[19] XIX. Ce dont je m'occupe n'est pas une simple opinion, mais une oeuvre réelle, et je crois jeter dans cette oeuvre les fondements non d'une école ou d'un système, mais d'un mouvement vaste et profondément utile. Aussi ma pensée se porte-t-elle non seulement sur les moyens de mettre à fin ce travail, mais encore sur ceux de le communiquer et de l'exposer avec tout le soin convenable. Or, je trouve que les hommes dans la science qu'ils croient avoir acquise, selon qu'ils semblent la receler en eux-mêmes ou la mettre en lumière, se montrent toujours en cela les esclaves de la vanité ou de la renommée. Ceux surtout qui proposent les choses les moins solides ont l'habitude de placer leurs idées dans une vague et douteuse lumière, afin de donner par là des voiles à leur vanité. Pour moi, je pense que j'accomplis une oeuvre qu'il serait indigne de souiller d'une ombre de vanité ou d'ambition; je crois pourtant qu'à moins d'être complétement neuf dans l'expérience des choses et des hommes, et de vouloir s'engager dans une route entièrement inexplorée, il ne faut jamais perdre de vue qu'il en est des erreurs invétérées comme des transports des maniaques dont on ne triomphe qu'à force d'art et d'adresse, mais qu' on exaspère davantage par la violence et la contrainte. C'est pourquoi je crois devoir employer la prudence et certains tempéraments, autant qu'ils peuvent se concilier avec la sincérité et la droiture, afin d'éteindre les contradictions plutôt que de les exciter. C'est dans ce but que je prépare sur la nature un ouvrage qui puisse détruire les erreurs avec le moins d'âpreté possible et arriver aux sens des hommes sans les troubler. J'atteindrai probablement ce but avec plus de facilité si j'évite de m'imposer pour guide, et si je montre et répands la lumière, comme venant de la nature, de telle sorte qu'on puisse même après cela se passer de guide. Mais comme le temps fuit et que je me trouve mêlé plus que je ne le voudrais aux affaires publiques, l'exécution de ce plan me parait longue, surtout lorsque je viens à penser à l'incertitude de la vie et au grand intérêt que j'aurais de me hâter d'établir quelque chose en lieu de sûreté. J'ai donc cru devoir suivre une marche plus simple qui, non encore essayée dans le public, pût avoir néanmoins assez de force pour conjurer l'avortement d'une conception si salutaire. Or, après avoir longuement et scrupuleusement médité et pesé la chose, j'ai décidé avant tout de proposer sur quelques sujets des tables de découvertes ou formules de légitime recherche, en d'autres termes, la matière des faits particuliers coordonnée pour le travail de l'intelligence. Cette publication sera comme un exemple et un dessein visible de l'oeuvre entière. On ne peut rien trouver, je pense, qui mette plus en lumière la vraie route de la vérité et des détours de l'erreur, qui montre plus évidemment que tout ce qu'on a allégué jusqu'à ce jour ne renferme que des mots, rien non plus qui soit plus antipathique à l'esprit d'un homme qui se méfierait au fond de son oeuvre ou qui voudrait lui imprimer plus d'honneur et de renom q'u'elle n'en mérite. Que s'il ne m'est pas donné d'achever la réalisation des pensées que je porte en projet, il est des esprits plus fermes et plus élevés qui, sans le secours de plus amples renseignements, avec les seules indications que je leur offre, peuvent par eux-mêmes présenter et conquérir la découverte du reste. Je suis d'ailleurs sur ce point à peu près de l'opinion de celui qui disait : "En voilà assez pour les esprits sages et tout ce que je pourrais dire de plus serait superflu aux yeux de ceux qui ne le sont pas." Il me semble encore qu'il est trop abrupt de commencer l'enseignement par les tables elles-mêmes, et il sera plus opportun, je crois, de présenter quelques préliminaires ad hoc, ce que je pense au reste avoir dejà fait, car tout ce que j'ai dit jusqu'à présent n'a pas d'autre but. Enfin si l'on trouve quelque chose de bon dans ce que j'ai dit ou dirai plus tard, il faut l'offrir comme le plus précieux parfum d'un sacrifice, et à Dieu, et aux hommes qui, à l'image de Dieu, font découler d'un pur amour et d'un esprit de charité le bien sur leurs frères.