[2,0] DEUXIÈME SERMON. De l'obéissance, de la patience, et de la sagesse ou de l’obligation de nous connaître nous-mêmes, c'est-à-dire de nous connaître en tant qu’hommes. [2,1] Je vous en prie, mes frères, au nom de notre salut commun, saisissez avec empressement l'occasion qui vous est offerte d'opérer votre salut. Je vous en conjure au nom de la miséricorde, pour laquelle vous avez tant fait, afin d'être dans le cas qu'il vous fût fait miséricorde, faites maintenant ce pour quoi vous êtes venus, et pour quoi vous êtes montés des fleuves de Babylone. «Nous nous sommes assis sur le bord des fleuves de Babylone, a dit le Prophète, et là nous avons pleuré au souvenir de Sion (Psal. CXXXI, 1). » Ici vous n'avez à vous occuper du soin d'élever des enfants, ni de plaire à vos épouses, ni des marchés et du négoce, ni même du vivre et du vêtement : la malice du jour et la sollicitude de la vie, en grande partie, ne sont point faites pour vous; car Dieu vous a cachés dans l'endroit le plus secret de son tabernacle. Aussi, mes bien chers frères, «Soyez dans un saint repos, et considérez que c'est lui qui est Dieu (Psal. XLV, 11). » Mais pour arriver la il vous faut auparavant faire en sorte de voir qui vous êtes, selon ce mot du Prophète : « Que les hommes sachent bien qu'ils sont hommes (Psal. IX, 21). » C'est à cette double considération que doit être consacrée votre vocation, selon cette prière d'un saint : Mon Dieu, faites que je vous connaisse et que je me connaisse. Or, comment peut se connaître un homme qui a peur du travail et de la douleur? Et comment peut savoir qu'il est homme celui qui n'est point préparé à ce pourquoi l'homme est né? Or, il est dit : « L'homme naît pour le travail (Job. V, 7). » Quant à la douleur, il n'y a que celui qui n'est pas né dans la douleur qui puisse douter qu'il soit né pour la douleur; mais les cris de la mère qui enfante, indiquent la douleur, en même temps que les pleurs et les vagissements de celui qu’elle enfante, indiquent le travail. Le Prophète a dit: « Vous considérez, Seigneur, le travail et la douleur (Psal. IX 37).» Le travail dans l'action et la douleur dans la souffrance. Aussi quelqu'un qui savait qu'il était homme se déclarait-il, avec humilité, prêt à l’un et à l'autre à la fois. « Mon coeur est prêt, Seigneur, dit-il, mon coeur est prêt (Psal. LVI, 8). » Et, pour montrer plus clairement encore cette double préparation, il dit, en parlant de l'action : « Je suis prêt et ne suis point troublé, je suis tout prêt à garder vos commandements (Psal. CXVIII, 60); » et, en parlant de la souffrance : « Je suis préparé à souffrir les châtiments, et ma douleur est continuellement présente à mes yeux (Psal. XXXVII, 18).» [2,2] Il n'est personne qui puisse se vanter d'échapper à cette double étreinte dans cette misérable vie; il n'y a pas un seul enfant d'Adam qui vive sans travail, pas un sans douleur. Si on y échappe une fois, c'est pour y retomber plus lourdement une autre fois. Le Prophète a dit : Ils ne participent point aux travaux des hommes, et ils n'éprouveront point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés (Psal. LXXII, 5) : » il ne faut pas croire pour cela qu'ils sont toujours exempts de travail et de peine, car « c'est ce qui les rend superbes, » continue le Prophète; or, ce n'est pas un petit travail, et « ils se couvrent de leurs crimes et de leurs impiétés, » qui sont de redoutables fléaux, s'il est vrai, comme le Seigneur nous en donne l'assurance, qu'il n'y a pas de joie pour les impies (Isa. LVI), 21). S'ils ne ressentent plus ni l'anxiété du travail, ni les coups des fléaux, leur insensibilité même est une preuve de l'excès de leurs souffrances: Le pauvre sue dans son travail corporel, mais le riche a-t-il moins de fatigue dans les travaux de l'esprit ? Ils ouvrent la bouche, l'un pour bailler de faim, l'autre de satiété, mais ce dernier bien souvent ne souffre pas moins que le pauvre. Enfin, les démons eux-mêmes, non pas seulement les hommes, font et souffrent, bon gré, malgré, ce que la divine Providence leur a ménagé. [2,3] D'ailleurs ce qu'on nous recommande ce n'est pas l'obéissance des lépreux, ni la patience du chien, voilà pourquoi nous ne demandons point simplement que la volonté du Seigneur se fasse, il est évident, en effet, qu'elle s'accomplit en toutes choses, et par toutes choses, car qui est-ce qui résiste à sa volonté ? Mais nous demandons qu'elle se fasse « sur la terre comme dans les cieux (Matt. I, 19). » Il ne me semble pas moins nécessaire, après les deux prières par lesquelles nous demandons à notre Père, qui est dans les cieux, que son nom soit sanctifié, et que son règne arrive, d'ajouter encore celle-ci : que votre volonté soit faite, et que le tout soit « sur la terre comme dans les cieux.» Après tout, en quel lieu son nom n'est-il pas sanctifié.? En quel endroit son règne n'est-il point arrivé? puisque, au seul nom de Jésus, tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre, et dans les enfers (Philipp. II, 10) 2 » Je vous connais, dit l'esprit malin lui-même, je sais que vous êtes le Fils de Dieu (Marc. I, 24). Mais ce nom est sanctifié d'une manière bien autre et bien différente dans les cieux, où il est salué par ces cris d'une joie inénarrable : « Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées (Isa. VI, 3). » De même non-seulement il règne sur la terre, mais il règne encore, dans les enfers, car il a le pouvoir de la vie et de la mort. Mais son royaume n'est pas du tout le même dans ceux qui le servent malgré eux, et dans ceux qui le servent de bon coeur. [2,4] L'obéissance est une bonne nourriture, car le Seigneur lui-même nous a dit : « Ma nourriture à moi, c'est de faire la volonté de mon Père (Joan. IV, 34). » Le Prophète a dit aussi : « Vous mangerez des travaux de vos mains; vous êtes heureux, et tout vous réussira (Psal. CXXII, 2). » C'est également une excellente nourriture que la patience du pauvre, qui ne périra jamais, que le pain des larmes, le pain de la douleur. Mais à l'une et à l'autre il faut un assaisonnement, sans lequel elles sont fades et ne peuvent redonner des forces, sans lequel même elles ne sauraient donner que la mort à ceux qui les prennent. Oui, mes frères, ces deux nourritures sont fort dures, et si on n'y mêle un condiment qui en relève le goût elles font un plat qui ne peut donner que la mort. Or quel condiment plus savoureux que celui de la sagesse? C'est le vrai bois de vie de Moïse, qui rend douces les eaux amères de Marath (Exod. XV, 4); c'est la petite mesure de farine d'Élisée qui rend douce la bouillie des Prophètes (IV Reg. IV, 4); c'est le feu que Dieu a ordonné d'entretenir à perpétuité sur l'autel (Levit. VI, 12), c'est l'huile dont le manque fut cause que la porte de la salle des noces fut fermée aux vierges folles (Matt. XXV, 12); c'est le sel qui ne doit jamais manquer au sacrifice, selon les prescriptions de la loi (Levit. II, 13). Voilà pourquoi nous appelons insipides les gens qui manquent de sagesse, pourquoi aussi le Seigneur veut que nous ayons du sel (Marc. IX, 49), pourquoi enfin l'Apôtre nous recommande d'avoir une conversation assaisonnée du sel de la sagesse (Coloss. IV, 6). [2,5] Toutefois, il me semble que la sagesse que je veux ajouter en troisième à l'obéissance et à la patience peut se diviser en trois, en sorte que notre assaisonnement se composerait en quelque sorte lui-même de trois herbes différentes. En effet, il faut de la justice dans l'intention, de la gaieté dans l'action, de l'humilité dans les pensées intimes. Notre obéissance ou notre patience seraient insipides et fades, en quelque sorte, au palais de Dieu, s'il n'était lui-même la cause de tout ce que nous faisons ou souffrons, attendu que tout ce que nous faisons c'est pour la gloire de Dieu que nous devons le faire, et que nous sommes heureux, non point si nous souffrons quelque chose, mais si nous le souffrons pour la justice. Il faut éviter aussi la faiblesse d'âme et la tristesse dans tout ce que nous avons à faire ou à souffrir, attendu que « Dieu aime celui qui donne avec gaieté (II Cor. IX, 7). » Enfin, la gaieté et la dévotion de la volonté, on le sait, a spécialement rapport à cette préparation dont je vous ai parlé précédemment. Mais ce qu'il faut éviter plus que tout, c'est l’orgueil; car quiconque a des pensées orgueilleuses, ce qu'il fait et ce qu'il souffre ne sont qu'à la vanité, or, je ne sache pas de goût plus désagréable, ou plus contraire que celui-là à la Vérité. Voyez-vous comme il est important à l'homme de savoir qu'il est homme, pour être prêt à obéir au commandement de Dieu, et à souffrir ses fléaux; et aussi, puisqu'il ne peut ici bas éviter entièrement ni le travail, ni la douleur, pour s'appliquer désormais à supporter l'un et l'autre, de telle sorte qu'ils se changent pour lui en une nourriture salutaire? En effet, il est dit: « Mieux vaut l'obéissance que les victimes (I Reg. XV, 22), » et ailleurs, « L'homme patient vaut mieux que l'homme fort (Prov. XVI, 32). » C'est la désobéissance qui a causé la mort dans le monde. L'expérience est là pour nous tous, car tous nous ne sommes sujets à la mort qu'à cause d'elle. Quant à l'impatience, elle est la perte de l'âme, selon ce mot du Seigneur : « C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes (Luc. XXI, 19). » Il en est de même de la sagesse dont je vous ai parlé, elle n'est pas moins nécessaire que les deux autres au salut, car ce n'est pas seulement par leur désobéissance, ou par leur impatience, que ceux à qui l'obéissance ou la patience a fait défaut ont péri, mais c'est aussi par leur folie, que ceux qui n'ont point eu de sagesse se sont perdus. [2,6] Or, tout cela, mes frères, c'est afin que les hommes sachent bien qu'ils sont hommes et destinés à agir et à souffrir. Il fut un temps où l'homme était dans l'action et la méditation, agissant sans souffrir, et méditant sans travail, c'était quand il se trouvait placé dans le paradis pour y travailler et le garder. Après cela, s'il ne fût point tombé de cet état, il devait un jour en être tiré, pour ne plus se livrer enfin avec bonheur qu'à la contemplation, de même que, du rang inférieur où il se trouve maintenant, il doit tomber plus bas encore, s'il ne fait pas tous ses efforts pour se relever; mais alors il n'y aurait plus pour lui que la souffrance, attendu que dans l'enfer il n'aurait plus ni à agir, ni à raisonner, mais à souffrir. Il était heureux lorsque son corps n'appesantissait point son âme, et rie la corrompait pas non plus, mais il eût été bien plus heureux encore s'il en était arrivé à ce point, de n'avoir plus besoin d'agir, de percevoir plus complètement et plus parfaitement la sagesse, d'aimer gratuitement son corps, comme s'il n'avait en besoin de lui en quoi que ce fût. C'eût été le plus bel ordre, et ce le sera encore lorsqu'il s'établira. Il ne faut pas désespérer, en effet, de voir le temps où le corps pourra dire à l'âme comme l'âme dit à Dieu : « Vous n'avez pas besoin de mes biens (Psal. XV, 2) ; vous me comblerez de joie par la vue de votre visage (Ibid. 11). » C'est alors que nous serons au sein de la plénitude et complètement rassasiés, c'est quand votre gloire aura apparu. Car, pour ce qui est de l'espérance que nous avons de voir notre corps se réformer et devenir semblable au corps glorieux du Seigneur, ce ne sera que le fruit d'une sorte de surabondance qui fera que nous nous réjouirons avec bonheur sinon uniquement dans sa propre glorification. « Votre femme, est-il dit, sera à côté de votre maison comme. une vigne, qui porte beaucoup de fruits (Psal. CXXVII, 3). » Votre chair sera donc honorée, mais selon sa mesure, elle ne sera point placée au milieu de la maison, mais à côté, non en face de vous, mais à droite ou à gauche. « Vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers (Ibid. LI). » Ainsi les oeuvres ne vous manqueront pas non plus, mais ces oeuvres ce sont celles que vous faites maintenant, non pas des oeuvres qui vous aurez à faire alors, selon cette autre parole de l'Écriture : «Leurs oeuvres les suivront (Apoc. XIV, 13).» D'ailleurs, quoique nous félicitions le Seigneur et rendions grâces à Dieu. sur les choses que nous avons faites avec la grâce, nous ne leur donnerons pourtant point la première place, mais nous les mettrons autour de la table. [2,7] Quant à présent, nous trouvant dans la région des corps, nous sommes soumis aux corps, et depuis le jour où nos parents ont transgressé la loi du Seigneur, non-seulement c'est pour nous le temps d'agir, mais même c'est de celui souffrir, c'est pour nous tous le règne du travail et de la douleur. Sans doute, un morceau de pain d’orge est une nourriture bien dure à manger ; mais après avoir offensé son roi, le soldat, chassé de son palais, sera peut-être forcé, si délicat qu'il soit, de se retirer auprès de son unique serviteur, et là de se tenir dans l'obscurité et d'accepter chez lui une nourriture à laquelle il n'est pas accoutumé; d'échanger les délices de la table du roi contre les mets des paysans, et sa noble couche contre la paille de l'esclavage, selon ces paroles du Prophète des lamentations : « Ceux qui mangeaient dans la pourpre, ont embrassé l'ordure et le fumier (Thren. IV, 5). » En parlant ainsi , le Prophète déplorait le sort surtout des nobles créatures qui, après avoir oublié leur condition première , ne voient même pas leur misère présente, non-seulement ne font pas attention à ce qu'elles souffrent, mais encore en sont venues au point de regarder des maux presque extrêmes comme de grands biens. Voilà ce qui lui faisait dire, en parlant de lui-même : « Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge indignée du Seigneur (Ibidem, III, 1). » [2,8] Connaissons, mes frères, et déplorons nos infortunes présentes. Que chacun de nous éclate en pieuses lamentations et dise : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? » Tâchons de nous dérober aussi quelquefois nous-mêmes, de nous soustraire, ne serait-ce qu'une heure, à ces fâcheuses occupations, de lancer nos âmes, et de décocher nos coeurs vers ce qui est leur bien d'autant plus doux qu'il est plus naturel. C'est là ce que signifient ces paroles : « Soyez dans un saint repos, et voyez que c'est moi qui suis Dieu (Psal XLV, 11). » Or, cette vue n'est pas une vue des yeux, mais du coeur, car le Seigneur a dit : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (Matt. V, 8). » C'est donc le fait du coeur de voir Dieu, et il n'a besoin, pour cela, d'aucun instrument étranger. C'est le vrai pain de l'âme, dont le Prophète parlait, quand il s'écriait : « Mon coeur s'est desséché , parce que j'ai oublié de manger mon pain (Psal. CI, 5). » Certainement, quand nous disons : Il n'y a rien de plus facile que de dire, c'est par comparaison avec la difficulté de faire, attendu que la langue tourne bien plus facilement que la main, et, a plus tôt fait de dire un mot que la main de faire quelque chose. Mais penser est encore plus facile que parler et agir, attendu que, dans la pensée , c'est par sa propre bouche que l'âme parle, par ses propres yeux qu'elle voit, et par ses propres mains qu'elle agit, quoique elle se trouve quelquefois contrainte de travailler au milieu de ses gémissements et d'arroser sa couche de larmes de la componction. Cela vient de ce que notre vie s'est tellement approchée de l'enfer, qui est l'endroit de la souffrance, que nous ne pouvons plus agir, que dis-je? que nous ne pouvons même plus penser sans souffrance. En effet, notre action n'est-elle point passive en quelque sorte, et n'y a-t-il pas un travail, une fatigue même dans l'acte de penser ? Hélas, hélas ! je suis la génisse d'Éphraïm qui s'est accoutumée à fouler le grain, à porter le joug, et à ne connaître plus le repos (Osée, X, 12) ! Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de mon Dieu (Psal. XLI, 3) ? Quand toutes ces choses cesseront-elles , quand viendra le temps où il n'y aura plus ni larmes, ni cri, ni douleur, ni travail ? Quand donc mon âme s'enivrera-t-elle de l'abondance des biens de la maison de Dieu, et boira-t-elle au torrent qui coule sans fin des voluptés divines ? Quand se sentira-t-elle absorbée tout entière dans la contemplation de la lumière si sereine de Dieu ? O mes petits enfants, aspirons aux portiques du Seigneur , soupirons sans cesse vers eux. C'est là qu'est la patrie pour nous, aspirons-en du moins les senteurs, et saluons-là de loin. Ainsi soit-il.