[16] Peut-être désirez-vous ensuite connaitre notre sentiment sur les autres, qui nous sont connus non par leurs propres écrits, mais par ceux des anciens, comme Pythagore, Empédocle, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Parménide et quelques autres. Sur ce point, mes fils, nous ne vous cacherons rien, et nous vous montrerons notre sentiment sans la moindre réserve. Sachez donc que nous avons saisi avec soin et attention les moindres bruits sur les opinions et les principes de ces hommes; que nous avons parcouru tout ce qui se rattache à eux, soit dans les critiques d'Aristote, les citations de Platon et de Cicéron, dans la collection de Plutarque, dans les vies de Laërce, dans le poème de Lucrèce, soit enfin dans les fragments ou les histoires et récits épars qu'on peut trouver; et nous ne l'avons pas fait avec négligence et précipitation , mais nous y avons mis toute la patience et la bonne foi possibles. Certes, on ne peut douter un seul instant que si les pensées des écrivains, que nous ne possédons que par des entremetteurs peu fidèles, se trouvaient transmises dans leurs propres ouvrages, de manière à pouvoir les puiser à leurs sources, qu'elles auraient une bien plus grande valeur; car les forces des théories consistant dans l'harmonie continue et le soutien mutuel des parties, et, pour ainsi dire, dans le cercle de la démonstration, il en résulte que, comme elles n'ont été transmises que partiellement, elles perdent beaucoup de leur mérite. [17] Et nous n'hésitons pas à avouer que, parmi tant de principes variés, nous en avons trouvé beaucoup de justes quant à la contemplation de la nature et à l'explication des causes, et que, parmi ces philosophes, comme il devait nécessairement arriver, il s'en rencontre qui ont écrit avec plus de bonheur que d'autres. Si on les compare à Aristote, nous sommes tout-à-fait convaincus qu'il y en eut dans le nombre qui, sur beaucoup de points, ont pénétré bien plus avant dans la nature qu'Aristote ; et cela devait être, parce qu'ils cultivaient plus religieusement l'expérience, surtout Démocrite, qui, à cause de sa haute science naturelle, passait pour devin. Mais il nous faut cependant, pour continuer à agir avec vous sans détour et sans masque, vous dire en peu de mots ce que nous pensons de ces noms illustres. Les principes et les théories de tous ces philosophes nous paraissent ressembler aux données des différentes pièces qu'on joue sur le théâtre, données dans lesquelles la vérité a reçu des formes tantôt gracieuses, tantôt négligées, et quelquefois grossières ; ils ont ensuite le caractère qui appartient spécialement à ces pièces, c'est-à-dire qu'ils paraissent plus- ingénieux et plus agréables que des récits véritables, et plus propres à persuader. Or, ces auteurs s'étant moins pliés au goût et aux préjugés en quelque sorte du théâtre, qu'Aristote et Platon et les autres sophistes, ont été moins vains et moins imposteurs, et sous ce rapport plus sains d'esprit; sous les autres, ils leur ressemblent entièrement. En effet, le vaisseau de la philosophie des Grecs ne paraît faire qu'un tout ; les erreurs ont été différentes, les causes de ces erreurs ont été communes. [18] Nous allons plus loin : nous ne doutons pas que si le pouvoir fût resté entre les mains du peuple et des cités libres, il eût été impossible que les divagations de l'esprit humain, poussées par les vents populaires, se fussent arrêtées et retenues au milieu de commentaires de théories si nombreux et si différents. En astronomie nous voyons que ceux qui veulent que la terre tourne et ceux qui ont adopté l'ancien système font une démonstration égale des phénomènes célestes, et qu'ils se répondent même les uns aux autres par des calculs et des preuves opposées. Ces contradictions se rencontrent aussi en philosophie naturelle, science où il est encore plus facile de trouver plusieurs théories très différentes entre elles et pourtant également opiniâtres, traitant toute l'expérience d'une manière contraire et appelant en témoignage des indices vulgaires qui, même de nos jours, ont force de loi dans les questions philosophiques. [19] Et dans notre siècle, dans ce temps d'indifférence où des débats religieux ont épuisé les esprits, nous n'avons pas manqué d'écrivains qui aient pensé à produire quelques nouvelles données de philosophie naturelle ; car Telesio venu de Cosenza pour se montrer en scène a représenté une nouvelle pièce plus remarquable par son sujet que célèbre par son succès. Et Gilbert, de la Grande-Bretagne, après avoir recherché la nature de l'aimant et avoir mis dans ses investigations la fermeté et la constance la plus laborieuse, et les avoir entourées d'une suite et en quelque sorte d'une armée d'expériences, menaçait aussitôt de fonder une nouvelle philosophie, et il ne craignit pas de s'amuser à changer le nom de Xénophane en celui de Xénomane, qui lui paraissait préférable. Nous avons eu ensuite Fracastor, qui, bien qu'il n'ait pas fondé de secte, montra cependant une liberté convenable de jugement. Cardan eut la même hardiesse, mais c'est un philosophe moins profond. [20] Je pense, mes fils, que vous êtes étonnés de l'exclusion étendue et générale des opinions et des auteurs que vous nous avez entendu prononcer. Malgré votre estime pour nous, vous paraissez craindre pourtant de ne pas pouvoir tous partager notre sentiment. Vous êtes tous inquiets et impatients de savoir comment la chose finira et quelles seront les conditions qui vous seront offertes. Nous ne vous tiendrons donc pas plus longtemps en suspens; nous mettrons un terme à votre étonnement, et vous approuverez notre antipathie, à moins qu'elle ne soit injuste. Vous vous rappelez d'ailleurs que nous avons déjà dit quelque chose de semblable au commencement de cette réfutation. Nous ne voulons pas laisser aux anciens leur autorité et leur influence, parce qu'elles sont pernicieuses; mais nous n'attaquerons nullement leur honneur ni leur réputation. Nous pourrions cependant, usant de notre droit et de celui qui appartient à tous, critiquer et signaler leurs fausses découvertes et leurs faux principes; mais nous croyons heureusement n'en avoir pas besoin pour confondre nos envieux et fermer la bouche à nos contradicteurs.