[21] Dès ce moment, nous nous regardâmes comme libres, et nous n'eûmes plus aucune crainte pour l'avenir. Nous vivions fort agréablement, parcourant la ville pour y voir ce qui méritait d'être vu, ainsi qu'une partie des environs, sans passer, toutefois, les limites qui nous avaient été prescrites. Nous fîmes connaissance avec plusieurs habitants, dont quelques-uns étaient des personnages de quelque distinction. Tous nous accueillaient avec des manières si franches et si affectueuses, qu'ils semblaient disposés à recueillir dans leur sein d'infortunés étrangers; accueil qui nous faisait presque oublier ce que nous avions de plus cher dans notre patrie. Nous trouvions à chaque instant, dans cette ville, des objets dignes de notre attention, et qui nous paraissaient toujours nouveaux. Certes, s'il est un pays qui mérite de fixer les regards d'un observateur, c'est celui où nous étions alors. Un jour deux d'entre nous furent invités à voir une fête, appelée dans la langue du pays la fête de la famille; fête où tout respire la piété la plus tendre, les plus doux sentiments de la nature, et la bonté intime qui fait le vrai caractère de cette heureuse nation. Voici quels sont le sujet et la forme de cette auguste cérémonie : tout homme qui vit assez longtemps pour voir trente individus, tous issus de lui, tous vivants, et tous au-dessus de l'âge de trois ans, a droit de donner cette fête, dont le trésor public doit faire tous les frais. Deux jours avant cette fête, le père, ou le chef de la famille, appelé, dans la langue du pays, le Tirsan, invite trois de ses amis, à son choix, à le venir trouver. Le gouverneur de la ville, du bourg, en un mot, du lieu où la fête doit être célébrée, l'honore aussi de sa présence; et tous les individus de la famille (des deux sexes indistinctement) sont tenus de se rendre auprès de lui. Ces deux jours sont employés par le Tirsan à délibérer sur tout ce qui peut être utile à cette famille. S'il y a entre eux quelque procès, quelque mésintelligence, on y met fin : si quelque individu de la famille est réduit à l'indigence, ou affligé de quelque autre malheur, on pourvoit à sa subsistance, ou on lui donne tout autre genre de secours dont il peut avoir besoin : s'il y a quelques sujets vicieux et adonnés à l'oisiveté, ou à tout autre genre de vie répréhensible, il essuie une réprimande dans cette assemblée ; il y encourt une censure formelle. On s'y occupe aussi d'établir les filles nubiles, de diriger ceux qui sont en âge de prendre un état, sur le choix du genre de vie qu'ils doivent embrasser. Enfin, l'on donne, sur ces différents points, tous les ordres ou les avis nécessaires. Le gouverneur s'y trouve présent, afin d'appuyer de son autorité les décrets du Tirsan, et d'en assurer l'exécution; précaution toutefois qui est rarement nécessaire, tant cette nation sait respecter l'ordre de la nature, et est disposée à cette déférence qu'elle inspire pour la vieillesse, De plus, le Tirsan, parmi les mâles issus de lui, en choisit un qui devra désormais habiter et vivre continuellement avec lui; et qui, dès ce moment, prend le nom d'enfant de la vigne, qu'il doit toujours porter dans la suite. On verra ci-après la raison de cette dénomination et de ce titre. Le jour même de la fête, le Tirsan, après la célébration de l'office divin, s'avance sur une place spacieuse qui est devant le temple, et destinée à la cérémonie. A l'extrémité de cette place, la plus éloignée du temple, est un endroit où le terrain est un peu relevé, et où l'on monte par une seule marche. Là, près de la muraille, se trouve un fauteuil devant lequel est une table couverte d'un tapis. Au-dessus de ce fauteuil est un dais, en grande partie composé de lierre, un peu plus blanc que le nôtre, et dont la feuille, qui a quelque analogie avec celle du peuplier, connu en Angleterre sous le nom de peuplier argenté, a encore plus d'éclat; lierre qui conserve sa verdeur durant tout l'hiver. Ce dais est aussi, en partie, formé de fils d'argent et de fils de soie de différentes couleurs, qui servent à maintenir ensemble les branches du lierre. C'est ordinairement l'ouvrage des filles de cette famille; ce dais est recouvert d'un réseau délié de soie et d'argent; mais le corps du dais est proprement de lierre. Lorsqu'il est ôté et défait, les amis de la famille se font gloire d'en emporter quelques branches, et de les garder. Au moment où le Tirsan sort du temple, il est accompagné de toute sa ligne descendante ; les mâles marchant devant lui, et les femmes à sa suite. Lorsque l'individu dont cette nombreuse lignée est issue, est de l'autre sexe, alors cette femme se place à la droite du fauteuil, dans une espèce de tribune un peu élevée, et ayant une trappe sur le devant, une porte secrète, et une fenêtre garnie de carreaux de verre, dont le châssis est orné de moulures et de sculptures, en partie dorées, et en partie peintes en bleu. C'est de là qu'elle voit toute la cérémonie sans être vue elle-même. Lorsque le Tirsan est arrivé près du fauteuil, il s'y assied; et alors tous les individus de la famille se rangent près de la muraille, les uns près de lui, les autres sur les côtés de la terrasse, dans l'ordre marqué seulement par leur âge et sans aucune distinction de sexe, mais tous se tenant debout. Lorsqu'il est assis, toute la place se trouve remplie d'un peuple nombreux, mais sans bruit et sans confusion. On voit paraître, quelque temps après, à l'autre extrémité de cette place, un Taratare, qui est une espèce de Héraut, ayant à ses côtés deux jeunes garçons, dont l'un porte un rouleau de ce parchemin jaune et luisant dont nous avons parlé, et l'autre une grappe de raisin toute en or et ayant une queue fort longue. Le Héraut et les deux jeunes garçons portent des manteaux de satin bleu, ou tirant sur le vert de mer; mais celui du Héraut est broché, et se termine par une longue queue. Alors le Héraut, après avoir fait trois saluts profonds, s'avance vers la terrasse; puis il prend en main le rouleau de parchemin. Ce rouleau est une charte royale, contenant l'octroi d'une pension que le prince accorde au père de famille, avec d'autres concessions, privilèges, exemptions ou marques d'honneur. On y voit toujours cette suscription en l'orme d'adresse : A tel; etc. notre bienaimé et notre créancier; formule qu'on n'emploie jamais que pour ce seul cas : car, selon eux, le prince n'est vraiment redevable qu'à ceux qui propagent et étendent la race de ses sujets. L'empreinte du sceau apposé à cette charte est l'effigie même du roi, gravée en or et de relief: Or, quoique cette charte soit expédiée d'office et comme de droit, cependant on ne laisse pas d'en varier le style à volonté; et à raison de la dignité de la famille, du nombre de ses membres, etc. Le Héraut lit cette charte à haute voix, et, pendant cette lecture, le père, ou le Tirsan, se tient debout, étant soutenu par deux de ses enfants qu'il a choisis "ad hoc". Puis le Héraut montant sur la terrasse, lui remet en main la charte, et alors s'élèvent jusqu'aux cieux cent mille voix, qui font entendre ce cri d'allégresse, parti de tous les coeurs : "heureux, mille fois heureux, les peuples de Bensalem!" Ensuite le Héraut prend des mains de l'autre enfant la grappe de raisins, dont le pédicule, ainsi que les grains, sont d'or, comme nous l'avons dit : mais ces grains sont colorés avec beaucoup d'art. Lorsque le nombre des mâles, dans cette famille, est le plus grand, ils sont teints d'une couleur purpurine, et portent à leur sommet la figure du soleil; mais si c'est celui des individus de l'autre sexe qui l'emporte, ils sont alors d'un vert tirant un peu sur le jaune, et, portent à leur sommité, un petit croissant. Le nombre de ces grains égale ordinairement celui des individus de cette famille. Le Héraut porte aussi cette grappe au Tirsan, qui la remet à celui de ses enfants qu'il a choisi précédemment pour vivre toujours avec lui, et qui devra dans la suite, chaque fois que le chef de la famille paraîtra en public, la porter devant lui, comme une marque d'honneur : et telle est la raison pour laquelle il est appelé l'enfant de la vigne. Lorsque la cérémonie est achevée, le Tirsan se retire, et quelque temps après revient pour dîner; repas où il est seul, assis dans le même fauteuil, et sous le dais, comme auparavant. Jamais aucun de ses enfants, quel que puisse être son rang ou sa dignité, ne mange avec lui, à moins qu'il n'ait l'honneur d'être membre de l'institut de Salomon. A table, il n'est servi que par ses propres enfants; savoir : les mâles qui, en s'acquittant de ce devoir, se tiennent à genoux, tandis que les femmes de cette famille restent debout et appuyée contre la muraille. Toute cette partie de la place qui est plus basse que la terrasse, est couverte à droite et à gauche de tables où mangent les personnes que le Tirsan a invitées, et qui sont servies avec autant d'ordre que de décence. Sur la fin du repas, qui, dans les plus grandes solennités, ne dure jamais plus d'une heure et demie, on chante un hymne, dont les paroles varient au gré du génie de l'auteur qui l'a composé, car ils ont d'excellents poètes; mais le sujet de cet hymne est toujours l'éloge d'Adam, de Noé et d'Abraham; trois personnages, dont les deux premiers peuplèrent le monde, et dont le dernier fut le père des croyants. Cet hymne se termine toujours par des actions de grâces rendues à la Divinité pour la naissance du Sauveur; naissance par laquelle toutes les générations humaines furent bénies. Après le dîner, le Tirsan se retire une seconde fois, et se plaçant dans un endroit désigné, où il reste seul, il y fait une courte prière, puis il revient une troisième fois pour bénir tous ses descendants, qui alors sont debout, et rangés autour de lui, comme ils l'étaient dans la cérémonie qui a précédé. Il les appelle tous un à un, et selon l'ordre qu'il lui plaît, en changeant toutefois rarement celui de leur âge; chaque individu appellé (la table étant alors ôtée) se met à genoux devant le Tirsan, qui lui fait l'imposition des mains, en prononçant cette formule consacrée : "fils ou fille de Bensalem, écoute ma parole, celle de l'homme par lequel tu respires et jouis de la lumière; que la bénédiction du père de la vie, du prince de paix et de la colombe sacrée, reposant sur toi, multiplie les jours de ton pélérinage, et les rende tous heureux". Il parle aussi à chacun d'eux; après quoi, s'il se trouve quelques sujets de talents distingués, ou d'une éminente vertu (sujets toutefois dont le nombre ne doit pas excéder celui de deux); il les appelle une seconde fois, puis posant sa main vénérable sur leurs épaules, tandis qu'ils se tiennent debout devant lui, il leur dit d'un ton affectueux : "votre naissance, ô mes enfants! fut pour moi, pour tout Bensalem, un présent de la Divinité; c'est à elle que vous devez tout ce que vous êtes, et qu'il faut en rendre grâces : allez en paix, mes chers enfants, et persévérez jusqu'à la fin". Il ne les congédie qu'après avoir délivré à chacun d'eux une sorte de bijou, ayant la forme d'un épi de blé, que dans la suite ils devront toujours porter sur le devant de leur turban ou de leur coiffure. A cette dernière cérémonie succèdent la musique, les danses et autres genres de divertissements particuliers à cette nation, ce qui dure tout le reste du jour. Tel est l'ordre de cette fête aussi auguste qu'attendrissante. [22] Quelques jours après la célébration de cette fête, je fis connaissance avec un marchand de cette ville, appelé Joabin, liaison qui devint ensuite très étroite. Il était Juif et circoncis; car ils ont encore parmi eux quelques familles ou tribus, originaires de cette nation, établies depuis longtemps dans cette île, et auxquelles ils laissent une entière liberté, par rapport à la religion; ce qu'ils font d'autant plus volontiers, que ces Juifs de Bensalem sont d'un tout autre caractère, et animés d'un tout autre esprit que ceux des autres parties du monde ; car on sait que les autres Juifs détestent jusqu'au nom de chrétien ; qu'ils ont une haine secrète et invétérée pour les nations chez lesquelles ils vivent, et une disposition continuelle à leur nuire; au lieu que ceux-ci donnent au Sauveur du monde les qualifications les plus relevées, et sont tendrement attachés aux habitants de Bensalem. Par exemple, ce Juif même dont je parle, reconnaît habituellement que le Christ était né d'une vierge, et qu'il était d'une nature supérieure à l'humanité. Il prétendait que Dieu l'avait mis à la tête de ces Séraphins qui environnent son trône. Ils l'appelaient la voie lactée, l'Élie du Messie, et lui déféraient une infinité d'autres titres semblables ; toutes qualifications qui étaient sans doute fort au-dessous de celles qui conviennent à la divine Majesté du Sauveur, mais pourtant d'un style beaucoup plus supportable que celui dont les autres Juifs usent ordinairement en parlant du Christ. Quant aux habitants de Bensalem, ils ne tarissaient pas sur leur éloge; il aurait même voulu (d'après la tradition de je ne sais quels Juifs établis dans l'île) nous persuader que ce peuple était aussi issu d'Abraham, mais par un autre fils qu'ils appelaient Nachoran; que Moyse, par je ne sais quelle science occulte et cabalistique, avait établi les lois pleines de sagesse qui gouvernaient cette île; qu'à l'avènement du vrai Messie, et lorsqu'il siégerait sur son trône, dans Jérusalem, le roi de Bensalem serait assis à ses pieds, tandis que tous les autres potentats seraient obligés de se tenir éloignés. Mais en laissant de côté tous ces rêves judaïques, ce Juif qui me parlait ainsi, était au fond un personnage savant, d'une prudence consommée, et parfaitement instruit des lois; et des coutumes du pays où nous étions. Dans un de nos entretiens, je lui témoignai la vive impression qu'avait faite sur moi la description de cette fête appelée la fête de la famille, qu'ils célébraient de temps en temps, et à laquelle deux d'entre nous avoient été invités; lui assurant que je n'avais jamais oui parler d'aucune cérémonie où les plus respectables et les plus doux sentiments de la nature présidassent d'une manière plus marquée : et comme la propagation des familles est une conséquence naturelle de l'union conjugale, je le priai d'entrer avec moi dans quelques détails sur les lois et les coutumes qu'ils observaient par rapport au mariage, et de m'apprendre s'ils étaient fidèles à cette union si sainte; s'ils se contentaient d'une seule épouse; car, ajoutai-je, les nations aussi jalouses de favoriser la population que celle-ci semble l'être, tolèrent ordinairement la polygamie. A toutes ces questions, il me fit la réponse suivante : « ce n'est pas sans raison, mon cher ami, que vous exaltez si fort l'institution de cette fête de la famille; car une expérience continuelle nous a appris que les familles qui ont le bonheur de participer aux bénédictions que cette fête répand sur elles, fleurissent et prospèrent ensuite d'une manière plus sensible que toutes les autres : mais daignez me prêter votre attention, et je vous apprendrai du moins tout ce que je sais sur ce point. Vous saurez d'abord qu'il n'est pas, sous les cieux, de nation plus chaste et plus exempte de toute souillure, que celle de Bensalem; et si je voulais la bien caractériser, je l'appellerais la vierge de l'univers. Je me souviens d'avoir lu dans un de vos auteurs, qu'un saint ermite de votre religion ayant souhaité de voir, sous une forme corporelle, l'esprit de fornication, un nain extrêmement noir et difforme lui apparut à l'instant. Mais je ne doute point que s'il eût aussi souhaité de voir l'esprit de chasteté qui anime cette heureuse nation, il ne lui eût apparu sous la forme d'un ange de la plus grande beauté; car je ne connais, parmi les mortels, rien de plus beau, ni de plus digne d'admiration, que la pureté des moeurs de ce peuple. Aussi ne voit-on chez eux aucun lieu de prostitution, point de femmes publiques, ni rien qui en approche. Je dirai plus : ils sont fort étonnés, et même indignés, d'apprendre qu'en Europe vous tolériez un si infâme abus : ils prétendent que, par cette tolérance, vous avez, en quelque manière, destitué le mariage, et l'avez empêché de remplir sa vraie destination, attendu que le mariage est un remède ou un préservatif contre les funestes effets de la concupiscence illicite ; et que la concupiscence est un aiguillon naturel qui, de lui-même, porte assez au mariage. Mais lorsque les hommes trouvent sous leur main un remède plus agréable à leurs passions dépravées, ils dédaignent presque toujours le mariage. Voilà pourquoi l'on voit parmi vous une multitude d'individus qui préfèrent un célibat impur au saint joug du mariage, et dans le petit nombre de ceux qui se marient, la plupart encore prennent-ils fort tard ce parti; ils attendent, pour s'imposer ce joug, que leur première vigueur soit épuisée, et que la fleur de leur jeunesse soit flétrie ; encore, lorsqu'ils prennent enfin une épouse, qu'est-ce au tond qu'un tel mariage, sinon une sorte de trafic, ou de marché, où l'on n'envisage que la dot et la fortune, ou le crédit de ceux auxquels on s'allie, et la considération qu'on peut acquérir soi-même par ce moyen ? vues intéressées auxquelles se joint tout au plus quelque desir d'avoir des héritiers; desir toutefois si faible, qu'il approche fort de l'indifférence; toutes vues, toutes fins bien opposées à cette union si sainte de l'homme et de la femme, qui fut, à l'origine des choses, la véritable fin de l'institution du mariage; et il ne se peut que des hommes, qui ont consumé la plus grande partie de leurs forces dans des jouissances si honteuses, et dont la substance est déjà corrompue, attachent beaucoup de prix au bonheur d'avoir une postérité, et aient autant de tendresse pour leurs enfants (qui sont une émanation de cette substance dépravée), que des hommes qui, en vivant chastement, ont conservé toute leur vigueur, en ont pour les leurs. Mais le mariage est-il du moins un remède tardif à ces désordres, comme il doit en être un, s'il est vrai que ce soit par une nécessité réelle qu'on les tolère? Point du tout; ces désordres, même après le mariage, subsistent, pour lui faire une sorte d'affront. Le commerce criminel et honteux avec des prostituées, on ne le punit pas plus dans les gens mariés que dans les célibataires. Un goût dépravé pour le changement et pour les caresses étudiées des courtisanes, qui ont su réduire en art le crime et l'impureté même, rend le mariage insipide, et le fait regarder comme une sorte de tribut et d'imposition. Ils ont oui dire que vous tolériez cet abus, pour éviter de plus grands maux, tels que les avortements, les adultères, les viols, la pédérastie, et autres semblables; mais ils qualifient de fausse prudence une telle précaution; et une tolérance de cette espèce leur paraît fort semblable à celle de Loth qui, pour épargner un affront à ses hôtes, prostitua ses filles: ils soutiennent qu'on gagne très peu par cette tolérance criminelle; que les vices et les passions corrompues, dont on craint les effets, n'en subsistent pas moins, et même se multiplient: il en est, disent-ils, d'un désir immodéré, ou illicite, comme du feu; en l'étouffant tout à coup, on peut parvenir à l'éteindre; mais, pour peu que vous lui donniez d'air, il agit avec une sorte de fureur. Quant à la pédérastie, ce crime leur est inconnu, et ils ignorent jusqu'à son nom. Cependant on ne voit en aucune contrée d'amis aussi tendres et aussi constants que dans celle-ci; en un mot, comme je l'ai observé d'abord, les histoires que j'ai lues ne font mention d'aucun peuple aussi chaste que celui-ci : ils ont même coutume de dire à ce sujet, que tout individu qui viole les lois de la chasteté, cesse de se respecter lui-même: car leur sentiment est que ce respect pour soi-même est, après la religion, le plus puissant frein du vice. [23] Après cette observation, l'honnête Juif se tut; j'étais plus disposé à le laisser parler, qu'à parler moi-même; cependant, comme il me paroissait peu conviable de garder le silence tandis qu'il se taisait, je me contentai de cette courte réflexion: je puis vous dire actuellement, mon cher ami, ce que la veuve de Sarrepta dit au prophète Elie, que vous êtes venus pour nous ruppeller le souvenir de nos fautes; car j'avoue ingénument que la justice de Bensalem l'emporte infiniment sur la justice de l'Europe. A ce discours, il s'inclina un peu, et continua ainsi : [24] « Ils ont des lois fort sages relativement au mariage; ils ne tolèrent pas la polygamie. Il n'est pas permis à deux personnes de se marier, ni de faire aucun contrat tendant à ce but, sans avoir pris, pour se connaître, au moins un mois, à dater de leur première entrevue. Lorsque deux personnes se marient sans le consentement de leurs parents, leur coutume n'est point de rompre ce mariage, on ne les punit que dans leurs héritiers; les enfants provenus d'un tel mariage, n'héritant que du tiers des biens de leurs parents. J'ai lu, dans les écrits d'un de vos philosophes, la description d'une république imaginaire, où les deux futurs, avant de contracter ensemble l'union indissoluble, ont permission de se voir l'un et l'autre dans un état de parfaite nudité; cette nation-ci condamne un tel usage; un rebut, après une telle visite réciproque qui suppose la plus grande familiarité, devenant un affront. Mais comme l'une ou l'autre des deux personnes à marier pourrait avoir quelques défauts secrets, pour prévenir le dégoût et la froideur qui en seraient la suite, on a recours à un expédient plus honnête et plus décent. Près de chaque ville, on voit deux pièces d'eau, appelées les étangs d'Adam et d'Ève, où deux amis, l'un pour le jeune homme, l'autre pour la jeune personne, peuvent, sans être vus eux-mêmes, les examiner tandis qu'ils s'y baignent. Notre entretien fut tout à coup interrompu par une sorte de courrier, portant une veste fort riche, et qui vint parler au Juif. Celui-ci, se tournant vers moi, me dit : vous voudrez bien m'excuser, on me demande pour une affaire pressée qui m'oblige de vous quitter. [25] Le lendemain matin, m'étant venu retrouver, il me dit, d'un air satisfait : "vous êtes plus heureux que vous ne pensez; on annonça hier au gouverneur de cette ville, l'arrivée d'un des membres de l'institut de Salomon; il sera ici d'aujourd'hui en huit; i1 y a douze ans que nous n'avons vu aucun de ces personnages : celui-ci fera son entrée publiquement; mais on ignore le vrai motif de son retour : je tâcherai de procurer, à vous et à vos compagnons, des places commodes pour voir ce spectacle." Je le remerciai, en lui disant que cette nouvelle me causait la même joie qu'à lui. [26] Au jour marqué, le personnage attendu fit en effet son entrée : c'était un homme entre deux âges, de taille moyenne, et d'un extérieur vénérable. Sa physionomie, un peu mélancolique, annonçait une âme douce et généreuse; on y voyait l'expression caractérisée de la tendre commisération; son vêtement extérieur était une robe à manches fort larges, d'un beau noir, et surmontée d'un chaperon (d'une tête de cape) ; celui de dessous, qui tombait jusqu'aux pieds, était d'un lin extrêmement fin et d'une blancheur éclatante, ainsi que sa ceinture et sa cravate. Ses gants surtout attiraient l'attention, par le grand nombre de pierreries dont ils étaient ornés : sa chaussure était d'un velours violet. Il avait la partie inférieure et latérale du cou découverte jusqu'aux épaules. Il était coiffé d'une sorte de bonnet dont la forme avait quelque analogie avec celle d'un casque (ou d'un pot en tête), et au- dessous duquel tombaient avec grâces ses cheveux qui étaient noirs et bouclés. Sa barbe, qui était de même couleur, mais un peu plus claire, avait une forme circulaire (arrondie). Il était dans une espèce de litière supportée par deux chevaux, dont le harnois et la housse étaient d'un velours bleu broché d'or. Aux deux côtés de cette litière, marchaient deux valets-de-pied ou coureurs, dont la veste était de même étoffe. La caisse de cette litière était de bois de cèdre doré et orné de bandes de cristal; avec cette différence toutefois que le panneau de devant était enrichi de saphirs enchâssés dans une bordure d'or; et celui de derrière, d'émeraudes enchâssées de même. Au milieu de l'impériale, on voyait briller un soleil d'or et rayonnant, au-devant duquel était une figure d'ange, de même métal, et dont les ailes étaient déployées. La caisse était entièrement revêtue d'un brocard d'or à fond blanc.. Elle était précédée de cinquante hommes, tous dans la fleur de la jeunesse; tous ayant des tuniques fort larges de satin blanc, qui descendaient jusqu'à la moitié des jambes, et des bas de soie de même couleur. Leurs chaussures étaient de velours bleu, et leurs chapeaux, de même étoffe, étaient garnis d'un plumet qui en faisait le tour. Immédiatement devant la litière, marchaient, tête nue, deux hommes vêtus d'une espèce d'aube, d'un lin très fin, et d'une blancheur éclatante, qui descendait jusqu'aux pieds, et dont la ceinture, ainsi que la chaussure, étaient de velours bleu : l'un portait une croix, et l'autre un crosse pastorale, assez semblable à celle d'un évêque : ces deux attributs n'étaient point de métal, comme à l'ordinaire, mais la croix était d'un bois balsamique, et la crosse de bois de cèdre. Dans cette entrée, on ne voyait personne à cheval, ni devant, ni derrière la litière; précaution qu'on avait sans doute prise pour éviter toute confusion et tout accident. Derrière la litière, marchaient les magistrats et les principaux officiers des corporations de la ville. Le personnage qui faisait son entrée, et qui était seul assis dans la voiture, avait sous lui un coussin d'une sorte de peluche bleue et fort belle; et sous ses pieds un tapis de soie semblable à une perse, mais beaucoup plus beau. Lorsqu'on eut commencé à marcher, il ôta le gant de sa main droite, et l'étendant hors de la litière, il bénissait le peuple partout où il passait, mais en silence. On ne voyait dans cette entrée ni tumulte, ni confusion. La litière et tout le cortège trouvaient partout le passage parfaitement libre. Le peuple, qui affluait sur toutes les places et dans toutes les rues, s'y trouvait rangé avec autant d'ordre qu'une armée en bataille : ceux mêmes d'entre les spectateurs qui se tenaient aux fenêtres, y avaient un maintien décent et respectueux; chacun semblait être â son poste. Lorsque l'entrée fut finie, le Juif me dit : « je n'aurai pas le plaisir de vous voir ces jours-ci comme à l'ordinaire, et comme je le souhaiterais; le gouvernement de cette ville m'ayant donné une fonction qui m'obligera de me tenir continuellement près de ce grand personnage. »Trois jours après, étant venu me retrouver, il me dit : "vous êtes plus heureux que vous ne pouviez l'espérer; le membre de l'institut de Salomon ayant appris votre arrivée ici, m'a chargé de vous dire qu'il trouvait bon que vous fussiez tous introduits en sa présence, et qu'il aurait de plus un entretien particulier avec un de vous, à votre choix; ce sera après demain : et comme il se propose de vous donner ce jour-là sa bénédiction, son intention est que vous vous présentiez dans la matinée. Nous nous présentâmes en effet au jour et à l'heure prescrits. Je fus choisi , par mes compagnons, pour l'entretien particulier. Nous le trouvâmes dans un salle de fort belle apparence, ornée d'une tapisserie et d'un tapis magnifiques. Il n'y avait point de marche à monter pour arriver jusqu'à lui. Il était assis sur une espèce de trône assez bas et richement orné. Au dessus était un dais de satin bleu broché d'or. Il était seul, à la réserve de deux pages, ou valets-de-pied, qui se tenaient à ses côtés pour lui faire honneur. Son vêtement de dessous était précisément le même que le jour de son entrée; mais, par dessus, au lieu d'une robe, il ne portait qu'un simple manteau d'un beau noir, attaché sur les épaules, et surmonté d'une tête semblable à celle d'une cape. En entrant, nous le saluâmes très respectueusement, comme on nous en avait averti. Lorsque nous fûmes près du trône, il se leva, tira le gant de sa main droite, et nous donna sa bénédiction. Ensuite nous approchant tous successivement, nous baisâmes le bas de sa cravate; après quoi, tous les autres s'étant retirés, je restai seul avec lui. Il fit signe aux deux pages de se retirer aussi ; puis m'ayant ordonné de m'asseoir près de lui, il me parla ainsi en espagnol : [27] «Dieu répande sur toi sa bénédiction, mon cher fils; mon dessein est de te faire présent du diamant le plus précieux que je possède, et en considération de cet amour que nous devons à l'Être suprême et à nos semblables, je vais t'instruire de la noble constitution de l'institut de Salomon. Et, dans cet exposé, mon cher fils, j'observerai l'ordre suivant: 1°. Je te ferai connaître le véritable but de cette fondation. 2°. Les instruments et les dispositions à l'aide desquels nous exécutons tous nos ouvrages. 3°. Les différentes fonctions attribuées aux membres de notre société. 4°. Nos rits, nos statuts et nos coutumes. [28] Le but de notre établissement est la découverte des causes, la connaissance de la nature intime des forces primordiales, et des principes des choses, en vue' d'étendre les limites de l'empire de l'homme sur la nature entière, et d'exécuter tout ce qui lui est possible. [29] Quant à nos dispositions et à nos instruments, nous avons des souterrains d'une grande capacité et de différentes profondeurs; la hauteur des plus profonds étant de six cents brasses. Quelques-uns sont creusés sous de hautes montagnes; en sorte que ces cavités, en ajoutant à l'excavation faite dans la montagne même, celle qu'on a faite au dessous d'un rez-de-chaussée peut avoir trois milles de profondeur. Car la hauteur de la montagne, comptée depuis le sommet jusqu'au pied, et la profondeur de la cavité comptée depuis le rez-de-chaussée, sont pour nous la même chose, l'effet de l'une et de l'autre étant également de soustraire les corps à l'action du soleil, à celle des rayons des différents corps célestes, et à celle de l'air extérieur. Nous appelions ces souterrains la région inférieure. Ils nous servent à coaguler, à durcir, à refroidir, ou à conserver des corps de différente espèce. Nous les employons aussi pour imiter les minéraux et les fossiles naturels, et à produire de nouveaux métaux artificiels, à l'aide de compositions et de matières préparées "ad hoc", et tenues ensevelies dans ces souterrains, pendant un grand nombre d'années. Enfin, ce qui pourra vous paraître étonnant, ces cavités nous servent pour guérir certaines maladies, et pour prolonger la vie de certains individus; espèces d'ermites qui se sont déterminés d'eux-mêmes à vivre dans ces lieux, qui s'y trouvent pourvus de tout ce qui peut leur être nécessaire, et qui sont en effet très vivaces. Nous tirons d'eux bien des lumières, que nous ne pourrions nous procurer par tout autre moyen. [30] A quoi il faut ajouter d'autres cavités où sont déposées différentes espèces de ciments et de terres, à peu près comme les Chinois tiennent enfouie, pendant plusieurs années, celle qui est la base de leur porcelaine. Mais nous sommes mieux assortis qu'eux en ce genre; et nous en fabriquons de plusieurs espèces qui sont plus fines et plus belles que la leur. Nous avons aussi différentes espèces d'engrais et de compositions de terres destinées à augmenter la fécondité du sol.