[0] LA NOUVELLE ATLANTIDE. [1] A notre départ du Pérou, contrée où nous avions séjourné pendant une année entière, nous fîmes route vers la Chine et le Japon, par !a mer pacifique, et ayant des vivres pour un an. Nous eûmes, pendant cinq mois, des vents favorables de la partie de l'est, quoique un peu faibles; puis ils sautèrent à l'ouest, et y restèrent fixés pendant fort longtemps. Nous ne faisions alors que très peu de chemin; et ennuyés d'une si longue traversée, nous étions quelquefois tentés de retourner au Pérou : mais ensuite il s'éleva des vents de sud tenant un peu de l'est; et qui, malgré tous nos efforts pour tenir le vent, nous poussèrent fort avant vers le nord. Enfin, les vivres vinrent à nous manquer tout-à-fait, quoique nous eussions eu grand soin de les ménager : alors nous voyant isolés, au milieu d'une mer immense et, sans vivres, nous nous regardâmes comme perdus et nous nous préparâmes tous à la mort. Cependant nous nous mîmes un jour tous en prières, élevant nos coeurs vers l'Être suprême, notre dernière et notre unique ressource. Vers le soir du lendemain, nous aperçûmes, à quelque distance, vers le nord, et fort près de l'horizon, une noirceur semblable à des nuages épais et fixes. Jugeant que ce pouvait être la terre, nous reprîmes un peu courage, sachant assez que cette mer si vaste, qui était encore presque toute inconnue, pouvait avoir des îles, et même des continents qui n'eussent pas encore été découverts. Ainsi nous gouvernâmes, durant toute la nuit, vers le point où la terre avait paru se montrer. En effet, à la pointe du jour nous découvrîmes très distinctement une terre basse et couverte de bois ; ce qui était la vraie cause de cette couleur sombre que nous avions aperçue la veille. Après avoir fait voile encore pendant une heure et demie, nous entrâmes dans un port qui nous parut très sûr. Ce port tenait à une ville d'une grandeur médiocre, mais de fort belle apparence, surtout du côté de la mer. Nous comptions tous les instants où nous restions éloignés de la terre. Nous portâmes donc droit vers la côte, et nous mouillâmes fort près du rivage. Déja nous nous préparions à débarquer dans nos bateaux; mais nous vîmes aussi-tôt quelques habitants, tenant en main des cannes avec lesquelles ils nous firent signe de ne pas aborder; défense toutefois qui ne fut accompagnée d'aucun geste menaçant. Cependant cette défense ne laissa pas de nous jeter dans le découragement, et nous délibérâmes sur ce que nous avions à faire. Pendant cette délibération, nous vîmes venir vers nous un petit bateau portant environ huit personnes, dont une avait à la main une verge semblable à celle d'un huissier, et teinte en bleu à ses deux extrémités. Ce personnage monta sur notre bord avec un air de confiance et de sécurité. Un de nous s'étant avancé vers lui, il tira de son sein un petit rouleau de parchemin, plus jaune que le nôtre, mais plus éclatant, et aussi uni que les feuilles de ces tablettes qui servent pour écrire, mais d'ailleurs flexible et moëleux. Il le remit à celui qui s'était avancé, et nous y trouvâmes cet ordre écrit en langue hébraïque ancienne, en grec ancien aussi, en latin assez pur, et en espagnol : « Que personne de votre équipage ne descende à terre; dans seize jours, à dater d'aujourd'hui, vous quitterez cette côte, à moins qu'on ne vous permette de faire un plus long séjour. En attendant, si vous avez besoin d'eau douce, de vivres, de remèdes, ou d'autres secours pour vos malades; enfin, si votre vaisseau a besoin d'être radoubé, faites-nous connaître par écrit tous ces besoins; nous nous ferons un devoir de vous accorder tout ce qui vous sera nécessaire, et comme l'exige de nous la loi commune de » l'humanité. » [2] Ce rouleau portait l'empreinte d'un sceau; on y voyait deux ailes de chérubin, non déployées, comme elles le sont ordinairement, mais baissées, et surmontées d'une petite croix. Celui qui nous avait délivré cet ordre, retourna aussitôt au rivage, et nous laissa un seul domestique pour rapporter notre réponse. Nous délibérâmes encore sur ce sujet, et nous fûmes d'abord dans une grande perplexité. D'un côté, cette défense de débarquer, et cet ordre de quitter si promptement la côte, nous inquiétaient et nous affligeaient; de l'autre, considérant que cette nation savait plusieurs langues étrangères, et qu'elle était pleine d'humanité, nous nous rassurâmes un peu. Mais ce qui nous rassurait le plus, c'était cette croix que nous avions vue sur l'empreinte du sceau, ce qui était pour nous d'un assez heureux présage. Notre réponse, connue en espagnol, fut que notre vaisseau était en assez bon état, vu que nous avions plutôt essuyé des calmes et des vents contraires, que des tempêtes; mais que nous avions beaucoup de malades à bord, et que si l'on ne leur permettait pas de descendre à terre; leur vie pourrait être en danger. Sur ce même écrit, nous spécifiâmes tous nos autres besoins, en ajoutant que nous avions encore quelques marchandises, et que s'il plaisait aux habitants de s'accommoder d'une partie, nous paierions ainsi tout ce qu'on nous fournirait, notre intention étant de ne leur être point incommodes. Nous offrîmes au domestique quelques ducats pour lui, et une pièce de velours cramoisi pour l'officier qui avait apporté l'ordre; mais il refusa nos présens, et ne daigna pas même les regarder. Il nous quitta aussitôt, et s'en retourna dans un autre bateau qu'on lui avait expédié exprès. [3] Environ trois heures après avoir délivré notre réponse, nous vîmes paraître un personnage qui avait l'air d'un magistrat. Il était vêtu d'une longue robe de camelot, d'un bleu beaucoup plus éclatant que le nôtre, et dont les manches étaient fort larges. Il était coiffé d'un turban de forme très élégante, mais plus petit que ceux des Turcs, et au dessous duquel tombaient avec grâce ses cheveux qui étaient bouclés; son air et son maintien étaient imposants. Dans son bâteau, qui était en partie doré, on ne voyait avec lui que quatre personnes; mais il était suivi d'un autre qui en contenait une vingtaine. Lorsqu'il fut à une portée de fusil du vaisseau, on nous fit signe, de son bâteau, de venir au devant de lui avec quelques-uns des nôtres; ordre auquel nous obéîmes, en envoyant aussitôt dans le canot le lieutenant avec quatre hommes de l'équipage. Lorsque notre bâteau fut à une portée de pistolet du sien, nous reçûmes ordre de nous arrêter, ce que nous fîmes sur-le-champ. Alors ce personnage dont j'ai parlé, se leva; et élevant la voix, nous demanda en espagnol si nous étions chrétiens. Nous répondîmes hardiment que nous l'étions; cette croix que nous avions vue sur l'empreinte du sceau, nous ayant ôté toute crainte à cet égard. A cette réponse, élevant sa main vers le ciel et la rapprochant latéralement de sa bouche, geste qu'ils font ordinairement en rendant grâces à Dieu, il nous dit : "Si vous affirmez tous avec serment que vous n'êtes point des pirates, et que depuis quarante jours vous n'avez pas répandu le sang humain, soit injustement, soit même justement, on vous permettra de descendre à terre". Nous répondîmes que nous étions tous prêts à faire le serment qu'il exigeait. Un des quatre hommes de son cortège, qui paraissait être un greffier, écrivit aussitôt notre réponse. Puis un autre personnage de son cortège, après que le chef lui eut dit quelques mots à l'oreille, éleva la voix, et nous parla ainsi : "Voici ce que monseigneur (ici présent) m'ordonne de vous dire ; ce n'est ni par orgueil, ni par mépris qu'il ne monta pas sur votre bord; voici ses raisons pour ne pas vous approcher : votre réponse par écrit dit que vous avez à bord beaucoup de malades, et le conservateur de la santé de cette ville lui avait recommandé de se tenir toujours à une certaine distance en vous parlant". Nous lui répondîmes, après nous être inclinés profondément, que la conduite qu'il avait tenue avec nous jusques-là, était pleine d'égard et d'humanité; que l'attention même qu'il avait de nous rendre raison de ses précautions, était une nouvelle preuve de sa bonté; mais que nous avions lieu de croire que la maladie de nos gens n'était pas contagieuse. Sur cette réponse, il nous quitta et retourna à terre. Quelque temps après, le greffier vint à bord; il tenait à sa main un fruit particulier à cette contrée, assez semblable à une orange, mais d'un jaune tirant davantage sur le rouge, et d'une odeur très suave: c'était sans doute un préservatif dont il s'était muni, au cas que nous eussions quelque maladie contagieuse. Il nous délivra la formule du serment, que nous fîmes aussitôt, et qui commençait ainsi : "Au nom de Jésus, fils de Dieu, et par ses mérites", etc. Il nous prévint aussi que le lendemain matin on viendrait nous chercher, pour nous conduire à l'hospice destiné aux étrangers, où nous trouverions tout ce qui nous serait nécessaire, soit aux malades, soit à ceux qui étaient en santé. Après quoi il prit congé de nous ; et comme nous essayâmes de lui faire accepter quelques pièces d'or, il nous répondit, en souriant, qu'il n'était pas dans l'usage de recevoir deux salaires pour une seule besogne; ce qui signifiait sans doute qu'il était salarié par l'état, et qu'il se contentait de ses appointements; car j'appris dans la suite qu'ils qualifient d'homme à double salaire, tout fonctionnaire public qui reçoit des présents. [4] Le lendemain matin nous vîmes paraître le même officier qui, la veille, au moment où nous nous disposions à descendre à terre, nous avoit fait signe de ne pas débarquer. Il nous dit qu'il était chargé de nous conduire à l'hospice des étrangers, et qu'il était venu exprès de très bonne heure, afin que nous eussions la journée entière pour notre débarquement et nos autres opérations : "mais, si vous voulez bien m'en croire, ajouta-t-il, vous enverrez quelques-uns d'entre vous, pour voir le lieu qui vous est destiné, et afin de pouvoir nous dire vous-mêmes ce que nous pourrions faire pour l'accommoder à votre usage; après quoi, vous débarquerez vos malades et le reste de l'équipage. Nous le remerciâmes, en lui disant que Dieu daignerait sans doute récompenser lui-même les soins qu'ils voulaient bien prendre de malheureux étrangers; en conséquence, six d'entre nous furent nommés pour le suivre. Lorsque nous fûmes à terre, il commença à marcher devant nous, après s'être retourné un instant vers nous et nous avoir dit : "Je suis à vos ordres, et je vais vous servir de guide". Il nous fit traverser trois belles rues, et dans tous les endroits où nous passions, nous trouvâmes un peuple nombreux, mais qui paraissait moins être attiré par la curiosité, qu'être venu pour nous recevoir et nous saluer. Leurs gestes et leur maintien avaient je ne sais quoi de civil et d'obligeant ; quelques-uns même, à mesure que nous passions prés d'eux, ouvraient un peu les bras en les étendant vers nous; geste qui parmi eux signifie : salut, soyez le bien venu. Cet hospice des étrangers est une maison spacieuse et de fort belle apparence. Elle est bâtie en briques un peu plus bleues que les nôtres. Elle est percée de belles fenêtres, dont les carreaux sont ou de verre ou d'une forte batiste huilée. Nous ayant fait entrer dans le parloir, qui était une fort belle salle, à laquelle on montait par quelques marches, il nous demanda combien nous étions en tout, et quel était le nombre de nos malades; nous répondîmes que nous étions en tout cinquante un, et que nous avions dix-sept malades. Il nous pria de patienter un peu, en attendant qu'il fût de retour. Etant revenu environ une heure après, il nous invita à venir voir les chambres qui nous étaient destinées. Il y en avait dix-neuf en tout ; il nous parut que, suivant leur idée, les quatre plus belles étaient réservées pour l'état-major, dont chaque membre devait en avoir une pour lui seul, et que les quinze autres étaient pour le reste de l'équipage, sur le pied d'une pour deux hommes. Ces chambres étaient toutes fort propres, fort claires, et assez bien meublées. Ensuite il nous conduisit dans une longue galerie, assez semblable à un dortoir de couvent, où il nous fit voir dix-sept cellules également propres, ayant des cloisons de bois de cèdre, mais toutes du même côté, l'autre n'étant qu'une espèce de corridor bien éclairé. On voyait dans ce dortoir, quarante cellules toutes semblables; c'était beaucoup plus qu'il ne nous en fallait; mais il paraît que c'étoit une espèce d'infirmerie à l'usage des étrangers. Il nous dit qu'à mesure que chacun de nos malades se rétablirait, on les ferait passer dans une chambre; attendu qu'outre celles que nous avions vues, il y en avait dix autres de réserve, et destinées à cela. Après quoi, nous ayant fait revenir dans le parloir, il leva un peu sa canne, geste qu'ils font toujours lorsqu'ils veulent donner quelque ordre ; et il nous dit : [5] "Je dois vous avertir que, pour vous conformer aux lois de ce pays, passé aujourd'hui et demain, temps qui vous est accordé pour faire débarquer tout votre monde, vous devez vous tenir pendant trois jours dans cette maison, et n'en point sortir du tout. Mais cet ordre ne doit point vous inquiéter, ni vous faire regarder cet hospice comme une espèce de prison; c'est pour votre propre avantage qu'on vous le donne; on veut seulement que vous vous reposiez, et que vous jouissiez de toute la tranquillité qui vous est nécessaire. Il ne vous manquera rien; on a eu soin de laisser six homnses du pays pour vous servir. Si, durant tout ce temps-là, vous avez quelque chose à faire dire, ou à tirer du dehors, commandez hardiment; ils sont à vos ordres, et s'empresseront de satisfaire vos moindres desirs." [6] Nous le remerciâmes d'un ton très affectueux et avec le respect que nous inspiraient de si généreux procédés. La bonté divine, nous disions-nous, se manifeste dans cette heureuse contrée. Nous nous hasardâmes aussi â lui offrir une vingtaine de piéces d'or ; mais il nous répondit : "non, je vous remercie; il ne serait pas juste que je fusse payé deux fois"; et alors il nous quitta. Aussitôt on nous servit le dîner, composé de mets tous excellents - dans leur espèce, et tels qu'on n'en voit point de semblables en Europe, dans les maisons régulières et les plus richement dotées. Nous eûmes aussi trois sortes de boissons, savoir : du vin proprement dit, une liqueur extraite de quelque grain et analogue à la bière, mais plus limpide; enfin, une sorte de cidre fait avec un fruit particulier à ce pays; toutes liqueurs aussi agréables que rafraîchissantes. On nous apporta encore une grande quantité de ces oranges rougeâtres dont nous avons parlé; elles étaient destinées à nos malades, et on nous les donna comme un remède éprouvé pour toutes ces maladies qu'on peut contracter à la mer. On y joignit une boîte remplie de pillules grises ou blanchâtres, en nous recommandant d'en faire prendre une à chacun d'eux tous les soirs avant de se mettre au lit, et en nous assurant qu'elles hâteraient leur rétablissement. Le lendemain, lorsque nous fûmes débarrassés de tout le travail nécessaire pour mettre à terre nos malades et nos effets, je rassemblai tous nos gens, et je leur parlai ainsi : "Frères et amis, tâchons de réfléchir un peu sur nous-mêmes et de nous faire une juste idée de notre situation : nous voilà sans doute sortis, pour ainsi dire, du ventre de la baleine comme Jonas, et déposés à terre ; mais, quoique nous soyons à terre, nous sommes encore entre la vie et la mort ; car nous sommes à une distance prodigieuse, soit de l'ancien monde, soit du nouveau : pourrons-nous jamais retourner en Europe ? c'est ce que nous ignorons, et ce que Dieu seul peut savoir : il a fallu une espèce de miracle pour nous amener ici ; il en faut un second pour nous en tirer. Ainsi, par la double considération du danger dont nous sommes délivrés, et de celui où nous sommes encore, élevant nos coeurs et nos pensées vers la divinité, tâchons de redresser nos sentiers et de nous réformer. De plus, nous sommes dans un pays vraiment chrétien, environnés d'hommes pleins de religion et d'humanité. Conduisons-nous de manière à n'avoir pas à rougir devant eux; et si nous n'avons pas la force de nous corriger réellement, ayons du moins la prudence de leur cacher nos vices et nos défauts. Ce n'est pas tout; un ordre intimé sans doute avec beaucoup d'égard et de civilité, mais formel, nous a confinés pour trois jours dans cette maison : qui sait si leur intention, en nous retenant ici, ne serait pas de nous tâter, de nous étudier, de connaître nos moeurs et nos maximes, pour savoir comment ils doivent nous traiter; bien déterminés à nous chasser aussitôt, s'ils les trouvent mauvaises. Ces six hommes qu'on a laissés pour nous servir, sont peut-être autant d'espions; ils auront les yeux sur nous, et nous observeront sans cesse. Ainsi, pour peu que nous pensions au salut de nos âmes et de nos corps, conduisons-nous de manière à être en paix avec Dieu, et à trouver grâces aux yeux de cette excellente nation. » Tous nos gens avaient été fort attentifs à mon discoure; il n'y eut parmi eux qu'une voix pour me remercier de ces salutaires avis ; tous m'assurèrent qu'ils ne perdraient pas un instant de vue cet avertissement, et me promirent de se conduire honnêtement, décemment, et de manière à ne pas choquer ce peuple généreux. Nous passâmes donc ces trois jours de retraite, dans la joie et la sécurité, attendant patiemment qu'ils fussent écoulés, et résignés à tout ce qu'on voudrait ensuite ordonner de nous. Dans ce temps si court, nous vîmes nos malades se rétablir avec une promptitude qui semblait tenir du miracle. [7] Le quatrième jour, nous vîmes paraître un personnage que nous n'avions pas encore vu : son vêtement, assez semblable à celui de ce magistrat dont nous avons parlé d'abord, était aussi d'un bleu éclatant; mais son turban était encore plûs petit; et l'on y voyait une petite croix rouge à la partie supérieure : il avait aussi une cravate {latin : liripipium} de toile très fine. En entrant, il s'inclina un peu, et ouvrit les bras en les étendant vers nous. Nous le saluâmes à notre tour, mais d'un air beaucoup plus respectueux, et d'autant plus soumis que nous attendions de lui notre sentence de vie ou de mort. Il témoigna le desir de s'entretenir avec quelques-uns d'entre nous; presque tous sortirent, et nous ne restâmes que six; alors il nous parla ainsi : "Je suis chrétien de religion, prêtre par état, et directeur de cette maison en titre d'office. Je viens donc vous offrir mes services que vous pouvez accepter et à titre d'étrangers et à titre de chrétiens, mais surtout au dernier titre. J'ai à vous annoncer des choses qui ne vous seront peut-être pas désagréables : l'état vous permet de faire ici un séjour de six semaines. Mais cette limitation ne doit point vous affliger; cet ordre, dont je suis chargé, n'est rien moins que précis ; pour peu que vos affaires demandent plus de temps, je ne désespère pas d'obtenir pour vous un plus long délai. Je dois vous prévenir aussi que cet hospice des étrangers est une maison fort riche en ce moment, et qu'elle est fort en avance, par rapport à ses revenus qui se sont prodigieusement accumulés pendant les trente-sept dernières années, temps où il ne s'en est présenté aucun. Ainsi, vous ne devez avoir aucune inquiétude sur ce point; l'état vous défraiera sans peine durant tout votre séjour ici; on ne plaindra pas cette légère dépense, et une telle considération ne vous fera pas accorder un seul jour de moins. Quant à vos marchandises, si vous en avez apporté, on s'en accommodera à des conditions qui vous seront avantageuses; et vous aurez en retour, soit des marchandises du pays, soit de l'or ou de l'argent, à votre choix ; car, de vous payer d'une manière ou de l'autre, c'est ce qui nous est tout-à-fait indiffirent. Si vous avez quelque autre demande à faire, ne craignez pas de témoigner vos moindres desirs, et soyez assurés qu'il ne vous sera fait aucune réponse qui puisse vous affliger. Je dois seulement vous avertir qu'aucun de vous, sans une permission spéciale, ne peut s'éloigner des murailles de cette ville, de plus d'un karan (un mille et demi ). » Après nous être entre-regardés, dans l'admiration où nous étions d'un procédé si généreux, et vraiment paternel, nous repondîmes que les expressions nous manquaient pour le remercier dignement de la manière noble et délicate dont il nous prévenait, en ne nous laissant rien à desirer : qu'il nous semblait avoir dans ce pays un avant-goût de la béatitude éternelle; attendu qu'après avoir été si longtemps entre la vie et la mort, nous nous trouvions actuellement dans une situation où nous n'avions que des sujets de joie et d'espérance; que nous nous conformerions avec toute la docilité possible à l'ordre qu'on nous donnait; quoique nous eussions tous un désir, aussi vif que naturel, de pénétrer un peu plus dans cette terre fortunée et vraiment sainte. Nous ajoutâmes que nous n'oublierions jamais, dans nos prières, le magistrat respectable qui daignait nous parler ainsi, ni la nation entière. Nous lui offrîmes, à notre tour, nos services, en le suppliant de disposer de nos personnes et de tout ce que nous possédions. Il répondit qu'étant prêtre, il n'aspirait qu'au prix qui convenait à un prêtre; savoir, à notre amour fraternel en retour du sien, et au salut de nos âmes et de nos corps. Après quoi il prit congé de nous, non sans verser quelques larmes de tendresse, et nous laissa dans des sentiments confus, mais fort doux, de joie et de reconnaissance. Nous nous disions les uns aux autres, que nous avions débarqué sur une terre habitée par des anges, dont la bonté se manifestait de jour en jour, et qui, en nous prévenant sur tout, nous procuraient des consolations auxquelles, avant notre arrivée, nous ne devions pas nous attendre, et dont alors nous n'avions pas méme d'idée. [8] Le lendemain, vers dix heures du matin, le directeur reparut : après nous avoir salués, il nous dit d'un ton familier, qu'il venait nous rendre visite; et ayant demandé une chaise, il s'assit. Une dizaine d'entre nous s'assirent près de lui, les autres étant déja sortis ou s'étant alors retirés par respect. Lorsque tout le monde se fut placé, il parla ainsi : « Dans cette île de Bensalem (car tel est son nom, dans notre langue), nous jouissons d'un avantage qui nous est particulier; grâce à notre isolement, à la distance où nous sommes de toute autre terre, au secret qu'une loi formelle impose à nos voyageurs, et à la prudente réserve avec laquelle nous admettons les étrangers, nous connaissons la plus grande partie de la terre habitable, en demeurant nous-mêmes tout-à-fait inconnus aux autres nations. Ainsi, comme ce sont ordinairement les personnes les moins bien informées qui ont le plus d'informations à prendre, je crois que, pour rendre notre conversation plus intéressante, je dois plutôt me disposer à répondre à vos questions qu'à vous en faire. » Nous répondîmes que nous lui devions de très humbles remerciements pour la liberté qu'il voulait bien nous accorder à cet égard; qu'en effet, nous pensions, d'après ce que nous avions déja vu ou entendu, que rien ne devait être plus intéressant pour nous que tout ce qui concernait cet heureux pays; nous ajoutâmes qu'avant tout, ce qui nous intéresserait le plus, nous qui avions le bonheur de nous trouver réunis avec eux, dans un lieu si éloigné des deux continents, et qui ne désespérions pas de l'être encore dans une meilleure vie, étant chrétiens comme eux, ce serait de savoir comment, malgré cette distance où ils étaient de toute autre contrée, et les mers immenses qui les séparaient de celle où le Sauveur du monde s'était incarné et avait donné sa loi, ce peuple avait pu être converti au christianisme; en un mot quel avait été son Apôtre. A cette question son visage parut rayonnant de joie et de satisfaction. « Vous m'avez gagné le coeur, nous dit-il, en débutant avec moi par une telle question, elle prouve que vous mettez avant tout le royaume des Cieux : je me ferai donc un vrai plaisir de satisfaire d'abord â cette question. [9] Environ vingt ans après l'Ascension de notre Sauveur, tout le peuple de Renfusa, ville située sur la côte orientale de cette île, apperçut, durant une nuit nébuleuse, mais calme, et à la distance d'environ un mille en mer, une grande colonne de lumière, non pas une pyramide, mais une vraie colonne, de forme cylindrique, qui, ayant pour base la surface des eaux, s'élevait dans les airs à une hauteur prodigieuse; elle était surmontée d'une croix lumineuse aussi, mais dont la lumière était beaucoup plus éclatante que celle de cette colonne. A ce spectacle si extraordinaire, tous les habitants accoururent sur le rivage. Après l'avoir admiré en silence, pendant quelque temps, ils se jetèrent dans des bateaux pour venir le considérer de plus près. Mais, lorsque ces bateaux en furent à trois ou quatre toises, ceux qui les montaient se sentirent tout à coup arrêtés, et il leur fut impossible d'avancer d'un pied de plus. Ils pouvaient, à la vérité, faire le tour, mais aucun ne pouvoit franchir cette distance. Ils prirent donc le parti de se ranger tous autour de la colonne, en formant une sorte d'amphithéâtre, tous occupés à considérer cet étonnant spectacle qu'ils regardaient comme un signe céleste. Dans un de ces bateaux se trouvait par hazard un des sages dont est composée cette société que nous appelions la maison de Salomon. C'est une sorte d'académie ou d'institut qu'on peut regarder comme la lumière et l'oeil de cet empire. Ce personnage ayant donc considéré pendant quelque temps, avec une religieuse attention, cette colonne et cette croix, se prosterna la face contre terre; puis s'étant relevé et restant à genoux, il leva sa main vers les Cieux, et leur adressa cette prière : [10] Grand Dieu ! souverain maître de la terre et des cieux, dont la grâce infinie a accordé aux membres de notre ordre la faculté de connaître les ouvrages de la création, de pénétrer dans les plus profonds mystères de la nature et de démêler, autant que le comporte la faible intelligence des enfants des hommes, des vrais miracles d'avec les simples opérations de la nature, les productions de l'art et les prestiges de toute espèce, je certifie et je déclare à tout ce peuple ici assemblé, que ce spectacle qui s'offre à ses yeux est un vrai miracle, et qu'ici est ton doigt puissant ; et caomme la doctrine consignée dans nos livres nous apprend que tu n'opères jamais de tels prodiges, sans quelque fin utile, grande et digne de toi (les lois de la nature n'étant que tes propres lois dont tu ne t'écartes jamais que par de puissants motifs); nous te supplions humblement de nous rendre ce signe propice, de nous en faire connaître le véritable sens, et de nous mettre ainsi en état d'en user d'une manière conforme à tes augustes intentions; ce que tu sembles avoir daigné toi-même nous promettre en nous l'envoyant.