[1,0] LETTRE PREMIÈRE. A ROBERT SON NEVEU QUI ÉTAIT PASSÉ DE L'ORDRE DE CITEAUX A CELUI DE CLUNY. [1,1] Robert, mon très-cher fils, j'ai assez, trop longtemps même attendu que Dieu daignât dans sa bonté visiter votre âme par lui-même et la mienne par vous, en nous donnant, à vous ces sentiments de componction qui assurent votre salut, et à mot la, joie de vous voir sauvé. Mais, comme je me vois encore trompé dans mon attente, je ne puis plus longtemps cacher mon chagrin, refouler mes inquiétudes et dissimuler ma peine. Voilà pourquoi, mettant de côté toute considération des convenances, je fais des avances pour rappeler celui qui m'a blessé. Je cours après celui qui m'a dédaigné, j'offre des satisfactions à celui dont j'ai à me plaindre, enfin j'en viens à orner celui qui devrait me prier lui-même. C'est que la douleur quand elle est excessive ne délibère plus, perd toute mesure, et ne sait consulter la raison, ni prendre souci de sa dignité; bien loin de se conformer à l'usage et de prendre le jugement pour guide, elle ne connaît, ni ordre ni coutume. Dans ces dispositions on n'a qu'une pensée, éloigner ce qui fait de la peine ou rappeler ce dont l'absence est un mal et une affliction. Peut-être me direz-vous : je n'ai blessé ni méprisé personne; c'est bien plutôt moi qui suis l'offensé, moi qu'on a froissé de mille manières; je me suis contenté de fuir celui qui me faisait de la peine; est-ce manquer à quelqu'un que d'éviter le mal qu'il nous fait? Ne vaut-il pas mieux céder que résilier à celui qui nous persécute, se soustraire à ses coups plutôt que de les lui rendre ? Cela est vrai, j'en conviens. Ce n'est pas pour discuter, mais c'est pour couper court à toute discussion que je vous écris: il est clair que tous les torts sont à celui qui persécute, et non pas à celui qui souffre la persécution; je veux donc oublier le passé, et ne rechercher ni le motif ni les circonstances de ce qui s'est fait, car je n'ai pas l'intention de discuter, de remonter aux causes, ou d'évoquer des souvenirs pénibles ; je ne veux parler que de ce qui m'est le plus à coeur. Je suis malheureux de ne plus vous voir, de vivre sans vous, car vivre ainsi, c'est une vraie mort à mes yeux, tandis que mourir pour vous, serait vivre. Non je ne veux pas rechercher pourquoi vous êtes parti, mais je gémis de ce que vous n'êtes pas encore revenu; ce n'est pas aux causes de votre départ que j'en ai, mais au retard de votre retour. Revenez seulement, et tout sera fini; revenez, et tout sera pour le mieux: oui, rapprochez-vous de moi, et dans les transports de mon allégresse je m'écrierai : « Il était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (Luc., XV, 23). » [1,2] Certainement c'est moi qu'il faut accuser de votre départ, car je me suis montré un peu trop austère pour la délicatesse de votre âge, je ne ménageais pas assez votre jeunesse. C'était là, autrefois, si j'ai bonne mémoire, le prétexte ordinaire de vos murmures, quand vous étiez encore ici; et c'est toujours, je crois, le grief que vous avez contre moi depuis que vous vous êtes éloigné. Je n veux pas répondre par des reproches; je pourrais peut-être m’excuser et dire qu'il était nécessaire de recourir à ces moyens pour dompter en vous la pétulance de l'âge; et qu'il faut dès le principe à la jeunesse une discipline âpre et sévère; car l'Ecriture dit : « Si vous châtiez votre fils, usez de la verge envers lui, et vous sauverez son âme (Prov., XXIII, 43) » elle ajoute ailleurs: «Dieu châtie ceux qu'il aime, et il flagelle celui qu'il met au nombre de ses enfants (Hebr., XII, 6) ; et dans un autre endroit, elle s'exprime ainsi : « Les coups d'un ami valent mieux que les caresses d'un ennemi (Prov., XXVII, 6)» mais, je l’accorde, c'est ma faute si vous êtes parti, car je ne veux pas chercher de quel côté sont les torts, au risque d'en retarder la réparation. Mais maintenant ils seront tous de votre côté, vous pouvez en être sûr, si vous ne tenez pas compte de mon repentir et si vous ne vous montrez pas touché de l'aveu de mes fautes ; car, en supposant qu'autrefois j'aie pu, dans certains cas, manquer de mesure envers vous, je suis sûr de n'avoir jamais manqué d'affection ; et si vous craignez que plus tard je ne retombe dans la même faute à votre égard, veuillez croire que je ne suis plus tel qu'autrefois, comme aussi j'espère que vous non plus vous n'êtes plus le même. En revenant changé, vous me trouverez tout autre, et vous n'aurez plus qu'un ami prêt à vous embrasser dans celui que vous craignez autrefois comme un maître. Ainsi donc, que vous soyez parti par ma faute, comme vous le prétendez, et comme je veux bien vous le laisser croire; que ce soit par la vôtre, ainsi que beaucoup le pensent, quoique je m'abstienne de le dire, ou que ce soit enfin par notre faute à tous deux, comme je suis plus porté à le croire, toujours est-il que désormais, si vous refusez de revenir, la faute en serra tout entière à vous seul. Voulez-vous n'avoir point de reproches à vous faire, revenez. Si vous avouez votre faute, je vous la pardonne; mais vous, pardonnez-moi de votre côté, puisque je reconnais la mienne, sinon vous ferez preuve d'une indulgence excessive pour vous-même en refusant de reconnaître les torts que votre conscience vous reproche, ou d'une rigueur impitoyable pour moi en ne jugeant pas que vous deviez oublier vos griefs à mon égard, quand je vous offre toutes les satisfactions possibles. [1,3] A présent, si vous refusez de revenir, cherchez un autre prétexte pour endormir votre conscience; en effet, vous n’avez plus rien à redouter de ma sévérité. Pouvez-vous craindre que je sois trop rigoureux pour vous lorsque vous serez de retour ici, quand vous voyez mon coeur se mettre humblement à vos pieds, et lorsque vous savez quels liens m'attachent encore à vous du fond de mes entrailles? Après tant de marques spontanées d’humilité et tant de chaudes promesses d'affection, que pouvez-vous craindre encore ? Venez donc avec confiance là où je vous appelle, et vous attire avec tant d'humilité et d'amour. Muni de tels otages, venez en toute sécurité. Vous vous êtes éloigné parce que j'étais dur, revenez à présent que je me montre plein de tendresse; que ma douceur vous rappelle si ma rigueur vous a forcé de partir. Considérez, mon fils, par quelle voie je désire vous ramener ici: ce n'est pas en vous inspirant la crainte d'un esclave, mais cet amour des enfants adoptifs dans lequel vous puissiez vous écrier sans crainte de n'être pas exaucé : Père! Père! Non, ce n'est point, vous le voyez, par les menaces, mais par des paroles de douceur, par la prière et non par la crainte que je plaide, auprès de vous, la cause de ma profonde douleur. Peut-être pourrais-je avoir recours à d'autres moyens. Tout autre à ma place repousserait vos accusations et tâcherait de vous faire trembler en vous rappelant le souvenir de vos voeux et en vous parlant du jugement dernier. Il vous reprocherait votre désobéissance et s'indignerait de votre apostasie, car vous avez quitté notre humble costume pour des vêtements recherchés; les légumes que vous mangiez ici, pour une table plus délicate, et la pauvreté pour les richesses. Mais je connais votre coeur, je sais que l'amour a sur lui plus d'empire que la crainte. D'ailleurs quelle nécessité y a-t-i1 de frapper deux fois de l'aiguillon celui qui s'élance de lui-même, d'épouvanter celui qui ne tremble déjà que trop, et de confondre davantage celui dont la confusion est bien assez grande ? N'a-t-il pas la raison pour maître, sa conscience pour juge et sa retenue naturelle pour règle de conduite? Si l'on trouve étrange qu'un jeune homme réservé, simple, craignant Dieu, ait osé, malgré ses frères, en dépit de l'autorité de ses supérieurs et de la règle de son ordre, compter son voeu pour rien et quitter sa résidence, qu'on s'étonne donc aussi en voyant la sainteté de David surprise, la sagesse de Salomon mise en défaut, et la force de Samson même vaincue. Qu'y a-t-il d'extraordinaire que celui qui par ses ruses réussit à faire sortir le premier homme d'un séjour de bonheur, ait pu enlever un tout jeune homme d'un lieu d'horreur, d'un désert affreux ? Il n'a pas même été séduit par la chair, comme les deux vieillards de la Bible; ni par l'amour de l'argent comme Giési; ni par l'attrait de la gloire, comme Julien l'Apostat; c'est la sainteté qui l'a trompé, c'est la religion qui l'a séduit, c'est l'autorité des vieillards qui l'a perdu. Voici comment. [1,4] Un supérieur fameux est envoyé par le général de son ordre, c'était un loup ravissant sous une peau de brebis; il n'eut pas de peine à tromper la vigilance des bergers, qui le prirent, hélas! pour un agneau, et l'introduisirent auprès d'une tendre et jeune brebis qui ne se sauva pas du loup faute de le connaître : celui-ci l'attire, la captive, et la charme par ses caresses ; apôtre d'un nouvel évangile, il prêche le vin et blâme les privations; il taxe de misère, la pauvreté volontaire, de sottise, les jeûnes, les veilles, le silence et le travail des mains; mais l'oisiveté, c'est à ses yeux la vraie contemplation; l'amour de la table, les longues causeries, la curiosité, enfin tous les excès possibles, c'était de la sagesse. Est-ce que Dieu prend plaisir à nos tortures? disait-il; en quel endroit l'Ecriture nous dit-elle de nous faire mourir ? qu'est-ce que cette religion qui consiste à bêcher la terre, à couper du bois, à charrier du fumier? n'est-ce donc pas la sagesse qui a dit : « Je veux la miséricorde, non pas le sacrifice (Matth., IX, 3) ? » ; « Je ne veux pas que le pécheur meure, mais plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive (Ezech., XVIII, 32). » Et encore : « Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront aussi miséricorde (Matth., V, 7). » Pourquoi Dieu a-t-il fait des choses bonnes à manger s'il n'est pas permis d'en user? à quoi bon nous donner un corps s'il est défendu de le sustenter? Enfin, « pour qui sera bon celui qui est le bourreau de lui-même (Ezech., XIV, 5) ? » Vit-on jamais un sage traiter son corps en ennemi? [1,5] La malheureuse crédulité d'un enfant se laisse prendre et séduire par ces raisonnements: il suit son séducteur et se rend à Cluny : on lui coupe les cheveux, on le rase, on le baigne, on lui fait déposer ses vêtements grossiers, vieux et misérables, pour lui en donner de précieux, de neufs et de somptueux, puis on le reçoit dans le couvent; mais avec quels honneurs, en quel triomphe, avec quelles marques de distinction ? On l'exalte au-dessus de tous ceux de son âge, et tel qu'un soldat sortant vainqueur de la mêlée, il est comblé de louanges dans son péché, encouragé dans les désirs de son âme. On l'exalte, on le traite avec la plus grande considération, de sorte qu'un tout jeune homme se voit placé avant beaucoup de vieillards : tous les frères lui font accueil, on lui prodigue caresses et louanges, tout le monde est dans l'allégresse, on aurait dit des vainqueurs quand ils se partagent les dépouilles faites sur l'ennemi. O bon Jésus ! que n'a-t-on pas fait pour perdre cette pauvre âme? quel coeur eût été assez fort pour ne pas faiblir dans ces épreuves ? quel exil intérieur assez spirituel pour n'être point troublé à cette vue? qui aurait pu au milieu de tout cela rentrer en soi-même, et dans un tel entraînement discerner la vérité et se maintenir dans les bornes de l’humilité ? [1,6] Cependant on a recours pour lui à Rome : on s'adresse à l'autorité du saint Siège; et, pour que le Pape ne refuse pas son consentement, on le trompe, en lui disant que cet enfant a été offert au monastère par ses parents, quand il était jeune encore. Il n'y eut personne pour dire le contraire, d'ailleurs on n'attendit pas qu'il se présentât un contradicteur ; on jugea après n'avoir entendu qu'une des deux parties, et les absents eurent tort. Ceux qui avaient commis l’injustice gagnèrent leur cause, et ceux, qui l'avaient soufferte perdirent la leur ; le coupable fut renvoyé absous, et il ne fut obligé à aucune réparation. Un privilège cruel confirme cette trop facile absolution, calme les inquiétudes de son âme, rassure sa conscience mal assurée et la tranquillise dans ses doutes. La teneur de ces lettres, la substance de ce jugement, et la conclusion de toute cette affaire, c'est que ceux qui avaient entraîné ce jeune religieux pouvaient le garder, et que ceux qui l'avaient perdu étaient réduits au silence : tout cela au détriment d'une pauvre âme pour laquelle le Christ est mort, et parce que tel est le bon plaisir des moines de Cluny ! Une nouvelle profession religieuse succède à la première, il est fait d'autres voeux qui ne seront pas observés et des promesses qui ne seront pas gardées; au premier engagement annulé de cette manière en succède un autre dicté par la désobéissance, et qui le rend doublement prévaricateur. [1,7] Mais un jour viendra où celui qui doit juger à nouveau ce qui a été mal jugé, annulera ces sentences iniques, rendra la justice aux opprimés, jugera les pauvres dans son équité et se déclarera le juste vengeur des humbles sur la terre. Oui certainement nous serons jugés un jour par celui qui fait entendre ces menaces par le Prophète : « Quand j'aurai pris mon temps, je jugerai selon la plus rigoureuse justice. » Comment traitera-t-il les sentences iniques, lui qui jugera les justes mêmes? A ce jugement, un coeur droit vaudra mieux que dès paroles rusées, et une bonne conscience l'emportera sur une Bourse bien garnie, car le juge ne se laissera ni tromper par les paroles ni fléchir par les présents. Seigneur Jésus, j'en appelle à votre tribunal; Seigneur Dieu de Sabaoth, c'est à votre jugement que je renvoie la décision de ma cause, c'est entre vos mains que je la remets ; vous êtes le juste juge, vous sondez les coeurs et les reins; vous ne sauriez favoriser l’erreur et vos regards ne peuvent être trompés ; vous discernez parfaitement ceux qui recherchent leurs intérêts et ceux qui ne songent qu'aux vôtres. Or vous savez quels sentiments j'ai toujours eus pour cet enfant au milieu de ses tentations, quels gémissements j'ai fait monter pour lui jusqu'aux oreilles de votre miséricorde; vous avez vu dans ses troubles, ses chutes et ses malheurs, comme j'étais sur les épines, dans les tourments et dans l'affliction ! Je crains aujourd'hui que tant de peines ne soient perdues, car je sais par expérience combien tous ces adoucissements sont funestes à un jeune homme d'un caractère bouillant et fier, quand on traite son corps avec trop de délicatesse et qu'on flatte son coeur par la vanité ; c'est pourquoi, Seigneur Jésus vous qui êtes mon juge, jugez-moi vous-même, vous, dis-je, dont les regards sont infaillibles. [1,8] Oui, voyez et jugez lequel des deux engagements est préférable, ou celui d'un père qui dispose de son fils, ou celui d'un fils qui se voue lui-même, surtout quand ce fils s'est engagé à quelque chose de plus parfait. Et vous, serviteur du même Dieu; Benoît, notre saint législateur, dites quel voeu est plus régulier et l'emporte sur l'autre; est-ce celui qui fut fait d'un tout petit enfant à son insu, ou celui qu'il a fait plus tard lui-même, le sachant et le voulant, à l’âge où il pouvait s'engager en son propre nom? D'ailleurs il est pas douteux qu'il n'a été que promis et non donné, dans son enfance, car la demande que la règle prescrit à ses parents de faire pour lui n'a pas été faite, et sa main non plus que sa demande n'a point été recouverte par la nappe de l’autel, en présence des témoins requis. On parle d'une terre qui fut donnée pour lui et avec lui; mais s’ils l’ont reçu en même temps que cette terre, pourquoi ne l'ont-ils point gardé avec elle ? Est-ce que par hasard ils tenaient plus au don qu'à ce qui l'accompagnait, et faisaient-ils moins de cas d'une âme que d'un champ? D'ailleurs pourquoi cet enfant était-il resté dans le monde s'il avait été offert au monastère? Pourquoi, s'il devait être nourri pour Dieu, était-il abandonné au diable ? Comment se fait-il que ces religieux de Cluny aient laissé une brebis de Jésus-Christ exposée à la dent des loups? Car c'est du siècle, j'en appelle à vous-même, Robert, et non de Cluny, que vous étés venu à Cîteaux. Vous avez cherché, vous avez demandé, vous avez frappé, mais vous avez vu avec un grand regret votre réception ajournée à deux ans à cause de votre extrême jeunesse : à l'expiration de ce délai, que vous avez supporté avec patience et sans murmure, vos prières et, si j'ai bonne mémoire, vos larmes abondantes ont enfin obtenu là faveur que vous souhaitiez depuis si longtemps, vous avez été admis comme vous l'aviez tant désiré, puis vous avez subi avec une patience admirable l'année, de noviciat que la règle prescrit: n'ayant donné pendant ce temps d'épreuve aucun sujet de plaintes par votre conduite, vous avez fait librement profession, et dépouillé la livrée du siècle, pour prendre l'habit religieux. [1,9] Jeune insensé! qui a pu vous fasciner au point de vous empêcher d'être fidèle à vos voeux, à ces voeux que vos lèvres ont articulés ? Ne serez-vous pas justifié ou condamné par votre propre bouche ! Que me parlez-vous du voeu de votre père quand vous oubliez le vôtre! Ce n'est pas de son voeu, mais de celui que vous avez fait, que vous serez responsable, car c'est vous qui vous êtes enchaîné, et non pas les promesses que ses lèvres ont articulées: c'est en vain qu'on cherche à vous endormir en vous parlant, de l'absolution du saint Siège, votre conscience est liée par la parole de Dieu même qui vous dit : « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu (Luc., IX, 62), » à moins que ceux qui vous retiennent et vous encouragent dans le mal, ne parviennent à vous persuader qu'agir comme vous l'avez fait n'est pas regarder en arrière. Mon cher enfant, si les pécheurs vous applaudissent, ne demeurez pas avec eux, ne vous fiez pas à tout esprit. Parmi tant de personnes qui vous font amitié choisissez un sage conseiller, puis mettez fin aux occasions du mal, méprisez les caresses des méchants, fermez l'oreille aux flatteries, et puis interrogez-vous vous-même sur votre propre compte, car nul ne vous connaît mieux que vous. Prêtez une oreille attentive à la voix de votre conscience, pesez avec soin les intentions qui vous ont fait agir, écoutez le langage de la vérité : répondez en conscience et dites pour quel motif vous nous avez quittés; pourquoi avez-vous abandonné votre ordre, vos frères et ce couvent; pourquoi m'avez-vous quitté, moi qui vous suis étroitement uni par la chair et plus étroitement encore par l'esprit ? Si ce fut pour mener une vie plus austère, plus sainte et plus parfaite, soyez tranquille, vous n'avez pas regardé en arrière, glorifiez-vous même avec l'Apôtre en disant: « J'ai oublié ce qui est derrière moi, et, tout entier à ce qui est en avant, je poursuis ma course vers la palme de la gloire (Philip., III, 13). » Mais s'il en est autrement, loin de vous féliciter, soyez saisi de crainte; car, permettez-moi de vous le dire franchement, tous ces relâchements dans la nourriture, tous ces vêtements superflus, ces paroles oiseuses, cette vie dissipée pleine de licence et de curiosité, bien différente de celle que vous avez embrassée et que vous meniez autrefois chez nous, c'est là ce que l'on appelle un regard jeté en arrière, une vraie prévarication, une apostasie, pour trancher le mot. [1,10] Si je vous parle ainsi, mon cher enfant, ce n'est pas pour vous confondre, mais pour vous avertir comme mon fils bien-aimé; si vous avez plusieurs maîtres en Jésus-Christ, vous n'avez qu'un père, et c'est moi, vous devez en convenir, car c'est moi qui vous ai engendré à la religion par mes leçons et mes exemples; c'est moi encore qui vous ai nourri de lait, seul aliment que, jeune encore, vous pussiez prendre alors, et je vous aurais donné une nourriture plus solide si vous aviez attendu que vous fussiez devenu grand. Mais, hélas, vous avez été sevré de bonne heure et bien prématurément! J'ai peur que celui que j'avais réchauffé de mes caresses, fortifié par mes exhortations, soutenu par mes prières, déjà ne se refroidisse, ne tombe en défaillance et ne soit sur le point de périr! Je crains, dans mon malheur, de n'avoir pas seulement à pleurer sur l'inutilité des peines que je me suis données, mais encore sur la perte d'un enfant infortuné qui se damne ! Pourquoi faut-il qu'un autre qui n'a rien fait pour vous, maintenant se glorifie de vous avoir? Mon sort est le même que celui de la courtisane de Salomon, dont l'enfant fut dérobé par celle qui avait étouffé le sien. Vous aussi vous avez été enlevé de mon sein et arraché de mes bras, et je pleure la perte d'un fils qui m'a été ravi, je réclame mon enfant qu'on m'a enlevé de force. Puis-je oublier mes propres entrailles? le peu qu'il m'en reste ressent les plus affreuses douleurs quand on me sépare de la moitié de moi-même. [1,11] Mais quel intérêt ou quelle nécessité ont pu porter mes amis à méditer contre moi ce qu'ils ont entrepris? Ils ont trempé leurs mains dans le sang, et m'ont percé le cœur de leur épée, leurs dents sont aiguisées comme des traits et des flèches, et leur langue est semblable à un glaive pénétrant. Ils auraient eu le droit de me rendre la pareille si je les avais jamais offensés; mais ma conscience est loin de m'adresser ce reproche, et j'ai reçu beaucoup plus que la peine du talion, si par hasard j'ai pu avoir quelque tort à leur égard; car ce n'est pas aux os de mes os et à la chair de ma chair qu'ils se sont attaqués, mais ils m'ont arraché la joie de mon coeur, le fruit de mon esprit, la couronne de mon espérance; plus que cela encore, il me semble qu'ils m'ont pris la moitié de moi-même. Or pourquoi en sont-ils venus là? Est-ce par pitié pour vous, parce qu'ils voyaient avec peine que je n'étais qu'un aveugle qui en conduisait un autre ? ont-ils voulu vous prendre sous leur conduite afin que vous ne périssiez pas avec moi? O charité funeste, ô amitié pleine de dureté! Ne pouvaient-ils prendre soin de votre salut qu'en me persécutant? Et ne pouviez-vous être sauvé si je ne périssais? Encore s'ils vous sauvaient, en effet, sans moi, et s'ils vous conservaient la vie aux dépens de la mienne ! Mais le salut est-il donc plutôt dans le luxe des vêtements et les délices de la table que dans une vie sobre et dans des vêtements de peu de valeur ! S'il faut pour se sanctifier des pelisses de fourrures douces et chaudes, des étoffes délicates et précieuses, de grandes manches, un simple capuce, de bonnes couvertures et du linge bien fin, que tardé-je moi-même à vous suivre? Mais ce sont là des douceurs bonnes pour les malades et non pas des armes pour des soldats qui se préparent au combat : car c'est à la cour des rois qu'on voit ceux qui sont vêtus avec délicatesse. Le vin et la fleur de farine, les boissons sucrées et les bons morceaux font l'affaire du corps, mais non celle de l'esprit : ce n'est pas l'âme mais la chair que les fritures engraissent. On vit pendant longtemps, en Egypte, des religieux sans nombre servir bien, sans user même de poisson. Le poivre, le gingembre, le cumin; la sauge et les mille autres épicés ne flattent qu'en éveillant en même temps l'ardeur des sens. Et vous vous croyez en sûreté au milieu de tout cela; vous pensez avec ces choses-là passer votre jeunesse sans danger? Quiconque mène une vie sage et réglée n'a besoin que d'un peu de sel pour assaisonner ses mets, et d'avoir faim pour les trouver exquis; mais si on devance le besoin, alors il faut recourir à je ne sais quels sucs de plantes étrangères pour en composer des assaisonnements multiples, afin de piquer le palais, de réveiller le goût et d'exciter l'appétit. [1,12] Mais que fera, me direz-vous, celui qui ne peut faire autrement ? Je sais que vous êtes délicat et qu'habitué maintenant à ces choses vous ne pouvez suivre un régime dur. Mais il faut travailler à le pouvoir, et si vous me demandez comment il faut vous y prendre pour y réussir, je vous répondrai : Levez-vous vite; ceignez-vous les reins, secouez votre oisiveté, déployez toutes vos forces ; faites oeuvre de vos bras, que vos mains s’ouvrent se fatiguent, prenez de l'exercice, mais un exercice utile, et vous ne vous sentirez bientôt de l'appétit que pour ce qui peut apaiser votre faim, non pas pour ce qui flatte le goût ; le travail rendra aux mets ce goût dont l'inaction les a dépouillés pour votre palais ; et après vous être fatigué, vous mangerez avec délices bien des choses qui ne vous semblent pas bonnes à présent que vous ne faites rien : car si l'oisiveté engendre le dégoût, le travail donne de l'appétit. On ne saurait croire comme la faim rend agréables les choses qu'un palais délicat trouverait insipides : des légumes, des fèves, de la purée, un pain grossier avec de l'eau, sont peu appétissants, j'en conviens, pour l'homme qui ne travaille pas, mais semblent délicieux à celui qui prend beaucoup d'exercice. N'ayant plus l'habitude de porter de grossières tuniques comme les nôtres, peut-être avez-vous peur de les reprendre ; vous les trouvez trop froides en hiver et trop chaudes en été mais rappelez-vous donc ce proverbe ; « Celui qui craint le givre aura de la neige. (Cf. Job, VI, 16)» Vous avez peur des veilles, des jeûnes et du travail manuel, mais c'est bien peu de chose que tout cela quand on songe aux flammes éternelles; je vous assure que la pensée des ténèbres extérieures fait supporter aisément les plus grandes horreurs de la solitude. Quand on a présent à l'esprit le compte qu'il faudra rendre pour des paroles inutiles, on ne trouve plus le silence désagréable: ces pleurs éternels et ces grincements de dents, s'ils sont présents à votre pensée, vous empêcheront de trouver de la différence entre une natte et un matelas; ensuite, si vous consacrez une partie de la nuit au chant des Psaumes, comme la règle le prescrit, il faudra que votre lit soit bien dur pour que vous n'y puissiez goûter quelques heures de sommeil; enfin si le jour vous donnez au travail des mains tout le temps que vous devez, il n'y aura pas de pain si sec que vous ne mangiez avec plaisir. [1,13] Debout, soldat du Christ, debout, et secouez la poussière dont vous êtes couvert; retournez au combat dont vous vous êtes éloigné; reprenez part à la lutte après avoir commencé par fuir; redoublez de courage, et vous triompherez avec plus de gloire. Le Christ compte un bon nombre de soldats qui, après avoir commencé la lutte avec ardeur, ont tenu bon jusqu'à la fin et ont remporté la victoire; mais il en compte bien peu qui, après s'être enfuis, sont revenus au combat qu'ils avaient abandonné, pour faire à leur tour prendre la fuite à l'ennemi devant lequel ils avaient eux-mêmes tourné le dos. Tout ce qui est rare est précieux, aussi je me réjouis à la pensée que vous pouvez être du petit nombre de ces derniers combattants dont la gloire paraîtra d'autant plus grande qu'ils comptent fort peu d'imitateurs. D'ailleurs si vous avez tellement peur, pourquoi du moins craignez-vous là même où il n'y a rien à craindre, tandis que vous n'avez pas peur là où il y a tant à trembler ? Auriez-vous la pensée que vous avez échappé aux mains des ennemis parce que vous avez pris la fuite? Mais votre adversaire vous poursuit l'épée dans les reins si vous fuyez, tandis que c'est à peine s'il ose vous attaquer quand vous lui résistez; il ne manque pas de courage pour frapper par derrière, mais il n'en a pas autant pour attaquer en face. A présent que vous avez jeté vos armes loin de vous, vous prolongez sans défiance votre sommeil jusque bien avant dans la matinée: hélas! n'est-ce pas le matin que le Christ s'est levé du tombeau? Sachez donc que privé de vos armes vous êtes plus accessible à la crainte en même temps que vous en inspirez beaucoup moins à l'ennemi. Une foule de gens armés environnent votre maison, et vous dormez ! les voilà qui franchissent le fossé, ils se fraient un passage dans la haie, déjà ils se précipitent par la porte de derrière : est-il plus sûr pour vous qu'ils vous trouvent seul plutôt qu'au milieu des autres, sans armes et dans votre lit, plutôt que sous les armes et dans la plaine? Réveillez-vous donc, prenez vos traits, courez vous joindre à vos compagnons d'armes que vous avez abandonnés pour fuir; que la crainte qui vous a d'abord séparé d'eux vous ramène de nouveau dans leurs rangs! Soldat efféminé, si vous avez trouvé vos armes trop dures et trop pesantes, l’ennemi qui vous presse et les traits qui volent de tous côtés vous ferait oublier le poids de votre bouclier, de votre casque et de votre cuirasse. Sans doute, quand on passe sans transition de l'ombre au soleil, du repos au travail, les commencements semblent pénibles ; mais après qu'on s'est peu à peu déshabitué des uns pour s'accoutumer aux autres, l'habitude fait disparaître toute difficulté, et l'on trouve aisé ce qu'on avait auparavant jugé impossible. Les militaires les plus braves ne peuvent se défendre d'abord d'une certaine émotion quand ils entendent la trompette donner le signal du combat; mais à peine en sont-ils venus aux mains, que l'espoir de la victoire et la crainte de la défaite les rendent intrépides. Qu'avez-vous donc à craindre au milieu de vos frères qui, les armes à la main, vont former un rempart autour de vous, sous la protection des anges qui se tiendront à vos côtés, à la suite du Christ qui vous guide au combat, vous précède et vous exhorte à la victoire en ces termes : « Ayez confiance en moi, j'ai vaincu le monde (Joan., XVI, 33) 2 » « Si le Christ est pour nous, qui sera contre nous (Rom., VIII, 31) 2 » On combat sans crainte quand on est certain de la victoire ; quel combat plein de sécurité que celui qui se livre avec et pour le Christ ! dans lequel ceux-là seuls qui prennent la fuite perdent la victoire, tandis que ceux qui sont blessés ou terrassés, ceux mêmes qui sont foulés aux pieds ou mille fois frappés à mort, si la chose était possible, sont toujours assurés de vaincre! Il n'y a que la fuite qui puisse vous faire tomber la victoire des mains, la mort même ne pourrait vous la ravir; d'ailleurs ce serait un bonheur de mourir en combattant, car à peine a-t-on rendu le dernier soupir qu'on reçoit la couronne éternelle. Mais malheur à vous si vous évitez le combat par la fuite vous perdez en même temps la victoire et la récompense. Je prie celui qui, au jour du jugement dernier, trouvera dans cette lettre un motif de plus pour vous condamner si vous n'en avez pas profité, d'éloigner de vous, ô mon fils bien-aimé, le malheur d'être sourd à mes remontrances.