[280,0] LETTRE CCLXXX. AU PAPE EUGÈNE III, POUR L'AFFAIRE D'AUXERRE. [280,1] 1. Vous faites bien pour consoler mes ennuis et soutenir ma faiblesse de ne pas vous lasser de m'écouter favorablement pendant le peu de jours que j'ai encore à passer sur la terre; oui, vous faites bien d'agir de la sorte et de me traiter sinon comme je le mérite, du moins comme il vous sied de le faire. Je me donnerai bien de garde d'abuser de votre extrême bonté en la faisant servir à mes propres vues, et je me sens dans la disposition de recevoir avec la même égalité d'âme vos refus ou vos grâces selon qu'il vous plaira. Sans doute, comme tout le monde, j'aime bien qu'on abonde dans mon sens, mais je serais bien fâché que ce fût au détriment de la justice et de la vérité ou en opposition avec votre propre volonté. Je vous parle de la sorte afin que vous ne me croyiez ni insensible ni ingrat. A présent je prie Votre Sainteté de me permettre de lui exposer ce dont il est question. Tant qu'on n'attaque que moi, je ne trouve pas qu'il y ait lieu pour moi de m'en préoccuper beaucoup, le tort qu'on peut me faire est facile à réparer: d'ailleurs je ne connais rien de tel pour guérir les blessures de mon âme que les affronts et les injures, et je dois d'autant moins m'en émouvoir que mon néant ne mérite pas autre chose que cela. Mais lorsque les injures des méchants rejaillissent jusque sur l'oint du Seigneur, la patience m'échappe, je l'avoue, et je ne puis plus conserver mon calme habituel. Vous ai-je jamais demandé le pouvoir de gouverner les diocèses, de disposer des évêchés et de faire des évêques? Quel plaisant spectacle je donnerais! — Ce serait la fourmi attelée à un char. Vous avez confirmé l'élection d'un sujet si évidemment digne de la place qui lui est destinée, que ses adversaires mêmes ne trouvent rien à lui reprocher! [280,2] 2. La résolution que vous avez prise a été signifiée à qui de droit et publiée où elle devait l'être ; mais si nous en attendons encore aujourd'hui les heureux résultats, ne vous en prenez qu'à celui à qui vous vous en êtes rapporté pour cette affaire, la religion n'a pas de plus grand ennemi que lui, la raison le gêne et la justice l'épouvante; il a eu l'audace de trahir votre secret et de rendre votre décision illusoire, et n'a pas reculé à la pensée de se montrer tel qu'il est, en sacrifiant à son ambition le respect qu'il vous doit. J'ai eu le dessous, mais qu'importe? J'accepte cette humiliation que je ne dois qu'à mon zèle pour l'obéissance. J'ai bu le calice, mais l'amertume en passe jusqu'à vous, car il est évident qu'en blâmant votre arrêt ou plutôt en en altérant le sens, il s'attaque à plus haut que moi qui n'ai fait que le publier, c'est-à-dire à vous-même qui l'avez porté. Eh quoi! on rendra invalide l'élection d'une personne en tous points irréprochable? De deux choses l'une: il faut que la décision dont vous m'avez fait porteur produise son effet, ou que je passe pour menteur aux yeux de tout le monde. Mais il vaut mieux pour vous et il est plus digne du successeur des Apôtres que celui qui a fait tout le mal ne puisse pas s'en glorifier. [280,3] 3. Cependant on n'a pas laissé d'exécuter la plus grande partie de vos ordres. Des trois commissaires chargés de cette affaire, un seul a refusé de donner son consentement comme les deux autres, il ne vous reste donc qu'à parler pour y suppléer et vous ne risquez rien à le faire. Vous ne sauriez craindre en effet de scandaliser ceux dont le Seigneur a dit « Laissez-les, ce sont des aveugles et des conducteurs d'aveugles (Matth., XV, 14) ; » et pour le reste, tous les fidèles, la plus saine partie du clergé, le roi lui-même, enfin l'Église entière s'en réjouira. Vous avez déjà signalé votre vertu par une foule de bonnes oeuvres; mais je ne crois pas que vous puissiez en faire une plus glorieuse que celle-là. Je ne disconviens pas que les gens du parti opposé ont nommé plusieurs religieux, mais ce fut moins parce qu'ils étaient religieux que parce qu'ils devaient être impuissants à réprimer leur malice et à repousser leurs violences, leur vertu les touchait peu, mais leur faiblesse les rassurait. Le comte de Nevers ne marche point sur les traces de son père, il s'est mis, en cette circonstance comme dans toutes les autres, du parti opposé au bien; il se jette sur les terres et les propriétés des églises comme un lion affamé sur sa proie, et aimerait mieux avoir un Juif ou un Mahométan que celui qu'on a élu pour évêque, parce que c'est le seul qui semble capable de découvrir sa mauvaise foi et de s'opposer à ses mauvais desseins. J'ai même appris d'un certain nombre d'ecclésiastiques que pour affaiblir le parti qui lui est contraire, il leur a imposé silence à force de menaces et de mauvais traitements. [280,4] 4. En un mot, si l'on veut dans ce diocèse ruiner les maisons religieuses, exposer les églises au pillage, faire outrager la religion et réduire en servitude l'évêché mêmes dont les biens excitent la convoitise du comte, il n'y a qu'à empêcher celui de Regny d'être évêque. Qu'est devenu ce zèle que vous avez déployé dans l'affaire d'Yorck? ne le verrons-nous point éclater en cette circonstance comme alors ? Cet homme, à l'exemple de l'intrus d'Yorck, est venu à la cour, m'a-t-on dit, pour vous brouiller avec elle, et je ne doute pas qu'il ne mette tout en oeuvre pour y réussir. Permettez-moi de vous rappeler l'affaire de l'évêque de Lunden, puisqu'il n'y a plus de motifs pour en retarder la solution quelle qu'elle doive être. Je finis en ajoutant qu'il est de la plus glande importance pour l'honneur du saint Siège, du plus grand avantage pour le gouvernement de l'Eglise, et du plus grand intérêt pour la tranquillité de votre conscience, que vous ayez un chancelier juste, vertueux et aimé de tout le monde, car il est fâcheux de publier un décret où l'on puisse trouver à redire, mais il est honteux de le faire tel après y avoir longtemps réfléchi.