[0] Guillaume BUDÉ, Le passage de l'hellénisme au chrisyianisme. Livre II. [1] ... Bien qu'il me vienne ici à l'esprit de craindre qu'on ne me reproche dans cette oeuvre mon amour pour Homère (à qui pourtant saint Ambroise n'a pas craint le moins du monde de faire des reproches dans son commentaire de l'Ecriture et dans son sermon sur la Croix), je ferai quand même de nouveau un emprunt à ce même poète, emprunt qui ne sera (je pense) ni inapproprié ni superflu. Ulysse donc, que j'ai déjà cité, non pas le disciple du polythéisme mais le disciple de l'orthodoxie, et qui a reçu son nom, comme certains le pensent, pour signifier un homme prévoyant, mais que moi, en me fondant sur l'étymologie du nom, je crois être le nom du voyageur philosophe, qui s'occupe bien de son salut et de celui de ses compagnons en cours de route; cet Ulysse cependant doit bien prendre garde d'être retenu par les Sirènes durant son voyage, au point de sembler croire, en compagnie d'une foule de mortels de toute sorte et de toute condition, qu'il doit estimer moins son salut que les excursions agréables d'une route raccourcie et utile. [2] Et pourtant quand l'homme qui anime au plus haut point les lettres non communes (car c'est seulement à ce genre d'hommes que je m'adresse maintenant, je m'en souviens, et j'ai voulu l'attester) doit errer sur la mer infinie et pleine des séductions des Sirènes, il faut demander pour notre usage l'exemple au plus grand des génies et en même temps au plus grand auteur de la philosophie la plus antique, ou plutôt nous devons proclamer par le droit d'adoption, si du moins nous le pouvons, la formule de prise de possession de ce droit. Et qui plus est, jadis cette possibilité si grande, si ample, si riche et variée était mise à la portée de tous; pourtant elle peut sembler avoir été jusqu'ici effleurée plutôt que diminuée. D'ailleurs il n'est pas donné à tous, ni peut-être à nous d' "aller à Corinthe," comme dit le proverbe. [3] Donc, comme l'a dit Homère, Ulysse d'Ithaque, suivant le conseil de la magicienne Circé, a entendu jadis comme à travers un treillis, il est vrai, les chants fort doux et agréables des Sirènes, mais non moins funestes et qu'on doit éviter; de la même manière l'homme qui se rappelle avoir reçu un si grand sacrement doit lier la domination de son âme au mât du bateau avec les chaînes de la loi évangélique et de sa sévérité. Sans ce mât d'une foi sûre et active et justifiante, plantée et fixée dans la Croix du Seigneur, tous les officiers de marine, tous les subalternes si admirablement exercés soient-ils pour l'apparence, l'équipement extérieur et le gouvernail, puis l'arrangement théâtral et l'éclat de l'appareil complet de la piété ne servent aucunement à la cause dont il s'agit principalement et avant tout en rien (dis-je) à ces passagers pour la fin qu'ils se sont proposée ou du moins qu'ils doivent se proposer. [4] Or, "ce que le mât est au navire, la Croix l'est à l'Eglise," comme dit Ambroise. De surcroît Homère a raconté en vers qu'Ulysse a fait passer la mer à ses compagnons sains et saufs après avoir bouché leurs oreilles, parce qu'ils avaient été complètement égarés par Circé (qui est pour moi la sagesse commune) avec de la boisson de Cycéon et comme par un philtre magique. Or on pourrait maintenant appeler cette boisson le breuvage de l'élégance de la Cour et de son alliée et de sa rivale, la politesse de la petite ville. Légèrement enivrée de cette boisson, la jeunesse, friande d'élégante vanité, a coutume et de rechercher les applaudissements pour la grâce de leurs manières et pour leur éloquence et d'entraîner de toutes leurs forces leur esprit et leur âme à cette application. Mais l'erreur du sens commun une fois avalée, qui est variée et multiple, les compagnons d'Ulysse, dans le récit d'Homère, ne pouvaient plus résister au désir d'entendre les chants des Sirènes, car ils se vantaient de connaître et le vrai et le faux. [5] En fait au lieu de la vérité éclataient des faussetés, comme l'a rappelé aussi Hésiode dans son poème de la Théogonie, sous le nom des Muses. De la même manière donc, le philosophe qui aime et cultive la sagesse sacrée doit avoir disposé de telle façon le pouvoir de son âme et son propre intérieur qu'il ait tous ses sens sous son contrôle, ou fermés ou ouverts selon les directives de la raison pour ainsi dire, comme ses compagnons et ses serviteurs: pour que sans doute, après avoir assourdi ses oreilles, affaibli le regard de ses yeux, détruit ou engourdi tous les autres sens aussi, qui ont été détériorés par l'infection du monde et pour ainsi dire, fascinés par l'oeil de la Mégère, l'envie de l'enfer (ajoutez aussi et peut-être par la compagnie trop prolongée des Muses profanes), le philosophe ouvre enfin son coeur avec empressement à cet esprit fécond, qui le conduira dans sa patrie par le port d'une mort heureuse. [6] Pour atteindre ce but, l'unique et le plus haut, l'étude de la philosophie sacrée a été établie sans doute par les sages. Et qui plus est le philosophe avancé, qui a déjà acquis l'habitude de la vertu, est touché pour ainsi dire par le plaisir à cause de l'agrément de la lecture, est souvent même quelque peu charmé par les images qui se présentent à son esprit méditatif. Le plus souvent cependant il fait obéir et soumettre la pétulance de ses sens à l'ordre de la sagesse, comme un être déjà dompté et assujetti. De là vient que le premier sujet l'emporte sur le second et que la matière cède le pas à la forme, ce que veut la raison de l'homme, qui est conscient et a bonne mémoire de sa nature. Mais les hommes inexpérimentés qui ne sont liés par aucune loi de la droite raison échappent sans faute appréciable aux dangers de la mer, seulement s'ils restent libres de la sensation des séductions qui entraînent les voyageurs à une perte certaine. Car les Sirènes déjà mentionnées, comme par des chaînettes d'or de leurs charmes, lient les oreilles flattées de leurs auditeurs et leurs sens; et ainsi elles précipitent les hommes, qui ne sont plus maîtres d'eux-mêmes, dans le désarroi intellectuel. Mais c'est seulement de cette position, comme d'une sorte de lieu élevé, qu'on peut avoir une vue et une compréhension droite et juste de la vérité et de la sagesse céleste. Et ce qui s'ensuit, presque tout le monde le voit. [7] De fait, chez le même Homère, nous lisons déjà que les drogues de Circé, une fois mangées et bues, avaient changé les hommes et les avaient transformés en bêtes brutes de différentes espèces. Pour moi, je crois que ces drogues doivent être interprétées aujourd'hui comme la recherche de la cupidité démesurée et le service de l'ambition, puis les libéralités immenses et aveugles de la fortune. De ces produits, tout le monde sait que le magasin d'importance et bien pourvu se trouve surtout dans les assemblées des palais. De plus, par ce même poète nous savons que la force et le venin de ces poisons sont si grands pour l'esprit et pour l'âme que les Anciens ont trouvé et mentionné seulement un antidote et un contre-poison: celui qu'Homère appelle "moly"; et Homère a cru devoir rapporter que cette espèce d'ail utilisé contre les enchantements provenait non pas d'une découverte des hommes, ni d'un heureux hasard, mais plutôt de la bienveillance divine. [8] L'allégorie de cette fable, comme l'étymologie du mot "moly", nous ramène à la tradition de la doctrine des mystères, qu'on dit être régie par Mercure, l'interprète et le maître de la raison juste. La nature humaine est donc instable dans tous les sens, et à cause de cela certains ont pensé qu'elle avait été appelée Protée et Vertumnus; si à l'étude de la philosophie s'ajoute ce "moly" céleste par l'intervention de l'indulgence divine, même en admettant que les coupes de Circé aient devancé la doctrine sainte, cependant nous serons rétablis d'une certaine manière par le retour de la raison juste dans la forme originelle de l'humanité réparée, bien que l'atelier spirituel pour la remise à neuf des mortels ne s'ouvre pas une seconde fois pour l'homme. Or les plus grands savants croient qu'Homère a indiqué symboliquement la doctrine de la philosophie sous le nom de l'herbe "moly". Ce fameux homme, le plus doué des mortels, a pensé que la puissance de cette doctrine (comme on le soutient) et son pouvoir était tel qu'il restituerait en fin de compte à eux-mêmes et à la nature humaine les moeurs des hommes dégénérés, abrutis ou devenus comme des bêtes de somme et des troupeaux. [9] Si on dit cela de la philosophie grecque, qui fut effectivement une invention des hommes, avec combien plus de convenance avons-nous pu l'attribuer à l'enseignement de Dieu? En effet entre notre "moly" et celui d'Homère la différence qui suit importe au plus haut point: le premier est tiré du puits de la sagesse céleste, le second de la terre et des inventions humaines. C'est pourquoi il existe plus d'habileté sous une apparente niaiserie dans la vie et les moeurs de la philosophie grecque que de sagesse vraie et solide. Pour former un philosophe, qui réponde à la règle évangélique, à la mesure, pour ainsi dire, et à la disposition de la Croix du Seigneur, notre salut, pour former un homme pareil à ce que furent ces fameux héros apostoliques, citoyens de la première classe et de l'entendement spirituel dans la cité céleste, et peut-être leurs disciples, choisis sur-le-champ dans les centuries tout près de la première, pour former un tel homme, il ne suffit pas qu'il soit l'oeuvre de' Prométhée, un homme fait je ne sais pas comment, tout entier argile et corps, comme la plus grande partie des hommes attachés au dogme chrétien. Il ne lui suffit même pas d'être vivant ou plutôt animé et de posséder un plus grand souffle vital; c'est qu'ils sont fort nombreux, les hommes qui possèdent beaucoup plus de souffle vital que d'âme et d'esprit. [10] Mais il est d'autant plus nécessaire, pour être remarquable par l'âme et pour ainsi dire complété par la dernière main de la sagesse, ce qui arrive, quand la Minerve céleste ajoute au Prométhée de la nature le travail et le fini de l'esprit divin. Or un tel philosophe ou plus exactement un tel théosophe n'a aucun autre souci, ne se préoccupe de rien d'autre que de Dieu: il n'aime rien si ce n'est le Christ, puisqu'il a décidé une fois pour toutes de laisser à l'abandon pour Lui et pour le comptoir de banque, comme le fit jadis l'un des douze, les pensées du publicain. Mais c'est une autre chose d'être créé selon l'image de Dieu, ce qui arrive à tous les mortels doués de raison; c'en est une autre de se former à la ressemblance de Dieu, ce qui veut dire organiser sa vie selon la règle de 1'Evangile, comme dit Basile dans la dixième homélie de son Hexameron, et c'est la règle de conduite (comme il le dit lui-même) du christianisme, "la ressemblance de Dieu avec la nature de l'homme autant que faire se peut."