendu pendant que Clios relève Antigone. Elle est blessée, son visage est couvert de sang. Elle dit : "Recouchez-le, il délire". Ils le soulèvent, son corps n'est plus glacé mais brûlant, c'est de fièvre maintenant qu'il tremble. Antigone se penche sur lui, du sang coule de son visage sur le sien. Oedipe le porte à ses lèvres et pousse un cri d'épouvante. Il croit goûter le sang qui a jailli de ses yeux le jour où Jocaste est morte. Il crache ce sang et pousse un hurlement qui se prolonge, qui va durer et qu'Antigone ne peut plus supporter car elle s'enfuit en pleurant et tout ensanglantée dans la nuit. Clios veut la suivre, mais Pélios l'arrête avec une singulière autorité : "Et les malades ? Je ne connais pas les remèdes". Toute la nuit, Oedipe crie et délire. Il est au pouvoir de la peste qui l'a poursuivi toute sa vie, tandis que les images salvatrices s'éloignent. Parfois il croit revoir Jocaste, il veut courir vers elle, mais la vision se dérobe. Alors il hurle comme un loup, celui qu'il a déjà été dans la meute grise du passé. Clios a appris à Pélios les remèdes et les soins à donner aux malades. A l'aube, il cède à son angoisse et part au village à la recherche d'Antigone. Le soleil franchit les montagnes et se glisse dans la vallée au moment où il s'approche des maisons. Après cette nuit de ténèbres et de cris, où la maladie a donné la chasse à Oedipe, il est frappé par la paix qu'il découvre et par les bruits familiers qui indiquent que la vie, au village, reprend son rythme. Il est sûr qu'Antigone s'est réfugiée chez le chef du village, auprès de Calliope. Elle est là, assise à côté d'elle, près de l'âtre où des aliments sont en train de cuire. En reconnaissant son pas, elle se lève vivement et se cache sous un voile. Il a le temps de voir qu'elle a le visage blessé et qu'elle pleure. Elle dit d'une voix tremblante qu'il ne lui connaissait pas : "Il est mort ? - Il est très mal, mais il vit. - Pourquoi l'abandonnes-tu ? - C'est toi qui comptes, reviens ! Il délirait. - Qu'il délire sans moi, comme à Thèbes avec ma mère". De quel ton farouche elle a dit cela. Elle s'enfuit dans le jardin, il veut la suivre, Calliope le retient "Laisse-la pleurer. Elle se croit défigurée, elle ne veut pas que tu la voies. Est-ce qu'Oedipe est devenu fou ? - Non, seulement malade. Il mourra si Antigone ne revient pas. - Diotime arrive ce soir. Elle sera mieux alors, maintenant elle ne peut pas". Elle entrouvre la porte et lui montre Antigone la tête sur ses genoux, affalée au milieu des légumes et sanglotant sans retenue. L'univers de Clios s'écroule. Après Oedipe c'est Antigone qui ne sait plus qui elle est. Calliope referme prestement la porte : "Laisse-la, retourne là-bas. Attends que Diotime arrive". Diotime est arrivée, elle a parcouru la vallée, elle a vu les gens au travail, elle est entrée dans les maisons qui ont été nettoyées et blanchies. Elle voit que le village a retrouvé le calme et l'espoir et que, même si la maladie d'Oedipe provoque une recrudescence du mal, ils finiront par la vaincre. Le chef du village la conduit chez lui où Antigone l'attend avec Calliope. Diotime examine avec attention ses blessures. Elle ne sera pas défigurée, tout disparaîtra avec quelques remèdes et du temps, mais il faut qu'on la soigne avec attention. Elle indique à Calliope quels onguents utiliser et comment. Puis elle lui montre certains massages et les points sensibles et actifs du corps qu'elle doit toucher. Elle la regarde faire, elle est surprise par son habileté et, lorsqu'elle a terminé, lui dit : "Ma fille, tu es faite pour soigner, tu as de grands dons". Antigone est surprise en l'entendant dire : Ma fille. Jamais Diotime ne l'a appelée ainsi, elle voit que quelque chose de très important vient de se passer entre elles. Elle se sent mieux, et si elle se remet à pleurer c'est parce que la présence de Diotime lui permet de redevenir un instant la petite fille qu'elle a été, qu'elle est, qu'elle ne sera pas toujours. Diotime part avec Calliope soigner Oedipe. "Toi, reste ici, tu as été le centre calme et apaisant de ce village. Tu peux l'être à nouveau. - Est-ce qu'il va mourir ?" Elle ne sait pas. Elle part, Calliope l'accompagne et dit à Antigone : "Occupe-toi des hommes". Quand Antigone se retrouve seule, elle s'assied à côté du foyer et pleure encore un peu. Cela lui fait du bien, mais elle a l'impression d'oublier quelque chose. Elle se souvient que Calliope lui a parlé des hommes. Les hommes qui travaillent aux champs avec le chef du village. Ils vont revenir, ils auront faim. Elle achève de préparer le repas, met la table. Clios entre, il est épuisé : "Oedipe a crié toute la nuit, je n'ai pas pu le supporter. C'est Pélios qui les garde, ce petit vieux est plus résistant et plus courageux que moi". Elle le fait asseoir, il faut qu'il mange. Le chef du village et les autres arrivent. Elle les sert, ils sont fatigués et ne parlent guère, ils ont l'air contents de ce qu'elle leur donne. Clios la regarde avec admiration, il n'a pas l'air de voir les blessures qui déforment son visage. Après le repas, elle le force à dormir avant qu'il ne retourne à la maison des pestiférés. Oedipe est en mer, en pleine tempête, le vent hurle au-dessus de lui, les vagues frappent à coups sourds les flancs du navire et parfois le submergent. Le plus terrible ce sont les cris, les cris de ceux qui ont peur, qui sont renversés ou emportés par les lames. Ces cris pourtant vous soutiennent car ils signifient que vous êtes là, que vous luttez encore. Le naufrage est sûr, vous êtes déjà tout engourdi par les vagues glacées qui vous assaillent, mais en somme tant qu'on crie, on est vivant. Le matin, il n'y a plus de bateau, plus de marins, plus rien que son corps étendu, qui crie de plus en plus faiblement au milieu d'une mer démontée. Il éprouve une présence qu'il ne peut ni voir ni toucher et, à cause d'elle, la douleur de son corps s'aggrave. Il voudrait bien, dans cette violence et bientôt dans cet excès, être encore cet Oedipe évanoui qui criait sur un navire en perdition. De très loin, il entend la voix de Diotime - mais comment serait-elle ici, dans la tempête au large des côtes de l'Egypte - disant : "Impose-lui les mains !" Deux mains se posent sur son front, une chaleur entre en lui, provoquant une douleur si forte qu'il perd à nouveau conscience. Calliope pose maintenant ses mains sur les siennes, le corps d' Oedipe se contracte, elle a peur car elle voit la pâleur bleuie de la mort s'étendre sur son visage. La voix ferme de Diotime la réconforte. "N'aie pas peur, rien de pis que ce qu'il connait ne peut lui arriver". Un froid mortel monte des mains du malade dans les siennes, elle y répond en envoyant de toutes ses forces un peu de sa chaleur et de son calme dans le corps d'Oedipe. Elle pose ses mains sur ses genoux glacés et là, ne sachant plus que faire, elle prie, elle supplie le grand corps étendu, ses muscles, son sang, son souffle affaibli, de venir à son secours. Poussée par une force irrésistible, elle laisse ses mains glisser lentement le long des jambes musculeuses jusqu'à ses pieds qui portent, ineffacées, les cicatrices de ses premiers jours sur la terre et de la trahison de Jocaste. Alors Oedipe hurle en s'agitant sur sa couche comme quelqu'un qui souffre et qui vit encore. Calliope entend ses cris comme ceux d'un tout petit enfant et, laissant retomber ses pieds blessés, elle s'approche de sa tête, la serre contre elle et doucement le berce. Elle a perdu le sens du temps, elle ne sait plus où elle se trouve ni qui elle est. Quand elle revient à elle, elle s'aperçoit qu'Oedipe s'est endormi. Elle ne sait plus que faire, mais Diotime qui a l'habitude des malades va le lui dire. Elle est occupée à ranger, avec Pélios, la maison que la fuite d'Antigone et de Clios a laissée dans un désordre violent. Quand Calliope entre dans la pièce, Diotime est en train de dire à Pélios : "Continue de soigner les malades, tu apprends vite, tu vas commencer une nouvelle vie". Et le vieux acquiesce, l'air paisible et content. Elle se retourne vers Calliope : "Toi aussi, tu vas vivre autrement, tu es douée pour guérir". Calliope est étonnée, elle est heureuse, elle ne se connaissait pas ce don. Elle sourit et demande "Oedipe s'est endormi, que dois-je faire maintenant ? - C'est à toi de le trouver. Reste près de lui, recueille-toi, fais ce que ton cœur et ton corps t'inciteront à faire. Il a besoin de ta force, à toi de sentir comment la lui donner sans perdre la tienne". Et Diotime reprend son travail en silence. Calliope retourne s'asseoir à côté du lit où Oedipe dort. Il gémit sourdement parce qu'il a froid et que les couvertures entassées sur lui ne parviennent pas à le réchauffer. Elle prend ses mains dans les siennes, elles ne se réchauffent pas. Alors elle enlève ses vêtements et se couche nue contre lui. Oedipe est rigide et glacé, elle s'abandonne à ce froid, à cet hiver qui l'enserre. Elle s'abandonne encore plus et devient cet Oedipe qui a besoin qu'on lui donne sa chaleur. Diotime, qui a marché une partie de la nuit, s'est endormie. Quand elle s'éveille, Pélios lui dit "Oedipe dort, Calliope s'est couchée près de lui". Ils entrent dans la chambre et les trouvent endormis, étroitement serrés l'un contre l'autre. C'est Calliope maintenant qui est glacée et tremble de tous ses membres. Ils dressent un autre lit pour elle et parviennent à l'y étendre. Ils la frictionnent, la couvrent de couvertures, Pélios lui apporte un bol de soupe chaude. Elle se plaint de grandes douleurs sans pouvoir les localiser. Brusquement elle se rendort. Vers le soir, Calliope est prise de douleurs convulsives, Clios et Pélios pensent que c'est la maladie, mais Diotime les rassure. Elle demande à Clios de faire du feu pour chauffer devant la flamme des couvertures et des draps. Devant le foyer, les deux hommes se taisent dans l'attente d'un événement qu'ils sentent proche. Vers le matin, Calliope pousse un grand cri. Diotime qui reposait se lève et revient précipitamment chercher les linges qui chauffent devant le feu. Les gémissements de Calliope reprennent et Diotime les appelle à l'aide. La jeune femme a quitté son lit, elle a recouvert son visage et son torse d'un linge blanc. Elle est sur le lit d'Oedipe, à cheval sur ses épaules, et elle l'a retourné sur le ventre. Elle semble faire d'énormes efforts, accompagnés de cris et de plaintes, pour le faire sortir de son corps. Diotime, debout près d'elle, leur dit : "Aidez-les !" Ils sont terrifiés et n'osent pas bouger quand un cri plus perçant de Calliope leur fait comprendre la nécessité impérieuse de sortir Oedipe de sous elle. Ils tirent, mais ses bras et son corps demeurent inertes et incroyablement pesants. Diotime de son côté tente de tirer en arrière le corps de la jeune femme. Au moment où Clios pense qu'Oedipe est mort, il sent son corps se mettre en mouvement et avancer de quelques pouces. Les cris et les halètements de Calliope continuent, mais ils n'ont plus cet accent d'impuissance et de désespoir. Elle crie : "Il bouge !" en poussant son corps en avant. Le corps d'Oedipe avance doucement sous celui de la jeune femme. Il avance d'un très lent mouvement et les deux hommes se demandent si Calliope va pouvoir le supporter, mais elle le supporte, le visage caché sous le grand linge blanc, son corps sombre agité par le formidable travail. Oedipe vit et on entend son souffle haleter au même rythme que celui de la jeune femme. Son corps glisse lentement sous le sien et, quand il en est entièrement sorti, les cris rythmés de Calliope s'arrêtent et c'est comme la fin d'une musique sauvage ou du tumulte d'un torrent. Est-ce que je rêve ? se demande Clios, mais il n'a pas le temps de penser car Calliope, épuisée, s'est renversée en arrière et tombe à demi évanouie entre ses bras. Son corps saigne, elle est tout en sueur. Diotime avec des gestes silencieux la soigne et la recouvre de draps chauds. Quand elle revient à elle, elle sourit et demande: "Mettez-le près de moi, que je le berce, c'est ça qui le fera guérir". Ils placent le lit d'Oedipe à côté du sien et Calliope commence à le serrer contre elle et à l'embrasser comme un enfant. "Regardez, dit-elle, ses cheveux ont changé de couleur !" Clios s'aperçoit que les cheveux d'Oedipe ne sont plus fauves. Ils sont gris, d'un gris très pâle qui éclaire son visage. On voit qu'il a souffert, mais il n'a plus cet air sauvage qui est apparu sur ses traits après la catastrophe à Thèbes. Clios, désemparé, se tourne vers Diotime pour lui demander ce que cela veut dire, mais elle le prévient d'un léger haussement d'épaules. Il sent qu'elle n'a nul souci de savoir, qu'elle accepte ce que cette nuit a eu d'impénétrable, alors que lui s'agite sans nécessité autour d'un événement qui vient d'avoir lieu entre Oedipe et Calliope et qui doit demeurer entre eux. Oedipe revient lentement à la conscience, il y faut des jours, des semaines. Les souffrances ont été si fortes, leur excès l'a tant affaibli que c'est avec crainte, presque avec terreur qu'il retrouve la sensation d'être vivant. Seuls l'amour ingénu, la tendresse protectrice de Calliope l'y décident. Elle le soigne, le berce, le cajole et lui parle sans jamais lui demander de réponse. Près d'elle, il peut vivre les premières semaines de sa convalescence, aussi libre et aussi dépendant qu'une feuille sur un arbre. Quelque chose s'est passé entre eux, quelque chose de tragique, que la mémoire refuse encore. Quelque chose qui a été d'une légèreté, d'une allégresse indicibles. Parfois elle s'en va et Clios ou Pélios la remplacent auprès du lit dont il est encore incapable de se lever, mais, durant tout le temps de son absence, son visage reste fixé sur la porte par où elle est sortie et il attend son retour. Elle revient, elle lui raconte les nouvelles du village. L'épidémie est enrayée et tous sont dans l'attente de sa guérison. Un jour, elle se trompe et dit : De sa résurrection, ce qui les fait rire. Il sent qu'on l'aime là-bas, le village était en péril, il a fait ce qu'il a pu et est tombé malade. Antigone et Clios, qui couraient autant de risques que lui, n'ont rien. Lui n'a pas eu de chance, c'est tout. Diotime est repartie. Avant son départ, elle a demandé au chef du village de libérer Calliope pour qu'elle vienne l'aider à soigner les malades. Diotime envisage même qu'elle pourrait un jour la remplacer. Le chef du village a accepté et Calliope, après une brève cérémonie, est libre. Elle dit à Oedipe que, lorsqu'il sera capable de marcher, elle partira avec lui chez Diotime. Oedipe ne répond pas, parler lui demande encore trop d'effort, il ne cherche pas à comprendre ce qu'elle dit, son plaisir est de l'entendre. Il aime, à côté de son lit, écouter Clios ou Pélios, ou voir arriver Antigone et le moment très doux où, après avoir senti les battements de son cœur, elle lui dit "Tu reprends des forces, bientôt tu pourras te lever". Oui, il aime les voir et les entendre, mais surtout il aime les moments où il est seul avec Calliope. Les moments où elle le berce, où elle l'embrasse brusquement sans raison et se met à chanter des chansons de petite fille qu'elle a apprises au village, ou parfois, dans une langue d'Afrique, quelques bribes de celles que lui chantait sa mère. Il l'entend aller et venir dans la pièce, attentive au moindre appel de sa part et, quand elle le croit endormi, sautant, dansant sur la pointe des pieds, ou jouant et riant toute seule. Il lui vient un jour cette pensée Quel bonheur pour un petit garçon d'avoir une mère très jeune, encore presque enfant comme Calliope. Mérope était douce et gaie, mais trop âgée et Jocaste m'avait abandonné pour mieux me reprendre un jour. Il pense cela sans réprobation et s'aperçoit que Jocaste, la douleur, l'amère splendeur de Jocaste se sont un peu éloignées. Il se tourne vers Calliope comme vers le soleil, les autres se sont éloignés. Même Antigone à laquelle il pense autrement, comme s'il était maintenant plus faible et plus jeune qu'elle. Clios a monté un tour dans une des pièces de la maison et il a repris son travail. Antigone, tout en s'occupant de la maison du chef du village, se sert d'un métier qu'un tisserand lui a prêté. Ils ne sont pas à la charge du village et Oedipe n'a pas à se préoccuper de la durée de sa convalescence. Ainsi se passent l'automne et l'hiver. Un soir, avec un messager de Diotime en arrive un autre, un Athénien, envoyé par le roi Thésée. Il dit Oedipe, en revenant des pays du Nord, j'ai vu la vague que vous avez sculptée pour la mer, pour les marins et pour moi. Nous avons arrêté nos navires pour mieux la regarder et voir comment il faut traverser les tempêtes. Puisse cette image m'éclairer et éclairer Athènes. L'évolution des événements à Thèbes m'inquiète, des dangers s'annoncent pour toi. Si tu veux venir à Athènes, nous te protégerons. Le message de Thésée touche Oedipe, mais dans son bonheur présent ce qui se passe à Thèbes lui semble si lointain qu'il ne peut y attacher sa pensée. Le printemps arrive, Oedipe reprend des forces, il marche dans la maison puis, soutenu par Calliope, dans le jardin. Il a toujours sur les lèvres, dès qu'il l'entend, ce sourire enfantin qui commence à irriter Clios. Est-ce que la maladie aurait diminué Oedipe ? Les cerisiers sont en fleur dans le jardin, les abeilles bourdonnent entre eux, une gaieté douce règne dans l'air à la fin de l'après-midi. Clios, excédé par le travail, abandonne son tour en entendant Antigone arriver du village et l'invite à danser avec lui dans le pré. Pélios s'assied contre le mur de la maison et les accompagne en chantant. Calliope, dès qu'elle les entend, se précipite auprès d'eux. Oedipe, sa flûte à la main, vient s'asseoir sur le seuil et se met à jouer. Sa musique s'accélère, devient de plus en plus impétueuse et eux, emportés par le rythme, s'abandonnent librement à la danse. Oedipe s'arrête, il dit : "Antigone, montre à Calliope la danse des jeunes Thébaines, celle qu'elles dansent nues à la fête du printemps. Tu ne l'as jamais dansée car tu n'avais pas l'âge, mais ta mère te l'a si bien apprise". Il reprend sa flûte et les notes gaies et voluptueuses de la danse s'élèvent. Antigone est surprise qu'il se souvienne de cette musique sur laquelle elle a si souvent dansé avec sa mère et Ismène. Elle enlève sa robe, Calliope qui la dévore des yeux fait de même. Elle suit sans peine en regardant Antigone cette danse de fleurs à peine ouvertes qui s'apprêtent à s'épanouir. Les deux filles, la blanche et la noire, prennent place dans cette danse qui a traversé les siècles et que Jocaste, brûlant le cœur et les sens des Thébains, a portée à une inégalable perfection. Calliope suit tous les gestes d'Antigone qui n'est plus une femme, mais une fleur sur sa tige mouvante qui accompagne le mouvement du soleil. Comme Antigone est belle, toute blanche et dorée, pense-t-elle, comme elle est mystérieuse et savante et riante. Comme elle est sombre, pense Antigone, délicieusement sombre avec ce bref intérieur rose que l'on devine, comme elle a saisi le rythme de cette danse et possède le génie du mouvement. Elles mêlent leurs gestes, leur parfum, leur jeunesse dans une harmonie, une gaieté qui semblaient ne jamais devoir finir, quand la musique d'Oedipe s'apaise et doucement s'éteint. Alors Calliope bondit vers lui, le serre dans ses bras, lui embrasse les joues, les épaules, les mains comme elle le fait si souvent depuis qu'il est son enfant. Elle oublie qu'elle est nue, elle ne voit pas Antigone qui s'arrête interdite, ni le regard des deux hommes. Elle sent soudain sur elle les mains aveugles et savantes d'Oedipe qui parcourent son corps avec passion. Elle les sent qui se crispent, qui se détournent tandis qu'il lui dit d'une voix changée : "Va-t'en, habille-toi !" Il est retourné dans la chambre, elle remet sa robe comme Antigone. Elle n'a pas honte, il est guéri, il n'est plus son enfant qu'elle pouvait chérir, soigner, caresser librement. Il est redevenu un homme, un homme malheureux, peut-être, comme tant d'autres. Ce n'est pas son affaire, ce n'est pas un homme qu'elle a aimé, qu'elle aime encore, c'est un enfant. Clios danse, elles le regardent, elles prennent plaisir à la perfection et à l'audace de ses mouvements jusqu'au moment où la nuit tombe. Elles préparent le repas, Calliope ne le porte pas à Oedipe comme elle le fait chaque soir, c'est Antigone qui lui demande de venir le prendre avec eux. Le temps du bonheur n'est pas mort, mais il s'atténue. On a senti qu'il pouvait avoir une fin, on sait qu'il en aura une. Il y a encore de la tendresse, une douce spontanéité dans les soins de Calliope. Oedipe sent qu'elle le chérit toujours, il se laisse aimer et servir par elle, mais ce n'est plus que pour un temps. Il retrouve ses forces et avec elles les obstacles et les murs de la réalité. L'été approche, Oedipe envoie un message à Diotime. Ils partiront avec Calliope dès qu'ils auront sa réponse. Il est guéri, la jeune femme pourra travailler avec elle dès leur arrivée. Si de nouveaux villages demandent qu'il vienne chanter chez eux, il est prêt à s'y rendre.