[253,0] LETTRE CCLIII. A L'ABBÉ DE PRÉMONTRÉ. Saint Bernard répond avec douceur aux plaintes amères des religieux de Prémontré, et leur rappelle tout le bien qu'il leur a fait. Il réfute ensuite un à un chacun des griefs qu'ils prétendent avoir contre lui, et finit par des protestations de constante amitié. [253,1] 1. Je n'ai pu lire vos reproches sans frémir, votre lettre est d'une bien grande amertume. Dieu veuille que votre mécontentement soit moins fondé que terrible! Mais que me reprochez-vous? Est-ce de vous avoir toujours aimés, d'avoir constamment favorisé et développé votre ordre autant qu'il m'a été possible? Car voilà ce que j'ai fait, et mes actes en font foi, si mes paroles n'ont pas la force de vous en convaincre. A vrai dire, je me flattais même au fond de l'âme que vous deviez me vouloir quelque bien; mais puisque vos paroles et vos écrits témoignent qu'il n'en est pas ainsi, souffrez que je parle à mon tour et que je le fasse avec toute l'autorité que donnent les faits quand on les a pour soi. Je sais bien qu'il est désagréable d'être obligé d'en venir, pour se justifier, jusqu'au point de paraître reprocher aux autres les services qu'on leur a rendus; je voudrais n'être pas réduit à une pareille extrémité, mais je le ferai pourtant, puisque vous m'y contraignez. Dans quelle circonstance ai-je négligé l'occasion de vous rendre service, à vous ou aux membres de votre ordre? En premier lieu, c'est nous qui vous avons donné Prémontré où vous vous êtes établis; cet endroit était à nous; un moine, nommé Guy, le premier qui se soit établi dans ce lieu, nous l'avait donné du consentement de son évêque. En second lieu, si les religieux de Beaulieu se sont agrégés à votre ordre, c'est à moi surtout que vous le devez. Baudouin, roi de Jérusalem, nous avait donné, de son vivant, un endroit appelé Saint-Samuel avec mille écus d'or pour y bâtir une maison ; or, argent et fonds de terre, nous vous avons tout cédé. Bien des gens savent tout le mal que je me suis donné pour vous faire avoir l'église de Saint-Paul de Verdun, et vous en recueillez maintenant tous les fruits. Si vous en doutez, je puis vous montrer, en preuve de ce que j'avance, les lettres que j'ai écrites au pape Innocent d'heureuse mémoire; elles sont là comme les témoins vivants et les juges incorruptibles de ce que je dis. Vos frères des Sept-Fontaines tiennent aussi de nous l'endroit qu'ils occupent et qu'on appelait précédemment Francs-Vals. [253,2] 2. Pour quel motif, après cela, voulez-vous rompre avec nous qui sommes vos amis? Avez-vous donc envie de nous rendre le mal pour le bien et de violer, comme vous nous le faites craindre, la convention qui nous lie? Pourquoi nous menacer de rompre la paix entre nous, de vous séparer de nous et de n'avoir plus rien de commun avec nous? Mais passons: ce n'est pas pour le bien que je vous ai fait, mais pour le tort que je vous ai causé en recevant dans notre maison un de vos religieux nommé Robert, et en lui donnant l'habit, que je me suis attiré tout votre mécontentement. Je conviens qu'il est maintenant des nôtres : je croyais m'être déjà suffisamment disculpé en vous faisant connaître de vive voix, en plusieurs rencontres, pourquoi, comment et sous l'empire de quelle nécessité je l'ai reçu; mais puisque vous me paraissez si peu satisfaits de mes raisons et que vous vous obstinez à m'opposer les mêmes griefs, je vais vous redire par écrit ce que je vous ai déjà dit de vive voix. [253,3] 3. Je n'ai jamais engagé le frère Robert à vous quitter ; au contraire, je l'ai détourné de ce projet pendant plusieurs années. D'ailleurs, comment pouvez-vous croire que j'aie eu la pensée de vous enlever ce religieux, quand vous savez que c'est moi qui ai vivement conseillé à maître Othon d'entrer chez vous? Demandez-lui ce qu'il en est, je le sais trop véridique pour craindre qu'il dise le contraire de ce que j'avance. Je pourrais en nommer beaucoup d'autres qui sont entrés chez a vous ou qui y sont retournés et que vous ne verriez pas aujourd'hui dans vos rangs si je ne les avais pressés et presque contraints d'y rester; si je ne le fais, ce n'est pas faute de noms que je pourrais citer, mais la liste en serait si longue que vous ne sauriez la lire sans en éprouver de la confusion. Je pourrais nommer certains de vos religieux que mes prédications avaient touchés et convertis qui avaient eu l'intention d'embrasser notre règle, et qui ne le firent pas parce que les vôtres les en détournèrent; mais qui ne furent pas plutôt entrés chez vous pour y faire profession qu'ils se repentirent de l'avoir fait, et, pour calmer les remords de leur conscience, conçurent la pensée de vous quitter; ils l'auraient certainement exécutée si je ne les en avais fortement détournés et si je ne leur avais fait comprendre qu'ils me feraient plaisir en restant chez vous comme je le leur conseillais vivement. [253,4] 4. Mais enfin puisque vous me forcez à vous le redire encore, écoutez comment je me suis décidé à recevoir le frère Robert. Ce fut sur un ordre du souverain Pontife à qui ce religieux et ses amis avaient demandé cette grâce. Le Pape disait qu'il vous avait priés, vous et votre abbé, d'accorder à ce religieux la permission qu'il sollicitait et que vous l'aviez fait; ainsi vous ne pouvez dire qu'on vous a contraints de céder. Vous prétendez que tout cela est faux, que m'importe? C'est l'affaire du souverain Pontife. Accusez-le de fausseté si bon vous semble, tout saint pape qu'il soit, mais ne m'accusez pas, moi, car je suis seulement coupable d'avoir cru qu'on ne pouvait pas sans pécher ne point ajouter foi à la parole de Sa Sainteté et ne pas se soumettre à un ordre émané de si haut. D'ailleurs le vénérable abbé Godescalc, votre confrère, qui vous fut député par le souverain Pontife pour traiter de cette affaire, n'est pas disconvenu qu'il eût obtenu de vous la cession spontanée de ce religieux et l'entière liberté pour lui de se retirer où il lui plairait. [253,5] 5. Quant à l'abbé Fromond, pourquoi me blâmer de l'avoir également reçu? je ne l'ai fait qu'après m'être assuré du consentement de son abbé; d'ailleurs vous n'ignorez pas qu'il en est ainsi, puisque dans la lettre pleine de fiel que vous m'avez écrite, vous ne me reprochez que de n'avoir point attendu pour agir, que j'eusse été autorisé à le faire par le consentement du chapitre, comme si nous avions fait de cet assentiment une clause de notre arrangement et que l'émancipation d'un religieux ne fût pas plutôt du ressort et de la compétence de son abbé. [253,6] 6. Vous ajoutez ensuite que nous avons fait démolir une de vos maisons de l'abbaye de Basse-Font, quoiqu'elle fût bâtie dans les limites voulues. Avaut de nous accuser, que n'avez-vous commencé par interroger vos confrères? ils vous auraient dit non-seulement qui a démoli cette maison, mais aussi pourquoi on l'a fait abattre; car j'aime à croire qu'ils ne vous auraient pas déguisé la vérité sur ce point; mais, puisque vous ne l'avez pas fait, je vais moi-même vous l'apprendre, vous pourrez aller ensuite aux renseignements auprès d'eux si vous le- voulez. Ils avaient commencé la construction d'un bâtiment destiné à des religieuses de leur ordre, dans un endroit assez éloigné de leur abbaye, mais situé sur les confins de deux de nos fermes et dans le voisinage d'un pâtis où paissent nos brebis. Les traitant en amis qui nous avaient quelques obligations, nous les priâmes d'abord de ne pas laisser subsister pour ceux qui viendraient après nous une cause de procès et de brouille; mais ils n'en continuèrent pas moins de construire; voilà toute la violence qu'on peut nous reprocher en cette circonstance, et comment nous avons démoli une maison qui leur appartenait. Si c'est faire violence aux gens de les prier, évidemment nous sommes coupables de violence en ce cas. [253,7] 7. La vérité, personne n'osera dire le contraire, c'est que l'évêque du lieu, indigné de voir qu'on se permettait de construire un oratoire sans sa permission dans son diocèse et d'élever une maison sans son aveu sur les terres de son Eglise et dans son propre fief, fit opposition à la continuation des travaux, qui n'en persistèrent pas moins à se poursuivre comme si de rien n'était. Plus tard, comme je passais par là, l'abbé de Basse-Font vint me trouver et me dit qu'on avait cessé les bâtisses, non pas tant pour nous, comme j'ai pu le comprendre par ce qu'il me dit, qu'à cause du seigneur qui leur avait donné le terrain et qui leur cherchait une foule de chicanes et d'ennuis. Ils auraient bien pu renoncer à leur projet de construction par un motif de charité; ils n'auraient fait en agissant ainsi que ce que réclamaient d'eux leur profession et la reconnaissance qu'ils nous doivent. Pour moi, je ne puis m'expliquer ce qui a fait renaître cette querelle; cet abbé m'a paru nous aimer et nous affectionner jusqu'à la mort, et son successeur, qui est venu bien souvent et familièrement me voir toutes les fois qu'il a eu besoin de moi, ne m'a jamais fait la moindre plainte à ce sujet. Je suis descendu moi-même dans cette abbaye où j'ai reçu l'accueil le plus amical, et jamais ni l'abbé ni les religieux ne m'ont parlé de cette affaire. Plus tard, j'eus l'honneur de vous recevoir à Clairvaux avec ce même abbé que dernièrement je revis à Bar, au moment où allait se tenir le chapitre de votre ordre dans lequel fut concertée la lettre de plaintes ou plutôt d'invectives que vous m'avez adressée. Or je ne me souviens pas que ni ici ni ailleurs votre abbé ou quelqu'un des vôtres ait fait devant moi la moindre allusion à cette affaire. [253,8] 8. Vous vous plaignez encore de ce qu'un frère convers de l'abbaye d'Igny a incendié une petite maison d'un de vos frères de Braine. Une petite maison, dites-vous? peut-on appeler de ce nom un abri de branchages destiné au frère qui gardait la moisson et la récolte ? Encore ne l'a-t-i1 pas brûlé par malice, car j'ai su de bonne source qu'il n'a mis le feu à cette misérable cabane que parce qu'elle se trouvait dans un champ qu'on devait labourer et qui appartenait aux religieux d'Igny. Après tout, c'est à peine si le dommage a été estimé à un petit écu, et je crois qu'on a indemnisé l'abbé de Braine de manière à ce qu'il n'eût point à se plaindre et qu'il fût complètement satisfait; s'il ne l'est pas, veuillez me le faire savoir, je suis prêt à vous donner satisfaction pleine et entière. La preuve, c'est qu'à peine ai-je été informé que vous aviez à vous plaindre de l'abbé de Long-Pont, qui faisait construire dans un endroit trop rapproché de vous, que je lui ai ordonné de cesser, ce qu'il a fait sur-le-champ, du moins je le crois; mais s'il n'en est rien, ayez la bonté de m'en donner avis, et il le fera. [253,9] 9. Mais le plus grand de tous vos griefs, c'est que l'abbé de Villers, mon confrère, a fait interdire votre église de Saint-Foillan; peut-être devriez-vous vous en prendre à l'incroyable entêtement de votre confrère, l'abbé de Saint-Foillan, plutôt qu'à la sévérité dont le Pape n'avait que trop de motifs d'user à votre égard; je sais bien que la plupart d'entre vous désapprouvent son opiniâtreté, mais ce qui m'étonne beaucoup, c'est que vous ne soyez pas tous de leur avis. Eh bien, je vous engage à tourner votre ressentiment contre lui, car c'est uniquement lui qui est cause par son avarice et son entêtement que votre église ait été interdite. Il serait trop long de vous raconter cette affaire en détail, et les bornes d'une lettre ne sauraient se prêter au récit de tous les faux-fuyants auxquels il a eu recours ; je me contenterai de vous dire quelle fut la cause de cet interdit. Après avoir deux ou trois fois réglé cette affaire et fait publier au nom de vos abbés et des nôtres, selon le voeu de votre chapitre le jugement qui l'avait terminée, on s'adressa à l'évêque de Cambrai, dans le diocèse duquel Saint-Foillan est situé ; mais, voyant l'abbé s'opiniâtrer à ne tenir pas compte de ce qui avait été décidé, ce prélat feignit de vouloir le contraindre à se soumettre par une sentence ecclésiastique. C'est alors que votre abbé, pour gagner du temps, en appela au saint Siège. L'affaire y fut en effet portée; le Pape, convaincu par le témoignage de vos propres abbés et de vos confrères que l'abbé de saint-Foillan violait toutes les conventions et ne tenait aucun compte du jugement prononcé en cette affaire, fit interdire son église jusqu'à ce qu'il se soumit. Vous avez joint alors votre voix à la sienne pour me prier ainsi que l'abbé de Cîteaux, et vous fîtes tant par vos propres supplications et par les instances de vos amis, que vous nous obligeâtes, quand déjà l'évêque chargé de fulminer l'interdit était présent, à chercher quelque moyen d'arranger l'affaire; on le fit en l'absence de l'abbé de Villers, et on pria l'évêque de suspendre l'exécution des ordres du Pape, dans le cas où l'abbé de Saint-Foillan accepterait ce nouvel arrangement; mais à peine fut-il parti qu'au lieu de tenir compte de ce qui avait été convenu, non-seulement il garda la maison que le premier jugement et toutes les conventions l'obligeaient à démolir, comme il la démolit en effet pour la rebâtir ensuite en dépit de toutes les décisions contraires, mais encore il en fit construire une seconde à côté de la première. Après cela, en présence de cette dernière violation des traités, l'évêque chargé de fulminer l'interdit pouvait-il hésiter un moment à remplir le mandat qu'il tenait du saint Siège? Cependant me flattant toujours que je vaincrais le mal par le bien, j'ai fait différer la sentence jusqu'après l'octave de l'Epiphanie, dans l'espérance qu'il finirait par rentrer en lui-même et se déciderait à observer le jugement tel qu'il était ou à s'en tenir à quelque accommodement. Dieu veuille qu'il en soit ainsi, et qu'il accepte enfin la paix que j'essaie de lui procurer. [253,10] 10. N'est-il pas permis d'inférer de tout cela que vous avez bien moins sujet de vous plaindre que nous? Mais tout ce que je demande, c'est que vous aimiez ceux qui vous aiment et que vous ayez fortement à coeur de conserver l'union des esprits dans les liens de la paix; je veux parler de ces liens que la concorde et la charité ont établis entre nous et qu'il ne vous importe peut-être pas moins qu'à nous de conserver intacts. Si vous êtes décidés à les rompre, vous agirez non-seulement contre vos intérêts, mais encore contre toute justice; car, en supposant que les griefs que vous avez contre moi soient fondés, il ne serait toujours pas juste que les torts d'un individu pussent nuire à l'intérêt commun. Pour moi, mes frères, vous aurez beau faire, je suis décidé à payer d'amour votre indifférence même. Que celui qui veut rompre avec un ami en cherche les occasions; je sens que je ne puis et ne pourrai jamais ni donner à mes amis ni rechercher dans leur conduite une cause de rupture; car dans le premier cas ce serait agir en faux ami, et dans le second faire preuve d'une amitié bien froide. Mais, comme j'ai appris d'un prophète « qu'il est bon de vivre unis (Isa., XLI, 7), » je vous déclare que vous pourrez peut-être dénouer ou rompre même les liens qui vous attachent à moi; pour moi, je ne cesserai point de vous être uni, je le serai malgré vous, malgré moi-même, car ces liens de la charité qui m'attachent depuis longtemps à vous ne sont pas ceux d'une amitié feinte qu'il soit possible de rompre, ils sont indissolubles. Aussi plus je vous saurai animés contre moi, plus je vous montrerai un visage pacifique; si vous m'attaquez, je courberai le dos sous votre colère, de peur de le courber sous le joug du démon, et ne répondrai que par de bons procédés à toutes vos invectives. Je vous ferai du bien malgré vous, et votre ingratitude n'aura d'autre effet que d'augmenter mon bon vouloir; enfin votre mépris ne pourra réussir qu'à doubler les témoignages de mon respect. Je suis vivement peiné de vous avoir donné quelque sujet de chagrin et ne cesserai de l'être qu'après m'être assuré votre pardon : si vous tardez à me le donner, j'irai le mendier à votre porte, décidé à y rester le jour, la nuit même, jusqu'à ce que, vous forçant à céder à mes importunités sans fin ni trêve, je mérite de le recevoir on vous contraigne de me l'accorder. Déjà l'hiver est à demi passé, et je n'ai point encore reçu de vous la tunique qui doit me mettre à l'abri du froid.