[219,0] LETTRE CCXIX. AUX TROIS ÉVÊQUES DE LA COUR DE ROME, AUBRY, D'OSTIE, ETIENNE DE PALESTRINE, IGMARE DE FRASCATI, ET A GÉRARD, CHANCELIER DE L'ÉGLISE ROMAINE. [219,1] 1. Le châtiment mémorable et terrible de ceux (Coré Dathan et Abiron) que la terre engloutit tout vivants et précipita dans les enfers pour avoir voulu diviser Israël, montre assez clairement combien le schisme qui déchire l'Église est un mal affreux, un fléau détestable dont il faut se garder à tout prix. On l'a bien vu aussi dans la persécution de Guibert et dans l'entreprise téméraire de Bourdin, qui de nos jours ont frappé le sacerdoce et l'empire d'une plaie cruelle et d'un mal presque incurable. Nous en avons encore un exemple récent dans les épreuves sans nombre qui ont assailli l'Église avant que la miséricorde de Dieu eût calmé la rage du lion (Le schisme de Pierre de Léon). C'est donc avec raison que le Seigneur «maudit celui par qui le scandale arrive (Luc., XVII,1).» Hélas! ne sommes-nous pas maudits nous-mêmes, nous qui n'avons qu'à gémir sur le passé, à déplorer le présent et à trembler pour l'avenir? Et pour comble de malheur, les choses humaines en sont venues au point que les coupables ne veulent pas s'humilier ni les juges se laisser fléchir. Nous crions aux uns: Cessez de faire le mal, ne levez pas la tête avec orgueil dans votre iniquité (Psalm. LXXIV, 5), mais ils se sont endurcis et ne nous écoutent même pas; nous conjurons les autres qui ont pour mission de corriger le péché, en ménageant le pécheur (Ezéch. II, 5), de ne pas achever de rompre le roseau, à demi brisé, et de ne pas éteindre la mèche qui fume encore, et ils n'en sont que plus ardents à souffler la tempête sur les vaisseaux de Tharsis. [219,2] 2. Si nous disons, avec l'Apôtre, aux enfants d'obéir en toutes choses à leurs pères (Eph., VI, 1), ce sont autant de paroles que l'air emporte ; et si nous engageons les pères à ne point exaspérer leurs enfants, nous les exaspérons eux-mêmes contre nous. Il est impossible d'amener les pécheurs à réparer leur faute, ni ceux qui doivent les reprendre et les corriger à montrer un peu de condescendance. Chacun n'écoute que ses passions et ne suit que sa pente, de sorte que tout est tendu au point de se rompre. Hélas! la plaie récente de l’Eglise (le schisme d’Anaclet) n'a pas encore eu le temps de se cicatriser, et on est sur le point de la rouvrir, de crucifier le Seigneur une seconde fois, de percer de nouveau son côté innocent, de recommencer à se partager ses vêtements et même de mettre en pièces, s'il était possible, sa tunique sans couture. Pour peu que vous ayez l'âme sensible, vous devez remédier à de si grands maux, et ne pas permettre que le pays où, vous le savez, les divisions des autres contrées viennent s'éteindre, soit lui-même à présent la proie des factions. Si le souverain Juge frappe l'auteur du scandale de ses redoutables malédictions, sur quelles bénédictions n'auront pas droit de compter ceux qui étoufferont une si pernicieuse discorde? [219,3] 3. On peut alléguer deux excuses en faveur du roi de France; la première d'avoir fait un serment illicite, et la seconde de le tenir, injustement sans doute, mais plutôt par une honte mal placée que par un acte formel de sa volonté, car vous n'ignorez pas que les Français regardent comme une infamie de manquer à un serment, même injuste, quoique la raison dise assez qu'on n'est pas obligé de l'accomplir. Assurément je n'ai pas l'intention de le justifier en ce cas; mais ne peut-on du moins le traiter avec quelque indulgence, à raison de son rang et de son âge, en considérant surtout qu'il n'a agi que dans un premier mouvement de colère ? il me semble qu'on le peut aisément, pour peu qu'on incline à l'indulgence plutôt qu'à la sévérité. Vous aurez donc égard à son titre de roi et à sa jeunesse, et vous lui ferez grâce, du moins pour cette fois, à condition qu'il évitera désormais de tomber en pareille faute. Toutefois je ne demande cette grâce que si on peut l'accorder sans blesser les libertés de l'Eglise et le respect qu'on doit à un archevêque (Pierre de Bourges) que le Pape a sacré de ses propres mains. Le roi lui-même ne demande rien de plus, et toute l'Eglise d'en deçà des monts, qui est déjà bien assez affligée d'ailleurs, ne fait point d'autre voeu dans les humbles prières qu'elle vous adresse: Si nous essuyons un refus de votre part, il ne nous reste plus qu'à tendre les mains à la mort. Je suis effrayé et comme glacé d'épouvante à la pensée des maux qui peuvent fondre sur toutes nos contrées. Il y a un an, je vous fis la même prière qu'aujourd'hui; mais alors mes péchés ont été cause que je vous ai vivement indisposés contre moi, au lieu de vous rendre favorables à mes voeux, ce qui a jeté le monde presque tout entier dans la désolation. Si dans un excès de zèle il m'est échappé quelque chose que j'aurais dit supprimer ou dire en d'autres termes, je le désavoue et vous prie de l'oublier; mais si je n'ai rien dit que ce que je devais et comme je le devais, faites en sorte que je n'aie point parlé en vain.