Le lendemain, Oedipe s'assied sur le seuil de la cabane et cherche à se rappeler ce qu'il a chanté la veille. Vaine entreprise, il n'y a plus en lui d'attention profonde, plus de pensée, rien que des invocations misérables et des prières en miettes. Il entend Diotime qui gravit le chemin et s'approche. Il se lève avec une sorte de colère, il s'entend dire : "Prier, toujours prier, ça sert à quoi ?" La réponse est sans hésitation : "Ça sert à prier". Est-ce par la voix de Diotime ou par la sienne qu'elle a été proférée ? Peu importe, car elle est inscrite au tréfonds de lui-même. Diotime n'est pas venue pour parler de cela, elle demande : "Plusieurs malades, qui sont chez nous, vont partir en voyage. Ils voudraient que tu viennes chanter pour eux, comme tu l'as fait hier soir. - Hier, ce n'est pas moi qui chantais, quelque chose a pris ma place. - Quelque chose qui avait ta voix, ta pensée, ta vie. Veux-tu venir ce soir ?" C'est ce qu'il attendait peut-être, c'est aussi ce qu'il redoute. Il répond : "Puisque j'ai pu chanter, j'irai". Elle le remercie et descend le sentier de son pas silencieux. Elle se retourne, il est debout sur le seuil. Imposant et pourtant perplexe comme un petit garçon devant les exigences des grandes personnes. Quand il arrive le soir, conduit par Clios, dans la salle où sont rassemblés les malades, leur angoisse lui est bien connue. Ils vont, comme lui, partir sur la route, quitter l'abri qu'ils ont trouvé près de la source qui est au centre du clan et dont ils ont bu l'eau chaque jour. Chacun va bientôt devoir retrouver l'itinéraire de ses songes et tracer sur la terre et dans le ciel le chemin inconnu qui correspond à son image intérieure. Antigone et Diotime sont là et déjà ces gens, dont il ne connaîtra jamais le visage, le pressent, l'interrogent. Puisque vous voulez que je vous parle du voyage de ma vie, je commencerai par celui que j'ai fait, nouveau-né, avec le berger qui m'a sauvé, le lent parcours au pas des moutons dont je sens toujours le rythme dans mon corps. Ensuite je suis devenu le fils du roi et de la reine de Corinthe, la ville de la mer. La mer qu'ils aimaient tous les deux, Polybe et Mérope, regrettant souvent, dans leur palais ouvert à tous, les belles navigations de leur jeunesse. C'est à Corinthe que j'ai embarqué très vite sur les barques des pêcheurs pauvres qui ne s'éloignaient guère de la côte, puis avec ceux qui s'en allaient plusieurs jours. Polybe m'a dit plus tard que ce n'était pas assez d'être un sculpteur habile et un bon marin. Il fallait, pour lui succéder, que je devienne capitaine d'un navire et apprenne à naviguer au loin. Lorsque j'ai atteint l'âge des grands voyages, il m'a fait embarquer sur le bateau de Nestiade qui était le plus fameux capitaine de Corinthe. C'était un homme dans la force de l'âge, qui n'était pas seulement un commerçant avisé et le meilleur marin de la ville, mais aussi un géographe qu'on venait consulter de loin et l'homme qui connaissait le mieux les histoires, les généalogies et les cultes des peuples de la mer. Son calme visage, bruni par le soleil, était éclairé par des yeux très clairs, au regard singulièrement perspicace, capables d'enthousiasme, d'ironie et toujours de sang-froid. Un premier voyage assez court nous a menés dans les îles et j'ai pu, à l'occasion d'une tempête, le voir déployer ses qualités. Je connaissais la bonté de Polybe et de Mérope, mais j'étais trop jeune pour apprécier la façon dont ils contribuaient à la paix intérieure et à la prospérité de Corinthe. C'était la première fois que j'entrais en contact avec un homme ayant l'ampleur de vues et la profondeur de Nestiade. J'avais alors quinze ans et c'est en l'admirant que je me suis mis à l'aimer. Cet amour, cette confiance ont touché Nestiade et l'ont décidé à jouer auprès de moi le rôle d'initiateur que souhaitait Mérope. Après ce premier voyage, nous sommes partis pour la Crète et l'Egypte. La traversée jusqu'en Crète fut un enchantement. Rien n'était changé à la rigueur de Nestiade, mais j'aimais son exigence et j'apprenais chaque jour à son contact des choses neuves et concrètes sur notre métier de marin et sur le maniement des hommes. Le soir, il me parlait des astres, des courants et des vents de la mer. Il me parlait aussi des Crétois et des Egyptiens, de leurs cultes, de leurs jeux d'amour et de l'histoire, infiniment reculée dans le temps, de leurs royaumes et de leurs guerres. Arrivés à Cnossos, le roi, ayant appris par Nestiade que j'étais le fils du roi de Corinthe, m'a accordé audience. Je lui ai demandé de pouvoir visiter le Labyrinthe. Il a refusé. "Le Labyrinthe, m'a-t-il dit, est habité par le Minotaure. C'est un monstre séduisant mais cruel et capricieux dont on ne peut prévoir les réactions. S'il vous attaque, il faut être capable de le combattre dans les ténèbres où il se complaît. S'il vous arrivait malheur, ce serait entre le royaume de Corinthe et le nôtre la cause d'un conflit déplorable". Ce refus ne fit qu'exaspérer mon désir et, tandis que nous vendions à grand profit notre cargaison et en achetions une autre pour l'Egypte, je ne cessais pas de penser au Labyrinthe et au moyen de passer outre à l'interdiction du roi. Nestiade s'en est aperçu et m'a dit: "Ce n'est pas le roi qui interdit le Labyrinthe, c'est la difficulté d'en sortir. - Je trouverai la sortie. - Et le monstre ? - Je le vaincrai," Il m'a regardé avec tristesse : "Tu n'es pas prêt à l'affronter, Oedipe, car ce monstre est déjà en toi". La réponse de Nestiade a changé en hostilité mon amour pour lui. J'ai voulu le quitter, abandonner sur-le-champ le navire et courir au Labyrinthe. Il y a eu entre nous une lutte brève mais violente, et c'est de force qu'il m'a obligé à rester. Le lendemain, en m'éveillant, le désir du Labyrinthe était là, ardent comme celui d'un corps. J'ai compris que je ne pourrais jamais lui résister et comme, avec la clarté du matin, j'avais retrouvé ma confiance en Nestiade, je lui en ai parlé. Il a senti que mon corps et mon esprit étaient aspirés par l'image folle et aveuglante du Labyrinthe et ne pouvaient plus s'en détacher. Il m'a dit que, si je me livrais encore à ma passion démentielle et à la violence comme je l'avais fait la veille, les autres marins prendraient peur. Ils me croiraient fou et, par crainte d'un malheur ou par superstition, refuseraient de me garder à leur bord. Dans ce cas, je n'aurais plus aucune chance d'obtenir le commandement d'un navire et de succéder un jour à Polybe. Pour éviter ce désastre, il est allé trouver le roi et, dans sa crainte et son amour pour moi, il a dû trouver des accents inouïs puisque, à l'encontre de toutes les traditions, le roi m'a autorisé à tenter l'aventure. Il y a mis une condition, c'est que Nestiade m'accompagnerait. Il voulait, en cas de malheur, pouvoir prouver ainsi à Polybe qu'il ne m'avait donné son accord que pour m'éviter la folie. Nous sommes partis le soir même pour le Labyrinthe. J'ai dit à Nestiade que j'acceptais sa présence, mais qu'il devrait me laisser l'initiative et rester derrière moi. Il n'a rien répondu. L'entrée n'avait aucun des caractères fantastiques que j'avais imaginés. C'était une ouverture plutôt médiocre et qui n'était pas fermée par une porte. Très vite, le couloir dans lequel je me suis engagé s'est enfoncé sous terre et s'est rétréci. Il a fallu marcher courbé, puis ramper, j'avais l'impression de vivre un mauvais rêve avec des sensations d'étouffement. La galerie s'est élevée et élargie, laissant apparaître trois porches. Celui du centre était occupé par une sculpture bariolée de couleurs criardes et qui représentait la tête d'une femme. Elle nous fixait d'un regard agressif et semblait nous crier un secret ironique, découvrant ainsi une denture menaçante. J'ai voulu prendre l'ouverture de droite, elle s'ouvrait sur de nombreux couloirs, j'ai eu le sentiment d'avoir fait une erreur et je suis revenu sur mes pas. Nestiade m'attendait. Il avait examiné de près la bouche de la femme et s'était aperçu qu'en pesant sur sa mâchoire inférieure, on découvrait un passage au fond de sa gorge. J'ai voulu m'engager dans la gorge dont la pente était très forte. Nestiade m'a dit : "Si nous allons plus loin, il n'y aura plus d'autre issue que la sortie. Si elle existe". Il n'était plus temps, pour moi, de réfléchir, je me suis laissé aller dans la gorge, la bouche s'est refermée et j'ai entendu un éclat de rire aigu. J'ai glissé longtemps sur une pente de plus en plus raide, le rire sardonique s'est fait entendre encore et j'ai su que Nestiade me suivait. J'ai abouti dans une eau peu profonde et il est tombé près de moi. La pente sur laquelle nous avions dévalé était si forte et si glissante qu'il n'était plus possible de revenir en arrière. Il fallait traverser le cours d'eau qui nous faisait face. Il ne semblait ni large ni très profond, pourtant soudain nous avons perdu pied. Nous avons nagé longtemps, le bord semblait toujours proche, mais quelque chose nous en écartait sans cesse. Après plusieurs heures d'effort, nous avons senti le fond sous nos pieds. J'étais épuisé et c'est à grand-peine que je suis parvenu sur la rive. Là, je me suis abattu sur le sol et je me suis endormi pendant que Nestiade veillait. A mon réveil, il m'a dit que, dans la traversée, nous avions perdu nos armes et les provisions qu'il avait emportées. Je ne m'en suis pas inquiété. "Il n'y a plus qu'un espoir, ai-je dit, c'est la sortie du Labyrinthe. Donc en avant". Il m'a approuvé et m'a dit que, pendant mon sommeil, il avait entendu plusieurs fois, dans l'extraordinaire silence qui nous entourait, le bruit du galop d'un animal ainsi que des rires et des bribes de musique. Je me suis remis en marche et Nestiade m'a suivi à quelque distance. La peur et l'angoisse que j'avais ressenties dans l'eau m'avaient quitté. J'avançais vite, aiguillonné par le désir de connaître le Labyrinthe et de posséder son secret. Plus tard, je me suis rappelé avec tristesse que, pendant tout notre périple, je ne me suis pas retourné une seule fois pour voir le beau visage de Nestiade et n'ai pas cherché à comprendre ce qu'il pouvait ressentir ou penser. Plus j'avançais, en effet, plus j'étais envahi par l'irrésistible enchantement du Labyrinthe. Ses couloirs semblaient s'élargir, la pierre des murs se recouvrir de fresques ou de soies. On entendait ou on croyait entendre une musique exquise, tendre et doucement enivrée. On traversait des salles, des colonnades, des jardins où des arbres verdoyants et des fleurs entouraient des fontaines. On éprouvait la présence proche d'une ville avec ses tours, ses marchés, ses trafics et toutes les voix du plaisir. Je m'éveillais au bonheur, aux rayons charnels de cette cité du désir et n'aspirais plus qu'à jouir indéfiniment de cet état délicieux. Je ne découvrais pas, je regagnais, après un long exil, le lieu où j'avais déjà vécu une vie antérieure. J'étais au but, il fallait arrêter le temps et m'établir pour toujours dans la demeure retrouvée dont je n'aurais jamais dû sortir. Nestiade me suivait et par cette action qui me rappelait que nous devions seulement traverser le Labyrinthe et en trouver l'issue, il me poussait, contre mon désir, en avant. Je n'avançais qu'à cause de lui et à chaque pas l'amour que je lui portais se transformait en haine. C'est sa vigilance, sa présence silencieuse qui me forçaient à quitter ce Labyrinthe où, à travers des réminiscences enchantées, une promesse de bonheur m'était faite. Nous sommes parvenus à une salle dans laquelle se trouvaient, sur des tables, du pain, des fruits et différentes boissons. J'avais faim, je me suis précipité vers la nourriture en appelant Nestiade. Nous avons mangé le pain et les fruits et il m'a conseillé de ne pas toucher aux boissons qui étaient peut-être enivrantes ou mêlées de drogues. Je n'ai pas voulu l'écouter et j'ai bu largement d'une boisson qui me sembla légère et exquise. Pendant que nous mangions, nous avons entendu résonner plusieurs fois le rire fou de la tête de femme qui nous avait barré l'entrée. J'ai pensé que la rencontre du monstre était proche et j'ai fait promettre à Nestiade qu'il me laisserait l'affronter seul. Je sentais en moi une force invincible. Je me suis étendu sur un lit qui se trouvait là, ma tête et mon coeur étaient troublés et j'étais dans un état de désir intense, mais sans objet. Nestiade est resté à distance pour marquer, comme je l'avais voulu, qu'il ne faisait que me suivre. Il aurait pu s'étendre comme moi, mais il est resté debout comme quelqu'un qui attend de repartir. Ma haine pour lui s'est alors ranimée, j'aurais voulu le frapper, le chasser, mais la tristesse que je lisais sur son visage m'a fait voir qu'il n'était là qu'à contre-coeur et par amour pour moi. En le voyant si affligé, ma colère est tombée et je n'ai pas voulu prolonger ce moment de repos comme je le souhaitais. Je me suis engagé dans un des trois couloirs qui s'ouvraient au bout de la salle. C'est mon corps déjà qui m'a guidé dans le choix du chemin car, sous l'action des breuvages que j'avais pris, mon esprit était en train de s'obscurcir et la lumière, tantôt si claire, paraissait s'assombrir de plus en plus. Je ne ressentais pourtant aucune peur et, comme pour provoquer l'adversaire, je me suis mis à chanter un hymne phallique que j'avais appris dans mon enfance. J'en avais oublié les paroles, mais je les recomposais avec une facilité merveilleuse. Tâtonnant le long des murs, je suis parvenu jusqu'à l'entrée d'une salle très vaste. J'ai entendu le tumulte d'un galop précipité et le monstre a été sur moi. J'ai senti le contact d'un corps d'homme, très puissant, mais qui semblait couvert d'une robe et d'une crinière comme celles d'un cheval, tandis qu'une main me saisissait et que, profitant de son formidable élan, la bête me projetait sur le sol. Ce double contact, en un seul être, de l'homme et de l'animal a provoqué en moi une horreur sacrée qui m'a sauvé en me donnant la force de me relever d'un bond. Une lutte ténébreuse a commencé dont, à cause des boissons que j'avais eu la folie de boire, je ne pouvais distinguer si elle avait lieu en rêve, dans le délire ou tout entière dans la réalité. Je ne sais si le monstre voyait dans les ténèbres ou s'il était, comme moi, victime de l'obscurité car il me semble que notre combat, coupé par des intervalles qui ressemblaient au sommeil, était lent et cruellement maladroit comme celui de deux aveugles. Je sentais le poil de la bête, j'entendais le halètement de ses naseaux, je me cramponnais à ses cornes pour les éviter et, parfois, j'éprouvais la présence d'un visage contre le mien et je luttais contre des mains qui me saisissaient, m'étranglaient ou tentaient de me renverser. Je croyais être à certains moments lié, agrippé à un corps d'homme ou de femme, mais plus souvent je succombais sous la masse énorme d'un animal. Il me semblait, dans l'état confus et sans doute démentiel qui était le mien, être au plus profond de l'horreur et du dégoût et, à d'autres instants, me trouver au bord de la volupté ou déjà engagé en elle. La bête a fini par me pousser jusqu'au bord d'un gouffre où j'ai cru que j'allais me mettre à tomber indéfiniment, comme on fait dans les cauchemars. Mon corps a suppléé seul au sommeil profond dans lequel sombrait mon esprit. Je criais, je frappais, je dominais peut-être mon adversaire tandis que la part la plus importante de ce que, jusque-là, j'avais pris pour moi-même était absente. La lutte s'est poursuivie comme si mes membres et les siens étaient engloutis dans du sable. Nos mouvements étaient ralentis par une pesanteur invincible, nous faisions tous deux d'immenses efforts pour y échapper. J'ai ressenti une impression de solitude et j'ai cru que l'ennemi avait disparu. Tout à coup, je l'ai senti sous moi qui tentait de m'entraîner avec lui dans la profondeur. J'ai fait un effort désespéré pour me dégager et j'ai connu un moment de plaisir affreux tandis que la bête criait. Ces cris me sont devenus intolérables, je me suis enfui en me traînant sur le sol jusqu'à l'entrée de la caverne où son agression m'avait empêché d'entrer. J'ai trouvé là un air plus pur, une obscurité moins profonde. J'ai pu revoir mon corps, j'étais épuisé, mais je n'avais que de fortes meurtrissures. Ce ne sont pas elles, mais un singulier besoin de rester près du sol et de flairer, qui m'ont empêché de me remettre debout. J'ai continué à avancer en rampant. Je me voyais en même temps, je ne sais de quel lieu, me traîner sur le sol rugueux de la caverne à la recherche d'émanations qui pourraient me guider. Ce corps qui rampait, le mien en somme, ne voulait maintenant plus qu'une seule chose : sortir du Labyrinthe à tout prix. Mon esprit ni mes yeux ne pouvaient me servir pour cela, mais seulement, venues peut-être de temps plus reculés, mes puissances olfactives. Je me suis traîné ainsi très longtemps, j'avais complètement oublié l'existence de Nestiade. J'avais oublié toute existence autre que celle de mes poumons, de mes narines et de leur aspiration à l'air libre. J'aurais voulu être soulevé par une vague, être projeté, vomi hors de ces murailles et de cet air confiné où j'avais pourtant joui d'un si grand bonheur. Je ne sais combien de temps j'ai poursuivi cette quête de chien de chasse flairant l'issue. Cela durait peut-être depuis de longues heures lorsque l'air peu à peu s'est mis à circuler plus fort. Osant enfin lever la tête, j'ai vu qu'une lumière très faible et lointaine apparaissait. J'ai senti la proximité de l'eau et j'y suis parvenu en rampant. C'était la rivière ou la douve qui sans doute faisait le tour du Labyrinthe. J'avais une soif ardente, cette eau me sauvait, j'y ai plongé ma tête, mes bras, mes épaules et j'ai bu comme une bête en me réjouissant du goût de terre que je trouvais en elle. Le combat avec le Monstre et l'effort nécessaire pour me traîner jusqu'à l'eau avaient épuisé mes forces. Je sentais que je ne pourrais jamais traverser la rivière et j'ai pensé avec une sorte d'indifférence qu'il ne me restait plus qu'à mourir. J'ai dû m'endormir, je me suis éveillé en voyant au-dessus de moi quelqu'un qui, parce qu'il était debout, me parut d'une taille gigantesque. J'ai cru que c'était le Monstre qui venait m'achever, mais l'homme, à grand-peine, m'a tiré avec lui dans l'eau. Je suis parvenu à flotter un moment et même à nager, puis j'ai perdu conscience. Quand je suis revenu à moi, j'étais nu et couché sur le dos. Autour de moi, il n'y avait plus l'enchevêtrement des couloirs ni les grottes suffocantes du Labyrinthe. Il n'y avait que la nuit, les étoiles et le grand théâtre du ciel dont il me semblait, pour la première fois, comprendre la langue. C'était à nouveau le monde ouvert, le nôtre, le véridique, avec sa splendeur et sa pauvreté. J'ai entendu un soupir, j'ai dû l'entendre avec mon cœur car il était faible, presque inaudible et très ténébreux. J'ai senti alors que ma tête reposait sur les vêtements mouillés et les genoux de Nestiade. Pendant que je contemplais le ciel, lui, si ferme et si joyeux autrefois, ne regardait que moi, d'un air de lassitude et de tristesse que je ne lui avais jamais vu. J'ai pris sa main dans la mienne et lui ai dit: "Ne sois pas triste, tu nous as sauvés". Il a répondu : "Ce n'est pas moi, c'est ton corps qui, en flairant comme une bête, nous a fait sortir du songe funeste où ton esprit nous avait engagés". Il n'a rien voulu dire de plus et nous nous sommes endormis. Quand nous nous sommes éveillés, il m'a donné une partie de son vêtement pour que je ne reste pas nu. En marchant, j'ai vu qu'il boitait : "C'est le Monstre" Il a eu une sorte de rire très sombre "Tu lui es passé sur le ventre. Je t'ai suivi. C'est alors qu'il m'a blessé". Il m'a regardé et a ajouté : "C'est ton destin, peut-être, d'aller jusqu'au bout de tes pensées, à l'extrême de ton désir, ce n'est pas le mien. En Egypte, nous nous séparerons". Je n'ai pas compris ce qu'il voulait dire et ne l'ai plus interrogé. Il souffrait de sa blessure et plus encore de ce qui tourmentait son esprit. Je l'ai soutenu de mon mieux et nous sommes parvenus à grand-peine au navire. Les marins étaient inquiets de notre absence. J'ai appris qu'elle avait duré plusieurs jours, il me semblait être parti l'avant-veille. J'ai soigné Nestiade aussi bien que je l'ai pu, je pensais que nous allions rester ancrés quelque temps en Crète, mais dès le lendemain, avec une cargaison incomplète bien que parfaitement arrimée, nous avons levé l'ancre. Sa jambe le faisait souffrir, mais il pouvait se tenir debout. Pendant ce voyage, il ne m'a parlé que pour transmettre ses ordres aux marins. Nous avons d'abord été favorisés par le beau temps et un vent soutenu. En regardant le ciel, le troisième soir, il a donné l'ordre de carguer les voiles, car nous allions avoir de la tempête. La nuit, la tempête s'est mise à souffler et il est resté veiller avec moi. A l'aube, la mer est devenue de plus en plus forte. Les deux pilotes étaient épuisés. J'ai pris la place de l'un, Nestiade a décidé de prendre celle de l'autre. Il a fait affaler le peu qui restait de toile et mis tous les marins aux rames. Celui que je remplaçais m'a solidement attaché. Il l'a fait sur l'ordre de Nestiade qui a refusé d'en faire autant. Des vagues énormes déferlaient vers nous. Les yeux fixés sur lui, je liais mes mouvements aux siens et nous parvenions à étaler sans trop de peine les plus grosses lames. La tempête, la lutte, la nécessité d'inspirer courage aux hommes lui avaient rendu sa gaieté habituelle et je voyais son sourire confiant chaque fois que nous abordions une nouvelle vague. L'une d'entre elles, peut-être à cause de son gros dos écumeux, m'a évoqué la sensation de la peau poilue de la Bête sur la mienne. Ce souvenir m'a fait éclater d'un rire victorieux et en me tournant vers Nestiade j'ai crié : "Regarde, le monstre !" Le tumulte du vent et des vagues a dû l'empêcher de m'entendre, mais mon cri peut avoir provoqué chez lui un moment d'inattention. Il se peut aussi que, dans la tempête, nous ayons subi l'action d'une saute de vent imprévisible. Au moment où je voyais, tourné vers moi pour la dernière fois, son visage riant et interrogateur, une énorme lame prenait le bateau de travers, roulait sur le pont et nous précipitait tous les deux par-dessus bord. Pensant à la blessure de sa jambe, j'ai tenté de toutes mes forces de nager vers lui. J'ai touché son corps sans parvenir à le retenir car, à ce moment, j'ai senti le cordage qui m'attachait me meurtrir à la taille et me tirer dans l'autre sens. J'ai crié, j'ai appelé Nestiade en vain. Quand les marins sont parvenus à me hisser à bord, nous étions loin déjà de l'endroit où il était tombé et, sans voiles ni rames de gouvernail, il n'y avait plus aucun espoir de le retrouver. Pendant les jours qui ont suivi, j'ai souvent pleuré mais toujours brièvement car la tempête exigeait de moi, comme de tout l'équipage, que je ne pense qu'à elle. Après la disparition de Nestiade, les marins m'ont choisi comme capitaine et j'ai dû déchiffrer avec eux les énigmes de la mer. Nous avons fini par sauver le navire et sa cargai- son, nous sommes arrivés en Egypte à un moment propice et nous y avons fait des opérations profitables. Parti de Corinthe, adolescent et ne possédant rien, j'y suis revenu capitaine, à la tête de deux bateaux dont un m'appartenait. Fier de ma réussite et de mon savoir, je me suis pris pour un homme accompli. Pire, pour un sage. C'est ainsi qu'ont commencé mes malheurs. Oedipe revient pour la dernière soirée de ceux qui vont partir. Ils l'entourent, ils l'interrogent Une figure demeure mystérieuse dans ton histoire, c'est la Sphinx. Qui était cette tueuse, cette dévoratrice ? Comment es-tu parvenu à la vaincre ? Sans répondre à leurs questions, il entame un chant: Ce n'était pas la Sphinx qui tuait mais la peur. La peur des questions enfantines qui semblaient recouvrir un piège. Jour qui engendre la nuit. Nuit enceinte de la lumière. Vie qui commence à quatre pattes, s'élève à deux et trois survient. Comment croire que c'était la naissance, l'évidence fondamentale Quand à tant chercher la réponse, ils n'entendaient plus la question ? Ils s'enfermaient pour mieux trouver, la peur les saisissait dans leurs repaires, On voyait ses terribles traces, on parlait de dévoration. Elle ne tuait pas, l'écoutante, elle attendait celui qui oserait accepter son énigme. Je suis venu, j'avais traversé la mer et tué l'inconnu au carrefour des deux routes. La Sphinx savait peut-être, elle ignorait, comme font les présages. Qu'elle était belle, blanche et noire, dans la profondeur souriante et comme on espérait Qu'après le premier voile, il y en aurait un autre, toujours d'autres indéfiniment Rien n'étant aussi beau que l'énigme, la grande énigme qui vous aime et qui sans fin se renouvelle. Je l'ai vue, la folle étrangère, nous étions les deux étrangers Arrêtés parles portes froides, devant les murailles de Thèbes. Mes yeux de sel ont vu cette fille des forêts, habillée par la fleur sauvage. On pressentait ses formes franches, sous sa robe on voyait de grandes courbes animales Et l'on voulait passionnément adorer, déchirer, arracher sa fourrure. Je n'avais pas peur des questions, j'étais le fils d'un roi, J'avais des bateaux sur la mer et j'étais l'homme des réponses. Son apparition était d'une femme, son corps était celui d'une biche qui saute Et j'étais peut-être le cerf, le roi-cerf aux bois amoureux. Si elle s'inventait dans mes yeux, je me découvrais dans les siens Et nous nous regardions brûler, interdits par ce feu soudain. Il est vrai qu'une voix m'a dit: Ne réponds pas, ne dis rien que ton nom : Oedipe. Ton nom, ainsi qu'un appel à l'enfance et à la beauté prophétique Que par savoir ou par pouvoir d'amour il ne faut jamais éclairer Quand il suffit de rester là où rien, ne voulant rien, ne voyant rien, contemple Sa très obscure fiancée et sa clarté au fond des eaux. Oedipe était alors la plus juste parole, mon nom aux pieds blessés entre quatre parents, Mais je n'ai vu soudain que la promesse étincelante, l'animal sombre d'Aphrodite. J'ai voulu toucher son amour, j'ai crié les réponses et j'ai cru saisir ma sibylle. Son visage était près du mien, elle pleurait, la disparue. Elle s'est évanouie, effacée dans les larmes Celle qui portait mon énigme, sous la grande louve ancestrale. Quand les Thébains m'ont retrouvé, ils ont inventé ma victoire. A bout de force, je pleurais et la Sphinx avait disparu. C'étaient les traces du combat. Ils ont acclamé un vainqueur, ils m'ont aimé dans ce miroir où j'ai vu mon nouveau visage. Et c'est ainsi qu'Oedipe, par le dieu des poissons A son hameçon fut ferré. Personne n'ose rompre le silence après le chant d'Oedipe. Tous ceux qui sont ici, pense Antigone, se sont jetés un jour, comme lui, sur l'hameçon invisible. La voix de Diotime s'élève: "Ton voyage n'était pas accompli. Après la Sphinx, il y a eu Thèbes. - Après il y a eu Jociste", dit Oedipe. Alors de nombreuses voix l'interrogent: "Jocaste, qui était-elle ? Comment n'a-t-elle pas su ? Comment ne t'a-t-elle pas reconnu ?" Oedipe se recueille. Il sonde des blessures encore vives. Il retrouve des images rebelles derrière les mots qui les transforment. Il reprend: Jocaste, on croyait l'avoir prévue en rêve. Les yeux l'avaient longtemps, toujours imaginée Et quand on découvrait la femme et le bel être corporel C'était du regard ébloui qui avait contemplé la Reine Pas celle d'une cité de marchands, pas Mérope remontant du port avec son panier bleu de poissons sur la tête. La Reine d'un pays d'orgueil, de la citadelle aux sept portes, ouvertes chaque matin par le soleil et fermées le soir par la nuit. Une cavale de haute race, une licorne blanche avec sa corne de lumière Et comme elle était l'évidence, sous son voile d'or ou d'argent, on voyait l'objet désirable Subjuguant de ses vastes yeux le peuple turbulent de Thèbes. Après ma victoire sur la Sphinx, j'ai vu Créon, pour lui j'étais un coureur d'aventures Dont un exploit énigmatique avait fait le héros des Thébains. Mais j'étais fils de roi, j'avais montré sans doute quelque vaillance, Je ne serais pas son rival dans la ville ni dans l'esprit de sa soeur bien-aimée. Elle a dit qu'elle tiendrait sa parole. On m'a lavé, vêtu de rouge, Initié aux usages de Thèbes, mené en cortège au palais Où ce n'est pas elle que j'ai vue, mais la Reine toute dorée, argentée par la lune Et très follement blonde comme était Aphrodite quand elle est sortie de la mer. Une Reine depuis longtemps sans roi. Une veuve, dans sa profondeur menaçante, avec de grands espaces, des étendues d'amour inassouvi. Une menace pesait sur sa vie, son royaume qu'il fallait adorer ardemment et défendre. C'est ce qu'exigeait l'imminence de ma passion pour ses ténèbres, ma compassion pour sa lumière Et la sourde terreur de mes yeux captivés, capturés par les siens. Pendant que Créon me guidait et qu'elle me remerciait d'avoir sauvé la ville Je suis resté sans voix, aussi troublé par sa présence et plus interdit qu'un enfant. Par bonheur Créon m'a dit : La première fois qu'on voit la Reine On se prosterne devant elle, c'est ce que veut la coutume de Thèbes. J'ai répondu : Si je suis roi, je l'abolis. Elle a souri: Elle est abolie, tu es roi. Tu es le roi qui nous délivre des énigmes. Celui qui fait irruption et qui brusque, l'amour nous a descellés de nous-mêmes et scellés l'un à l'autre Faisant déborder notre coupe, emplissant l'antre tout entier, l'antre-deux d'Aphrodite. Il y eut alors une impossible attente où dans le silence et l'effroi J'ai senti la contradiction, l'inépuisable ressemblance de la morte et de la vivante. Elle si claire et de regard immense et la Sphinx avec sa beauté d'Africaine et son corps demeuré sauvage. L'une qui posait la question, l'autre qui semblait la réponse. Quand pour la première fois, et ce fût après de très longs jours, nous nous sommes retrouvés seuls Sachant que bientôt nous allions nous connaître pour de grands travaux d'allégresse Jocaste s'est mise à pleurer. J'ai cru qu'elle allait disparaître ainsi que l'avait fait la Sphinx, Elle m'a serré dans ses bras, elle m'a dit : Je te trouve, je te retrouve. La terreur m'a saisi, c'est alors que j'aurais dû fuir. Qu'elle était belle en me disant, c'était la Reine qui parlait Je trouve Oedipe et je retrouve un homme. Laïos si vite m'avait abandonnée. Je n'ai pas fui, nous nous sommes aimés. Nous sommes devenus les époux délirants. J'étais le roi, elle était le royaume. Royaume déchiré par le cri des pythies. Je suis l'enfant qu'elle n'a pas défendu. Pourquoi m'a-t-elle abandonné ? Pourquoi m'ont-ils assassiné quand l'oracle a prédit que je tuerais mon père ? Antigone répond : Oedipe, souviens-toi qu'elle était une enfant, quand elle fut exigée par cet homme de colère. Souviens-toi de ses larmes, du deuil irréparé qui revenait parfois assombrir son visage. Et n'as-tu pas longtemps, avant l'épreuve, avant la peste, n'as-tu pas partagé son surprenant bonheur? Je l'ai vécu comme elle, dit Oedipe, mais quand le malheur a surgi, c'est sans moi que la Reine a fait face Me laissant seul, abandonnant la vie qui nous était commune alors que j'espérais encore Inventer un sens au vertige et un futur à ma folie. Reine en rêves d'aveugle, je sens que ton obscurité me mène vers la lumière inespérée Ainsi que l'a fait autrefois sur la mer, dans notre bateau disloqué par sept jours de tempête, La tour à feu qui nous fit découvrir, quand nous ne savions plus où étaient les étoiles La présence merveilleuse de l'Égypte. Le lendemain, Oedipe se rend chez Diotime comme elle l'en a prié la veille. Il s'arrête et prend plaisir à entendre son pas et le bruit calme de sa robe. "Vous connaissez maintenant, dit-il, toute ma vie et j'ignore presque tout de vous. J'entends le son de votre voix, mais seules mes mains voient. Permettez-leur de découvrir votre visage". Elle guide les longues mains durcies par les outils : "Mes cheveux sont gris, presque blancs. Touchez aussi mes rides, j'aime qu'on me connaisse comme je suis". Les mains d'Oedipe glissent sur son visage, c'est un passage d'ailes qui reconnaît, qui devine, qui s'attarde un peu sur les paupières fermées. "Que vous avez été aimée, dit-il, quelle perte vous avez faite à la mort d'Arsès". Il laisse retomber ses mains : "Comme vous l'avez aimé. Ce que vous êtes témoigne de ce qu'il a été et me donne un grand regret de ne pas l'avoir connu". Ils sont émus tous les deux, il se sent un peu gauche en face de la femme à la pensée bienfaisante qui répond : "Vous venez de nous rendre, à lui et à moi, le plus bel hommage. - Qu'avez-vous fait après sa mort ? - J'ai voulu me retirer pendant un an à la montagne pour consacrer mon temps et ma pensée à sa mémoire. A peine arrivée, on m'a appelée pour secourir une mourante. J'ai refusé. L'homme a attendu. Le soir venu, je l'ai vu couché devant ma porte dans la position que prenait Arsès sur le pont de son navire lorsqu'il craignait une tempête pendant la nuit. J'ai suivi l'homme. Après cette malade il y en a eu d'autres. C'est ainsi que j'ai passé trois ans de deuil, pensant sans cesse à Arsès et n'ayant jamais le temps d'y penser. Après cela, je suis tombée malade et Narsès m'a fait revenir ici. Ce que je viens de te dire, Oedipe, je ne l'ai jamais dit à personne. - Je le sais, c'est ce que je devais entendre". Il s'incline, elle le suit jusqu'à la porte et regarde sa haute silhouette qui s'éloigne. Elle pense : "Que de forces sont en lutte dans cet homme".