[36,0] XXXVI. Du naturel (envisagé dans l'homme.. ). [36,1] Le naturel est souvent voilé ou déguisé ; quelquefois vaincu, rarement tout-à-fait détruit: si on lui fait violence, il revient avec plus de force quand il reprend le dessus. L'instruction et de sages préceptes peuvent modérer son impétuosité; mais l'habitude seule a le pouvoir de le changer et de le dompter. Celui qui veut vaincre son naturel, ne doit s'imposer ni une trop grande, ni une trop petite tâche. Dans le premier cas, il se découragerait, parce que ses efforts seraient souvent impuissants; et, dans le second cas, il ne gagnerait pas assez sur son naturel, quoiqu'il eût souvent le dessus. Dans les commencements, pour rendre ses exercices moins pénibles, il doit employer quelques adminicules; comme une personne qui apprend à nager emploie des vessies, ou des faisceaux de jonc, pour se soutenir plus aisément sur l'eau. Mais, au bout d'un certain temps, il doit augmenter à dessein les difficultés, en s'exerçant, à l'exemple des danseurs qui, pour se rendre plus agiles, s'exercent avec des souliers fort pesants. Car, lorsque les exercices sont plus difficiles que les actions ou les occupations ordinaires, on se perfectionne davantage et plus promptement. Lorsque le naturel ayant plus de force et d'énergie, la victoire est, en conséquence, plus difficile, il faut aller par degrés. Or, voici en quoi consiste cette gradation: 1°. Il faut tâcher de réprimer tout-à-fait, et d'arrêter, pour ainsi dire, son naturel pour le moment, et pendant un certain temps ; à l'exemple de celui qui, lorsqu'il se sentait en colère, prononçait les vingt-quatre lettres de l'alphabet, avant de rien faire. 2°. Il faut modérer son naturel, en lui cédant de moins en moins, comme le ferait une personne qui, voulant perdre l'habitude du vin, boirait d'abord deux coups au lieu de trois, puis un seul coup au lieu de deux; ou qui, au lieu de boire de grands coups, n'en boirait d'abord que de moyens, puis de petits, et à la fin s'abstiendrait tout-à-fait de l'usage de cette liqueur. 3° Enfin, dompter tout-à-fait son naturel, en ne lui cédant plus en rien. Mais si l'on avait assez de force d'âme et de constance pour s'affranchir d'un seul coup de la tyrannie de son naturel, cela vaudrait encore mieux. "Le seul mortel dont l'âme ait recouvré toute sa liberté, c'est celui qui, ayant su rompre tous les liens qui la blessaient, a enfin cessé de sentir la violence qu'il s'est faite". {Ovide, Les remèdes à l'amour, 293-294} [36,2] Il ne faut pas non plus rejeter cette antique règle qui prescrit de plier son caractère, ou son esprit, en sens contraire de son naturel, pour le rectifier plus aisément; comme on fléchit un bâton en sens contraire de sa courbure, pour le redresser : règle, toutefois, qu'il ne faut appliquer qu'au seul cas où cet extrême opposé n'est pas lui-même un vice. Quand vous vous exercez pour contracter une nouvelle habitude, ne le faites point par un effort trop continu ; mais prenez de temps en temps un peu de relâche. Car un peu d'interruption et de repos donne .plus de vigueur et d'élan pour recommencer l'attaque. Sans compter qu'une personne qui n'est pas encore suffisamment perfectionnée dans les choses qu'elle pratique sans interruption, contracte ainsi l'habitude des défauts ainsi que des perfections; inconvénient dont le plus sûr remède est d'interrompre à propos cette occupation. Cependant ne vous fiez pas trop à cette prétendue victoire sur votre naturel; il pourra rester assez longtemps enseveli; mais la première occasion tentative le ressuscitera tout à coup; comme l'éprouva cette chate dont parle Esope dans une de ses fables, et qui, ayant été changée en femme, se tint fort décemment assise à table, jusqu'au moment où elle vit courir une souris. Evitez donc avec soin ces occasions tentatives, ou tachez de vous y accoutumer assez pour qu'elles ne fassent plus d'impression sur vous. Le naturel d'un individu se manifeste d'une manière plus sensible dans une vie privée et dans un commerce étroit, parce qu'alors, étant plus à son aise, on se montre sans affectation. Il se décèle aussi dans les violentes émotions qui font oublier toutes les règles et tous les préceptes. Enfin, dans une situation nouvelle et imprévue; cas où nos habitudes nous quittent. Heureux le mortel dont la vocation s'accorde avec son naturel ; autrement il peut dire : "mon âme a été longtemps hors de chez elle!" {Psaume 119, 6} En effet, quelle vie plus insupportable que celle d'un homme qui est continuellement occupé de choses qu'il n'aime point? A l'égard des études, il fout avoir des heures fixes pour s'appliquer à celles auxquelles on n'est pas naturellement porté. Quant à celles qui vous plaisent, vous ne devez pas vous inquiéter des heures, à cet égard, vos pensées n'y voleront que trop d'elles-mêmes, et vous pourrez y employer le temps que ne réclameront ni les affaires ni des études moins agréables, mais plus nécessaires. I,a nature a, pour ainsi dire, semé, dans notre âme, de bonnes et de mauvaises herbes : ainsi, employons notre vie entière à cultiver les premières, et à déraciner les dernières.