[28,0] XXVIII. Le Sphinx, ou la science. [28,1] Le Sphinx, dit la fable, était un monstre dont la forme bizarre participait de celles de plusieurs animaux. Il avait le visage et la voix d'une jeune fille, les ailes d'un oiseau, et les serres d'un gryphon. Il se tenait ordinairement sur une montagne de la Béotie; poste d'où il infestait les chemins; s'y tenant en embuscade, il se jetait tout-à-coup sur les passants, et après s'être saisi d'eux, il leur proposait des questions très obscures et très difficiles à résoudre ; en un mot, des énigmes que les muses lui avaient apprises. Lorsque ces pauvres captifs, ne pouvant résoudre ces questions, ni deviner le mot de ces énigmes, demeuraient muets et confus, il les mettait en pièces. La Béotie ayant été longtemps, affligée de ce fléau, les Thébains proposèrent pour prix la couronne de Thèbes à celui qui pourrait expliquer les énigmes du Sphinx. Oedipe, homme d'une grande pénétration (mais dont les pieds, qui avaient été percés durant sa première enfance, étaient encore enflés), tenté et excité par la grandeur du prix, accepta la condition proposée, et voulut courir les risques de l'essai: plein de courage et comptant beaucoup sur lui-même, il se présenta devant le Sphinx qui lui proposa cette énigme : "Quel est l'animal qui marche d'abord à quatre pieds, puis à deux, ensuite à trois, enfin à quatre, une seconde fois"? Oedipe, qui avait l'esprit très présent, répondit sur-le-champ et sans hésiter, : "Cet animal, c'est l'homme même. Car immédiatement après sa naissance, il se traîne sur quatre pieds, et alors il semble ramper: quelque temps après, ayant plus de force, il se tient dans une attitude droite et marche à deux pieds; dans sa vieillesse, obligé de se servir d'un bâton, pour se soutenir, il a, pour ainsi dire, trois pieds; enfin, dans la vieillesse décrépite, il est forcé de garder le lit, et redevient, en quelque manière, un animal à quatre pieds". Ainsi, Oedipe ayant remporté la victoire par la justesse de cette réponse, il tua le Sphinx, puis ayant mis sur un âne le corps de ce monstre, il le mena en triomphe à Thèbes; il fut aussitôt proclamé roi, conformément au décret qui l'avait excité à tenter la fortune. [28,2] Cette fable ingénieuse et pleine de sens paraît figurer allégoriquement la science, surtout lorsque la pratique y est jointe à la théorie. En effet, on peut regarder la science comme une sorte de monstre, attendu qu'elle excite l'admiration ou plutôt le stupide étonnement des ignorants qui la regardent comme une espèce de prodige. II est dit que la forme du Sphinx participait de celles de différentes espèces d'animaux, à cause de l'étonnante diversité des êtres qui peuvent être tes objets des contemplations humaines. Ce visage et cette voix de jeune fille représentent les discours agréables des savants, qui, pour le dire en passant, sont aussi un peu bavards. Les ailes du Sphinx signifient que les sciences et leurs inventions se répandent aussitôt et volent en tous lieux ; car la science se communique aussi aisément que la lumière; et un seul flambeau suffit pour en allumer un grand nombre d'autres. C'est aussi avec raison qu'on donne au Sphinx des ongles très aigus et recourbés; car les principes et les arguments des sciences pénètrent l'esprit, s'en saisissent et le maîtrisent à tel point, qu'il reste subjugué par la force des raisons et ne peut résister à la conviction ; c'est une observation qu'a faite Salomon lui-même : "Les paroles du sage", dit-il, "sont comme autant d'aiguillons ou de clous enfoncés profondément" (Cfr. Proverbes, I, 6). Or, toute science semble être placée sur une montagne escarpée : c'est avec fondement qu'on la regarde comme quelque chose de sublime et d'élevé; car, de cette hauteur où la science est placée, elle semble abaisser ses regards sur l'ignorance, et les promener sur l'espace immense qui l'environne, comme on le peut faire du sommet d'une montagne très élevée. On ajoute que le Sphinx infestait les chemins; parce que, dans le pélérinage de cette vie, l'homme trouve partout l'occasion de s'instruire et des sujets de méditation. Le Sphinx propose aux passants des questions obscures, des énigmes difficiles à expliquer, et que les muses lui ont apprises. Cependant, tant que ces énigmes ne sont connues que des muses, il ne s'y joint aucune teinte de cruauté. Car, tant que le but des méditations et des recherches se borne au seul plaisir de savoir, de s'instruire, l'entendement est à son aise et aucune nécessité ne le presse ; il ne fait alors qu'errer, et, pour ainsi dire, se promener en toute liberté; la diversité des sujets qu'il médite est agréable, et ses doutes mêmes ne sont pas sans plaisir. Mais sitôt que les énigmes passent des muses au Sphinx, c'est-à-dire, lorsqu'il faut appliquer la théorie à la pratique, faire un choix entre plusieurs moyens, former une résolution fixe, prendre son parti sur-le-champ et passer aussitôt à l'exécution, alors ces énigmes ne sont plus un amusement, et, si l'on n'en trouve le mot, elles deviennent une source d'inquiétudes, l'esprit est tiraillé en tous sens et l'âme est déchirée; c'est un vrai supplice. En conséquence, à ces énigmes proposées par le Sphinx, sont jointes deux conditions de natures bien opposées ; celui qui ne peut les résoudre, est conduit au supplice de l'incertitude et de l'irrésolution ; au lieu que celui qui les résout, obtient une couronne : car tout homme qui ne se mêle que des affaires qu'il entend, arrive à son but, ou, ce qui est la même chose, il est couronné par le succès, et tout habile ouvrier commande à son ouvrage; il est maître et comme roi de la chose. [28,3] Or, ces énigmes du Sphinx sont de deux espèces, les unes ayant pour objet la nature des choses et les autres, la nature humaine : et ceux qui parviennent à résoudre les énigmes de l'une ou de l'autre espèce, obtiennent aussi l'un ou l'autre de ces deux prix, l'empire sur la nature, ou l'empire sur leurs semblables. Le but propre et la fin dernière de la vraie philosophie, c'est de régner sur tous les êtres, sur les corps naturels, sur les remèdes, sur les machines, sur les animaux, les hommes, etc. quoique l'école (le troupeau des scholastiques) content d'un petit nombre de moyens, déjà inventés, qu'il trouve sous sa main, et de quelques mots fastueux, néglige tout-à-fait les choses mêmes, et l'exécution qu'il semble quelquefois rejeter entièrement et dédaigner. Mais l'énigme proposée à Oedipe, et dont la solution le plaça sur le trône, avait pour objet la nature de l'homme. En effet, tout homme qui a su approfondir la nature humaine, peut toujours être l'artisan de sa propre fortune, et est né pour le commandement. C'est une observation que Virgile a faite, en indiquant les talents et les arts qu'il jugeait propres aux Romains : "Et toi, Romain, souviens-toi que ton partage est de régner sur les nations; tels seront tes seuls talents et ta seule science" (Virgile, Énéide, VI, v. 851). [28,4] Un autre fait qui s'applique, avec beaucoup de justesse, à cette dernière observation, c'est que César-Auguste, soit par hasard, soit à dessein, avait fait graver sur son sceau la figure d'un Sphinx. Car il dut l'empire à sa profonde politique : durant le cours d'une longue vie, il sut résoudre, avec autant de promptitude que de justesse, un grand nombre d'énigmes sur la nature humaine et ces énigmes, dans une infinité d'occasions, étaient si importantes, que, s'il n'en eût trouvé la solution sur-le-champ, il eût été perdu presque sans ressource. La fable ajoute que le corps du Sphinx vaincu fut mis sur un âne, addition très judicieuse ; car, lorsque les vérités les plus abstruses sont une fois bien éclaircies et ensuite publiées, l'esprit le plus médiocre est en état de les comprendre, de les saisir, et, en quelque manière, de les porter. [28,5] Une autre circonstance qu'il ne faut pas oublier, c'est que ce même homme qui fut vainqueur du Sphinx avait les pieds enflés, et peu d'aptitude pour la course. En effet, lorsque les hommes veulent résoudre les énigmes du Sphinx, leur précipitation et leur impatience leur fait manquer la solution; et alors le Sphinx demeurant victorieux, ils éprouvent ce tiraillement et ce déchirement d'esprit qui est l'effet ordinaire des disputes auxquelles ils se livrent; au lieu de régner par les oeuvres et les effets, (comme ceux qui savent endurer les longueurs d'une méditation soutenue).