[22,0] NEMESIS, ou la vengeance, ou la vicissitude. Némésis, selon la fable fut une déesse révérée d'un chacun, et redoutable à ceux qui étaient le plus en fortune. Les poètes la font fille de l'océan et de la nuit et nous la peignent ainsi. Elle avait des ailes au dos, sur la tête une couronne, en sa main droite un javelot de hêtre et en la gauche un vase dans lequel étaient enclos certains Éthiopiens ; bref elle était montée sur un cerf, animal d'une grande vitesse à la course. Le sujet de cette fable semble être tel. Par le nom de Némésis la Vengeance est signifiée assez clairement. Car la principale charge de cette déesse, comme de quelque tribun du peuple, était de se glisser dans la constante et perpétuelle félicité des plus fortunés; d'y apporter de l'empêchement, de tenir en arrêt les insolences et les prospérités aussi, quelques innocentes et modérées qu'elles fussent, comme n'étant permis d'admettre au banquet des Dieux aucun de la race des hommes, si ce n'était pour lui faire un affront. Et de vérité je ne lis jamais ce chapitre de C. Pline, où il raconte les disgrâces et les misères d'Auguste César (bien que pour moi je le tienne pour un prince grandement heureux, qui avait de la Nature une certaine industrie de savoir gouverner la fortune et de la posséder entièrement, si bien qu'il fût impossible de remarquer jamais en son esprit, la moindre apparence d'orgueil, d'inconstance, de lâcheté, de confusion, et de bassesse de courage vu qu'il se montrait quelquefois résolu de mourir volontairement) qu'en même temps je ne me figure qu'il fallait que cette déesse fût bien puissante te tirer une telle victime sur son autel. Elle était fille de l’océan et de la nuit, c'est-à-dire de la révolution des choses et du jugement divin obscur et secret. Telle révolution, ou plutôt cette vicissitude nous est fort proprement dénotée par l'océan, à cause de son perpétuel flux et reflux; et quant à la nuit, elle est un symbole de la providence divine: les païens même ont su fort bien remarquer cette Némésis nocturne pour montrer que le jugement des hommes est fort différent de celui de dieu. "Riphée y tomba mort (accident lamentable!) Bien qu'il fut des Troyens le chef le plus équitable, Le plus aimé des dieux et le plus juste aussi : Mais quoi ? les immortels le voulurent ainsi". {Virgile, l'Énéide, II, 427} Némésis est décrite avec des ailes, à cause des soudaines révolutions des accidents humains, qui adviennent lorsqu'on y pense le moins. Aussi le souvenir que nous avons des affaires du passé nous fait voir qu’il est presque toujours advenu que les grands hommes, et es plus avisés ont trouvé leur perte dans les dangers qu'ils tenaient à mépris. Ainsi M. Cicéron, ayant eu avis de la part de Décius Brutus de la mauvaise volonté qu'Octavius César avait pour lui et de son courage ulcéré, ne lui fit point d'autre réponse que celle-ci : "Vraiment, mon cher Brutus, je vous aime d'autant plus que mon devoir m'y oblige, ayant pris la peine de me donner avis de toutes ces bagatelles, qui ne méritent pas qu'on en parle". {Cicéron, Lettres à des familiers, XI, 21} Par l'enseigne de souveraineté que Némésis porte sur la tête, est signifié l'envieux et malin naturel du commun, qui a cette coutume de se réjouir et de couronner Némésis quand il voit tomber du haut de la roue les plus avancés en fortune. Elle porte en sa main droite une lance ou un javelot pour en traverser ceux que bon lui semble. Quant aux autres qu'elle ne veut point tout à fait abattre sous le joug des misères et des disgrâces, elle leur met devant les yeux la bouteille ou la fiole qu'elle soutient de sa main gauche, où se découvre un spectacle hideux à voir et malencontreux, car les grands du monde ou ceux qui sont élevés au plus haut comble des félicités de la terre, se représentent sans cesse la mort, les maladies, les disgrâces, les trahisons qui leur sont tramées par les artifices des leurs, bref les embûches des ennemis, les révolutions des affaires et autres tels accidents, qui semblent autant de Maures dans cette fiole, effroyable à la vue des regardants. Virgile décrivant le fait d'armes de Cléopâtre en la journée Actiacque ajouta avec beaucoup d'éloquence et de grâce : "La reine, au centre, appelle ses armées au son du sistre ancestral, Et ne voit pas encore la piqure mortelle Des deux serpents s'envenimer contre elle". {Virgile, l'Énéide, VIII, 696} Et de vrai elle ne tarda guère à voir les bataillons tous entiers de ces Éthiopiens se représenter à ses yeux, quelque part qu'elle se tournât. Bref ce n'est pas sans raison que la fable ajoute sur la fin que Némésis est assise sur un cerf. Car bien que cet animal soit plein de vivacité, il peut arriver que l'homme ravi par la mort en la fleur de son âge prévienne et évite les coups de Némésis ; comme au contraire il faut de nécessité qu'il lui soit sujet, s'il devient puissant et avancé à une grande fortune.