[18] XVIII. Diomède, ou le zèle religieux. Diomède s'étant déjà fait un grand nom, et étant devenu cher à Pallas, cette déesse l'excita, par les plus puissants motifs (et il n'était déjà que trop téméraire) , à ne pas épargner Vénus, s'il la rencontrait dans le combat; ce qu'il exécuta avec audace, ayant blessé Vénus à la main : cette action téméraire resta impunie pendant un certain temps; et ce guerrier s'étant illustré par les plus grands exploits, il retourna dans sa patrie; mais, y ayant essuyé de grands malheurs, il prit le parti de s'en bannir, et de se réfugier en Italie. Il y fut aussi heureux dans les commencements. Le roi Daunus, son hôte, lui fit de riches présents, lui procura un établissement honorable, et on lui érigea même dans ce pays un grand nombre de statues. Mais, à la première calamité qui affligea ce peuple chez lequel il s'était réfugié, le roi Daunus s'imagina qu'elle avait pour cause la faute qu'il avait faite, en recevant dans son palais un homme qui avait encouru la haine des dieux, pour avoir attaqué, le fer en main, et blessé une déesse envers laquelle il eût commis un sacrilège, quand il n'aurait fait même que la toucher. En conséquence, pour délivrer sa patrie du fléau qu'il regardait comme le châtiment de cette faute ; et, sans égard aux droits de l'hospitalité qui lui parurent devoir céder à ceux de la religion, il tua Diomède, il fit abattre toutes les statues de ce héros, et abolit tous les honneurs qu'on lui rendait : on ne pouvait même, sans danger, déplorer cette fin tragique. Mais ses compagnons, malgré cette défense, pleurant continuellement la mort de leur chef, et faisant tout retentir de leurs plaintes, furent changés en cygnes; oiseaux qui, près de mourir, ont eux-mêmes un chant fort doux, qui a je ne sais quoi de lugubre et de plaintif. Le sujet de cette fable est tout-à-fait extraordinaire et unique en son genre; car nous ne connaissons aucune fable où il soit dit que tout autre héros que Diomède ait blessé quelque divinité. Cette fiction est visiblement destinée à peindre le caractère et le sort d'un homme dont la principale fin et le dessein formel est d'attaquer et de ruiner, par la force des armes, quelque culte divin ou quelque secte religieuse, même puérile, ridicule, et méritant à peine de fixer l'attention; car, quoique les guerres sanglantes, au sujet de la religion, aient été inconnues aux anciens; les dieux du paganisme n'étant pas entachés de cette jalousie qui est l'attribut propre du vrai Dieu. Cependant la sagesse de ces philosophes des premiers temps fut si étendue et si profonde, qu'ils surent imaginer, prévoir et peindre, sous le voile de l'allégorie, ce qu'ils n'avaient pu encore apprendre par leur propre expérience. Ainsi, lorsque ceux qui, ayant à combattre une secte religieuse, même puérile, frivole, corrompue et devenue infâme (ce qui est figuré dans cette fable sous le personnage de Vénus), au lieu de désabuser et de corriger ces sectaires, par la seule force de la raison et de la sagesse, par l'influence d'une vie exemplaire, enfin par le poids des exemples (à imiter) et des autorités, veulent extirper cette secte par la rigueur excessive des châtiments , et l'exterminer par le fer et le feu, ils peuvent sans doute y être puissamment excités par la déesse Pallas, c'est-à-dire, par un jugement sévère et une vigueur d'esprit qui les mettent en état de démêler ces illusions et de percer le voile de l'imposture; enfin, par une haine éclairée pour les opinions dépravées, et par un zèle louable en lui-même ; ils se font ordinairement une grande réputation par ce moyen, pendant un certain temps, et le vulgaire, à qui rien de modéré ne peut plaire, les regardant comme les seuls vrais défenseurs de la vérité et vengeurs de la religion offensée, tandis que tous les autres lui paraissent trop tièdes et trop timides, les vante à grand bruit, et a pour eux un respect qui tient de l'adoration : cependant cette gloire et cette prospérité dure rarement jusqu'à la fin ; mais tous ces moyens violents finissent toujours par être funestes à ceux qui les ont employés; à moins qu'une prompte mort ne les mette à l'abri des vicissitudes de la fortune. Quant à cette partie de la fable qui dit que Diomède fut tué par son hôte même, elle est destinée à nous faire entendre, et à nous rappeler cette affligeante vérité; que les différences d'opinions en matière de religion, et les schismes, provoquent des trahisons et des perfidies, même entre les personnes auxquelles les liens les plus sacrés font une loi de s'épargner réciproquement; et lorsqu'il y est dit que ces plaintes et ces regrets, auxquels la mort de Diomède donna lieu, étaient regardés comme des crimes, et même punis par des supplices, elle nous rappelle ou nous apprend que les plus grands crimes n'étouffent jamais entièrement dans tous les coeurs le sentiment de la compassion pour ceux qui les ont commis, et qui en subissent le châtiment mérité; que ceux mêmes qui ont ces crimes en horreur, ne laissent pas d'avoir pitié des criminels, et de déplorer leur sort par des motifs d'humanité. En effet, si cette commisération réciproque était interdite et réputée criminelle (même dans le cas supposé), ce serait la plus grande des calamités. Cette fable nous fait aussi entendre que, dans les démêlés au sujet de la religion, où les deux partis se taxent mutuellement d'impiété, la compassion pour ceux du parti opposé est suspecte, et souvent punie comme un crime; qu'au contraire, les plaintes et les lamentations des hommes d'une même secte et réunis par une même opinion, représentées ici par celles des compagnons de ce héros, paraissent ordinairement éloquentes et mélodieuses comme celles des cygnes, ou des oiseaux de Diomède : c'est cette partie de la fable qui mérite le plus de fixer notre attention ; car elle nous fait entendre, sous le voile de l'allégorie, que les dernières paroles de ces hommes courageux qui se voient près de subir le dernier supplice pour la cause de la religion, semblables au chant des cygnes mourants, ont une prodigieuse influence sur les auditeurs; qu'elles font sur eux, dans l'instant même où elles se font entendre, l'impression la plus profonde, et se perpétuent encore dans leur âme par un long souvenir.