[2,0] SERMON II. Avec quelle impatience les patriarches et les prophètes attendaient l’incarnation du Fils de Dieu, qu'ils ont annoncée. [2,1] Je pense souvent aux brûlants désirs avec lesquels les anciens patriarches soupiraient après l'incarnation de Jésus-Christ, et je suis touché d'un vif sentiment de douleur, j'en ressens une grande confusion en moi-même, et maintenant encore à peine puis-je retenir mes larmes, tant je suis confus de la tiédeur et de l'insensibilité des malheureux temps où nous vivons. Car, qui d'entre nous ressent autant de joie, d'avoir reçu cette grâce, que les saints de l'ancienne loi avaient de désir de voir s'accomplir la promesse qui leur en avait été faite? Plusieurs, à la vérité, se réjouiront au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer, mais Dieu veuille que ces réjouissances aient vraiment pour objet la nativité de Jésus, non la vanité. Ces paroles donc: « Qu'il me baise du baiser de sa bouche (Cant. I, 1),» respirant l'ardeur des désirs et la pieuse impatience de ces grands hommes. Le petit nombre de ceux qui, pour lors, étaient animés de l'Esprit-Saint, sentaient par avance combien grande devait être la grâce qui serait répandue sur ses lèvres divines. C'est ce qui leur faisait dire, dans l'ardeur du désir dont leur âme était enflammée: « Qu'il me baise du baiser de sa bouche, » souhaitant passionnément de n'être pas privés d'une si grande douceur. [2,2] Ainsi, chacun d'eux disait : De quoi me servent tant de discours sortis de la bouche des prophètes? Que celui-là plutôt qui est le plus beau des enfants des hommes, que celui-là, dis-je, me baise du baiser de sa bouche. Je ne veux plus entendre parler Moïse, il ne fait que bégayer pour moi (Exod. IV.). Les lèvres d'Isaïe sont impures (Isa. VI.) Jérémie ne sait pas parler, car ce n'est qu'un enfant. (Hier. I.). Enfin tous les prophètes sont muets, mais que celui dont ils parlent tant, oui, que celui-là me parle lui-même ; que lui-même me baise du baiser de sa bouche. Qu'il ne me parle plus en eux, ou par eux; car leur langage est comme un nuage ténébreux dans l'air; mais qu'il me baise lui-même du baiser de sa bouche, que son agréable présence, les torrents de son admirable doctrine deviennent en moi une fontaine d'eau vive qui jaillisse pour la vie éternelle. Celui que le père a sacré avec une huile de joie d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire, ne versera-t-il pas en moi une grâce plus abondante, si toutefois il daigne me baiser du baiser de sa bouche, lui dont le discours vif et efficace est un baiser pour moi et un baiser qui ne consiste pas dans l'union des lèvres, marque trop souvent trompeuse de celle des esprits, mais dans une infusion de joie, une révélation de mystères, et un rapprochement parfait et admirable de la lumière céleste qui éclaire l'âme, et de l'âme qui en est éclairée? Car celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. (I. Cor. VI, 17). Aussi est-ce avec raison que je ne reçois ni visions, ni songes, que je ne veux point de figures ni d'énigmes, et que je méprise même les beautés angéliques. Car mon Jésus les surpasse infiniment par les charmes de ses grâces infinies. Ce n'est donc point à un autre que lui, quel qu'il soit, à un ange ou à un homme; mais c'est à lui-même que je demande qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. Je n'ai pas assez de présomption, pour qu'il me baise de sa bouche. Ce bonheur unique, ce privilège singulier n'appartient qu'à l'homme que le Verbe a pris dans l'Incarnation. Mais je me contente de lui demander très-humblement qu'il me baise seulement d'un baiser de sa bouche, ce qui est commun à tous ceux qui peuvent dire : « Nous avons tous reçu quelque chose de sa plénitude et de son abondance (Joan. I, 16). » [2,3] Mais écoutez, le Verbe qui s'incarne est la bouche qui baise. La chair qu'il prend est la bouche qui reçoit ce baiser. Le baiser qui se forme sur les lèvres de celui qui le donne et de celui qui le reçoit, est la personne composée de l'un et de l'autre, Jésus-Christ, l'homme médiateur entre Dieu et les hommes. C'est donc pour cette raison que nul saint n'osait dire qu'il me baise de sa bouche; mais seulement, d'un baiser de sa bouche, laissant cette prérogative à celle sur qui la bouche adorable du Verbe s'est une fois imprimée d'une manière unique, lorsque la plénitude de la Divinité s'est jointe corporellement à elle. Heureux baiser, honneur étonnant et merveilleux, dans lequel la bouche ne s'est pas appliquée sur la bouche, mais où l'union des deux natures assemble les choses divines avec les humaines, lie par un lien de paix la terre avec le ciel. « Car il est notre paix, lui qui de deux n'a fait qu'un (Eph. II. 14). » C'était donc après ce baiser, que les saints de l'Ancien Testament soupiraient; parce qu'ils pressentaient qu'il renfermerait une joie immortelle, et tous les trésors de la sagesse et de la science, et qu'ils désiraient avoir part à l'abondance des biens qu'il devait apporter. [2,4] Je vois bien que ce que je vous dis vous plait. Mais voici encore un autre sens. Les saints n'ignoraient pas que même avant l'avènement du Sauveur, Dieu formait des desseins de paix sur les hommes (Hier. XXIX, 11). Car il ne pouvait rien au sujet du monde, qu'il ne le révélât aux prophètes ses serviteurs (Amos. III. 7). Et néanmoins peu de personnes en avaient la connaissance (Luc. XVIII, 74); car, en ce temps-là, la foi était rare sur la terre, et l'espérance, petite chez la plupart de ceux-mêmes qui attendaient la rédemption d'Israël. Mais ceux qui le savaient d'avance, prédisaient que Jésus-Christ devait venir dans la chair et apporter la paix avec lui. Ce qui a fait dire à l'un d'eux. « La paix sera sur la terre lorsqu'il viendra (Mich. V, v).» Ils publiaient même avec toute sorte de confiance, comme ils l'avaient appris d'en haut, que les hommes, par son moyen, recouvreraient la grâce de Dieu. Ce que le précurseur de Jésus-Christ, Jean-Baptiste, vit s'accomplir de son temps, et annonça en disant: « la grâce et la vérité ont été apportées au monde par Jésus-Christ (Joan. I, 7) : » et tout le peuple Chrétien éprouve maintenant que cela est ainsi. [2,5] Au reste, comme ils annonçaient la paix, et que l'Auteur de la paix tardait à venir, la foi du peuple était chancelante, parce qu'il n'y avait personne pour les racheter et les sauver. Cela portait les hommes à se plaindre de ce que le prince de la paix, tant de fois annoncé, ne venait point encore, selon qu'il l'avait promis depuis tant de siècles, par la bouche de ses saints prophètes; et, tenant ces promesses pour suspectes, ils demandaient avec instance un signe de réconciliation, c'est-à-dire un baiser, comme si le reste du peuple avait répondu à ces divins messages de paix : Jusques à quand tiendrez-vous nos âmes en suspens? Il y a déjà longtemps que vous annoncez la paix, et la paix ne vient point, que vous promettez toute sorte de biens, et il n'y a que confusion et que misère. Les anges ont souvent, et en diverses manières, annoncé ces mêmes nouvelles à nos pères, et nos pères nous les ont aussi annoncées en disant, «Paix, paix, et il n'y a point de paix (Hier. VI, 14). » Si Dieu veut que je demeure persuadé de ce qu'il a promis par des messages si fréquents, mais qu'il ne tient point, au sujet de la bonne volonté qu'il témoigne pour nous, qu'il me baise du baiser de sa bouche, et ce signe de paix sera pour moi un gage assuré de la paix. Car, comment puis-je désormais me contenter de paroles ? Il vaut bien mieux confirmer les paroles par les effets. Que Dieu montre que ces messagers sont véridiques, si toutefois ce sont ses envoyés, et que lui-même les suive, ainsi qu'ils l'ont promis si souvent; car sans lui, ils ne peuvent rien faire (Joan. I, 3). Il a envoyé un serviteur, il lui a donné son bâton, et ni la voix ni la vie ne reviennent. Je ne me lèverai, je ne ressusciterai, je ne sortirai de la poussière, je ne respirerai l'air favorable d'une sainte espérance, que si le Prophète descend lui-même et me baise du baiser de sa bouche. [2,6] D'ailleurs, celui qui se déclare notre médiateur auprès de Dieu, est le Fils de Dieu, et Dieu lui-même (I Tim. II, 5 ). Et qu'est-ce que l'homme, pour qu'il se manifeste à lui? Qu'est-ce que le fils de l'homme, pour en faire état? D'où me viendrait la confiance d'oser me mettre entre les mains d'une si haute majesté? Comment, n'étant que terre et que cendre, serais-je assez présomptueux pour croire que Dieu prend soin de moi? Il est vrai qu'il aime son père; mais il n'a besoin ni de moi, ni de mes biens. Qui m'assurera donc qu'il est un médiateur impartial? Mais s'il est vrai, comme vous le dites, que Dieu ait résolu de me faire miséricorde, et qu'il pense à se rendre encore plus favorable; qu'il établisse une alliance de paix, et qu'il fasse avec moi un pacte éternel par un baiser de sa bouche. Pour que les paroles qui partent de ses lèvres ne soient pas vaines, il faut qu'il s'anéantisse, qu'il s'humilie, qu'il s'abaisse, et qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. S'il veut être un médiateur acceptable aux deux parties, et suspect ni à l'une ni à l'autre, que le Fils de Dieu, qui est Dieu aussi, se fasse homme et fils de l'homme, et me rassuré par un baiser de sa bouche. Après cela, je recevrai avec toute sorte de confiance le Fils dé Dieu pour médiateur, parce qu'il sera vraiment tel. Je ne le tiendrai plus pour suspect, attendu qu'il sera mon frère et ma chair; et j'espère bien qu'il ne pourra me mépriser quand il sera devenu l'os de mes os, et la chair de ma chair. [2,7] C'est donc par ces plaintes qu'ils demandaient avec instance ce saint baiser, c'est-à-dire le mystère de l'Incarnation du Verbe, alors que la foi était languissante. et abattue par un retard si long et si fâcheux; et que le peuple infidèle, se laissant aller à l'ennui et au découragement, murmurait contre les promesses de Dieu. Je n'invente point ce que je vous dis ; vous le trouverez vous-mêmes dans l'Écriture. De là naissaient ces paroles mêlées de plaintes et de murmure : « Dites et redites toujours la même chose ; Attendez, attendez encore ; un peu ici : un peu là (Isa. XXVIII, 10). » De là aussi, ces prières d'un coeur inquiet et zélé « Récompensez, Seigneur, ceux qui vous attendent avec patience, afin que vos prophètes soient trouvés fidèles et véritables (Ezech. XXXVI, 18). » Et ces autres : « Accomplissez, peigneur, les prédictions des anciens prophètes (Ibidem). » De là encore ces promesses si douces et si pleines de consolation : «Le Seigneur va paraître, et il ne mentira point. S'il diffère un peu, attendez-le, car il va venir tout-à-l'heure, et il ne tardera point (Abac. II. 3). Son temps est tout prêt d'arriver, et son jour ne sera point reculé (Isai. XIV. 1). » Et en la personne de celui qui était promis : «Voici, dit-il, que je vais venir vers vous comme un fleuve de paix, et comme un torrent qui inondera la gloire des nations (Isai. LXVI, 12). » Paroles qui font assez connaître et l'impatience des prophètes et la défiance des peuples. C'est ainsi que le peuple murmurait, que la foi était chancelante, et que, selon le prophète Isaïe, « les anges de paix eux-mêmes pleuraient amèrement (Isai. XXXIII, 7).» Aussi, de peur que Jésus-Christ, différant si longtemps à venir, le genre humain tout entier ne se perdit par le désespoir, en se croyant méprisé, à cause de sa condition fragile et mortelle, et en se défiant de la grâce de sa réconciliation avec Dieu tant de fois promise, les saints dont la foi était rendue certaine par l'esprit qui les animait, souhaitaient que leur certitude fût entièrement confirmée par la présence du Verbe incarné, et demandaient avec instance, à cause des personnes faibles et incrédules, le signe de la paix qu'elle devait rétablir. [2,8] O racine de Jessé, qui êtes exposée pour servir de signe aux peuples (Isai. II, 10), que de rois et de prophètes ont désiré de vous voir, et ne vous ont point vue ? Siméon fut le plus heureux de tous, lui qui dut sa longue vieillesse à une miséricorde abondante (Luc. II, 25). Il avait, en effet, souhaité passionnément de voir ce signe si désiré ; il le vit et fut comblé de joie; et, après avoir reçu le baiser de paix, il mourut en paix, non point toutefois sans annoncer clairement avant de mourir, que Jésus était né pour être en butte à la contradiction. Il en fut, en effet, ainsi. On s'opposa à ce signe de paix, dès qu'il parut, mais cette opposition ne vint que des ennemis de la paix. Car c'est une paix pour les hommes de bonne volonté (Luc. II, 14 ) ; mais c'est une pierre de scandale pour les méchants (Matth. II, 3). Hérode fut troublé, et toute la ville de Jérusalem le fut avec lui, lorsqu'il vint dans son propre héritage, et que les siens ne l'ont point voulu recevoir (Joan. I, 11). Heureux ces bergers qui, dans leur veille, ont été dignes de voir ce signe. Déjà il se cachait aux sages et aux prudents, et ne se faisait connaître qu'aux petits. Il est vrai que Hérode voulut le voir aussi; mais parce qu'il n'avait pas de bonnes intentions, il ne mérita pas cette faveur. Car il était le signe de la paix, qui n'est donné aux hommes de bonne volonté. Mais à Hérode et à ses semblables, il ne sera point donné d'autre signe que celui de Jonas (Luc. II, 12). Aussi, l'Ange dit-il aux Bergers: « Ce signe est pour vous;» pour vous, qui êtes humbles et obéissants; pour vous, qui ne vous portez point aux choses élevées et qui veillez et méditez jour et nuit sur la Loi de Dieu. «C'est pour vous, ce signe, » dit-il. Quel signe? Ce signe que les anges promettaient, que les peuples demandaient, que les prophètes avaient prédit ; le Seigneur l'a fait et vous l'a montré, mais c'est afin que les incrédules reçoivent la foi, les faibles l'espérance, et les parfaits une entière sécurité. Ce signe est donc pour vous. De quoi est-il le signe ? Du pardon, de la grâce, de la paix, mais d'une paix qui n'aura point de fin. Voici donc quel est le signe : « Vous trouverez un enfant, enveloppé de langes et couché dans une crèche (Luc. II, 12). Mais il y a un Dieu en lui qui réconcilie le monde avec lui (II Cor. V, 19).» Il mourra pour vos péchés, et ressuscitera pour votre justification, afin qu'étant justifiés par la foi, vous ayez la paix avec Dieu (Rom. V, 1). C'est ce signe de paix qu'un Prophète engageait autrefois le roi Achaz à demander au Seigneur son Dieu, en haut dans le ciel, en bas dans l'enfer (Isa. VII, 11). Mais ce roi impie le refusa, ne croyant pas, le misérable qu'il était, que par ce signe il devait y avoir une alliance étroite entre la terre et le ciel, que les enfers mêmes recevraient ce signe de paix, lorsque le Seigneur, en y descendant, les saluerait par un saint baiser; et que les esprits célestes ne laisseraient pas d'y participer aussi avec un plaisir éternel, lorsqu'il retournerait aux cieux. [2,9] Il faut finir ce discours. Mais pour résumer en peu de mots ce que nous avons dit : Il est visible que ce saint baiser a été accordé au monde pour deus raisons; pour affermir la foi des faibles, et pour satisfaire au désir des parfaits ; et que ce baiser n'est autre chose que le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, l'homme qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.