[46] XLVI. Des clients et des amis d'un ordre inférieur. Tàchez de vous débarrasser des clients trop coûteux, car quelquefois en voulant trop allonger sa queue on raccourcit ses ailes; et par clients coûteux j'entends non-seulement ceux qui vous jettent dans de grandes dépenses, mais encore ceux qui par de trop fréquentes sollicitations vous mettent trop en frais à cet égard. Tout ce que les clients ordinaires peuvent exiger de leurs patrons, c'est l'appui, la recommandation et la protection dont ils peuvent avoir besoin. Il faut éviter avec plus de soin encore les hommes d'un caractère inquiet et turbulent qui s'attachent à vous moins par affection pour votre personne que par haine contre quelque autre dont ils sont mécontents; car telle est une des principales causes de cette mésintelligence qu'on voit si souvent régner entre les grands. Il en faut dire autant de ces clients pleins de vanité qui vantent à grand bruit leurs patrons et se font leurs trompettes ; ils ruinent toutes les affaires par leurs indiscrétions, et, en échange de l'honneur qu'ils tirent de leurs liaisons avec vous, ils vous suscitent une infinité d'envieux et d'ennemis. Il est une autre espèce de clients encore plus dangereuse; je veux parler de certains hommes excessivement curieux, qu'on peut regarder comme de vrais espions et qui cherchent continuellement à pénétrer les secrets d'une maison pour les porter dans une autre. Ils sont ordinairement en faveur, parce qu'ils paraissent officieux et rapportent des deux côtés. Que les subalternes s'attachent à leurs supérieurs dans la méme profession, par exemple les soldats aux officiers et les officiers aux généraux sous lesquels ils ont servi ; une telle conduite est louable et généralement approuvée, même dans les monarchies, pourvu qu'il n'y entre point de faste ni d'affectation de popularité. Mais de toutes les manières d'acquérir des clients, la plus honorable et la plus juste, c'est de faire profession d'honorer et de protéger les hommes de mérite, de quelque ordre ou condition qu'ils puissent être. Cependant, lorsque la différence à cet égard n'est pas très sensible, il vaut mieux avoir pour clients des hommes d'un mérite un peu au-dessus du commun que des hommes d'un mérite supérieur ; et s'il faut dire la vérité tout entière, dans un temps de corruption un homme très actif est d'un meilleur service qu'un homme vertueux. Dans le gouvernement d'un Etat, il est bon que le traitement ordinaire soit à peu près égal pour toutes les personnes du même rang; car, en témoignant aux uns une préférence trop marquée on les rend insolents et on mécontente les autres. Mais en dispensant les grâces et les faveurs, on doit le faire avec choix et distinction, ce qui rend les personnes favorisées plus reconnaissantes et les autres plus empressées, parce qu'alors c'est, comme nous venons de le dire, une faveur et non une chose due. Cependant il ne faut pas d'abord trop favoriser un même homme, parce qu'il serait impossible de continuer à le faire dans la même proportion, ce qui le rendrait à la fin insensible à toutes les faveurs qu'il recevrait. Il est dangereux de se laisser gouverner par une seule personne, ce qui est un signe de faiblesse et donne prise à la médisance; car tel qui n'oserait vous censurer directement ne manquera pas de médire de celui qui vous conduit, et votre réputation en souffrira. Cependant il est encore plus dangereux de se livrer à plusieurs personnes à la fois. Par cette excessive facilité l'on devient inconstant et sujet à se déterminer d'après la dernière impression. Prendre conseil d'un petit nombre d'amis est une conduite aussi honorable que prudente; car celui qui regarde le jeu, voit mieux que celui qui joue. La véritable amitié est fort rare en ce monde, surtout entre égaux ; c'est pourtant celle qui a été le plus célébrée. Si cette sublime amitié existe, c'est seulement entre le supérieur et l'inférieur, parce que la fortune de l'un dépend de l'autre.