[1] Le lendemain matin, Oedipe semble aller mieux. [2] Ils partagent l'eau qui leur reste, la dernière galette d'Ilyssa et les fruits. [3] Antigone est inquiète, elle a peur sur ce chemin solitaire de ne pas trouver d'eau. [4] Oedipe repart, elle le suit à une certaine distance. [5] Le chemin traverse une forêt, l'ombre est agréable et douce, elle se réjouit de la beauté des feuillages, du soleil filtrant à travers les sous-bois, mais elle ressent une crainte vague et pénétrante. [6] Elle ne sait si c'est le bruit du vent dans les arbres ou cette impression qu'elle a, depuis le matin, d'être suivie et épiée. [7] Elle voit entre les branches un ruisseau qui coule à proximité du chemin. [8] Elle crie à son père qu'elle va y puiser de l'eau, elle espère qu'il va s'arrêter. [9] Elle arrive au ruisseau, s'agenouille sur le bord, trempe son visage dans l'eau. [10] En se relevant, elle voit l'image d'un homme. [11] Elle se retourne brusquement. [12] Il est debout derrière elle, elle ne comprend pas comment elle ne l'a pas entendu survenir. [13] Il est jeune, il la regarde en riant, il n'a pas l'air méchant, mais il y a pourtant dans son regard quelque chose de sauvage et d'amer qui l'effraie et la subjugue. [14] Il dit : "Tu es belle et tu es encore plus belle quand tu es effrayée". [15] Elle se braque car elle sait bien qu'elle n'est pas belle, surtout quand elle a peur, et parce qu'elle est incapable de dire autre chose qu'un stupide : "Qui êtes-vous "? [16] Il ne prend pas la peine de répondre, il dit comme si cela le concernait : "Vous n'aurez plus d'eau avant longtemps, fais boire l'aveugle et reviens remplir ta gourde et ton outre ici". [17] Il ajoute, toujours de son air terriblement assuré : "Je te ferai un petit bassin, tu pourras te laver et lui aussi. [18] Vous en avez besoin". [19] Et il disparaît, toujours sans bruit, en direction du chemin. [20] Elle retrouve Oedipe assis sur une pierre : "Il m'a demandé de l' attendre ici. [21] Qui ? [22] L'homme qui marche sans bruit". [23] Quand elle revient au ruisseau, l'homme n'est plus là. [24] Elle est soulagée et un peu déçue. [25] Elle voit qu'il a établi un barrage de pierres au milieu du ruisseau, ce qui fait une petite vasque où elle va pouvoir se baigner après ces deux jours torrides sur la route et ces deux nuits sur le sol. [26] Mais n'est-il pas caché dans les feuillages, prêt à l'épier ? [27] Elle inspecte les environs, il n'y a personne. [28] Elle se dévêt, se baigne avec un immense plaisir et se rhabille en hâte. [29] Elle remplit les outres et revient sur le chemin. [30] Oedipe a dû l'entendre arriver car il s'est remis en route. [31] A peine a-t-elle fait quelques pas que l'homme sort d'un fourré. [32] Elle pense qu'il va parler, mais il marche près d'elle sans rien dire. [33] Elle ne peut s'empêcher de le regarder. [34] Qu'il est beau avec ce front haut sur lequel retombent ses cheveux noirs et bouclés, sa bouche éclatante sous le jeu amer du sourire. [35] Ses yeux semblent affronter ironiquement le ciel et la terre parce que n'est-ce pas - ah ! que cela vous touche - il n'y a rien à espérer, rien à perdre. [36] Des yeux qui vous transpercent, vous, pauvre fille, et qui devinent sans effort ce qui se passe dans votre corps maigre et votre esprit encore informe. [37] Oui, il a compris ce que vous désiriez sans le savoir, il prend votre main dans la sienne pendant que vous marchez à ses côtés et, bien que vous sachiez qu'il faudrait la retirer prestement, vous n'en avez pas la force. [38] Vous marchez complètement dépendante de cette main qui glisse vers le poignet, remonte le long de l'avant-bras. [39] Quand elle approche de l'épaule, la fille de Jocaste s'éveille, se rend compte, s'écarte d'un mouvement. [40] Quelque chose d'impatient et de cruel apparaît sur le visage de l'homme et subitement, en plein visage, de toute sa force, il la gifle. [41] Il s'apprête à la frapper encore mais, avec la douleur, la colère surgit en elle. [42] Elle pense: "C'est comme ça qu'il fait, on va voir ! [43] Elle recule d'un bond, sort son poignard, échappe de justesse au second coup, ce qui le déséquilibre. [44] Elle pourrait le frapper, mais elle ne peut blesser ce corps si beau. [45] Elle se contente de le tenir à distance en le menaçant de son arme. [46] Il recule, il rit en disant: "Quelle fille ! [47] Il a une arme au côté, mais il n'aurait pas le temps de la saisir avant d'être frappé par elle. [48] Il rit et il est en colère, elle jouit de cette colère, elle en a peur et elle s'amuse. [49] C'est là qu'elle se fait surprendre. [50] La jambe de l'homme s'élève très vite, très haut, elle pense "Une jambe de danseur", et de toute la force de son pied, il lui frappe l'avant-bras. [51] Elle ressent une douleur fulgurante, pense : "J'ai le bras cassé", pendant que le poignard lui échappe. [52] Elle tombe, il est déjà sur elle, mais instinctivement elle s'est laissée tomber dans la position que lui a apprise Polynice et, des pieds et des genoux, en se détendant, le renverse. [53] Elle l'entend dire : "Belle défense ! [54] Ils sont à nouveau debout face à face, mais lui tient le poignard tandis qu'elle est hors d'haleine, sans arme, et ne peut plus se servir de son bras. [55] Il tourne lentement autour d'elle et, en criant : "Tu l'auras !" lui envoie un second coup encore plus violent que le premier. [56] Elle sent le sang sur ses lèvres et dans sa bouche. [57] La douleur, la honte la font pleurer. [58] Elle n'a plus aucun moyen de se défendre tandis qu'il danse autour d'elle attendant le moment qu'il désire - car son choix n'est pas encore fait - pour la violer ou pour la tuer. [59] Elle pense : "C'est lui, c'est Clios le bandit", et absurdement, comme s'il pouvait encore la sauver, elle crie de toutes ses forces : "Père, aide-moi ! [60] L'homme recule de quelques pas, sort son glaive et rit. [61] Elle se retourne, Oedipe est là, son misérable bois de lance à la main. [62] Le bandit déjà tourne autour de lui en riant de son rire féroce et joyeux, mais son père tourne aussi sur lui-même en lui opposant son bâton suivant la technique thébaine. [63] Elle pense : "Il est perdu", et elle tente la seule chose qu'elle puisse faire sans arme, plonger dans les jambes de l'homme et essayer de le faire tomber. [64] Son bras droit est toujours sans force, elle n'entoure que sa jambe gauche. [65] Il ne tombe pas, mais elle mord de toutes ses forces dans sa jambe, tandis que d'une ruade il l'envoie rouler sur le sol. [66] Elle entend la voix très calme d'Oedipe qui dit: "Ne bouge plus, Antigone. [67] Laisse-moi faire ! [68] Le bandit tourne dans tous les sens, avec des bonds inattendus, autour de son adversaire. [69] Il trouve toujours devant lui le moulinet du bois de lance. [70] Il dit : "Mais tu n'es pas aveugle, tu fais semblant". [71] Il tente plusieurs fois de percer la garde d'Oedipe, et Antigone voit avec frayeur qu'il s'amuse de plus en plus et qu'il est content de trouver un adversaire à sa taille. [72] Il dit : "La garde thébaine, la garde secrète. [73] Nous allons voir ça ! [74] Il se coule tout contre le sol et se fend à fond. [75] Il y a deux cris de douleur, Oedipe a été blessé mais seulement à la jambe, il a reculé à temps, son mouvement de parade est arrivé avec force sur le bras gauche du bandit qui a dû laisser tomber le poignard de Polynice. [76] Le bras pend et Antigone espère et redoute qu'il soit cassé. [77] Elle a saisi l'arme et voit que, si l'homme rit toujours, il est fatigué par sa ronde autour d'Oedipe et par la douleur. [78] Oedipe économise ses forces et se contente, en tournant sur place, d'opposer toujours à son adversaire une muraille mouvante. [79] Les mouvements de l'homme s'alourdissent. [80] La jambe, qu'Antigone a mordue, le gêne. [81] Oedipe fait un pas en avant, un autre de côté, son adversaire croit à une ouverture, se risque à attaquer. [82] Antigone connaît ce mouvement et elle attend le formidable moulinet inversé qui se produit au moment voulu et arrache son glaive au bandit, tandis qu'un second coup, lancé très bas, lui fauche les jambes et le fait s'écrouler. [83] Elle admire ce coup imparable, Polynice le lui a appris, mais elle n'aurait jamais pu l'exécuter aussi vite et avec une telle sûreté. [84] Le bandit est par terre, étourdi, Antigone a saisi son glaive, Oedipe lui met le pied sur la gorge, lève son bâton. [85] Il va l'abattre de toutes ses forces sur la tête de l'homme et lui fracasser le visage. [86] Elle crie : "Père, ne le tue pas ! [87] Il arrête son mouvement, il semble étonné de ce qu'il allait faire. [88] Il abaisse le bois de lance, retire son pied, se courbe vers son adversaire et l'aide à se relever. [89] Antigone voit que le bras de l'homme n'est pas cassé et qu'il n'a plus son rire supérieur. [90] Il semble stupéfait, dépassé par ce qui vient d'avoir lieu. [91] Tête basse, il regarde Oedipe et c'est d'une voix faible qu'il demande : "Tu es vraiment aveugle ? [92] Oui", dit Oedipe. [93] L'homme a peine à le croire, mais il voit dans les yeux d'Antigone que c'est vrai. [94] Quel est ton nom ? demande Oedipe. [95] Clios. [96] Dans ce pays on m'appelle Clios le bandit". [97] Oedipe lui tend son glaive : "Reprends ça et va-t'en ! [98] Cette fois encore l'étonnement se peint sur le visage de Clios. [99] Il prend l'arme et s'en va. [100] Après quelques pas, il revient vers Antigone "Prends ces feuilles et cette terre, mettez-en sur vos blessures. [101] Voilà du pain, vous en aurez besoin". [102] Il se penche sur sa jambe, regarde Antigone "Tu m'as mordu comme une chienne ! [103] Le sourire moqueur et cruel réapparaît sur ses lèvres, il ajoute "Tu as bien fait". [104] Il s'enfonce sans bruit sous les arbres. [105] Oedipe souffre de sa blessure et elle est trop émue pour reprendre la route. [106] Il se laisse guider par elle jusqu'à la clairière où Clios a dressé un barrage. [107] Ils s'installent près du ruisseau, l'eau passe au-dessus des pierres en faisant entendre quelques voix très claires. [108] Il ne lui reproche pas ce qui est arrivé, ne lui demande plus de retourner à Thèbes. [109] Il dit: "Puisqu'il y a du pain, mangeons". [110] Ils épargnent tous les deux le pain, mais ils peuvent boire leur content et, après ces journées où la soif a toujours été proche, c'est une liberté délicieuse. [111] Elle l'aide à tremper ses pieds et ses jambes dans l'eau de la vasque. [112] Elle applique les feuilles reçues, dont son père connaît l'efficacité, et la terre argileuse sur sa blessure. [113] Elle lui prépare une couche de fougères, et l'aide à se coucher. [114] Il la remercie d'un sourire et elle pense: "Comme il est beau". [115] Pas de la beauté vénéneuse et funeste de Clios le bandit, mais d'une beauté, autrefois rieuse, devenue grave et réservée. [116] Elle ose lui demander: "Père, comment l'as-tu vaincu sans voir ? [117] Je ne sais pas. [118] Je sentais tous ses gestes, tout ce qu'il allait faire. [119] J'ai été quelques instants dans un état de gloire, puis je suis redevenu lourd". [120] Elle voit qu'il ne lui est pas agréable de parler de cela, elle insiste pourtant : "Est-ce qu'il est un guerrier très habile ? [121] Oui habile, très habile, mais il ne connaît pas la garde secrète de Thèbes. [122] Et l'orgueil, la présomption l'ont abusé". [123] Il y a un silence amusé entre eux, puis : "Est-ce que ce Clios est aussi beau que tu le crois, ma fille "? [124] Il y a un petit rire : "Oui, trop, beaucoup trop. [125] Ils se sont couchés tous les deux. [126] Après cette journée étouffante, on sent la fraîcheur du ruisseau. [127] Le croissant de la lune s'élève. [128] Elle se demande s'il dort, elle entend qu'il dit à voix basse, comme s'il en éprouvait un peu de honte : "Antigone, je suis content que tu sois là". [129] Elle ressent aussi, à sa dimension, pense-t-elle, un sentiment de gloire. [130] Elle entend son souffle régulier, il s'est endormi de son profond sommeil de marin. [131] Pourquoi de marin ? [132] De très loin remonte une parole très ancienne de sa mère : "Il ne faut pas oublier, ma chérie, que ton père est avant tout un marin". [133] Oui, Jocaste pouvait dire cela, mais comment est-ce que je puis le comprendre, moi, petite terrienne de Thèbes qui n'ai jamais été sur la mer ? [134] Le lendemain matin, la blessure d'Oedipe le fait encore souffrir, mais il assure qu'il pourra marcher. [135] Pourtant il ne se presse pas. [136] Quand après leur repas elle lui propose de l'aider à se laver, il ne répond pas. [137] On dirait qu'il attend. [138] Il attend quoi ? [139] Clios peut-être, car il est là avec ses armes et son visage étincelants. [140] S'il n'y avait son bras gauche raidi et les blessures de ses jambes, on pourrait croire qu'hier n'a pas eu lieu. [141] Il dépose son javelot et son glaive aux pieds d'Oedipe, s'agenouille, le saisit aux genoux et dit: "Ne me rejette pas, Oedipe, je viens à toi en suppliant. [142] Moi, Clios le bandit, j'ai voulu ajouter à mes crimes un forfait plus monstrueux et, à mes yeux d'hier, plus attirant que les précédents. [143] Séduire une jeune fille, une princesse naïve et sans peur, la battre, la réduire à ma merci à proximité de son père aveugle. [144] Ensuite vous tuer tous les deux, laisser vos corps sans sépulture et vos âmes errantes dans cette forêt. [145] Voilà ce que je voulais faire. [146] Tu ne l'as pas fait, dit Oedipe. [147] Tu m'en as empêché et ce matin, en m'éveillant, il m'a semblé que quelqu'un m'appelait. [148] Tous les miens sont morts, personne ne peut m'appeler. [149] C'était toi que j'entendais". [150] Oedipe prend ses mains dans les siennes et le fait se relever. [151] Autrefois, dit-il, quand j'avais un pouvoir, je n'ai jamais repoussé un suppliant. [152] Je ne te rejetterai pas aujourd'hui que je n'ai plus rien à donner. [153] Oublie et va en paix. [154] Aller où ? [155] Tu es libre. [156] Libre de voler, de violer, d'assassiner ? [157] Est-ce que tu étais libre quand tu as tué ton père et épousé ta mère "? [158] Oedipe soupire et ne répond pas. [159] Clios reprend "Ce matin quand tu m'as appelé j'ai senti que tu étais ma dernière chance. [160] Je ne t'ai pas appelé, je ne suis la chance de personne. [161] Je n'appelle personne". [162] Alors Antigone : "Tu l'as appelé comme tu m'as appelée à Thèbes. [163] Tu l'appelles encore dans ton cœur, tu l'ignores parce que tu ne connais pas ton cœur". [164] Un sourire navré, démuni, apparaît sur les lèvres d'Oedipe : "Alors, dis-moi ce que tu veux, homme que j'ai appelé sans le savoir. [165] Je veux vous suivre et faire ce que vous faites. [166] Je suis un aveugle des yeux et des actes. [167] Je servirai cet aveugle, je protégerai avec lui Antigone. [168] Ce ne sont pas des femmes qui t'ont servi jusqu'ici mais des hommes. [169] Je sais comment faire, je te soignerai, comme un roi, même exilé et déchu, doit l'être. [170] Je peux commencer tout de suite". [171] Oedipe ne répond pas. [172] Antigone est heureuse et dit: "Commence ! [173] Elle se retire et Clios emmène Oedipe au ruisseau où avec beaucoup de soin il le lave, panse sa blessure, nettoie ses vêtements et remet en ordre sa puissante toison fauve. [174] Clios propose de demeurer encore un jour au bord du ruisseau. [175] Antigone objecte le manque de nourriture, mais il lui donne deux perdrix qu'il a prises à l'orée du bois. [176] Il bâtit un petit foyer de terre et de pierre. [177] Ils mangent, les perdrix ne sont pas grosses mais savoureuses et il a apporté le pain qui lui restait. [178] Oedipe remarque: "Tu es un homme de ressources". [179] Il répond: "Mon père était éleveur et fermier avant notre malheur. [180] Il était aussi bon chasseur. [181] Dans nos montagnes, il faut savoir tout faire". [182] Antigone comprend qu'un malheur est survenu, celui qu'on peut lire sur le visage acéré et souvent assombri de Clios, mais elle n'ose pas l'interroger. [183] Dans la soirée, il arrange le lit de fougères d'Oedipe et s'en fait un pareil, tout proche, de façon à pouvoir répondre au moindre appel. [184] Il édifie pour elle à quelque distance un toit de feuillage qui l'abrite et la cache. [185] Elle rêve confusément de lui pendant la nuit et n'est pas étonnée de le voir le matin en train de ranimer les braises du foyer. [186] Il a fait la toilette d'Oedipe et la sienne, il prépare avec quelques herbes une sorte de soupe dans laquelle ils égrènent ce qui leur reste de pain. [187] Il dit à Antigone : "Nous devons partir, nous n'avons plus rien à manger, il faudra que tu mendies. [188] Tu m'aideras ? [189] Non, les gens prendront peur s'ils me voient. [190] J'irai avec toi, dit Oedipe. [191] S'ils te reconnaissent, dit Clios, ils vous lapideront". [192] Ils partent, Antigone espère que Clios va prendre la tête. [193] Il ne le fait pas. [194] Elle veut aider son père, lui prend le bras, il se dégage violemment et dit : "Je dois aller seul". [195] Il repart de son pas hésitant et pressé qu'il vaut mieux ne pas suivre des yeux car il inspire le malaise. [196] Elle le laisse aller de l'avant, elle pense que Clios va la rejoindre mais il reste derrière. [197] Le chemin tourne, on entend au loin le bruit d'un chariot. [198] Oedipe sort du chemin, se cache derrière des broussailles et Clios fait de même. [199] Le chariot est tiré par deux hommes jeunes, une femme les suit à distance. [200] Il y a quelques sacs de blé sur le chariot. [201] Antigone se tient très droite, elle demande: "Mon père est aveugle, donnez-nous un peu de grain". [202] Ils n'ont pas l'air décidés à lui donner quelque chose, ils attendent sans doute la décision de leur mère mais en riant ils se disent l'un à l'autre, comme si elle n'était pas là, ce qu'ils aimeraient faire avec elle. [203] La femme arrive à leur hauteur, elle dit : "Les fils, il ne faut pas les écouter. [204] Les champs n'ont presque rien donné cette année, comme tu vois. [205] La sécheresse de nouveau. [206] Ouvrez un sac vous autres, et donnez-lui trois bonnes poignées. [207] On ne peut pas plus. [208] Avec quoi vas-tu les moudre, ma fille ? [209] Avec des pierres. [210] Choisis-les bien plates et prends ton temps. [211] Il nous a coûté de la peine celui-là, cette année". [212] Antigone prononce une des formules de bénédiction de Thèbes. [213] Les deux fils se sont remis en route en riant, la femme les suit, toute noire et très maigre. [214] Le soir, Antigone trouve des pierres plates et moud patiemment les grains reçus. [215] Clios élève deux huttes improvisées pendant qu'elle fait cuire une soupe fort claire dans laquelle elle ajoute quelques herbes. [216] Pendant la nuit, un orage éclate, Antigone entend en rêve la pluie tomber dans les cours et sur les toits du palais de Thèbes. [217] Elle est encore petite. [218] Anaïs, sa nourrice et celle d'Ismène, est assise à côté de leur lit et récite les prières rituelles pour que la foudre ne tombe pas sur la ville. [219] Elle s'éveille, se retrouve dans sa hutte de branchages, elle est protégée, elle espère que son père et Clios le sont aussi. [220] Elle voudrait aller voir, elle n'ose pas, le tonnerre, la pluie, l'obscurité lui font peur. [221] Elle pense : "Je peux rester à l'abri, ils sont grands et moi je suis trop jeune. [222] Quatorze ans, ce n'est pas si vieux". [223] Elle protège son visage de ses bras, se rendort. [224] Le matin, quand elle sort de la hutte, Clios s'affaire devant le feu, il est presque nu, Oedipe aussi. [225] Le sol parsemé de flaques d'eau fume après l'orage, mais le soleil revient. [226] Elle voit qu'ils ont mis leurs vêtements sur le toit de sa hutte. [227] Ils partent, ils n'ont plus rien à manger. [228] Vers la fin du jour, ils parviennent à proximité d'un village. [229] Antigone veut aller mendier seule, mais Oedipe décide de l'accompagner et elle a peur à cause de lui. [230] Le village est pauvre, elle entend des voix qui disent : "Encore des mendiants ! [231] Elle se tient debout devant chaque porte, demandant secours pour elle et son père aveugle. [232] Lui se tient derrière elle et se tait. [233] Beaucoup de portes se ferment, d'autres ne s'ouvrent pas. [234] Une femme lui donne un morceau de pain, deux autres quelques légumes. [235] Un peu d'espoir lui revient. [236] Elle s'arrête devant une autre porte, une femme dit : "Je viens", mais une voix d'homme la coupe : "Non, il y en a trop. [237] C'est plus facile que de travailler". [238] La femme paraît dans l'ouverture du haut de la porte. [239] Elle a l'air bon, elle lui glisse en cachette un peu de pain, mais elle dit pour que son mari l'entende : "Je ne peux pas, c'est aux riches qu'il faut demander". [240] Antigone demande: "Où sont les riches"? [241] L'homme apparaît, il a un visage lourd mais pas méchant, il lui répond "Pas ici, la fille, peut-être à Thèbes derrière leurs fameux remparts où j'ai travaillé si longtemps". [242] Et à sa femme : "Donne-leur quelque chose, ça fait mal de voir cet aveugle à genoux". [243] Antigone se retourne, son père est à genoux et psalmodie une prière. [244] Un homme survient, il a été soldat à Thèbes, il reconnaît Oedipe, il dit aux autres : "C'est l'ancien tyran, celui qui a tué son père et agrandi les remparts". [245] Et à Oedipe : "Va-t'en ! [246] Tu vas attirer le malheur sur nous". [247] Il jette un peu de terre devant lui, on voit qu'il ne veut pas lui faire de mal. [248] Oedipe est toujours à genoux, Antigone cherche à l'entraîner. [249] D'autres hommes arrivent, ils lancent aussi de la terre pour se purifier, mais en évitant de l'atteindre. [250] Ils crient et les femmes font de même : "Allez-vous-en, allez-vous-en ! [251] Un garçon plus jeune lance du fumier, il atteint Oedipe au visage et rit. [252] Oedipe se redresse d'un bond. [253] Avec sa haute taille, il est toujours le roi. [254] Tous s'arrêtent, stupéfaits. [255] Il crie : "Hommes sans pitié, maisons sans accueil pour l'aveugle et le suppliant, je vous maudis. [256] Que les malheurs qui m'ont frappé retombent sur vous". [257] La peur les étreint, puis la colère, ils ramassent des pierres et commencent à les leur lancer. [258] Antigone est atteinte, elle saigne, elle crie et saisit la main d'Oedipe. [259] Elle fuit avec lui en direction d'une meule de foin derrière laquelle Clios se montre. [260] Les assaillants les suivent, leur lancent des pierres et des ordures. [261] Les plus proches sont arrêtés par une grêle de pierres qui les frappe avec une précision redoutable. [262] Antigone en profite pour atteindre l'abri de la meule où Clios lui crie de continuer à fuir. [263] Il les rejoint bientôt, saisit l'autre main d'Oedipe et leur course s'accélère. [264] Ils ne sont plus que quelques-uns à les poursuivre. [265] Clios leur fait face. [266] Voyant qu'il est armé, ils s'arrêtent, se concertent, retournent vers le village. [267] Il rejoint les deux autres "Ils sont allés chercher des faux et des gourdins. [268] Ils vont revenir, il faut partir tout de suite, le plus loin possible". [269] Il guide la marche, ils tiennent tous les deux Oedipe par la main et se hâtent malgré la fatigue. [270] Clios se retourne souvent, mais ne voit pas de poursuivants. [271] C'est en pleine nuit qu'ils arrivent, épuisés, au bord d'un ruisseau. [272] Antigone sort de son sac ce qu'elle est parvenue à sauver, quelques morceaux de pain et des légumes qu'ils mangent crus pour ne pas déceler leur présence par un feu. [273] En mangeant, Antigone demande à Oedipe : "Celui qui t'a reconnu a dit que tu as haussé les murs de Thèbes, comme si tu avais mal fait. [274] Jocaste disait que c'était ton plus grand titre de gloire. [275] Je le croyais. [276] Qui les a payés?" demande Antigone. [277] Il ne répond pas. [278] Clios rit : "Comme partout, ce sont les pauvres qui ont payé et bâti les murailles de Thèbes et ce sont les riches qu'elles protègent". [279] Antigone est décontenancée : "Est-ce que c'est vrai ? [280] C'est vrai. [281] Je pensais à Thèbes. [282] Pas aux paysans". [283] Le rire cruel de Clios résonne de nouveau : "Les remparts achevés, les riches t'ont chassé de Thèbes et ta fille doit mendier chez les paysans". [284] Antigone l'arrête, elle voit qu'Oedipe souffre. [285] Elle demande à son père de pouvoir mendier seule dorénavant. [286] Il dit oui, il dit qu'il n'est pas seulement un aveugle mais un fou. [287] D'une folie magnifique, dit Clios, celle d'un vrai tyran de Thèbes, nous aurions pu y rester tous les trois". [288] La nuit est brève. [289] Oedipe et Clios sont restés de garde alternativement. [290] Si on les a poursuivis, ils ont de l'avance. [291] Pour la conserver ils partent tôt, après s'être partagé le peu de pain qui reste. [292] Oedipe, en tête, va tout droit comme d'habitude. [293] Clios pense que c'est peut-être la meilleure manière de déjouer les poursuivants mais que cela les conduit dans des terres de plus en plus arides. [294] On ne voit que des troupeaux de chèvres ou de moutons et des bergers à l'air sauvage qui s'éloignent dès qu'ils approchent. [295] Ils ont faim tous les trois, ils sont épuisés par les événements de la veille et leur nuit trop brève. [296] Oedipe va lentement, luttant contre le vertige et le désir sourd de la chute. [297] Il a oublié la présence des deux autres et s'obstine à aller de l'avant sans s'arrêter. [298] Vers midi, la chaleur devient extrême. [299] Clios pense qu'il faut trouver à tout prix un lieu d'ombre et de repos car Antigone suit son père à grand-peine. [300] Un brouillard confus s'étend autour d'elle, une sueur glacée lui coule sur le visage et dans le dos. [301] Elle bute contre une pierre, sent ses jambes fléchir sous elle, se replie sur elle-même en gémissant et tombe inanimée. [302] Les deux hommes sont penchés sur elle : "Ta fille meurt de fatigue et de faim. [303] Que vas-tu faire dans ce désert"? [304] Oedipe ne répond pas, il donne à Clios son bâton et soulève Antigone dans ses bras. [305] Il se dirige vers un grand chêne situé sur une petite éminence, dont il est passé à quelque distance tout à l'heure. [306] Il ne semble plus éprouver de vertige et va sans hésiter jusqu'à l'arbre. [307] Il étend Antigone là où l'ombre est la plus épaisse. [308] Clios lui donne l'outre, Oedipe verse très doucement un peu d'eau entre ses lèvres, il lui humecte le visage et les mains. [309] Elle a de la fièvre. [310] Il lui enlève ses sandales, masse ses pieds, ses jambes. [311] Elle soupire plusieurs fois longuement, Clios lui redonne de l'eau, Oedipe dit : "Elle va revenir à elle, c'est la fatigue, la chaleur, l'émotion. [312] Il faut qu'elle mange, nous n'avons plus rien ? [313] Plus rien. [314] Va jusqu'au premier troupeau. [315] Demande au berger un agneau, du lait, du pain et donne-lui en échange ce collier que Jocaste m'a donné. [316] S'il refuse ? [317] Alors prends ce qu'il nous faut de force mais ne le tue pas. [318] Bois avant de partir". [319] Clios est impressionné par cette voix brève, ce ton d'autorité et de certitude, mais sa colère n'a pas désarmé. [320] Si je dois agir de force, attends-toi, Oedipe, à voir arriver ici une bande de bergers et à être de nouveau poursuivi par l'amour de tes anciens sujets". [321] Oedipe ne répond pas, il laisse passer un moment et dit : "Ami, il faut qu'elle mange. [322] Après, s'il le faut, nous combattrons ensemble". [323] Clios, en marchant, pense aux paroles d'Oedipe. [324] Il n'est plus seul, seul contre tous. [325] Il a un ami qui est aussi le père de cette fille sans peur qui lui fait confiance et qu'il faut sauver. [326] Antigone dort et respire plus calmement. [327] Oedipe rassemble à tâtons du bois pour faire du feu. [328] Il concentre sa pensée sur Antigone et sur Clios. [329] Il les soutient de son impuissance, elle dans son sommeil et lui dans son action. [330] Il s'est assis le dos contre le tronc de l'arbre et, en ouvrant les yeux après un rêve d'angoisse, Antigone le voit à côté d'elle. [331] Il sourit, elle ne saura jamais à qui ni pourquoi mais cela n'a pas d'importance puisque ce sourire lui permet de se rendormir rassurée. [332] Oedipe n'a pas entendu revenir Clios, mais il sent soudain qu'il est là. [333] Il rapporte un agneau dépecé, des galettes de blé et une outre de lait de brebis. [334] Le berger a refusé l'échange proposé. [335] Il a dû assommer le chien, maîtriser l'homme et prendre les vivres de force. [336] Le berger n'est pas blessé, il lui a laissé le collier, mais il faut s'attendre à une vive réaction de son clan. [337] Il allume le feu, c'est l'odeur de la viande rôtie qui éveille Antigone. [338] Elle est émerveillée de revoir du lait. [339] Elle en boit, mange un peu et se rendort. [340] Le lendemain, Antigone prend la main d'Oedipe dans la sienne: "Hier, quand tu me portais à demi évanouie, j'ai pensé : A Thèbes, il n'y aurait personne pour me porter comme ça. [341] J'étais heureuse et ce matin encore plus". [342] Elle n'a plus de fièvre, elle a faim mais est trop faible encore pour se lever. [343] Elle mange, elle ressent de l'appréhension en voyant que Clios n'est pas là. [344] Est-ce qu'il nous a quittés ? [345] Il est seulement allé à la rivière chercher de l'eau, c'est une longue route. [346] Il revient, elle est contente, si contente de le revoir qu'elle veut le lui dire mais heureusement n'ose pas. [347] Elle lui sourit, avec une petite grimace comme elle en faisait à ses frères. [348] Il lui répond comme eux. [349] Au milieu de la journée, dix bergers surviennent avec de grands chiens noirs. [350] Ils entourent l'arbre sous lequel est couchée Antigone. [351] Oedipe et Clios les attendent debout. [352] Ils ont placé ostensiblement, devant l'arbre, le glaive et la lance de Clios mais ils ne les tiennent pas en main. [353] Oedipe dit : "Si vous voulez nous parler, asseyons-nous". [354] Ils s'assoient tous à la place où ils se trouvent, avec beaucoup de dignité. [355] Les grands chiens s'étendent à côté d'eux. [356] Leur silence n'est pas hostile, c'est celui d'hommes peu habitués à la parole et qui n'en usent qu'avec la réserve, la sobriété qui est de règle dans leur vie. [357] L'un d'eux prend la parole : "Je suis Sélénos, le chef de ce clan de bergers qui est lié de chaque côté des frontières à tous les clans de bergers qui vont jusqu'à la mer. [358] Nous savons que ta fille est malade et que vous manquez de tout. [359] Ton compagnon a attaqué hier un des nôtres, la faim expliquait son acte. [360] Le berger a reçu en compensation un collier qui vaut plus de mille fois ce qu'il nous a pris. [361] Nous n'acceptons pas ce rapport inégal et nous vous rapportons le collier. [362] Maintenant écoute et juge. [363] Quand un troupeau est attaqué continuellement par un loup, il faut, pensons-nous, que le troupeau ou que le loup périsse. [364] Notre clan et tous les bergers et paysans de ce pays sont attaqués sans cesse par un homme plus dangereux qu'un loup. [365] Ce Ménès nous dépouille des fruits de notre travail et nous pensons que Clios, ton compagnon, pourrait nous en délivrer. [366] Qu'a fait contre vous cet homme ? [367] D'entente avec les soldats de Thèbes qu'il soudoie, il nous fait interdire de vendre sur d'autres marchés que celui de Goria, le bourg où il règne. [368] A ce marché, personne n'ose enchérir sur lui car son frère commande la garnison de la ville et son oncle préside le tribunal. [369] Il est le seul acheteur, il décide des prix, au détriment de tous, car ce qu'il nous achète à un prix dérisoire il le revend très cher, surtout à Thèbes. [370] Tu voudrais que Clios le tue ? [371] Sélénos répond que oui et tous les autres l'approuvent de la tête. [372] Un autre prendra sa place, reprend Oedipe. [373] Ce ne sera pas facile et en tout cas nous serons vengés ! [374] Il dit cela sur un ton de haine abrupte, si saisissant qu'un long silence suit. [375] Antigone, qui est restée couchée près d'Oedipe, lui souffle très bas : "Père je n'aimerais pas que Clios tue quelqu'un parce que je suis malade". [376] Clios, impassible sous l'œil des bergers, l'entend et il pense à la saveur des premières gouttes de pluie après de longues semaines de sécheresse. [377] Avant de vous répondre, dit Oedipe, je dois consulter Clios. [378] Pour arrêter les vols de Ménès, il y a peut-être un meilleur moyen que le meurtre. [379] Je vous propose de revenir demain pour en parler". [380] Sélénos se lève et les bergers l'imitent : "Nous ne refusons pas un autre moyen, nous doutons que tu le trouves. [381] Maintenant, toi, ta fille et le redoutable bandit qui est ton compagnon vous connaissez notre volonté d'en finir avec Ménès. [382] Ce n'est pas un secret que nous pouvons laisser se répandre. [383] Nous ne reviendrons pas demain mais ce soir. [384] Ne bougez pas d'ici, nous sommes nombreux et vous êtes cernés. [385] Si vous ne nous délivrez pas de Ménès, nous serons obligés de vous tuer tous les trois". [386] Oedipe est debout, très grand en face de lui : "Il me semble que tu nous proposes un contrat : la mort de Ménès ou la nôtre. [387] Et si nous te débarrassons de lui que feras-tu pour nous ? [388] De Thèbes à la mer orientale, tous les clans de bergers vous considéreront comme des frères. [389] Nous sommes pauvres, mais nombreux". [390] Est-ce que Ménès, demande Oedipe, donne, à ceux à qui il achète ou vend, une tablette avec son sceau ? [391] Pas à nous, bien sûr, dit un vieux berger, mais quand je mène à Thèbes les bêtes qu'il nous a achetées, il donne aux grands marchands de la ville une tablette avec son sceau et je la lui rapporte avec le sceau de l'acheteur". [392] Les bergers s'en vont. [393] Oedipe demande à Antigone : "Serais-tu capable, si on te les dictait, de noter dans l'écriture des Phéniciens les crimes de Ménès, pour qu'il les confirme de son sceau ? [394] Oui. [395] C'est ça le moyen"? [396] C'est cela, dit Clios. [397] Il ne s'agit plus que d'amener Ménès ici et de faire accepter ce projet par les bergers. [398] Ce ne sera pas facile". [399] A la tombée du soleil les bergers reviennent, ils ne sont plus dix mais trente, chacun suivi d'un de ces terribles chiens noirs des Hautes Collines qui n'aboient pas et fondent silencieusement sur les ennemis de leurs maîtres. [400] Oedipe leur explique que, si Ménès est tué, les soldats s'abattront sur le pays et que leur vengeance sera très lourde. [401] On peut éviter cela en forçant Ménès à reconnaître par écrit ses crimes. [402] Les tablettes authentifiées par son sceau seront cachées en un lieu choisi par Sélénos. [403] Elles constitueront pour Ménès, et pour ses complices, une menace perpétuelle qui abolira leur pouvoir. [404] Comment l'amènerez-vous ici ? [405] En lui proposant d'acheter à bas prix le collier que j'ai reçu de Jocaste. [406] Il sait bien que Créon ou mes fils ne lésineront pas pour le lui acheter. [407] Qui le conduira ici ? [408] Moi, dit Antigone, il n'aura pas peur de moi". [409] Les bergers se concertent et décident d'accepter. [410] Quand irez-vous ? demande Sélénos. [411] Dans trois jours, quand Antigone sera remise. [412] Bien, nous vous apporterons des provisions et de l'eau. [413] Oedipe, tu as été un tyran souvent trompé, mais qui tentait d'être juste. [414] Nous te faisons confiance pour nous délivrer de Ménès. [415] Procurez-vous des tablettes et un stylet. [416] Constituez entre vous un tribunal, il faut qu'il soit jugé". [417] Trois jours plus tard, Antigone, suivie d'un jeune berger, aborde Ménès sur la place de Goria. [418] Il n'a pas l'air d'un rapace, plutôt d'un de ces dignitaires un peu alourdis et empâtés par la bonne chère comme elle en a beaucoup vu au palais. [419] Il ne traite pas les entreprises douteuses lui-même, il a des sous-ordres pour cela. [420] Mais quand elle se nomme, lui apprend qu'elle est la fille d'Oedipe, la nièce de Créon, il comprend tout de suite qu'il s'agit d'une affaire importante et qui peut avoir des prolongements politiques. [421] Cette grande fille maigre, malgré sa robe salie et reprisée, a bien l'air et le langage de la cour. [422] Le morceau de collier qu'elle lui montre est en or et diamants d'une grande valeur. [423] La jeune fille lui a laissé entendre qu'il pourrait débattre du prix avec son père, ce qui veut dire que celui-ci est en difficulté. [424] Il n'a rencontré qu'une fois Oedipe lorsqu'il était roi, on lui faisait gloire de ses victoires, mais avant lui déjà l'armée de Thèbes était la meilleure et il n'a pas tiré de ses succès tout ce qu'il aurait pu en obtenir. [425] Un homme qui regardait les choses de loin et de haut, ce qui l'empêchait de voir celles qui étaient proches. [426] Tout cela pour finir par se crever les yeux et se laisser détrôner tandis que le beau-frère, sans bouger le petit doigt, se retrouve au pouvoir. [427] Sa mule suit celle de la jeune fille et, quand le chemin s'élargit, il se met à côté d'elle et tente de la faire parler, mais elle ne répond que par monosyllabes. [428] Impossible de démêler avec cette fille de la cour si c'est parce qu'elle est timide ou parce qu'elle est habile. [429] Quand il lui a demandé pourquoi son père voulait que la vente soit actée et signée de son sceau, elle a dit que c'était pour éviter à l'acheteur toute contestation avec Etéocle et Polynice. [430] Le pays devient de plus en plus sauvage, on ne voit plus d'habitations. [431] Il demande où son père demeure. [432] Elle répond qu'il n'a pas de maison, il campe sous un chêne. [433] Pourquoi n'est-il pas venu à Goria, il aurait eu une maison ? [434] Mon père est proscrit, des malédictions pèsent sur lui. [435] Vous devrez vous purifier après l'avoir vu". [436] Ménès pense que dans ces conditions il peut lui faire baisser sérieusement son prix. [437] Souhaite-t-il retourner à Thèbes ? [438] Peut-être si on le rappelle". [439] Ménès pense qu'il y a là l'amorce d'une négociation et que c'est pour cela, autant que pour le collier, qu'Oedipe le fait venir. [440] Ils arrivent au pied d'une faible colline au sommet de laquelle on voit un grand chêne. [441] La jeune fille met pied à terre, il fait de même et dit à son garde de veiller sur les bêtes. [442] Après le soleil intense sur la route, sa vue est troublée par l'ombre considérable de l'arbre. [443] Un jeune homme l'accueille en souriant. [444] Oedipe l'attend au pied du chêne. [445] Ménès ne se souvenait pas qu'il était si grand. [446] Il a maigri, des rides se sont formées sur son visage. [447] Il a toujours sa puissante crinière fauve, mais sous le front un bandeau noir recouvre maintenant la place où étaient ses yeux. [448] Ménès se souvient du regard très clair du roi et il est troublé par cette profondeur noire et inattendue qui semble le regarder. [449] Malgré sa pauvreté actuelle qui est évidente, Oedipe a toujours la prestance et l'urbanité d'un roi. [450] Ils se saluent et, après quelques préliminaires, Ménès dit que le prix du collier est élevé. [451] Non, répond Oedipe. [452] Ménès est décontenancé par cette réponse si brève et par le silence qui suit. [453] Il a le sentiment que cet Oedipe sans regard est plus redoutable et voit mieux que celui d'autrefois. [454] Il offre le quart du prix demandé, c'est à ses yeux le début de l'inévitable marchandage. [455] Une sorte de sourire apparaît sur le visage d'Oedipe qui dit : "Tu veux donc me voler comme tu voles ceux-ci ? [456] Ménès se retourne, il y a autour de l'arbre une quinzaine de bergers suivis de leurs chiens. [457] Il veut appeler son garde, l'homme jeune qui l'a accueilli lui montre, avec un rire inquiétant, la mule qui l'emporte au galop, ligoté. [458] Les choses vont très vite. [459] Trois bergers se constituent en tribunal, ils appellent successivement les autres comme témoins. [460] Chacun à son tour l'accuse d'un crime ou d'un vol commis contre lui-même ou contre l'Etat. [461] Ménès se tait, il ne comprend pas quel jeu joue Oedipe. [462] Se prend-il encore pour un roi ? [463] Le tribunal prononce sa sentence : c'est la mort. [464] Que signifie cette pitoyable comédie ? [465] Ils savent bien - c'est la seule chose qu'il ait répondue à leurs questions - que son frère qui commande les troupes et son oncle, le juge, connaissent la raison de son voyage et que s'il n'est pas revenu ce soir chez lui, ils enverront des soldats. [466] Si les bergers le tuent ou lui causent quelque mal, les soldats se livreront à un grand massacre et s'empareront de leurs troupeaux. [467] La fille d'Oedipe qui est venue le chercher sera considérée comme complice de leurs crimes. [468] La voix de Sélénos s'élève : "Peu nous importent tes menaces, nous sommes prêts à tout subir pour nous délivrer de toi. [469] Tu n'as qu'un moyen, un seul, d'échapper à la mort, c'est de reconnaître tes vols et tes crimes. [470] Ils seront consignés sur des tablettes, tu y apposeras ton sceau pour confirmation". [471] Ménès refuse. [472] Alors à nous Clios", dit Sélénos. [473] Le jeune homme au beau visage apporte avec un berger un cuveau plein d'eau. [474] Il y plonge sans ménagement la tête de Ménès. [475] Quand il sent que l'homme étouffe, il relâche sa pression. [476] Ménès relève la tête, mais c'est pour sentir la pointe affilée du couteau de Sélénos lui entrer dans la nuque. [477] Plus il relève la tête, plus le couteau s'enfonce. [478] S'il l'abaisse, il étouffe. [479] Sélénos le laisse respirer un peu une fois, deux fois. [480] Après la troisième, Clios maintient sa pression jusqu'au moment où Ménès s'évanouit. [481] Quand il revient à lui, il est vaincu et prêt à avouer. [482] Antigone arrive avec ses tablettes et son stylet. [483] Sélénos force Ménès à lui dicter ses principaux vols et les crimes qu'il a fait commettre par ses tueurs à gages. [484] Antigone peine à le suivre, il a toujours le couteau de Sélénos dans la nuque et s'il s'arrête ou hésite la pointe de l'arme s'enfonce dans sa chair. [485] Quand Oedipe et Sélénos estiment qu'il en a dit assez, Antigone relit le résumé qu'elle a fait de ses aveux. [486] Sous la dictée de son père, elle ajoute "Moi, Ménès, je reconnais tous les actes mentionnés ici. [487] En foi de quoi j'appose mon sceau et l'empreinte de mon pouce droit". [488] Au moment de s'exécuter Ménès hésite mais, comme un cri de haine, l'ordre : "Fais-le !" jaillit de la bouche des bergers et la lame du couteau s'enfonce à nouveau dans sa chair. [489] Terrorisé, il ne résiste plus et appose sur la tablette son sceau et son empreinte. [490] Il regarde avec stupeur les deux tablettes qui pour le moment ne serviront à rien à Goria où il tient encore tout en main, mais qui peuvent le faire mettre immédiatement en accusation à Thèbes. [491] Trois bergers se préparent à les emporter dans un lieu inconnu où elles seront une menace perpétuelle sur sa tête. [492] Son pouvoir sur les bergers et les paysans, son monopole d'achat au marché et tous les systèmes d'usure qu'ils engendrent sont abattus. [493] Il faut s'en faire une raison, mais ce n'est après tout qu'une partie de ses ressources. [494] Quand Clios et Sélénos le tenaient entre la menace de l'étouffement et celle de la pointe du couteau, il a cru sa mort prochaine. [495] Il ressent maintenant une sorte de bonheur. [496] Est-ce qu'ils n'ont pas un peu de vin ? [497] Un berger lui tend une outre, le vin est bien médiocre mais il en avale la moitié. [498] Il reprend contenance, il est un peu ivre. [499] Il est vivant, il est riche des deux côtés de la frontière, beaucoup plus riche que ces pauvres gens ne peuvent l'imaginer. [500] Il boit encore, il vide l'outre, toute son assurance lui revient et avec elle un curieux besoin de raconter d'autres méfaits, que ceux qui sont là ignorent et ne lui ont pas fait avouer. [501] Toutes ses canailleries - les plus anciennes, les pires, celles de ses années de jeunesse quand il fallait, coûte que coûte, échapper à la pauvreté - sortent de lui en tonitruant au milieu d'énormes éclats de rire qu'il ne peut contenir. [502] Sa rapacité, ses ruses à l'égard des faibles s'étalent dans ce récit, mais aussi la vanité, l'incapacité des gens en place qui l'ont laissé faire et sont bien souvent devenus à leur tour ses victimes. [503] Antigone, qui assiste à cette scène avec stupéfaction et d'abord sans comprendre, saisit tout à coup que le jeu qui se dévoile là est, de façon plus cynique, plus éhontée, le même que celui qu'elle a vu se dérouler à Thèbes sans pouvoir, sous ses dehors honorables, en démêler le sens. [504] Elle perçoit tout à coup la drôlerie terrible de ce sinistre jeu des puissants et comme il soulage et devient gai lorsque ce sont, comme aujourd'hui, les autres, les bergers qui l'emportent. [505] Un rire argentin fuse, son rire de triomphe, car avec quelques signes sur une tablette elle a abattu un de ces monstres et il a beau s'amuser en racontant ses crimes, il n'est après tout qu'un vaincu qui rit de sa défaite. [506] Elle rit si joyeusement qu'Oedipe rit aussi et les bergers à leur tour se mettent à rire de la surprenante canaillerie de ce serpent qui les écrasait et auquel, avec l'aide de cet aveugle et de cette fille maigre, ils viennent d'enlever son venin. [507] Ménès de plus en plus ivre pourrait croire à une sorte de réconciliation générale par le rire, mais il y a quelqu'un qui ne rit pas. [508] Clios, soudain, le saisit au collet, lui fait descendre à coups de pied la pente de la colline et, d'une main de fer, le plante sur sa mule qu'il lance au galop à travers tout. [509] Il revient s'asseoir près des autres, les regarde avec son sourire noir et dit "Son sang manque à notre plaisir". [510] Les bergers se lèvent, on voit que beaucoup l'approuvent, ils déposent de petits dons aux pieds d'Antigone et s'en vont en silence. [511] Le lendemain quand Antigone s'éveille, Clios revient avec les outres qu'il a remplies à la rivière. [512] Elle court vers lui en dansant, en criant: "Nous allons manger, nous allons partir". [513] Il est surpris, il demande "C'est Oedipe qui veut déjà partir ? [514] Non, c'est moi, j'en ai assez d'être ici, d'être malade, d'écouter les histoires dégoûtantes de ce vieux Ménès et de savoir que tu penses à son horrible sang". [515] Il rit : "Eh bien, partons, mais d'abord il faut manger". [516] Après le repas, composé des bonnes choses qu'ont laissées les bergers, Clios s'approche d'Oedipe "Laisse-nous te guider. [517] En allant comme tu fais, à travers tout, tu te fatigues, mais surtout tu fatigues Antigone qui n'a pas ta résistance. [518] Elle a été très malade, il faut la ménager". [519] Oedipe est troublé, on voit l'angoisse s'imprimer sur son visage, il dit "Je dois découvrir où je vais, et le découvrir presque à chaque pas. [520] Pour survivre, il a fallu que je perde la vue. [521] Depuis, il faut que je suive mon vertige qui me mène n'importe où. [522] Si Antigone se fatigue, préviens-moi, je m'arrêterai". [523] Il se détourne, il est déjà reparti, tout seul. [524] Ils le suivent, Antigone se demande pourquoi elle est tellement heureuse, elle s'aperçoit que c'est parce que Clios soigne si bien Oedipe. [525] Il ne le soigne pas comme un domestique ni comme un fils ou un ami. [526] Il ne lui rend pas service, il accomplit un rituel. [527] Et Oedipe qui se rebiffait pendant l'affreuse année d'attente dans la petite salle du palais, quand ses fils ou ses filles voulaient le soigner ou s'occuper de ses vêtements, le laisse faire. [528] Il n'y a pas de dévouement à l'œuvre chez Clios, pas de reconnaissance due par Oedipe. [529] Comment a-t-il compris que c'était la seule attitude que son père pouvait supporter ? [530] Elle est si heureuse qu'elle doit le lui dire. [531] Elle saisit sa main, l'embrasse en disant d'une voix de petite fille : "Je suis contente parce que tu le soignes si bien". [532] Il est étonné, il est touché. [533] Elle devient très rouge, elle a honte d'avoir embrassé sa main. [534] Ils marchent, en suivant Oedipe, mais cette fois il s'arrête souvent et invite Antigone à s'asseoir ou à s'étendre. [535] Dans l'après-midi, il entend le bruit d'un village. [536] Il dit à Antigone : "Vas-y seule, Clios restera à proximité et je demeurerai ici. [537] S'ils te repoussent, reviens tout de suite. [538] Ne prends pas de risque". [539] Antigone a peur, peur d'être toute seule, peur des visages menaçants et des cris plus encore que des pierres. [540] Elle a envie de s'enfuir, mais elle entend en elle la voix de Polynice disant, comme il le faisait les premières fois qu'ils se sont entraînés avec des armes réelles : "Tu craques, fillette, mais tu tiendras". [541] Elle pense que Clios la voit et cela l'aide à redresser sa taille et à marcher d'un pas ferme. [542] Il la regarde en effet, caché derrière un arbre et quand Oedipe le rejoint et demande : "Est-ce qu'elle a peur ?" il répond: "Qui n'aurait pas peur à sa place, pourtant elle y va ! [543] Antigone est dans le village, elle a décidé de ne plus parler de son père aveugle mais de s'arrêter devant les portes, comme les mendiants de la campagne, en récitant une prière apprise dans son enfance : "Habitant de cette demeure, si tu veux être en paix avec Zeus Maître souriant et terrible de la terre et des cieux Protège et nourris le mendiant éprouvé par la route Car nul ne sait sous son habit de malheur Si ce n'est pas le dieu ou la déesse rayonnante Que tu vois suppliant, sans feu ni lieu, devant ta porte". [544] Elle chante à mi-voix sa prière devant la première maison et très vite un enfant lui apporte du pain. [545] Elle continue à avancer et, dans le demi-battant supérieur des portes, elle voit apparaître des femmes, portant souvent un bébé dans leurs bras. [546] Son sac est bientôt plein de légumes et de pain. [547] Une femme sort à sa rencontre, et lui donne un vase plein d'une soupe qui sent bon. [548] Porte-la à ton père. [549] Je t'attendais. [550] Comment me connais-tu ? [551] Mon mari et son frère sont bergers". [552] Elle sourit: "Reviens loger chez nous". [553] Des enfants l'accompagnent et une petite fille prend sa main jusqu'à la sortie du village, puis ils repartent en courant et on dirait qu'ils s'envolent. [554] Elle s'étonne de n'avoir vu aucun homme, les bergers ont dû parler d'elle et ils ont évité de lui faire peur. [555] Quand elle rejoint les deux autres, Clios a été puiser de l'eau et allume un feu. [556] Elle voit qu'ils ont été inquiets et sont contents de la revoir. [557] Les bergers nous aident comme ils l'ont promis, dit Oedipe. [558] Va loger chez elle". [559] La femme, qui se nomme Kléa, l'attend à l'entrée du village avec ses jeunes enfants. [560] Beaucoup de têtes curieuses apparaissent aux portes et cette fois les hommes se montrent. [561] La maison n'est pas grande, avec un foyer central et tout autour une bergerie. [562] Les bêtes chauffent la maison en hiver", dit Kléa. [563] De partout viennent de fortes et franches odeurs, la maison toute blanche à l'intérieur n'a que le nécessaire, mais il ne manque pas. [564] C'est la première fois qu'Antigone retrouve un lit depuis son départ de Thèbes. [565] Il est dur avec son matelas de paille posé sur une planche, et les draps de lit sont inconnus dans cette demeure. [566] Mais quand Kléa vient la border et l'embrasser, elle se sent très heureuse. [567] Elle s'éveille au milieu de la nuit, deux souris trottinent sur le sol de terre battue autour de la huche. [568] Elle se rendort bercée par le souffle régulier des autres dormeurs. [569] Antigone se lève et mange avec eux. [570] Elle voudrait leur donner quelque chose mais elle n'a rien, elle ne peut plus que recevoir. [571] Elle le leur dit, ils ont l'air si contents de l'avoir reçue qu'elle s'en va, elle aussi, toute joyeuse. [572] Kléa l'accompagne jusqu'aux limites du village, elle lui demande où elle va. [573] Antigone fait signe qu'elle ne sait pas. [574] Kléa joint ses mains sur son ventre et se met à pleurer. [575] C'est une rude tâche de suivre, jour après jour, Oedipe dans sa marche inexorable. [576] Il ne tient pas compte des chemins ni des obstacles. [577] Il traverse les fourrés, les bois, les labours. [578] Il gravit inutilement les collines et les rochers, il plonge à grand péril dans les ravins, remonte par leurs pentes abruptes, traverse les ruisseaux, les torrents, les rivières en s'accrochant n'importe où. [579] Il est déchiré par les ronces et les branches, il est couvert des cicatrices de ses chutes. [580] Il continue à travers tout en suivant une route, invisible sur le sol, qui se révèle à la fin du jour être la ligne droite. [581] Le soir, il parvient toujours à proximité d'une maison ou d'un village où sa fille peut mendier et trouver asile pour la nuit. [582] Antigone se fortifie et s'endurcit à l'épreuve, mais la route est si dure qu'elle s'épuise. [583] Clios le voit et sa colère grandit contre Oedipe qui ne semble pas s'apercevoir de la fatigue de celle qui assume seule la charge de les nourrir et l'humiliation de mendier. [584] Un soir, après une étape très dure, Oedipe s'arrête à la lisière d'un bois d'oliviers. [585] Il demande à Antigone s'il y a un chemin le long du bois, puis un autre qui tourne à droite. [586] Etonnée, elle dit que oui. [587] Alors nous sommes arrivés. [588] Suis ces chemins et tu trouveras une maison dans laquelle tu pourras te reposer quelques jours ou demeurer longtemps si tu le veux. [589] Va avec elle, Clios. [590] Une femme vous attendra, demande-lui la permission de bâtir une hutte et de faire un feu près de ce bois. [591] Qui est cette femme ? demande Clios. [592] Je l'ignore. [593] Je sais seulement qu'elle est, comme nous, dans l'alliance de Sélénos et des bergers. [594] J'ai confiance en elle". [595] Antigone et Clios longent le bois, au bout du chemin il y a une longue maison blanche entourée d'arbres et de fleurs. [596] Devant la porte se trouve une femme aux cheveux gris qui les regarde s'approcher sans bouger, en souriant. [597] Quand Antigone est devant elle, elle dit : "Je t'attendais. [598] Je suis Diotime". [599] Clios est resté un peu en arrière, Antigone éprouve du respect pour cette femme marquée par le temps et toujours belle. [600] Sale et décoiffée comme elle est, avec sa robe poussiéreuse, elle fait sans trembler la grande révérence de Thèbes. [601] Diotime lui prend les mains : "Tu es bien celle que j'ai vue dans le rêve où Sélénos m'annonçait ta venue et celle de ton père. [602] Qui est celui qui t'accompagne "? [603] Clios s'avance "Je suis Clios qu'on appelait le bandit. [604] J'ai eu de grands torts envers Antigone et son père. [605] Ils les ont oubliés et je m'efforce depuis de les défendre. [606] Accorde à Oedipe et à moi le droit de bâtir une hutte près du bois d'oliviers. [607] Donne-nous un peu de nourriture et je travaillerai pendant que nous serons là. [608] Au nom de mon fils Narsès, dit Diotime, et de notre allié Sélénos, vous êtes les bienvenus. [609] Vous aurez ce que vous demandez". [610] Elle les fait entrer dans une salle toute blanche où une jeune fille, occupée à préparer le repas, emplit le sac de Clios qui la remercie et s'en va. [611] La jeune fille apporte le repas et Diotime fait asseoir Antigone à côté d'elle. [612] Celle-ci ne peut guère manger, elle est trop fatiguée, trop émue de se retrouver dans une maison qui, pour la première fois depuis son départ, fait penser à Thèbes. [613] Qui lui rappelle le temps où elle était une petite fille, une jeune fille, qui avait une mère et un père, un peu différents de ceux des autres filles, un peu reine, un peu roi, mais en somme des parents comme les autres et qui l'aimaient. [614] Diotime et la jeune fille ont l'air de comprendre ce qui se passe en elle. [615] Elles voient qu'elle ne pourrait parler sans se mettre à pleurer et elles se taisent d'une façon très douce. [616] Elles l'emmènent dans une chambre où on lui a dressé un lit tout blanc. [617] La jeune fille qui se nomme Larissa lui apporte un grand bassin avec-de l'eau chaude. [618] Elle l'aide à se laver et lui donne pour la nuit une robe de toile qui sent bon. [619] Le lendemain, Diotime demande à Antigone ce qu'elle sait faire. [620] Elle a appris tous les travaux ménagers, la danse comme on la pratique à Thèbes, un peu la musique. [621] Elle sait tisser, mais pas très bien, c'est Ismène qui excelle dans ce travail. [622] Son père a voulu que, comme lui, elle apprenne à modeler la terre et à sculpter. [623] Que sais-tu faire encore "? [624] Antigone rit : "Manier les armes avec mes frères. [625] C'est ce que je faisais le mieux : la pique, la lance, le bouclier, je m'en sers très bien, le glaive suffisamment. [626] A l'arc je suis médiocre". [627] Diotime s'étonne "Qui t'a fait apprendre ça ? [628] Mes frères, surtout Polynice, ça les amusait. [629] Oedipe aimait nous voir quand je m'entraînais avec eux". [630] Dans mon rêve, je t'ai vue avec une lance comme Athéna, et une tablette couverte de caractères. [631] J'ai appris l'écriture comme ma mère le voulait. [632] Aujourd'hui, tu vas filer avec Larissa et continuer à te reposer. [633] Demain tu l'aideras à écrire. [634] Que Clios vienne me voir, je verrai ce qu'il sait faire. [635] Ici, pour que chacun mange, il faut que chacun travaille". [636] Le lendemain matin, Clios travaille dans le jardin, il fait ensuite des réparations dans la maison. [637] Antigone copie sur des tablettes l'inventaire de la cargaison d'un navire que Narsès va envoyer en Asie. [638] Larissa dicte, elle sait lire mais ne sait pas encore écrire et regarde Antigone avec admiration. [639] A Thèbes, sauf ses parents et quelques prêtres, personne ne s'intéressait aux griffonnages d'Antigone et ses frères ne cessaient pas de se moquer d'elle. [640] Ici, au contraire, tout le monde y accorde beaucoup d'importance. [641] Au repas du soir, Diotime lui dit que son écriture est bonne et lisible mais qu'elle fait trop de fautes. [642] Les inventaires de Narsès font preuve en cas de conflit avec l'acheteur ou d'avaries durant le voyage. [643] Ils ne peuvent contenir aucune erreur. [644] Antigone ne saisit pas très bien ce que Diotime veut dire, mais elle comprend que l'écriture doit être précise et que sans cela elle est sans valeur. [645] Diotime dit de Clios : "C'est une main d'or, il sait tout faire. [646] Si vous revenez ici pour l'hiver, Narsès vous trouvera du travail. [647] Ainsi tu gagneras ta vie et celle de ton père et tu ne devras plus mendier. [648] Arsès, mon mari et le chef de notre clan, est mort en mer. [649] Narsès est, comme lui, armateur et marin. [650] Il navigue durant la belle saison et dirige notre atelier de poterie l'hiver. [651] Il apprendra le métier à Clios qui pourra ainsi relever sa maison et reconstituer son troupeau". [652] Antigone dit qu'elle ignore ce que son père veut faire, elle pense qu'il voudra repartir dès qu'elle se sera reposée. [653] Où veut-il aller ? [654] Il ne sait pas, il dit parfois n'importe où, parfois nulle part, mais il marche, il marche tout le jour. [655] Toujours tout droit. [656] S'il ne veut aller nulle part et que pourtant il marche, c'est bien". [657] Antigone est sur le point de fondre en larmes, mais elle se retient car Diotime, sans s'expliquer davantage, lui sourit avec cette douceur, cette fermeté qu'elle aime tant. [658] Le lendemain, c'est Antigone qui va porter le repas de midi à Oedipe. [659] Elle est heureuse de le voir manger de bon appétit, dans sa hutte bien rangée, avec ses vêtements lavés et réparés par Clios. [660] Veut-il, comme le propose Diotime, revenir ici pour l'hiver ? [661] Il faut d'abord qu'il reparte. [662] Vers la mer ? [663] Oui vers la mer. [664] C'est pour cela qu'il vaut mieux que tu restes ici. [665] L'automne approche, la route deviendra plus dure. [666] Laisse-nous aller, nous reviendrons. [667] Qui mendiera pour vous "? [668] Un très beau sourire éclaire son visage : "Le ciel y a pourvu jusqu'ici". [669] Une bouffée de joie monte en elle : "Tu veux dire que le ciel c'était moi ? [670] Un peu ça, Antigone". [671] Elle a le sentiment d'être payée de ses peines, de ses terreurs. [672] Si je suis un peu le ciel pour vous, tu penses bien que je ne vais pas y renoncer. [673] Laisse-moi encore deux jours de repos et je partirai avec vous". [674] Il y a un silence, puis il dit: "Annonce à Diotime que nous reviendrons pour l'hiver". [675] Diotime ne fait pas de commentaire quand elle lui rapporte l'entretien, elle n'approuve ni ne désapprouve. [676] Elle dit seulement : "Quand vous reviendrez, il y aura du travail pour Clios et pour toi. [677] Oedipe aussi se trouvera un travail". [678] Le dernier soir, avec la nuit qui tombe, Antigone se sent étreinte par l'angoisse. [679] Elle ne s'y attendait pas après ces jours de bonheur. [680] Elle ne peut plus aider Larissa qui s'attriste elle aussi et la fait asseoir près du feu. [681] Elle voudrait pleurer, mais ce soir elle n'a pas accès aux larmes. [682] Elle s'aperçoit qu'elle est terrorisée par la perspective de retourner à la mendicité, aux lourdes journées de soleil, de vent ou de pluie. [683] Vers la pitié des femmes, la curiosité des enfants et les plaisanteries des hommes. [684] De repartir avec Oedipe qui se tait. [685] Avec Clios, son désir, sa haine de presque tout et l'intimidante amertume de son visage. [686] Elle voudrait rester ici, dans le travail apaisant, la gaieté de Larissa, le calme de Diotime et pourtant elle sait qu'elle doit partir. [687] C'est le repas du soir, elle croit qu'elle ne pourra rien prendre, mais Diotime, avec quelques gestes, quelques paroles, lui rend courage. [688] Antigone a faim, très faim même et commence à se sentir mieux. [689] Diotime sort à la fin du repas et revient avec un manteau d'un bleu superbe: "Tu es partie de Thèbes sans rien, tu vas avoir besoin d'un manteau. [690] Celui-ci a été tissé ici, je l'ai teint moi-même avec Larissa. [691] Essaie-le, s'il te va, je te le donne". [692] Antigone le met, il est chaud, souple, magnifique. [693] Tout ce qu'elle peut dire c'est : "La couleur n'est pas salissante ! [694] Elles éclatent de rire : "On dirait qu'il a été coupé pour toi, quels beaux plis il fait sur toi qui es si grande !" s'exclame Larissa. [695] Elles s'assoient autour du feu et elles chantent. [696] Diotime lui dit qu'elle a une voix juste : "Est-ce que ton père chante aussi ? [697] Quand nous étions petits, il chantait avec nous. [698] Depuis je ne l'ai plus entendu chanter. [699] Il devrait le faire, il appartient par son père à une lignée de Clairchantants. [700] Ceux qui ont reçu le don ne peuvent le garder pour eux". [701] Antigone est surprise, elle ignore tout de la lignée d' Oedipe. [702] Elle est très fatiguée. [703] Larissa l'emmène se coucher, elle lui dit qu'avec le manteau bleu elle ressemble à une reine. [704] C'est qu'elle n'a jamais vu une vraie reine, comme Jocaste, qui rayonne sans rien faire et qui meurt sans plier. [705] Tandis qu'elle, la petite Antigone, elle plie, elle plie sous l'orage comme son père, mais elle ne meurt pas. [706] Pas encore. [707] Elle est heureuse d'avoir chanté, heureuse d'être belle dans le manteau bleu. [708] Larissa l'aide à se coucher et la borde. [709] Elle aurait préféré que ce fût Diotime. [710] Diotime n'est pas venue, elle ne viendra qu'en rêve avec ses cheveux d'un gris très doux et sa présence silencieuse. [711] Les adieux sont brefs. [712] Diotime montre à Antigone comment enrouler son manteau autour d'elle si elle veut qu'il lui procure le maximum de chaleur. [713] Comment le ceindre s'il y a de la boue ou si elle doit traverser à gué un cours d'eau. [714] Elle lui apprend cela tout à fait comme Jocaste, mais avec elle ce sont des conseils, des incitations, avec Jocaste c'étaient des ordres. [715] Elle l'embrasse d'un mouvement tendre et rapide, elle lui donne un sac plein de provisions, dit: "A cet hiver" et n'est plus là. [716] Larissa l'accompagne jusqu'au bout du chemin des vignes, au coin du bois d'oliviers où Clios les attend. [717] Elle l'embrasse précipitamment et se sauve, sans doute pour que Clios ne voie pas qu'elle pleure et parce qu'elle a peur de voir Oedipe. [718] Antigone se demande à cause de qui Larissa pleure. [719] A cause d'elle ou - ah ! cela ne lui est pas agréable - parce que Larissa est amoureuse de Clios. [720] Celui-ci est dans un mauvais jour, elle s'en aperçoit trop tard. [721] Elle ne peut s'empêcher de lui demander pourquoi Larissa était si triste : "Parce qu'elle est amoureuse de moi. [722] Mais Narsès aime Larissa, elle parle beaucoup de lui, elle va l'épouser. [723] Ça ne l'empêche pas d'être amoureuse de moi, comme vous toutes". [724] Antigone est blessée : "Alors tu penses que, moi aussi, je suis amoureuse de toi ? [725] Ça se voit, non ? [726] Ça se voit ! [727] Antigone est honteuse, atterrée : "Tandis que toi, naturellement. [728] . [729] . [730] Il s'arrête en face d'elle, avec le sourire noir qu'elle aime tant, et la coupe : "Moi je désire, je n'aime plus". [731] Oedipe, qui est un peu devant eux, s'arrête, il dit "Vraiment ? [732] Ce petit mot provoque la colère soudaine de Clios. [733] Il s'élance vers Oedipe, Antigone croit qu'il va frapper son père, elle court vers eux, pensant "Ça, je ne le permettrai pas !" tandis qu'une saveur amère lui révèle que, si c'était elle qu'il voulait frapper, elle le permettrait sans doute, elle le désirerait peut-être. [734] Clios ne frappe pas Oedipe, son poing retombe et il se contente de trépigner comme un petit garçon qui se croyait très en colère et qui découvre qu'il ne l'est plus. [735] Il crie : "Je n'ai aimé qu'un garçon et par erreur, oui, par erreur, je l'ai tué. [736] Qui aimait le plus, qui aimait le mieux, demande Oedipe, lui ou toi ? [737] Clios ne s'attendait pas à cette question. [738] Antigone voit le cher et insupportable visage se contracter. [739] Le sourire amer et insultant disparaît, il n'y a plus là qu'un homme très jeune, un enfant accablé par le chagrin et qu'elle a envie de prendre dans ses bras. [740] Il tente encore de crier: "C'est lui qui aimait le plus. [741] Beaucoup plus et beaucoup mieux". [742] Et Oedipe : "Alors ne sois pas triste, le plus heureux est toujours celui qui aime le mieux. [743] Allons, Clios, il faut repartir, nous avons encore du chemin, beaucoup de chemin à faire". [744] Ils s'en vont, mais Clios, au lieu de fermer la marche comme d'habitude, se tient à côté d'Oedipe. [745] Il lui signale les obstacles et cette fois Oedipe ne refuse pas. [746] Clios dit: "Ici il y a une flaque de boue, contourne-la. [747] Là de grands rochers gris, passons au milieu". [748] Il lui décrit la couleur d'un chaume qu'ils traversent et où il parvient encore à glaner quelques épis : "C'est un champ couleur de lion. [749] Sur les bords, il y a quelques coquelicots que l'on n'a pas fauchés". [750] Ils s'arrêtent à midi près d'un ruisseau. [751] Antigone montre à Oedipe la souplesse de l'étoffe de son manteau, la perfection de son tissage. [752] Il admire, il demande : "Dans cette couleur, tu te sens belle "? [753] Sous le regard de Clios, elle n'ose pas répondre et c'est lui qui dit: "Elle est belle. [754] C'est un bleu grave, profond, qu'on dirait fait pour elle". [755] Elle s'étonne de cette façon qu'il a de voir la couleur d'un manteau, mais elle est contente, réconciliée avec lui. [756] Elle dit: "Diotime chante souvent, hier nous avons chanté avec elle et la tristesse a disparu. [757] Elle dit, Oedipe, que tu descends par Laïos d'une lignée de Clairchantants et que tu devrais chanter". [758] Le visage d'Oedipe s'assombrit: "Voilà comment j'ai connu mon père. [759] Il est apparu à un carrefour sur son char que tiraient des chevaux couverts d'écume. [760] Il m'a intimé l'ordre de lui céder la place. [761] Je menais aussi des chevaux, mais ils n'étaient pas attelés. [762] Il me fallait d'abord les rassembler, les faire reculer. [763] Par respect pour son âge, j'allais le faire, mais tout de suite ce furent des injures, puis des coups de fouet en plein visage. [764] Dans la surprise et la colère du combat, je l'ai tué sans savoir qui il était. [765] Je ne sais rien de plus sur lui, j'ignore s'il était Clairchantant et si j'ai hérité de lui ce don. [766] A Corinthe, j'aimais chanter. [767] A Thèbes, je chantais parfois pour vous quand vous étiez petits. [768] Ta mère n'aimait pas cela. [769] A cause de Laïos, peut-être, ou de l'idée qu'elle se faisait de la dignité royale. [770] J'aimerais chanter, quelque chose m'arrête". [771] Au cours des journées qui suivent, Clios, si Oedipe le laisse faire, se place à ses côtés et tente de lui faciliter la marche en lui disant ce qu'il a devant lui. [772] On ne sait pas si Oedipe, qui avance toujours en tâtant le sol devant lui avec son bâton, l'écoute ou non. [773] Parfois il évite adroitement les obstacles mais souvent va buter contre eux, comme s'il n'avait rien entendu. [774] Clios ne se décourage pas, il varie, il perfectionne ses avertissements, il décrit les reliefs, les couleurs, les nuances de la lumière. [775] Il évoque des souvenirs : "A droite, il y a une source, elle est claire, tu l'entends chantonner, elle est moins abondante que celle qui était au fond de notre verger et où j'allais puiser de l'eau avec ma mère". [776] Il décrit en passant un jardin, entouré d'un muret, avec un carré d'oignons, des légumes, quelques arbres fruitiers, et Antigone entend qu'il a grandi dans une maison tenue par une mère attentive qui avait un potager, un verger et une belle olivaie. [777] Il décrit un jour, et on sent qu'il y prend grand plaisir, une prairie au loin sur la courbe arrondie d'une montagne que surplombe une mince aiguille rocheuse : "C'est sur une montagne comme celle-là que mon père me faisait monter l'été avec notre bélier, les brebis, les moutons et les agneaux lorsqu'ils étaient assez forts. [778] Je restais là six soleils, puis mon père me remplaçait deux jours et je remontais. [779] Cela durait ainsi jusqu'aux approches de l'hiver si la neige ne venait pas plus tôt. [780] Que les journées étaient longues, douces et l'automne interminable". [781] On voit qu'il a du chagrin. [782] Il montre encore la montagne à Antigone : "En automne, parfois survenaient les loups. [783] La première fois que j'en ai vu un, j'étais encore très jeune, je ne savais pas ce que c'était. [784] J'ai vu une bête, avec une longue queue, qui attaquait une de nos brebis. [785] Je l'ai frappée avec mon bâton et, comme elle ne lâchait pas prise, je l'ai saisie par la queue et j'ai tiré de toutes mes forces. [786] Elle s'est retournée et m'a mordu à la jambe. [787] Je l'ai frappée encore et, comme nos chiens l'attaquaient de côté, elle s'est enfuie. [788] Je suis parvenu à redescendre chez nous avec le troupeau. [789] Quand mon père a vu la blessure, il a dit: «C'est la morsure d'un loup !» et il l'a embrassée. [790] Mon père n'a jamais fait ça," dit Oedipe. [791] Une brume légère s'élève du sol, un grand soleil rouge décline rapidement à l'horizon. [792] Oedipe s'arrête, il y a là une maison solitaire, entourée de champs bien entretenus et de quelques arbres. [793] Antigone se dirige vers elle, un paysan et sa femme, avertis peut-être par les bergers, sortent à sa rencontre et l'emmènent chez eux. [794] Bientôt la cheminée fume, ils ont ravivé le foyer, elle est en sûreté. [795] Clios prépare le feu et le bivouac. [796] Pendant qu'ils mangent, il y a entre eux un long silence. [797] A la lumière inégale du feu, on peut voir le visage aigu de Clios, penché sur les flammes. [798] Il regarde anxieusement Oedipe dont les traits creusés par la fatigue semblent frappés d'immobilité par l'absence du regard. [799] Clios souhaite, ce soir, lui parler de ce qu'il ne voulait dire à personne. [800] Le silence d'Oedipe aggrave la difficulté qu'il éprouve et c'est avec une sorte de frayeur qu'il s'entend dire soudain : "Je voudrais te raconter ma jeunesse et te parler de mon ami". [801] Il y a quelques instants de silence dans lesquels il pénètre comme dans un jour de froid intense, puis la voix d'Oedipe qui dit: "Commence".