[0] PENSÉES ET VUES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE, ou DE L'INVENTION DES CHOSES ET DES OEUVRES. [1] J'ai fait la réflexion suivante : Les connaissances que possède aujourd'hui le genre humain ne peuvent lui donner un sens intime de la réalité ni de la grandeur des choses; car nous entendons les médecins déclarer beaucoup de maladies incurables, et dans le traitement des autres ils commettent généralement des erreurs et finissent par renoncer, faute de moyens. Nous voyons les alchimistes vieillir et se tuer pour obtenir les résultats de leurs spéculations ; ceux qui s'occupent de la magie naturelle ne font aucune découverte solide ni fructueuse; les arts mécaniques tirent peu de lumière de la philosophie, et l'on continue seulement à tisser les toiles de l'expérience, travail qui promet aussi peu d'honneur que de profit ; système qui, je le sais, produit d'excellentes choses, mais dont les hommes cependant ne peuvent recueillir les fruits qu'à travers mille entraves et mille circuits. J'en ai donc tiré ces conclusions : les découvertes faites jusqu'à ce jour doivent être regardées comme imparfaites et ébauchées; dans l'état actuel des sciences, il ne faut en attendre de nouvelles que du long espace de siècles; et celles que l'intelligence humaine a produites jusqu'ici ne peuvent nullement être attribuées à la philosophie. [2] Dans ce rétrécissement des connaissances humaines, ce qu'il y a de plus déplorable pour le présent et de plus triste pour l'avenir, c'est que les hommes, pour leur malheur, s'efforcent de cacher sous un voile la turpitude de l'ignorance, et de se montrer contents dans un tel état de misère. Que nous dit le médecin? Les nombreuses précautions de son art, précautions si utiles pour la défense de sa profession et l'importance de son titre, ne suffisent pas à l'excuse de sa faiblesse ; il en fait en quelque sorte une règle générale de sa science; il ne parle que de prudence, et, pour couvrir son ineptie, il calomnie la nature; selon lui, ce que l'art n'a pas encore atteint, la nature ne doit pas l'attendre de l'art. Mais nous savons, il est vrai, que l'académie ne peut pas se condamner quand elle est juge dans sa propre cause. La philosophie même, à l'école de laquelle s'est formée la médecine de nos jours, professe les mêmes principes; elle nourrit dans son sein certaines règles et certains préceptes, qui, pour peu qu'on les regarde de près, voudraient amener à la conclusion, qu'il ne faut rien attendre de l'art ni du secours des hommes dans ce que la nature offre de difficile et de dominant. Il résulterait d'un tel raisonnement, que la chaleur de l'astre, c'est-à-dire du soleil, serait en tout point différente de celle du feu ; ensuite, que la composition est l'oeuvre de l'homme, et le mélange l'oeuvre exclusive de la nature, et autres futilités semblables. En examinant ce système, nous verrons qu'il ne tend à rien moins qu'à comprimer perfidement. les facultés humaines, à décourager sciemment et artificieusement les investigations, à couper en outre les ailes de l'expérience et à arrêter et énerver les efforts de l'esprit; les sectateurs de cette doctrine n'ont qu'un désir, c'est de faire croire que l'art est arrivé à sa perfection ; ils n'ambitionnent qu'une gloire (but aussi ridicule que pernicieux), celle de persuader que ce qui n'a pas été découvert ne pourra jamais l'être. Quant à l'alchimiste, il commet des erreurs avec connaissance de cause; ne pouvant se soustraire à la voix de sa conscience qui lui reproche de n'avoir pas assez compris les termes de son art et des auteurs, il croit alors devoir appliquer son esprit à rendre les traditions obscures et à ne produire que du bavardage, ou, sachant bien qu'il n'a pas pénétré dans les difficultés, les analogies et les véritables points de la pratique, il se jette dans l'infini à la recherche d'expériences dont les résultats selon lui doivent être des plus heureux. Et tout en poursuivant ainsi à travers un étourdissant labyrinthe des découvertes qui lui semblent nouvelles ou qui lui promettent de grands avantages, il repaît son esprit de chimères, prône, encense ses oeuvres, et s'attache à l'espoir d'un succès qui lui échappe toujours. Examinons maintenant ce que font ceux qui se livrent à la magie naturelle : ils voient qu'on produit des effets surnaturels (c'est-à-dire en dehors de l'état ordinaire des choses) , et à peine s'aperçoivent-ils qu'ils ont fait violence à la nature, qu'ils donnent des ailes à leur imagination et ne songent guère plus à pousser ou à ralentir le vol de leur pensée ; ils osent donc s'engager à faire les découvertes les plus importantes et ne réfléchissent pas qu'il y a des phénomènes d'un genre vulgaire et presque défini, auxquels s'est exercée la magie de toutes les nations, et dont la superstition de tous les âges s'est fait un jeu. Celui qui s'occupe des arts mécaniques n'avance pas davantage, s'il lui est arrivé de perfectionner d'anciennes inventions, ou même de les rendre plus élégantes ; s'il est parvenu à composer et à représenter en corps ce qu'il a vu en parties éparses; s'il a su approprier les choses à leur usage avec plus de commodité et de bonheur. S'il a exposé un ouvrage d'une grosseur plus grande ou même d'un volume plus petit qu'on n'avait coutume de le faire, il se met au nombre des inventeurs des choses. J'en ai donc tiré ces conclusions : l'invention de choses nouvelles et d'arts inconnus répugnent à l'homme, comme un effort vain et insensé. Ou ils croyent qu'il existe d'importantes découvertes, mais qu'ils doivent seulement les admirer et les entourer d'un silence et d'un respect religieux ; ou bien ils s'abaissent au point de regarder de misérables productions et de serviles compilations comme des inventions nouvelles. Il résulte de tout cela qu'on détourne l'esprit des hommes d'un travail constant et louable, et de nobles entreprises dignes du genre humain. [3] Les hommes, en jetant les yeux sur la variété des productions et sur la beauté de ces ornements que les arts mécaniques ont fabriqués pour le luxe du monde, sont plus portés à s'étonner de la richesse humaine qu'à sentir leur propre indigence ; ils ne voient point que l'intelligence de l'homme et le travail de la nature, qui devraient être l'âme et le premier mouvement de cette variété, sont aussi rares que superficiels; que presque tout est l'oeuvre de la patience humaine et du mouvement adroit et régulier de la main ou des instruments; et, sous ce rapport, une boutique ressemble admirablement à une bibliothèque qui étale aussi une grande variété de livres; mais si on les examine de près, on trouvera qu'ils n'offrent que des répétitions infinies d'un même travail; malgré le désir que le relieur a eu d'inventer, les couvertures ne diffèrent que par leurs ornements et leur format. J'en ai tiré cette conclusion : l'opinion que nous avons de notre opulence est une des causes de notre pauvreté; les productions et les branches de sciences sont très nombreuses pour les yeux, mais il en est peu qui méritent un sérieux examen. [4] Les systèmes de nos jours se posent avec tant d'ambition et de suffisance, et se présentent avec un ton si tranchant et en apparence si profond, qu'il semblerait que tous les arts en particulier sont arrivés au suprême degré de perfection. Il se trouve en effet dans ces méthodes et dans ces commentaires des vues qui ont l'air d'embrasser et de couler à fond toutes les matières en général qui peuvent tomber sur le sujet traité. Bien que tous les membres en soient maigres, effilés et dépourvus de tout suc réel des choses, ils n'en prétendent pas moins à la forme et à la substance d'un corps sain et robuste. On s'efforce de faire passer quelques écrits d'auteurs du plus mauvais choix pour des traités complets et pour l'essence même des arts; ceux de nos pères qui ont recherché les premiers la vérité le faisaient avec bien plus de bonne foi et de succès; ils avaient coutume de tirer la science qu'ils voulaient recueillir de la contemplation des choses, et de mettre en usage des aphorismes concis et des principes épars, qu'ils ne tâchaient pas de lier par des systèmes. En donnant l'image nue des découvertes déjà -faites, et en indiquant les espaces et les vides que laissaient les découvertes à faire, ils n'induisaient pas ainsi en erreur et poussaient en même temps les esprits à la méditation et la pensée à l'invention des faits. Mais aujourd'hui, on nous montre les sciences pour nous imposer des vues particulières, et non pour éclairer notre jugement; on fait usage d'une malheureuse autorité pour arrêter les heureux efforts qu'on pourrait faire en faveur du progrès. Nous pouvons donc dire que ceux qui ont hérité des sciences de nos ancêtres et qui les transmettent jouent à la fois les rôles de maître et d'élèves; ils ne découvrent rien et ne savent même pas ajouter aux découvertes déjà faites. Il suit nécessairement de là que les sciences sont restées stationnaires et qu'elles ne changent nullement de place. Depuis plusieurs siècles il a été d'usage, et il en est de même aujourd'hui, que non seulement une assertion demeure une assertion, mais qu'une question demeure une question et qu'elle reste dans cet état. J'en ai donc tiré cette conclusion : des colonnes qu'il est défendu de franchir ont été élevées et fixées comme si elles l'eussent été par la main du destin, et on ne doit aucunement s'étonner de ne pas obtenir ce que les hommes n'ont ni l'espoir ni la volonté d'acquérir. [5] Dans ce que j'ai dit sur le découragement et sur la fierté des hommes en ce qui touche la plupart des sectateurs des sciences, j'ai peut-être été trop loin; car le plus grand nombre d'entre eux agissent bien différemment; ils recherchent vraiment la science avec ardeur et plaisir; je dois ajouter que c'est à cause des avantages et des appointements de professeurs, ou même à cause du reflet et des ressources qu'ils en tirent. Certes, quand on se propose un tel but dans les sciences, bien s'en faut qu'on veuille augmenter la masse des connaissances, puis-qu'on n'y cherche que ce qu'il y a de réellement matériel et que ce qui peut se changer et se dissoudre en métal de bon aloi. Mais ce n'est pas le seul mal : si dans le grand nombre de ces individus il en est un qui se sente mû d'un zèle et d'un amour véritables pour la science, qui la recherche pour elle-même, on trouvera qu'il s'occupe plus de présenter la variété des choses que leur vérité. S'il s'en trouve un qui s'enquière un peu plus sérieusement de la vérité, on verra que cette vérité consiste à jeter une lumière plus subtile sur les choses déjà connues, et non à produire une lumière nouvelle. S'il en est un enfin imbu encore d'un assez grand zèle pour vouloir produire une lumière nouvelle, on verra qu'il s'attache à une lumière qui puisse exhiber de loin de trompeuses apparences et nous montrer de près des faits et des découvertes importantes. J'ai donc été amené par tout cela à la même conclusion qu'auparavant, c'est-à-dire : qu'on ne doit pas être surpris qu'il n'y ait pas eu de char de fait quand on voit les hommes dévier de la route pour des considérations si minimes, et surtout quand on remarque que le but même n'a pas encore été indiqué et marqué à aucun homme, du moins autant que je le sais. Ce but n'est autre que de doter sans relâche la famille humaine de nouvelles découvertes et de forces intellectuelles. [6] VI. Dans cet état déplorable des sciences, ce qu'il y a de plus malheureux c'est le sort des sciences naturelles; les hommes s'en étant légèrement occupés et l'ayant ensuite entièrement négligée, elle n'a pas été cultivée ni approfondie plus que les autres connaissances. Après que le christianisme se fût établi et répandu, la plupart des esprits se livrèrent à la théologie, et les hommes de cette secte en rendirent l'étude attrayante en y rattachant les plus grandes récompenses et en l'entourant de secours de tous genres. Dans le siècle suivant l'attention des philosophes se porta principalement sur des commentaires de philosophie morale, philosophie qui pour les incrédules tenait lieu en grande partie de la théologie; et dans ces deux époques, de hauts génies en assez grand nombre s'appliquèrent à la politique, surtout pendant l'époque de la grandeur romaine, qui, à cause de l'étendue de son empire, avait besoin d'un grand concours de bras. Le temps où l'histoire naturelle parut être dans l'état le plus florissant chez les Grecs fut de courte durée; elle fut ensuite gâtée par des systèmes contradictoires, et enfin elle perdit toute son utilité par les préceptes d'ambitieux novateurs. A partir de cette époque on ne rencontre pas le nom d'un homme qui se soit livré à l'histoire naturelle, ni qui se soit adonné aux recherches ; au point que cette science n'a pas occupé depuis longtemps la pensée entière d'un être humain, à moins qu'on ne cite l'exemple de quelque moine dans sa cellule, ou d'un noble passant les nuits au travail dans sa maison de campagne ; et de tels exemples ne se trouveront que très rarement. L'histoire naturelle servait ensuite de passage et d'auxiliaire à d'autres branches; et cette digne ancêtre des sciences se métamorphosa en esclave; on l'assujettit à la médecine et aux mathématiques, on lui imposa la charge de dégrossir les esprits bruts des jeunes gens, et de leur donner pour ainsi dire une première couche qui les préparât à en recevoir une autre avec plus de bonheur et de facilité. J'en ai donc conclu : qu'il fallait attribuer l'abandon où se trouve l'histoire naturelle au petit nombre de personnes qui s'en occupent, ainsi qu'à l'étude précipitée et superficielle qu'elles en font. Je n'en conclus pas moins maintenant que cette négligence influe extrêmement sur l'état général des connaissances humaines ; car tous les arts et toutes les sciences arrachés de cette racine se polissent peut-être ou deviennent en usage, mais ils ne prendront aucun accroissement. [7] VII. L'histoire naturelle a rencontré un ennemi incommode et sous tous les rapports très difficile à vaincre; je veux parler de la superstition et de l'enthousiasme aveugle et intolérant de la religion. Nous savons en effet que ceux des Grecs qui exposèrent pour la première fois les causes naturelles de la foudre et des orages devant un auditoire d'hommes ignorants furent condamnés comme coupables d'impiété; et les cosmographes qui, sur les démonstrations irrécusables qu'aucun homme raisonnable n'attaquerait aujourd'hui, déclarèrent que le monde avait la forme d'une boule, et qui par conséquent établirent les antipodes, n'échappèrent pas à l'accusation de quelques patriarches de la foi chrétienne. Ces hommes ne furent guère mieux traités ; accusés du même crime, on ne leur arracha pas la vie, mais la gloire. Les discussions sur la nature, comme cela se passe de nos jours, n'en devinrent alors que plus amères à cause de la témérité des théologiens scolastiques et de la nature de leurs moyens de défense. Après avoir mis autant qu'ils le purent de l'ordre dans la théologie et en avoir fait une sorte d'art, ils allèrent plus loin, ils introduisirent dans le corps de la religion la philosophie querelleuse et désordonnée d'Aristote. Dans notre siècle on observe encore la même marche, et aucune opinion ni aucune doctrine n'obtient plus de succès que celle des hommes qui célèbrent avec beaucoup d'emphase et de solennité l'union prétendue légitime de la théologie et de la philosophie, c'est-à-dire de la foi et de la raison; écoles qui, en flattant les esprits par une agréable variété de choses, mêlent en même temps de la manière la plus déplorable les choses divines et humaines. Or, pour peu qu'on y fasse attention, une alliance si fausse et si pernicieuse n'est pas moins dangereuse pour l'histoire naturelle qu'une hostilité ouverte. Car une union et une société semblable n'embrassent que les connaissances acquises ; tout progrès ou toute addition, ou même toute amélioration n'en est exclue qu'avec plus de sévérité etd'entêtement. Enfin le parti de la religion ne fait que répandre des insinuations méchantes et une haine stérile contre tout avancement, et pour ainsi dire contre toutes nouvelles régions de philosophies. Les uns avancent avec plus de franchise qu'ils craignent qu'en faisant de plus profondes recherches dans le sein de la nature on n'aille au-delà de la limite donnée et permise de la circonspection; de telles gens ont tort d'appliquer ce qui est dit des divins mystères, dont beaucoup restent cachés sous le sceau de la Divinité, aux secrets de la nature, qu'aucun commandement n'a enjoint de séparer; d'autres prétendent avec moins de bonne foi que, si l'on ignore les causes des effets, on rapportera plus volontiers tout à la main et à la baguette divine (conviction qu'ils croient importer beaucoup à la religion). Parler ainsi ce n'est rien moins que vouloir servir Dieu par un mensonge. D'autres craignent aussi que les mouvements et les révolutions de la philosophie ne se portent et ne se terminent contre la religion; d'autres enfin semblent redouter que dans l'investigation de la nature il ne puisse se trouver quelque chose qui renverse la religion ; pensées qui ont toutes deux certaine odeur d'incrédulité et de sagesse peu édifiante; la dernière surtout ne peut être mise en doute ou venir à l'idée sans impiété. Je ne pouvais donc ignorer que dans de semblables opinions il se trouvait beaucoup de faiblesse, et même une bonne dose de jalousie et de colère. Car l'histoire naturelle, d'après la parole de Dieu, est le remède le plus infaillible de la superstition; elle est aussi le meilleur aliment de la foi. Ce n'est donc pas sans raison que je la regarde comme l'auxiliaire le plus fidèle et le plus puissant, puisque d'un côté elle révèle la volonté, de l'autre la puissance de Dieu. Il ne s'est pas trompé celui qui a dit : « Vous êtes aveugles, parce que vous ne connaissez point le livre ni la puissance de Dieu, » {Mathieu, XXII, 29} c'est-à-dire parce que vous n'appliquez pas vos yeux à l'image de sa volonté, ni votre esprit à l'oeuvre de sa toute-puissance, liées l'une avec l'autre par un noeud indivisible. Bien que ce soit la vérité pure et simple, il n'en demeure pas moins vrai qu'il faut compter parmi les obstacles les plus forts de l'histoire naturelle les craintes inspirées à un zèle ignorant et à la superstition par la controverse. [8] VIII. Dans les usages et la composition des académies, des colléges et autres établissements semblables qui ont été destinés à la résidence et aux travaux mutuels d'hommes savants, tout se trouve en opposition avec le progrès des sciences; d'abord la tourbe professante est beaucoup trop nombreuse, et ensuite elle est trop mercenaire. Les leçons et les exercices sont combinés de manière à empêcher que des idées différentes ne puissent venir à l'esprit des auditeurs. Mais s'il arrive à quelqu'un d'user de la liberté d'investigation et de jugement, il sentira bientôt qu'il doit se résigner à un entier isolement. S'il a le courage de supporter ce malheur, il éprouvera cependant que cette opiniâtreté et cette noble indépendance seront un grand obstacle à sa fortune. En effet, les études dans ces sortes d'établissements se bornent pour ainsi dire à un certain catalogue d'auteurs dont on ne doit pas s'écarter ou qu'on ne doit pas combattre sous peine d'être sur-le-champ reprimandé comme un brouillon ou comme un audacieux novateur. Et cependant, si l'on considère la question sans partialité, on conviendra qu'il y a une grande différence entre l'administration des gouvernements et celle des arts. Car une lumière nouvelle et une révolution ne font pas courir dans l'un et l'autre cas les mêmes dangers ; dans les gouvernements tout mouvement tendant même à un but d'amélioration est considéré comme un acte de désordre, parce que tout pouvoir repose sur l'autorité, la concorde, l'estime et l'opinion, et non sur la démonstration et la vérité; mais dans les sciences et les arts, qu'on pourrait comparer à des mines de métal, tout doit retentir des nouvelles fouilles et des progrès ultérieurs. Tels doivent être les sentiments de tout homme raisonnable et éclairé. J'en ai donc conclu toute ma vie : que la direction et l'administration des sciences telles qu'elles existent aujourd'hui n'ont pour but que de tyranniser les hommes de progrès et d'empêcher la propagation des lumières. [9] IX. On rencontre aussi dans l'opinion et le jugement des hommes beaucoup d'obstacles qui empêchent le libre accès de nouvelles découvertes dans les sciences. La plupart, en effet, mécontents de leur nature, s'attachent à l'antiquité et pensent que si le sort avait voulu que nous qui vivons aujourd'hui nous fissions des recherches sur les points qui ont été les objets des investigations et des découvertes des anciens, nous serions loin d'égaler le mérite de leurs travaux ; ils croient aussi que si un homme, fort de son génie, voulait se livrer à un entier examen, il arriverait infailliblement qu'il tomberait sur les mêmes résultats que ceux qui ont été approuvés de l'antiquité, ou bien sur d'autres qui, jugés et rejetés depuis longtemps par l'antiquité, sont restés avec raison dans un oubli profond. D'autres, ne faisant nul cas de la famille et de l'intelligence humaine de l'une et de l'autre époque, soit ancienne, soit moderne, professent une opinion singulière et superstitieuse; ils sont persuadés que les principes des sciences nous sont venus des esprits, et que de nouvelles découvertes peuvent sortir également de leur mérite et de leur réunion. D'autres ont une opinlon plus sage et plus sérieuse, mais d'une portée plus dangereuse; ils désespèrent entièrement du développement des sciences en réfléchissant à l'obscurité de la nature, à la brièveté de la vie, aux erreurs des sens, à la faiblesse du jugement, aux difficultés et aux immenses variétés des expériences. Ils ajoutent que les excès de l'espérance qui nous fait promettre de plus grands résultats que ceux que nous possédons annoncent par conséquent un esprit impuissant et pas assez mûr, qui produira un commencement agréable, un milieu difficile à saisir, et une fin tout-à-fait confuse et incompréhensible. Et ils ne désespèrent pas moins du fruit que de la réalisation de l'oeuvre : "Les sciences, disent-ils, peuvent naître et se développer dans de grands génies; mais il appartient au peuple ou aux grands, ou à d'autres hommes d'un faible savoir, de décerner aux sciences leurs récompenses et de prononcer sur leur valeur". Ceux qui proposent leurs vues et ceux qui sont appelés à les juger sont donc d'une capacité tout-à-fait différente, et il arrive de là qu'il n'y a que les découvertes qui conviennent au jugement populaire et au sens commun qui réussissent. C'est ainsi que l'opinion de Démocrite sur les atomes devint en usage, parce que, étant un peu plus éloignée, on se faisait un jeu de l'étudier. Par conséquent, des pensées profondes sur la nature peuvent se révéler quelquefois, mais elles répugneront infailliblement presque autant que la religion, aux sentiments des hommes; et bientôt après (à moins qu'on n'en démontre et qu'on n'en fasse valoir l'utilité évidente et supérieure, soin qu'on a négligé jusqu'ici) elles seront chassées et éteintes par les vents des opinions vulgaires; en sorte qu'on pourrait dire : que le temps est comme un fleuve qui emporte ordinairement tout ce qui est léger et rempli de vent, et qui submerge tout ce qui est substantiel et solide. J'en ai donc conclu : que les obstacles à l'amélioration des sciences sont non seulement extérieurs et étrangers, mais ont même leur origine et leur source dans les sentiments des hommes. [10] X. La nature vague et indéfinie des mots se joue de l'intelligence des hommes et la tyrannise en quelque sorte ; car les mots sont pour ainsi dire des médailles qui représentent l'image et la domination du vulgaire; ils composent ou divisent tout selon les notions populaires et les acceptions des choses, qui sont généralement remplies d'erreurs et de confusion; en sorte que les enfants, en apprenant à parler, sont forcés d'acquérir et de recevoir une déplorable cabale d'erreurs. Et bien que des hommes sages et savants tâchent par tous les moyens de se délivrer de cet esclavage en forgeant de nouvelles expressions, chose difficile, et en interposant des définitions, chose ennuyeuse, tous leurs efforts cependant n'ont pu réussir à secouer le joug et à empêcher que des disputes infinies dans les discussions les plus vives ne s'élèvent sur les mots, et, ce qui est encore bien pis, que ces misérables cachets de mots ne laissent dans l'esprit leurs marques et leurs empreintes; et ce n'est pas seulement dans le discours qu'ils sont désagréables, ils sont aussi nuisibles au jugement et à l'intelligence. J'en ai donc conclu : qu'au nombre des causes intérieures des erreurs, il faut compter celle-là comme très influente et très contraire. [11] XI. Outre les difficultés générales des sciences et des connaissances humaines, l'histoire naturelle, surtout la partie de la physique expérimentale, rencontre d'autres préjugés et d'autres obstacles particuliers. Car quelques-uns de ses praticiens en ont grandement affaibli le crédit et la confiance; ces hommes, vains et futiles, les uns par crédulité, les autres par imposture, ont accablé le genre humain de promesses; ils ont été jusqu'à avancer qu'ils pouvaient prolonger la vie, retarder la vieillesse, soulager les douleurs, corriger les défauts naturels, tromper les sens, arrêter et exciter les maladies, verser les lumières et même le génie dans les facultés intellectuelles, transmuter les substances, multiplier à l'infini les mouvements, empreindre l'air et en changer l'état, prédire l'avenir, représenter l'image du passé, révéler les secrets, et beaucoup d'autres frivolités semblables. Je pense que celui qui a exprimé le jugement suivant sur ces charlatans a beaucoup approché de la vérité : "Il y a", dit-il, "autant de différence entre les hableries de ces hommes et les arts véritables de la philosophie qu'il y en a entre les combats de Jules César et d'Alexandre et ceux d'Amadis de Gaule ou d'Arthur de Bretagne dans l'histoire.» (Cfr. Novum organum, aphorisme LXXXVII). Nul doute en effet que ces illustres capitaines n'aient accompli de plus grands exploits que ceux que les romans attribuent à ces héros fantastiques; mais ils ont employé pour cela des moyens et des mesures qui ne tenaient en rien de la fable et du prodige. Il ne serait donc pas juste de refuser créance à l'histoire véridique, parce qu'elle a parfois été faussée et violée par la fiction. Car bien qu'Ixion ait engendré les Centaures d'une nuée, fantôme imaginaire, Jupiter n'en a pas moins engendré de Junon Hébé et Vulcain, c'est-à-dire des images admirables et divines de la nature et de l'art. Refuser de croire à tout indistinctement, bien qu'on sache qu'il y a quelques vérités, c'est, selon moi, le comble de l'absurdité. J'en ai conclu toutefois : que la voie de la vérité était depuis longtemps fermée ou du moins bien rétrécie par de telles jongleries, et que les extravagances de certains charlatans étouffent même de nos jours toute élévation d'idée. [12] XII. On trouve dans l'esprit humain un penchant naturel que fortifient encore l'opinion générale et les vices de l'éducation, et qui a arrêté et détourné les progrès de l'histoire naturelle ou physique expérimentale. Cette opinion ou pensée orgueilleuse et funeste est que la majesté de l'esprit humain s'abaisse en s'occupant longtemps et entièrement d'expériences et de particularités qui tombent sous les sens et purement matérielles ; car on considère généralement les spéculations de ce genre comme un travail pénible, un sujet peu relevé de méditation et de style, une pratique grossière, enfin comme une science d'une étendue infinie et un recueil de misérables subtilités. En conséquence on la rejette comme ne convenant nullement à la gloire des arts. Cette opinion ou disposition d'esprit a été beaucoup fortifiée par une autre non moins orgueilleuse ni moins fausse, qui avançait que la vérité est en quelque sorte une qualité indigène de l'intelligence humaine et qu'elle ne vient pas d'autre part; et que les sens excitent plus qu'ils n'instruisent l'entendement. [13] XIII. Ce n'est pas seulement des faits qui s'expliquent difficilement qu'il faut chercher à savoir quelque chose ; car il peut arriver que la fortune du genre humain brise ces entraves et surmonte ces obstacles. Il faut encore s'assurer par le plus sévère examen de ce que peut être telle philosophie reçue de nos jours ou tout autre philosophie de l'antiquité poussée sur nos rivages comme les épaves des naufrages. Je trouve que l'histoire naturelle que nous avons reçue des Grecs n'est guère qu'un enfantillage de la science, puisque, ainsi que les enfants, elle se montre prompte à babiller, inhabile et impuissante à produire. C'est en vain qu'Aristote, qui passe pour le prince unique de cette philosophie, n'abordant pas même la nature et n'en ayant rien tiré, fut versé dans les notions communes de son temps et s'occupa de les rapprocher, de les opposer l'une à l'autre et de les préciser. Au surplus, que peut-on attendre de solide de celui qui a prétendu faire sortir le monde de ses catégories, et quelle importance y a-t-il à ce qu'on ait posé comme principes des choses la matière, la forme et l'exclusion ou la substance, la qualité et la relation. Mais ce n'est pas encore le moment d'insister sur de pareilles questions; car comment songer à fonder une juste critique, avant d'être tombé d'accord des principes et des modes de démonstration? D'un autre côté, il y aurait une légèreté indigne du sujet qui nous occupe, et partant une sorte d'arrogance, à prétendre faire justice par la plaisanterie d'un homme investi d'une si grande autorité, je dirais presque de la dictature en philosophie ; ce qui n'a pas empêché qu'avec une dialectique qu'il ne puise qu'en lui, ce dont il se glorifie trop largement, il ait corrompu la science naturelle. Certes, pour en finir avec ce philosophe, Platon fit preuve d'un génie plus élevé en tournant autour de la connaissance des formes et n'appliquant pas seulement l'induction aux principes, mais à toutes les matières, quoiqu'au fond ce soit bien en vain qu'il ait montré ces deux tendances, attendu qu'il n'a jamais saisi que des formes abstraites, et admis que des inductions vagues. Quiconque regardera avec quelque attention au fond des écrits et dans l'esprit de ce philosophe s'assurera qu'il ne s'est occupé de la philosophie naturelle que tout juste autant qu'il le fallait pour son nom de philosophe et le soin de sa réputation, ou pour qu'il en rejaillit un certain reflet de grandeur sur ses doctrines morales et politiques. Il n'a pas moins faussé par sa théosophie qu'Aristote par sa dialectique le véritable aspect de la nature ; et, s'il faut parler vrai, il a touché d'aussi près au rôle de poète que l'autre au rôle de sophiste. Au moins est-il permis de puiser à leurs sources mêmes les spéculations de ces derniers, puisque les monuments de leurs oeuvres existent, tandis qu'il en est autrement de Pythagore, Empédocle, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophon et autres, des opinions desquels nous ne connaissons que des fragments, et encore par l'organe des interprètes et la voie de la tradition, ce qui exige de notre part, pour compenser l'injustice du sort à leur égard, un examen plus scrupuleux et une plus grande intégrité de jugement. C'est donc avec le soin le plus minutieux, avec le zèle le plus scrupuleux, que j'ai consulté, recueilli sur ces opinions jusqu'aux plus faibles murmures, et ce n'est pas avec moins de ponctualité, d'exactitude, que j'ai cherché à débrouiller et vérifier tout ce qu'on en peut découvrir dans la controverse d'Aristote, les citations de Platon et Cicéron, le recueil de Plutarque, les vies de Laërce, le poème de Lucrèce, ou ailleurs en tous autres mémoires ou traditions. Et d'abord il n'y a pas de doute que, si les opinions de ces philosophes se trouvaient consignées dans leurs propres ouvrages, elles offrissent alors une plus grande consistance, résultat de l'harmonie et le soutien réciproque des diverses parties d'un même système et de leur concentration par la démonstration ; ce qui explique pourquoi, ainsi morcelées, elles nôus paraissent faibles et ce qui m'a préservé de la juger avec trop de dédain. J'ai encore eu occasion de remarquer, au milieu de vues si diverses, nombre d'aperçus pleins de sens et de maturité, quant à l'observation de la nature et à l'assignation des causes, quoique d'autres sur d'autres points, comme cela arrive assez souvent, aient été plus heureux. Seulement les découvertes et les sentences de Pythagore, bien que ses Nombres touchent peut-être par quelque endroit à la physique, ont été en majeure partie telles qu'on les dirait plutôt propres à fonder un ordre religieux qu'à inaugurer une école de philosophie, ce qu'au surplus l'événement confirma; car cette discipline était plus dans le goût des manichéens et des mahométans que dans celui des philosophes. D'autres philosophes se sont aussi occupés de physique, et il en est parmi eux qui, dans les fouilles profondes et intelligentes qu'ils ont faites de la nature, sont allés beaucoup plus loin qu'Aristote. On l'a donc supplanté à la manière des princes ottomans qui égorgent leurs frères pour régner à leur place, et en cela on n'a fait qu'accomplir le voeu général. Au surplus, mon jugement sur Aristote et ces autres philosophes grecs n'est pas différent. Leurs jugements et leurs systèmes sont comme les divers sujets des diverses fictions scéniques arrangées pour un dénouement quelque peu vraisemblable, les unes avec plus d'élégance, les autres avec moins de soin et d'habileté, et ils offrent un caractère particulier aux fictions de ce genre; c'est de plaire davantage et de sembler de meilleur aloi que des récits vrais. Or ces doctrines publiées et répandues n'ont pu suffire pour épuiser les divagations et les erreurs de l'esprit humain, et si les moeurs et les tendances politiques de ces temps n'eussent été contraires et hostiles à toute innovation de ce genre, même purement spéculative, nul doute que beaucoup d'autres sectes se fussent produites en philosophie naturelle. En effet, de la même manière qu'en astronomie, aux yeux de ceux qui croient que la terre tourne, comme pour ceux qui expliquent la même chose par des mouvements excentriques et concentriques, la question des phénomènes célestes et les débats qu'elle a engendrés ne se dessinent et se prononcent pas plus en faveur de l'un que de l'autre système, jusqu'à ce point que les calculs des tables coïncident avec les deux; de même, et plus communément encore, en philosophie naturelle, pourra-t-on voir se formuler plusieurs théories très discordantes entre elles, mais pourtant d'accord avec elles-mêmes, quoique faisant un abus égal et tirant un parti différent des indications vulgaires sur lesquelles en ces sortes de matières porte d'ordinaire notre critique. Aussi n'avons-nous pas manqué de gens qui, de notre temps et de celui de nos pères, ont élucubré de nombreux systèmes de philosophie naturelle. Télésio, nous ne l'avons pas pu encore oublier, s'est mis en scène pour nous débiter une nouvelle fable plus vraisemblable, quant au fond du sujet, que digne d'applaudissement pour l'art de la composition, et il n'y a pas si longtemps que Fracastor, sans prétendre faire secte, a cependant en ce genre assez libéralement usé de la liberté de l'esprit de recherche et d'induction. Cardan aussi n'a pas moins osé, mais il est vrai d'une manière plus superficielle. Et dernièrement encore n'avons-nous pas vu un contemporain, Gilbert, qui, après avoir très laborieusement, avec une grande force et tenue de jugement, comme à grand renfort d'expériences, persécuté la nature de l'aimant, s'est aussitôt avancé comme le chef d'une nouvelle école en philosophie naturelle, et n'a pas craint de tourner en dérision le nom de Xénophane pour la manière de voir duquel il penchait. Ces philosophes et leurs imitateurs présents et futurs ne peuvent donc manquer d'aller grossir la tourbe des anciens. C'est toujours de leur part l'unique et même façon de procéder, c'est-à-dire que ce sont toujours des hommes qui prononcent sur un petit nombre de données, qui ne font d'habitude qu'effleurer la nature, et qui, lorsqu'il leur arrive de pénétrer un peu dans son sein, ne s'y décident nullement pour la vérité des contemplations ou l'utilité des applications. En effet, de tant de philosophies élaborées et pratiquées pendant l'espace de tant d'années, on serait embarrassé de citer une seule expérience qui tende au soulagement de l'humanité ou à l'accroissement de ses ressources, et qu'on puisse à juste titre rattacher aux spéculations de ce genre. Que dis-je? la conception d'Aristote sur les quatre éléments, à laquelle il a donné plutôt de l'autorité que de la base, et qui, avidement adoptée par les médecins, a entraîné après soi les doctrines liées entre elles des quatre tempéraments, des quatre humeurs et des quatre propriétés essentielles, est apparue comme une mauvaise et fatale étoile dont l'influence a profondément stérilisé le champ de la médecine ainsi que celui de plusieurs parties de la physique, vu que les esprits, se laissant facilement séduire par tout ce qu'il y a de bien arrangé et pondéré en de telles inepties, s'arrêtent là et ne songent à rien de mieux. En attendant, la multitude des questions et controverses qui se sont élevées au sujet des philosophies de ce genre, flotte et bourdonne de tous côtés, au point que ces philosophies me paraissent une vivante reproduction de cette fable de Scylla, dont le corps, ommençant par le buste d'une vierge, se terminait, à partir de la ceinture, par des monstres aboyants qui s'y cramponnaient. C'est ainsi que ces doctrines présentent au premier aspect des parties nobles et belles ; mais lorsqu'on en vient aux parties de la génération et qu'il s'agit pour elles de produire, dès lors, à la place d'un fruit sain et robuste, on ne trouve plus que chicanes et inquiètes controverses. Toutefois n'omettons pas de remarquer que tout ce qui a été dit pour renverser telles ou telles doctrines encore debout accuse ces doctrines, et nullement le génie et les travaux de ceux qui les ont posées. Plus en effet on est d'abord puissant d'effort et de génie, plus, dès qu'une fois on n'est plus guidé par la lumière de la nature, par l'histoire et l'évidence des faits particuliers, on s'enfonce, on s'entortille dans les sinuosités les plus abstruses, les cavernosités des fantômes et des idoles de l'esprit humain. Il ne faudrait pas au reste se figurer que, si on fait ici le procès aux théories philosophiques générales, on prétende absoudre de tout blâme les déterminations de causes secondes dont il est ordinairement question dans les ouvrages de ces philosophes; car celles-ci ne valent pas mieux que celles-là, non pas tant parce qu'elles en sont une dépendance que parce qu'elles ne témoignent d'aucune sévérité d'examen, ne poussant leurs déductions, sans jamais pénétrer au coeur de la nature, que jusqu'aux notions du domaine commun, qui se présentent tout d'abord, et où l'esprit humain puisse étourdiment se mettre à l'aise et s'établir avec complaisance, offrant toujours ce défaut, commun à tout le reste, que si les expériences et phénomènes récents, cohérents entre eux comme les diverses parties d'un même tissu, s'y rattachent exactement à d'autres plus anciens, la chose a lieu sans qu'il en résulte jamais la fixation d'aucune détermination, d'aucane règle qui mettent sur la voie d'expériences ou de phénomènes tout-à-fait nouveaux ou non encore connus. Or, après avoir ainsi parcouru les rivages de ces philosophies, en portant mes regards tout autour de moi, je les ai laissés tomber sur le sanctuaire de l'antiquité, lequel m'est apparu comme un défilé obscur et enveloppé de nuages, et j'ai vu que, si je ne m'étais pas imposé une aussi grande sincérité avec les hommes, il ne me serait pas difficile de leur persuader que chez les anciens sages, longtemps avant que les Grecs occupassent eux-mêmes la scène, la science de la nature, sans faire autant de bruit, ne jetait pas moins d'éclat ; et qu'ainsi, selon la tendance des hommes nouveaux, chez lesquels l'estime d'une race antique croit en proportion des disputes et supputations de généalogie auxquelles elle a donné lieu, il serait plus solennel de rattacher à ces connaissances primitives celles des temps modernes. Mais, fort de l'évidence des choses, je repousse toute condition d'imposture, et, quelle que puisse être mon opinion sur les temps dont nous parlons, je ne pense pas que, relativement à la question qui nous occupe, il nous importe plus de savoir si les dernières découvertes ont été de tout point inconnues aux anciens, et si le coucher et le lever de ces astres de l'intelligence ne doivent pas être attribués aux vicissitudes du temps que, de constater si le nouveau monde ne serait point par hasard l'ancienne Atlantide, et s'il aurait été connu du vieux monde ou si c'est aujourd'hui pour la première fois qu'il est découvert.N'est-ce pas après tout à la lumière de la nature elle-même qu'il faut aller puiser la découverte des choses? Est-il pour cela besoin de remonter jusqu'aux ténèbres de l'antiquité? Il m'était donc venu pour cela en pensée de garder le silence sur la méthode et la philosophie des chimistes, ce que j'aurais fait pour l'honneur de ces derniers qui n'ont voulu contracter aucune espèce d'alliance avec ces philosophies entièrement épuisées, eux qui avaient mis au jour et donné au monde tant de nobles découvertes. Toutefois je ne puis m'empêcher de faire remarquer que la manière dont ils ont procédé n'est pas mal retracée par cette fable du vieillard qui légua à ses fils, sans autre précision du lieu, un trésor enfoui dans sa vigne, d'où il arriva que ceux-ci, ayant tourné et retourné en cent façons la terre de la vigne, ne purent jamais parvenir à découvrir aucun trésor, mais trouvèrent le moyen de faire par cette espèce de labour une récolte plus abondante. Semblablement les enfants de cet art, en s'ingéniant, à tort ou à raison, pour découvrir l'or enfoui dans les entrailles de la nature, n'ont pas été d'un médiocre secours et d'une mince utilité aux hommes. Du reste, leurs découvertes ne tirent pas leurs principes et les accroissements qu'elles ont reçus par la suite d'autres moyens et procédés que ceux des arts mécaniques, les moyens et procédés de la pure expérience; car, pour la philosophie, la partie spéculative de leur art, loin qu'elle soit irréprochable, a quelque chose de plus grossier encore que les fictions philosophiques dont nous venons de parler. En effet, bien que la supposition de trois principes existants n'ait pas été de tout point inutile et qu'elle touche par quelque endroit à la nature elle-même, ils n'en ont pas moins, pour la plus grande partie des choses, par induction d'un petit nombre de distillations, tout ramené en philosophie aux éliminations et libérations des divers éléments des corps, sans tenir aucun compte des altérations réelles. Or la base en cela de leur doctrine, sur laquelle porte toute leur philosophie, c'est : qu'il existe quatre principes ou éléments des choses dans lesquels s'évaluent les germes des individus et des espèces, cette quadruplicité de formes n'étant d'ailleurs selon eux que l'expropriation exacte de la différence des éléments eux-mêmes, de telle sorte qu'on ne trouve rien dans le ciel, l'air, l'eau ou la terre qui n'ait son pendant et son analogue dans les trois autres éléments. Certes voilà des folies auxquelles un habile contemplateur de la nature accorderait à peine une place parmi ses songes. L'harmonie du monde n'a pas été envisagée d'un autre oeil par les sectateurs de la magie naturelle, lesquels expliquent tout par les sympathies et les antipathies des choses, et attribuent à ces mêmes choses, sur des conjectures gratuites et grossières, des vertus et des effets admirables. Il faut du reste le leur pardonner, parce qu'au milieu de tant de fables il leur arrive parfois de rencontrer des résultats avec lesquels, il est vrai, ils cherchent plutôt à séduire et étonner qu'à se rendre réellement utiles; mais néanmoins, il faut l'avouer, l'effet du nouveau et de l'extraordinaire est souvent tel qu'ils impriment une secousse heureuse à la nature, et qu'ils auront rendu service, sinon de fait et immédiatement, du moins par la lumière qu'ils font jaillir autour d'eux. De tout cela j'ai conclu : qu'il n'y a ni dans les spéculations des Grecs et des modernes, ni dans les traditions de l'alchimie ou de la magie palurelle, rien qui tende à l'accroissement des ressources de l'humanité. Dévouant donc à l'oubli toutes ces billevesées,tout au plus dignes de servir de pâture au vulgaire, nous devons, comme de véritables enfants de lumière, porter nos pas d'un autre côté. [14] XIV. Il entre encore dans notre plan de traiter des modes de démonstration; car les démonstrations, par la force dont elles sont douées, valent une philosophie, et, selon qu'elles procédent ou non régulièrement, il en suit infailliblement des doctrines justes ou fausses. Or j'ai constaté que les démonstrations en usage ne sont ni complètes ni exactes, ce qui n'est nullement une raison de s'écarter, comme quelques-uns l'ont fait, du témoignage des sens; car les erreurs des sens, qui ne portent que sur quelques détails, ne sont pas très préjudiciables à l'ensemble de la science, parce qu'elles ne peuvent manquer d'être corrigées par l'intellect mieux informé, tandis que l'intellect seul, ne prenant ses points d'appui que dans la nature, sans le secours d'aucune méthode, reste au-dessous de l'exigence des choses et prononce trop hâtivement. Est-il en effet capable de reconnaître et coordonner aux fins d'une information nécessaire tout le bagage des faits particuliers, et est-il assez net et pur pour se représenter les images vraies et natives des choses, sans aucune altération de forme et de couleur? On peut même affirmer à cet égard qu'en général l'esprit humain est comme un miroir inégal qui reçoit et réfléchit les rayons des choses non sur un plan uni, mais sur une foule de facettes diversement posées, et qu'ainsi il n'est personne qui, en raison de son éducation, de ses études et de sa propre nature, ne soit sous l'influence d'une force séductrice et comme en proie à un démon familier qui déçoivent et troublent son esprit par une foule de vaines apparences. De tout cela je ne condurai certes pas à l'acatalepsie, à l'impossibilité d'arriver à une connaissance vraie; car il est évident pour tout le monde que, si même avec le secours d'une main ferme et sûre, avec une parfaite justesse de coup d'oeil, on ne peut parvenir à tracer une ligne tout-à-fait droite ni à décrire un cercle absolument rond, la chose est pourtant toute simple et parfaitement réalisable alors que dans le premier cas on tire un trait tout le long d'une règle et que dans le second on promène l'une des pointes du compas autour d'un point fixe marqué par l'autre pointe. De même en mécanique, la main seule de l'homme ne peut suffire qu'à un petit nombre de travaux, tandis que cette même main, par la force et le secours des instruments, vient à bout des oeuvres tout à la fois les plus vastes et les plus délicates. Il suit donc de là que, pour atteindre en ceci l'art, il faut nécessairement traiter de la démonstration qui est elle-même sous la loi de l'art. A ce sujet, je resserrerai en peu de mots mon opinion sur le syllogisme, vénéré par Aristote à l'égal d'un oracle. Quant aux doctrines qui après mûre considération des faits émanent de l'entendement lui-même, comme les doctrines morales et politiques, c'est incontestablement une chose utile et un puissant auxiliaire pour l'esprit; mais en ce qui concerne les choses naturelles, c'est un instrument qui, n'étant pas construit de façon à se faire jour au milieu des difficultés et obcurités qu'elles présentent, échoue complètement devant elle. En effet, le syllogisme résulte assurément de plusieurs propositions, les propositions de plusieurs mots, les mots étant comme les témoignages et les étiquettes des notions et des conceptions. D'où il arrive que si les notions elles-mêmes, qui sont l'âme des mots, sont vagues, fausses, indéterminées, ce qui en physique, jusqu'à présent du moins, s'est reproduit presque constamment, tout ce qui en découle croule avec elles. Reste donc l'induction comme dernier et unique secours et refuge en cette matière. Et ce n'est pas sans raison que je place toutes mes espérances en elle, parce qu'elle est la seule qui, par une oeuvre laborieuse et fidèle, puisse recueillir les suffrages des choses et les porter jusqu'à l'intelligence. Mais on ne l'a connue jusqu'ici que de nom ; et la force qui lui est propre comme la manière dont elle s'emploie ont jusqu'à ce jour été ignorées des hommes. Voici au surplus ce que je crois devoir remarquer au sujet de l'induction : sous le double point de vue de son emploi et de sa forme, les hommes ont également été en faute, parce que d'abord impatients de tout ce qui retardait leur marche, cherchant de tous côtés des chemins qui leur abrégeassent la longueur de la route, se hâtant de colloquer en lieu sûr quelques faits qui fussent pour la controverse comme les pôles autour lesquels elle pût tourner, ils ne se sont servis de l'induction que pour les principes généraux des sciences, espérant follement se tirer des difficultés subséquentes par la déduction syllogistique, et parce qu'ensuite reportant tous leurs soins sur le syllogisme au préjudice de ce genre de démonstration auquel ils n'accordaient plus qu'une attention rapide et médiocre, ils n'en ont conçu qu'une forme par trop simple et puérile, qui procédant seulement par énumération ne pût pour cela conclure que provisoirement, et non nécessairement. Ainsi donc, lorsque je pense ainsi des Démonstrations, il ne doit être étonnant pour personne qu'en philosophie naturelle je ne sois pas d'accord avec les autres, tant anciens que modernes. Et au fait il ne peut guère se faire, pour le dire en plaisantant, que ceux qui boivent de l'eau et ceux qui boivent du vin soient les uns et les autres animés de la même force vitale; ils s'abreuvent en effet, les uns d'une liqueur crue ou découlant spontanément ou tirée artificiellement de l'entendement, et moi je prépare avec une infinité de raisins, mûrs et venus en leur temps, cueillis et ramassés par grappes, jetés ensuite sous un pressoir, une liqueur qui s'épure et se clarifie dans les vases qui la reçoivent, et je me festoye avec cette liqueur toujours la même et cependant incapable de jeter jamais dans l'ivresse, puisqu'elle n'accorde ou ne laisse absolument rien aux vapeurs des fantaisies de l'esprit. J'en ai conclu que ces philosophies, qui depuis longtemps nous occupent, doivent être rejetées, non seulement pour la stérilité de leurs oeuvres, mais encore pour la faiblesse et le faux semblant des démonstrations qui les accompagnent, attendu qu'elles sont tout à la fois, désertées par les choses, destituées des auxiliaires qu'elles s'étaient préparés, et trahies par ces auxiliaires eux-mêmes. [15] XV. Il nous faut aussi traiter à part des moyens usités de découvrir, si réellement il y en a eu. Je parle ainsi parce que ce ne sont pas tant les erreurs et les déviations que la solitude et le vide qui se font ici remarquer, ce qui frappe l'esprit d'une certaine stupeur. Il n'est personne en effet qui ait pris à coeur ou à tâche de diriger les forces du génie vers la découverte des arts ou celles de l'Intelligence vers l'édification des sciences en un mot, et qui ait consolidé la route dans ce but. Pour tout on s'en est remis et on s'en remet aux usages et aux traditions, aux traces à peine marquées et aux sinuosités des sujets eux-mêmes, aux flots du hasard et aux ambages de l'expérience. Aussi n'est-ce pas sans raison que chez les Égyptiens, qui, d'après un usage fort ancien parmi eux, avaient coutume de consacrer religieusement les inventeurs des choses, on voit dans les temples tant d'images de bêtes, attendu que les animaux, bien que privés de raison, se sont trouvés de fait ou d'instinct de pair avec les hommes, quant à la découverte de plusieurs produits de la nature, les hommes ayant fort perdu de leur prérogative à cet égard. Toutefois nous n'en examinerons pas moins ce qui s'est fait sur ce point. Et d'abord, quant au premier moyen de ce genre, simple et sans artifice, en général familier à tous les hommes, il ne s'agit pas d'autre chose que de recueillir et examiner ce qui a été dit par d'autres sur l'objet de la découverte poursuivie et d'y ajouter ensuite ses propres méditations ; car, pour celui qui consisterait à faire suivre en cela la foi d'autrui ou secouer en quelque sorte son esprit et presque à l'invoquer pour lui faire rendre à lui seul des oracles, il n'est pas, je pense, nécessaire d'ajouter que cela n'a pas l'ombre d'un fondement rationnel. Suit le genre d'invention qui est admis chez les dialecticiens, lequel n'appartient guère que de nom au sujet qui nous occupe, puisqu'avec ce moyen il ne s'agit pas de découvrir les principes et les axiomes dont se compose l'art lui-même, mais seulement ce qui parait le mieux lui convenir et cadrer avec lui. Aussi les esprits plus exacts, plus difficiles et qui ne s'en remettent qu'à eux-mêmes de leurs propres affaires, semblent-ils en ceci assujettir les dialecticiens à se lier par quelque formule solennelle envers chaque art en leur prêtant à tous foi, hommage et comme une espèce de serment. Reste l'expérience pure qui, si elle est fortuite, prend le nom de hasard ; si elle est le résultat d'une recherche, reçoit celui d'expérience. Or cette expérience, l'expérience en usage, savez-vous ce que c'est? pas autre chose qu'un mauvais balai qui se détache de tous côtés. Il y a plus, c'est que ceux mêmes qui se sont sérieusement occupés, à l'aide d'une foule d'expériences diverses et aventureuses, de dévoiler telle ou telle nature d'être, de mettre en lumière certains phénomènes, tantôt maniaques, tantôt frappés de confusion, ou sont restés au milieu de leur oeuvre dans une sorte de stupeur ou ont contracté une espèce de vestige, ne trouvant ordinairement que le résultat ultérieur de leurs recherches. Or la chose ne pouvait guère avoir lieu autrement. N'est-il pas en effet d'un homme ignorant et tout-à-fait étranger aux procédés de l'art, de se flatter de pouvoir de tout point découvrir en soi, sous la forme positive de chaque individu, la nature de chaque chose, nature qui bien qu'au fond toujours la même semble être ici latente, là manifeste, et pour ainsi dire palpable, ce qui fait qu'elle jette les uns dans l'ébahissement et n'attire pas même l'attention des autres; témoin cette propriété des corps appelée force de cohésion, qui s'explique d'une manière si subtile et je dirais presque ingénieuse dans le phénomène de l'eau bouillante, laquelle effectivement se projette en vésicules hémisphériques, tandis que dans le bois ou dans la pierre ce même phénomène à peine sensible semble s'y dérober sous l'appellation générale de solides, donnée à ces espèces de corps. Ce n'est donc pas tant l'ignorance qu'une sorte de fatalité qui a présidé aux travaux des hommes en cette matière, puisque ceux-là même qui par malheur ou séduction se sont laissés entrainer hors de la carrière qu'ils devaient obstinément suivre, se sont montrés fermes et imperturbables dans d'autres directions analogues. [16] XVI. Cessons enfin de désespérér, comme nous l'avons fait, de l'avenir, ou du moins de nous plaindre de l'inanité du présent, et voyons plutôt entre ces deux partis lequel convient le mieux : on de briser ici notre marche en cherchant toutefois à utiliser des acquisitions réelles, ou d'organiser et de tenter quelque nouveau moyen de pousser nos affaires dans une meilleure voie. Avant tout, pour nous aider à triompher d'une matière aussi rebelle, pour élever notre industrie à la hauteur d'une entreprise aussi ardue, il est bien d'envisager l'excellence de la fin et de l'objet de nos recherches. Or voici à cet égard les idées qui m'étaient venues : dans les temps anciens les inventeurs des choses, par un effet du transport et de l'enthousiasme qu'ils excitaient alors, recevaient les honneurs divins, tandis que ceux qui se signalaient par quelques grands services dans la carrière politique, comme les fondateurs de villes, les législateurs d'empire, ceux qui avaient arraché leur patrie à de longues dissensions, les dompteurs de tyrans et autres hommes semblables, ne se voyaient conférer que les honneurs accordés aux héros. Ce n'est pas sans raison que dans ces premiers temps pareille distinction s'est ainsi prononcée; car les premiers ont voulu faire jouir le genre humain entier du résultat de leurs travaux, et les seconds n'ont eu en vue dans leurs efforts que telles régions déterminées, tels districts fixes de population, les bienfaits de ceux-là rendant la vie heureuse sans l'intervention d'aucun trouble, d'aucune contrainte, les bienfaits de ceux-ci se faisant toujours plus ou moins acheter par le tumulte et la violence. Que si l'utilité de telle ou telle découverte particulière a fait une impression telle, que celui qui dans la portée d'un seul bienfait de son génie a pu embrasser tout le genre humain ait été pour cela élevé au-dessus de l'humanité, combien plus grande et vraiment sublime ne devrait pas paraître une invention qui, renfermant en soi par une vertu secrète toutes les autres inventions particulières, débarrassât l'esprit humain de ses entraves et lui ouvrit une large voie, de telle sorte qu'avec ce secours, comme à l'aide d'un guide sûr et fidèle, il pût pénétrer en des régions nouvelles jusqu'aux confins du monde. Or, de même que dans ces âges primitifs, alors que les hommes ne pouvaient dans leurs courses maritimes se diriger que par l'observation des étoiles, ils ont bien pu par ce seul moyen parcourir toutes les côtes du vieux continent, traverser quelques mers particulières et intérieures, tandis qu'avant qu'ils pussent parvenir à traverser l'Océan, à découvrir les contrées d'un nouveau monde, il a fallu pour garantie d'un pareil voyage que l'usage de l'aiguille nautique se répandit partout; ainsi, par une raison tout-à-fait semblable, les découvertes qui jusqu'à ce jour ont été faites dans les arts et les sciences ont pu l'être par l'instinct, la pratique, l'observation, la réflexion, parce qu'en général ces découvertes étaient accessibles aux sens; mais, avant qu'il soit donné à l'esprit humain de toucher aux rives lointaines et ignorées de la nature, il est au préalable nécessaire qu'il ait trouvé un meilleur moyen d'employer, de diriger et d'appliquer ses facultés. La découverte d'un pareil moyen serait donc sans nul doute la production la plus haute, la production vraiment virile du siècle. A ce propos je remarquais dans les Saintes-Écritures que le roi Salomon, au milieu de sa puissance, de ses richesses, de la magnificence de ses oeuvres, du cortège nombreux et de la suite brillante de ses gardes et ses serviteurs, avec les ressources d'une flotte, un nom éclatant de renommée, et l'admiration dont il remplissait le coeur des hommes, ne tirait cependant vanité d'aucune de ces choses et qu'il se bornait à dire : "que la gloire de Dieu est de cacher le fond des choses, celle d'un roi de le découvrir.» {Proverbes, XXV, 2} Et comme si les hautes perfections de Dieu pouvaient prendre quelque intérêt au spectacle du jeu naïf et innocent de ces enfants, qui ne se cachent que pour se trouver, j'ai, dans mes habitudes d'indulgence et de bonté pour mes semblables, désiré avoir pour second, à un pareil jeu, l'esprit humain. Or, la gloire qui s'attache aux découvertes est la seule qui puisse relever la nature humaine, et qui bien loin pourtant, comme il arrive dans le monde politique, d'être fâcheuse pour qui que ce soit, loin de changer ou entamer la conscience, rend des services, et répand des bienfaits qui n'ont coûté à personne ni dommage ni larmes. La nature de la lumière est en effet pure et sans maléfice; ou peut en pervertir l'usage, on ne saurait la corrompre elle-même. A ce sujet; repassant en mon esprit les divers objets de la passion des hommes et les modes de leur ambition, je distinguai trois genres d'ambition, si toutefois il est permis de donner ce nom à l'un des mobiles que j'ai en vue: la première, l'ambition de ceux qui sont poussés à amplifier par de grands efforts, aux dépens de leurs concitoyens, leur puissance personnelle, ce qui est vulgaire et bas; la seconde, l'ambition de ceux qui aspirent à élever la puissance de leur pays au-dessus de celle des autres, ce qui est certainement plus digne, mais n'est pas moins intéressé; la troisième, l'ambition de ceux qui travaillent à fonder la puissance, à élever l'empire de l'homme lui-même et du genre humain sur l'universalité des choses, ce qui, sans nul doute, est plus pur et plus auguste que tout le reste. Or, l'homme n'obtient d'empire que par la science : à cet égard son savoir est la mesure de son pouvoir ; mais il n'est donné à aucune force humaine de briser la chaîne des causes naturelles, puisqu'aussi bien on ne peut triompher de la nature qu'en se soumettant à elle. Or, pendant que je roulais et agitais dans mon esprit tout ce qui pouvait se présenter à ma pensée sur la vertu ou la force des découvertes, vertu si simple et si pure qu'elle se confond avec le service et le bienfait qu'elle procure, cette qualité ne m'est apparue nulle part avec plus d'éclat que dans trois découvertes qui ont été inconnues des anciens et dont les prémices n'ont pas encore à beaucoup près jeté tout l'éclat qu'on est en droit d'en attendre, je veux parler de l'art de l'imprimerie, de la poudre à canon et de l'aiguille nautique. Ces découvertes, en petit nombre, comme on voit, et qui, pour l'époque où elles ont paru, ne sont pas très distantes l'une de l'autre, ont en effet changé la face et l'état des choses sur le globe, savoir: la première dans le monde littéraire, la seconde dans la sphère des armes, la troisième dans le système de navigation, d'où a depuis procédé une infinité d'autres révolutions qui, certes, n'échappent point à des regards attentifs; en sorte qu'il n'est pas de gouvernement, de doctrine, d'astre qui aient exercé une plus grande puissance, je dirais même un influx si intime sur les choses humaines, que ces trois moyens mécaniques. Sous le rapport des services que déjà elles ont pu rendre, cela n'est nullement difficile à admettre dès qu'on vient à considérer quelle énorme disproportion dans la condition des hommes existe entre la partie d'Europe la plus civilisée et telle ou telle région des Nouvelles-Indes, si profondément sauvage encore et barbare, disproportion telle que l'homme peut à bon droit être à l'homme comme un Dieu ; je ne dis pas quant au fait des secours et des services de l'un par rapport à l'autre, mais quant à la seule différence de l'état réel qui les sépare. Et ce n'est pas à dire que ce soit là un effet du sol, du ciel, de l'organisation, c'est le produit des arts. Or, entre l'ancien monde des sciences et le nouveas monde de ce globe, il y a ce point de contact que les vieilles idées y sont en beaucoup plus grand honneur que les nouvelles; d'où découle la nécessité que les avantages à retirer des arts se montrent de beaucoup supérieurs à ceux que nous avons obtenus jusqu'à ce jour, afin qu'on s'en fasse comme un levier puissant pour infléchir profondémént la nature, la vaincre, la subjuguer et la remuer jusque dans ses derniers fondements, puisqu'il arrive presque toujours que ce qui se découvre au premier regard que l'on jette sur les choses ne porte en général que des fruits assez chétifs, tandis qu'au contraire tout ce qui recèle en soi une grande force a d'ordinaire ses racines profondément cachées. Mais s'il se trouvait quelqu'un qui, trop épris, trop fervent de contemplation, ne pût, sans être désagréablement affecté, entendre incessamment répéter à ses oreilles cette mention si élogieuse des résultats obtenus, qu'il se tienne pour assuré qu'en cela il serait infidèle à ses propres instincts, attendu qu'en ce genre les résultats de nos recherches ne sont pas seulement les bienfaits de la vie, mais des gages de vérité. Et ce qui, en matière de religion, est requis avec beaucoup de raison, savoir, qu'on témoigne sa foi par ses oeuvres, est parfaitement applicable en philosophie naturelle, où de même la science se montre par les résultats. La vérité en effet se manifeste et s'établit par les jalons des découvertes successives plus que par l'argumentation ou même par les observations des sens; ce qui fait qu'à mes yeux il n'existe qu'un seul et même procédé pour doter et la condition et l'esprit de l'homme. Or, tout ce qui vient d'être dit sur la grandeur du but que nous mesurons de notre esprit et que nous posons devant nous, !oin d'avoir dépassé en quelque chose la vérité, est resté plutôt au-dessous d'elle. [17] XVII. Ce qui a été dit de l'excellence du but que nous nous proposons pouvant être assimilé à des voeux, il convient d'examiner avec soin l'espèce d'espérance qui brille à nos regards, et de quel côté elle nous vient. Nous devons prendre garde aussi qu'une fois pris et possédés de l'amour d'une bonne et belle chose, nous perdions ou voyions s'altérer en nous la sévérité du jugement. D'où dérive l'opportunité qu'il y aurait encore d'imiter en cela la prudence des affaires qui se défie des prescriptions ordinaires et est toujours prête à supposer des chances défavorables. De tous ces souffles d'espérance, nous devons donc rejeter ceux qui sont par trop volatiles, mais discuter ceux qui semblent offrir quelque consistance. Or, la première pensée qui se présentait à l'esprit de celui qui prenait régulièrement les augures, c'est que ce qui arrive, à cause de la nature éminente du bien, vient manifestement de Dieu, et que ce qui, des oeuvres divines, a un fois pris commencement, quelque faible et imperceptible que soit cette première origine, doit nécessairement avoir son accomplissement. Je tire aussi des présages de la nature du temps, car, de l'aveu de tout le monde, la vérité est fille du temps. On fait donc tout à la fois preuve et d'une grande faiblesse de jugement et d'une lâche adulation, en attribuant aux auteurs toutes les acquisitions faites jusqu'à ce jour, et en refusant à l'auteur des auteurs comme à celui de toute autorité, au temps, ce qui lui appartient de cette moisson. Or, ce n'est pas seulement du droit commun du temps, c'est encore de la prérogative de notre âge que j'ose bien augurer. L'opinion, en effet, que chacun porte avec jalousie en soi, sur l'antiquité, est sans aucun esprit de critique et semble contredire cette dénomination même d'antiquité, laquelle ne s'applique en toute propriété qu'à un monde même de vieillards ou bien à un âge avancé. Et au fait, tout ainsi que nous attendons une plus grande connaissance des affaires humaines et un jugement plus mûr d'un homme avancé en âge que d'un jeune homme, à cause de son expérience et de la multitude de choses qu'il a vues, entendues et méditées, nous sommes très disposés à croire notre siècle capable, s'il connaissait ses forces, qu'il voulût expérimenter la nature et considérer attentivement les faits, d'exécuter de plus grandes choses que les siècles antérieurs ; ce qui doit être, puisque enfin notre siècle répond à un âge plus avancé du monde et qu'il a ajouté aux expériences, aux observations des siècles qui l'ont précédé une foule d'autres expériences et observations. Et, dans cette appréciation, il faudrait bien se garder d'omettre les navigations et pérégrinations lointaines et si fréquentes de nos jours, lesquelles ont été pour nous une occasion de connaitre plusieurs choses de ce globe qui ne nous étaient pas encore tombées sous les yeux et peuvent apporter de nouvelles lumières à la philosophie. Ne serait-il pas en effet honteux pour les hommes que, si des espaces considérables du monde matériel, des terres, des mers, des constellations, ont été en ce temps découvertes et explorées dans une immense étendue, les découvertes des anciens et l'enceinte étroite où se sont débattues leurs idées fussent restées les limites du monde intellectuel ? La condition des temps en Europe, quant à l'administration des affaires publiques, n'est pas plus défavorable, l'Angleterre se trouvant augmentée, la Gaule pacifiée, l'Espagne fatiguée, l'Italie et l'Allemagne en repos; d'où il suit que l'équilibre des grandes puissances étant obtenu et l'état des nations influentes étant affermi sur sa base, les choses paraissent incliner à la paix, qui est aux sciences comme un ciel doux et serein aux productions du sol. L'état des lettres, en même temps, loin de renfermer rien de fâcheux, semble se présenter avec une certaine faveur, tant sous les auspices de l'art de l'imprimerie, inconnu des anciens, par le bienfait duquel les inventions et pensées de chacun peuvent traverser les espaces avec la rapidité de la foudre, que grâce à l'apaisement des disputes de religion, hors desquelles l'esprit humain, excédé de l'ennui qu'elles lui ont causé, va sans doute se reporter avec plus de vivacité à contempler la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu dans ses propres oeuvres. Mais s'il reste encore des personnes qui se sentent en quelque sorte entrainées par l'accord unanime et permanent des temps sur ce point vers la spéculation des anciens, ces personnes, du premier moment qu'elles jetteront un regard sévère et profond sur l'antiquité, y reconnaitront d'abord des chefs, en fort petit nombre, puis des esprits à la suite et faisant nombre; voilà tout; car les hommes qui ont passé de l'ignorance au préjugé, non à une adhésion formelle, laquelle ne se forme que par l'interposition du jugement, se sont avisés un jour de faire corps. Au surplus, cette série de temps, pour qui sait la voir, se réduit à un intervalle très resserré. En effet, de plusieurs centuries de vingt-cinq ans, portée ordinaire d'une mémoire d'homme, à peine en distingue-t-on cinq qui aient réellement servi à l'approvisionnement des sciences et en aient fécondé le domaine ; encore ce court espace de temps a-t-il été ensemencé et cultivé plutôt avec d'autres sciences qu'avec les faits de la natore elle-même. On ne compte guère en effet que trois forces nouvelles et périodes distinctes de doctrines : la première chez les Grecs, la seconde chez les Romains, la troisième dans l'occident de l'Europe ; tout le reste du temps a été envahi par des guerres ou d'autres caprices; et quant à la récolte des sciences, on ne rencontre plus autre part que landes et déserts.Tel est le résumé de mes méditations sur le temps. Je vais maintenant passer à exposer mes conjectures sur la force et la nature du hasard. Sans contredit le hasard a été le principe de beaucoup de découvertes dont la nature des choses n'a pas moins fourni l'occasion, ce qui ne veut pourtant pas dire qu'aux Nouvelles-Indes, par exemple, où le silex n'est pas en abondance, un Prométhée ne s'y fût pas produit aussi bien qu'en Europe et n'y eût pas fait sa découverte du feu de la même façon; car, dans les choses qui sont toujours là et pour ainsi dire sous la main, le hasard nous met libéralement sur la voie des découvertes; dans celles qui ne sont pas d'un usage journalier, il se montre plus avare à cet égard ; mais enfin avec le temps, avec les siècles à son service, il produit, il accouche. Et, de fait, pourquoi le hasard vieillirait-il, pourquoi s'épuiserait-il? Je n'en vois pas la raison. Mais, pensai-je, si les hommes, sans chercher et tout en s'occupant d'autre chose, ont cependant fait bien des découvertes, quelle plus ample moisson, je le demande, ne feraient-ils pas en ce genre s'ils s'avisaient de chercher, et de chercher avec ordre et méthode, et non par bond et ressaut? Effectivement, bien qu'il puisse se faire quelquefois qu'un travailleur vienne à achopper juste sur le même point dont précédemment la recherche aura en vain épuisé les forces d'un autre, c'est sans nul doute le contraire qui se voit ordinairement. Le hasard n'opère qu'a de rares intervalles, après coup et par saccades : l'art fonctionne avec suite, précision et ensemble. Je pense encore que, des découvertes déjà mises au jour, il y a lieu de tirer quelques légitimes inductions propres à faciliter notre initiation dans la partie secrète que nous n'avons pu encore atteindre. Et pourtant je suis bien sûr qu'avant que ces découvertes fussent connues et publiées, il n'était venu à l'esprit de personne d'en rien soupçonner. Les pronostics qu'on forme sur ce qui n'a pas encore émergé dans le monde se modèlent sur ceux des anciens à cet égard et sur les idées que, d'après leur nature présumée, on se forge à l'avance de ce genre de choses ; ce qui est une très trompeuse manière de spéculer, puisque ce qu'on tire de la source universelle des êtres ne suit pas toujours le cours habituel des choses. C'est ainsi, par exemple, que si, avant le phénomène de la détonation des armes de guerre, quelqu'un en eût décrit les effets et eût dit qu'on venait de découvrir une force par laquelle les remparts des villes et les plus formidables citadelles étaient, même à une grande distance, ébranlés et renversés de leurs fondements, on eût sans doute fait alors des commentaires à perte de vue sur les forces des machines de guerre et autres semblables, prodigieusement augmentées par les poids, les roues et autres moteurs de ce genre; mais, quant à l'espèce de vent de feu qui se manifeste en ce phénomène, comme dans l'hypothèse on n'en eût pas vu encore d'exemple, sinon toutefois dans les tremblements de terre et les éclats de foudre, que certainement personne n'eût supposé alors pouvoir être imités par l'art, on ne s'en serait fait absolument aucune idée. De même, si, avant la découverte du fil de soie, quelqu'un eût annoncé quelque part qu'il existait telle espèce de fil propre au tissage des vêtements et du linge, qui l'emportait de beaucoup sur le fil de lin ou de laine par sa ténuité, sa force, son éclat et sa mollesse, tout le monde l'eût aussitôt supposé provenir ou de quelque soie végétale, ou du poil délicat de certains animaux, ou du plumage et du duvet de tels ou tels oiseaux , et personne n'eût pensé au travail de tisserand exécuté chaque année en si grande abondance par un ver ; et on y eût si peu songé que si quelqu'un se fût avisé alors de faire entendre le nom ver, il eût infailliblement été tourné en ridicule, comme un homme qui eût vu dans ses réves de nouvelles toiles d'araignées. Et ainsi des autres secrets qu'enserre encore le sein de la nature, lesquels sont en grande partie propres à tromper l'imagination et fausser les calculs des hommes. Au surplus, si, au milieu des conjectures que je forme, il m'arrive de restreindre les espérances de certaines personnes quant aux découvertes à faire, en ce que, tirant ma raison à cet égard des premières données qui se présentent, je prononce que ces découvertes sont ou impossibles ou peu vraisemblables, ces personnes doivent savoir que je ne suis pas assez savant, je ne dis pas pour deviner et prédire, mais pour formuler des voeux exactement appropriés à l'état des choses. Je n'en pense pas moins que les découvertes déjà faites en ont généré d'autres, d'une nature diverse et presque contraire, qui prouvent que l'homme peut marcher sans s'en apercevoir sur le corps de nobles et importantes découvertes placées sous ses pas. En effet, de même que les découvertes de la poudre à canon, du fil de soie, de l'aiguille nautique, du sucre et autres semblables, paraissent avoir été en quelque sorte portées par les propriétés de la nature et des choses, celle de l'imprimerie ne renferme certes rien qui ne fût ostensible, presque sous la main et comme suggéré par les connaissances acquises jusqu'alors. Mais ici l'esprit humain joue tellement de malheur, et d'ordinaire il est si mal préparé à fournir cette carrière de l'invention, qu'à l'égard de bien des choses il commence par se défier de lui-même et qu'il finit peu après par se prendre en dédain , c'est-à-dire qu'il parait d'abord incroyable qu'on puisse découvrir quelque chose de semblable à ce qu'on imagine, et qu'ensuite, après que la découverte a eu lieu, il devient de nouveau incroyable que la même chose ait si longtemps pu échapper à tous les regards. Du reste, ce qui m'encourage à espérer, c'est qu'il reste encore une foule de découvertes à obtenir, je ne dis pas seulement de tentatives entièrement nouvelles, mais des acquisitions déjà faites, recevant plus d'extension et un autre genre d'application. J'ai donc accepté comme augures bons et heureux ces premiers symptômes que j'ai observés dans les arts mécaniques et dans leur marche, particulièrement rapportée à celle de la philosophie; car les arts mécaniques, comme s'ils étaient doués de quelque principe de vie, s'accroissent et se perfectionnent chaque jour, tandis que la philosophie est adorée et célébrée comme une idole qui reste là immobile. Sous la main des premiers ouvriers, ces arts se montrent rudes, informes et embarrassés, mais ils ne tardent pas à acquérir de nouvelles forces, de nouveaux avantages, à la différence de la philosophie qui, vigoureuses même dans les premiers auteurs, décline presque aussitôt après. La seule raison à donner d'une marche aussi contraire est qu'en mécnique la plupart des esprits convergent sur un seul point, et qu'en philosophie chaque esprit cherche à renverser les conceptions des autres. Que si on s'est rangé sous la bannière de tel ou tel chef philosophique, sans songer le moins du monde à étendre son oeuvre, on s'absorbe entièrement dans l'office servile de la rendre plus élégante ou plus compacte. C'est pour cela que toute philosophie, arrachée des racines de l'expérience qui la fit germer et grandir, est une chose morte. Poussé par ce genre d'idées, voici ce que je remarquai : Les procédés des arts et des sciences étant, de l'aveu de tout le monde, ou empiriques, ou rationnels, ou philosophiques, je ne vois pas que ces derniers soient encore bien engagés et bien liés : pour les esprits empiriques, ils ne savent qu'entasser et consommer, à la manière des fourmis ; quant aux rationalistes, c'est d'eux-mêmes qu'ils tirent leur toile, à la manière des araignées. Mais il est un procédé, celui de l'abeille, intermédiaire entre ces deux derniers, lequel consiste à tirer des fleurs des jardins et des champs une matière qu'elle sait ensuite, par une vertu qui lui est propre, élaborer et digérer. Or, ce système de travail ne diffère en rien de celui de la vraie philosophie, alors que, après avoir reçu de l'histoire naturelle et des expériences mécaniques une matière quelconque, elle la reporte, non pas telle quelle dans la mémoire, mais déjà changée et modifiée, dans l'intelligence. Je n'ignore pas d'ailleurs que, parmi les empiriques, il en est qui ne veulent pas passer pour de purs empiriques, et qu'il est, d'un autre côté, des dogmatiques qui ont la prétention d'être tenus pour habiles et sagaces en matière d'expérience; mais ce sont là les artifices de quelques hommes qui cherchent à capter un peu d'estime afin de l'emporter plus facilement les uns sur les autres, chacun dans son parti : au fond il y a toujours eu divorce, je dirais presque hostilité ouverte, entre ces manières de procéder. Si donc un jour elles contractent entre elles une étroite et sainte alliance, je suis, je crois fondé à en tirer les présages les plus heureux et les plus prospères. Voici, au surplus, ce que j'ai souvent eu occasion de remarquer, savoir : qu'il se dépensait pour des choses et des études, à vrai dire inutiles, une somme d'esprit, de temps, de ressources, devant l'équivalent de laquelle, consacrée à de sains et solides objets, il n'est pas de difficultés qui pût résister. Il n'est pas exact que les hommes éprouvent une espèce d'horreur devant la multitude des faits particuliers, puisque les phénomènes des ans sont comme un arsenal, où ne cessent de puiser les auteurs de systèmes qui ont une fois rompu avec l'évidence des choses. Dans tout ce qui vient d'être dit, il n'est rien qui ne tende à inspirer quelque espérance; mais la plus solide que nous puissions nourrir en ce genre nous vient des erreurs du passé, et c'est au point où nous en sommes sur la route de l'investigation que s'applique merveilleusement l'adage politique : que la considération d'un passé détestable est pour nous la garantie d'un avenir excellent. Effectivement les erreurs de ce genre, celles dans lesquelles sont tombés les anciens, venant à cesser tout d'un coup, ce à quoi nos fréquentes admonitions n'auront pas peu contribué, il en doit résulter un tout autre aspect des choses. Sans doute si, pendant l'espace de tant d'années, après avoir adopté une route, les hommes n'avaient cependant pu avancer d'un pas , il n'y aurait pas même une seule espérance à concevoir; mais comme il en est autrement, il devient alors manifeste que la diffculté git dans la matière et le sujet, lesquels sont indépendants de nous, non dans l'instrument qui est en notre pouvoir; en d'autres termes, dans les choses elles-mêmes et l'obscurité naturelle qui les enveloppe, non dans l'esprit humain et l'emploi de ses facultés. Il n'est pas moins évident que la route à parcourir n'est interceptée par aucune lourde masse ou aucun grand obstacle, mais que seulement elle est encore vierge de tout vestige humain ; qu'ainsi on peut bien, au premier moment où on la considère, éprouver un peu de frayeur de sa solitude, mais que c'est là le seul genre d'appréhension qu'elle inspire. Enfin je suis encore d'avis qu'il convient même de s'assurer si quelque léger et imperceptible souffle d'espérance ne s'exhalerait pas du nouveau continent que nous allons aborder, quoique un achoppement, un revers dans cette nouvelle carrière, n'entraîne pas pour nous les mêmes dangers que dans l'ancienne, où il y allait de la conquête ou la perte d'un grand bien, tandis qu'ici nous ne risquons qu'une toute petite oeuvre humaine. Or, de tout ce que j'ai pu dire et ne pas dire il découle, je crois, beaucoup d'espérance non seulement pour l'homme ingénieux en matière d'expérience, mais même pour celui qui ne croit que difficilement aux résultats. [18] XVIII. Maintenant que l'étude de la nature est pour nous en pleine activité, et que nous savons parfaitement ce que nous devons espérer, voyons un peu les moyens à prendre pour arriver au but. Là-dessus voici les idées générales que j'ai cru convenable d'enfermer et de resserrer dans quelques sentences claires et nettes. Il m'a semblé qu'il fallait absolument s'écarter de la voie suivie jusqu'à ce jour et se servir de la condamnation du passé comme d'un oracle pour l'avenir; il m'a semblé qu'il fallait dépouiller complétement les théories, les opinions et les notions communes; que l'intelligence libre et rase devait alors aborder à nouveau les faits particuliers, afin qu'il ne s'ouvrit pas pour le royaume de la nature d'autre route que pour le royaume des cieux, où il n'est permis d'entrer qu'avec le coeur de l'innocence; j'ai cru qu'il était bien de former comme une pépinière et d'accumuler une masse de faits particuliers qui par leur nombre, leur genre, leur certitude, leur précision, pussent nous fournir une information suffisante, et qu'il fallait tirer ces faits, soit de l'histoire naturelle, soit des expériences mécaniques, plutôt de ces derniers, parce que la nature se trahit plus pleinement quand l'art la presse et lui fait violence que lorsqu'elle est laissée en liberté. Il m'a paru que cette masse de faits devait être resserrée dans des tables, et digérée dans un ordre tel que l'intelligence pût agir sur elle et accomplir son oeuvre, si nous voulions nous modeler en cela sur l'oeuvre du Verbe divin lui-même qui n'a pu sans doute opérer sans méthode sur la masse des choses. De ces faits particuliers, enregistrés dans des tables, il ne convient nullement de passer de suite à la recherche de nouveaux faits ; ce qui du reste ne serait pas sans utilité, et formerait comme une sorte d"expérience écrite ; mais il vaut mieux formuler d'abord quelques lois générales et communes et faciliter par là le progrès naturel de l'intelligence. Il faut en même temps réprimer ce mouvement et cet élan naturel, mais mauvais, de notre esprit qui le porte à s'élancer d'un petit nombre de faits aux lois les phis hautes et les plus générales, comme sont, par exemple, celles qu'on appelle principes des arts et des sciences, et à résoudre ensuite tout le reste par une série descendante de conséquences médiates. Il vaut mieux trouver et dégager d'abord les lois les plus prochaines, ensuite les médiates, et s'élever ainsi par degrés continus, comme à l'aide d'une véritable échelle; car il en est à peu près de la route des spéculations et de l'intelligence comme de celle de la vertu dans cette fable si célèbre des anciens; cette route se bifurquait en deux branches, dont l'une, facile à l'entrée, aboutissait à des lieux inaccessibles, et l'autre; ardue et escarpée dès l'abord, se terminait en une plaine unie. Il faut donc admettre la forme d'induction qui conclut du particulier au général, de façon à ce qu'il soit démontré qu'aucun fait nouveau ne puisse venir la contredire, et éviter ainsi le double écueil de généraliser des faits trop rares et trop superficiels, et de ne chercher la science , comme dit un ancien, que dans des sphères privées, non dans la sphère générale. La seule généralisation qui doive être adoptée et admise, est celle qui ne se mesure et ne se circonscrit pas uniquement dans les faits particuliers d'où on l'a tirée, mais qui, plus large et plus compréhensive, trouve dans son ampleur et son étendue comme une caution qui la confirme par l'indication de nouveaux faits particuliers. Ainsi craignons, ou de rester enchaînés dans le cercle des faits connus, ou de ne saisir dans un embrassement trop large que des ombres et des formes abstraites. Sans doute on peut en outre faire bien des découvertes qui ne concourent pas tant au bien de la chose en soi qu'à l'abréviation du travail et à l'amélioration de la moisson intellectuelle ; mais pour juger si ces pensées sont vraies ou fausses, il faudra provoquer, s'il est besoin, les opinions des hommes et s'en tenir aux effets. [19] XIX. Ce dont je m'occupe n'est pas une simple opinion, mais une oeuvre réelle, et je crois jeter dans cette oeuvre les fondements non d'une école ou d'un système, mais d'un mouvement vaste et profondément utile. Aussi ma pensée se porte-t-elle non seulement sur les moyens de mettre à fin ce travail, mais encore sur ceux de le communiquer et de l'exposer avec tout le soin convenable. Or, je trouve que les hommes dans la science qu'ils croient avoir acquise, selon qu'ils semblent la receler en eux-mêmes ou la mettre en lumière, se montrent toujours en cela les esclaves de la vanité ou de la renommée. Ceux surtout qui proposent les choses les moins solides ont l'habitude de placer leurs idées dans une vague et douteuse lumière, afin de donner par là des voiles à leur vanité. Pour moi, je pense que j'accomplis une oeuvre qu'il serait indigne de souiller d'une ombre de vanité ou d'ambition; je crois pourtant qu'à moins d'être complétement neuf dans l'expérience des choses et des hommes, et de vouloir s'engager dans une route entièrement inexplorée, il ne faut jamais perdre de vue qu'il en est des erreurs invétérées comme des transports des maniaques dont on ne triomphe qu'à force d'art et d'adresse, mais qu' on exaspère davantage par la violence et la contrainte. C'est pourquoi je crois devoir employer la prudence et certains tempéraments, autant qu'ils peuvent se concilier avec la sincérité et la droiture, afin d'éteindre les contradictions plutôt que de les exciter. C'est dans ce but que je prépare sur la nature un ouvrage qui puisse détruire les erreurs avec le moins d'âpreté possible et arriver aux sens des hommes sans les troubler. J'atteindrai probablement ce but avec plus de facilité si j'évite de m'imposer pour guide, et si je montre et répands la lumière, comme venant de la nature, de telle sorte qu'on puisse même après cela se passer de guide. Mais comme le temps fuit et que je me trouve mêlé plus que je ne le voudrais aux affaires publiques, l'exécution de ce plan me parait longue, surtout lorsque je viens à penser à l'incertitude de la vie et au grand intérêt que j'aurais de me hâter d'établir quelque chose en lieu de sûreté. J'ai donc cru devoir suivre une marche plus simple qui, non encore essayée dans le public, pût avoir néanmoins assez de force pour conjurer l'avortement d'une conception si salutaire. Or, après avoir longuement et scrupuleusement médité et pesé la chose, j'ai décidé avant tout de proposer sur quelques sujets des tables de découvertes ou formules de légitime recherche, en d'autres termes, la matière des faits particuliers coordonnée pour le travail de l'intelligence. Cette publication sera comme un exemple et un dessein visible de l'oeuvre entière. On ne peut rien trouver, je pense, qui mette plus en lumière la vraie route de la vérité et des détours de l'erreur, qui montre plus évidemment que tout ce qu'on a allégué jusqu'à ce jour ne renferme que des mots, rien non plus qui soit plus antipathique à l'esprit d'un homme qui se méfierait au fond de son oeuvre ou qui voudrait lui imprimer plus d'honneur et de renom q'u'elle n'en mérite. Que s'il ne m'est pas donné d'achever la réalisation des pensées que je porte en projet, il est des esprits plus fermes et plus élevés qui, sans le secours de plus amples renseignements, avec les seules indications que je leur offre, peuvent par eux-mêmes présenter et conquérir la découverte du reste. Je suis d'ailleurs sur ce point à peu près de l'opinion de celui qui disait : "En voilà assez pour les esprits sages et tout ce que je pourrais dire de plus serait superflu aux yeux de ceux qui ne le sont pas." Il me semble encore qu'il est trop abrupt de commencer l'enseignement par les tables elles-mêmes, et il sera plus opportun, je crois, de présenter quelques préliminaires ad hoc, ce que je pense au reste avoir dejà fait, car tout ce que j'ai dit jusqu'à présent n'a pas d'autre but. Enfin si l'on trouve quelque chose de bon dans ce que j'ai dit ou dirai plus tard, il faut l'offrir comme le plus précieux parfum d'un sacrifice, et à Dieu, et aux hommes qui, à l'image de Dieu, font découler d'un pur amour et d'un esprit de charité le bien sur leurs frères.