[4,0] IV. Narcisse ou l'homme amoureux de lui-même. Narcisse, suivant les poètes, devint célèbre par ses grâces et sa beauté ; mais l'éclat de ses avantages extérieurs était terni par de continuels dédains et par un orgueil insupportable. Ainsi, n'aimant que lui-même, il menait une vie solitaire, parcourant les forêts et ne s'adonnant qu'à la chasse avec un fort petit nombre de compagnons auxquels il tenait lieu de tout. La nymphe Echo le suivait aussi en tous lieux. Un jour, las de la chasse et poussé par sa destinée, il vint se reposer, vers le milieu du jour, près d'une fontaine dont les eaux étaient claires et limpides; y ayant aperçu sa propre image, il ne se lassait point de la considérer, et il en devint tellement amoureux que, forcé de tenir ses regards fixés sur cet objet si cher, il s'affaiblit peu à peu et tomba dans un mortel engourdissement. Après sa mort les dieux le métamorphosèrent en cette fleur qui porte son nom, qui paraît s'épanouir au commencement du printemps et qui est consacrée aux dieux infernaux, tels que Pluton, Proserpine et les Euménides. Cette fable parait avoir pour objet le tour d'esprit de ces individus qui, infatués de leur beauté ou de quelque autre avantage qu'ils doivent à la seule nature et non à leur propre industrie, s'aiment excessivement et sont pour ainsi dire amoureux d'eux-mêmes. Assez ordinairement les hommes de ce caractère n'aiment point à paraître en public et ont de l'éloignement pour les affaires; car dans la société et dans une vie plus active, ils auraient à essuyer ou des affronts, ou des négligences, toutes disgrâces qui pourraient les troubler et les décourager. Aussi mènent-ils presque toujours une vie retirée, timide et solitaire, contents d'une petite société toute composée de personnes qui les cajolent, qui défèrent toujours à leur sentiment, applaudissent à tous leurs discours et sont comme leurs échos. Mais, enflés de ces continuels applaudissements, gâtés par ces cajoleries et rendus presque immobiles par cette admiration qu'ils ont pour eux-mêmes, ils deviennent excessivement paresseux et tombent dans une sorte d'engourdissement qui les rend incapables de toute entreprise dont l'exécution demande un peu de vigueur et d'activité. C'est avec autant de jugement que d'élégance que les poètes ont choisi une fleur printanière pour image des individus dont nous parlons. En effet, les hommes de ce caractère ont une certaine fleur de talent et acquièrent un peu de célébrité durant leur jeunesse; mais dans l'âge mûr ils trompent l'attente de leurs admirateurs et ces grandes espérances qu'on avait conçues d'eux. C'est dans le même esprit que les poètes ont feint que cette fleur est consacrée aux dieux infernaux, les hommes atteints de cette maladie n'étant propres à rien. Or, tout ce qui de soi-même ne donne aucun fruit, mais passe et s'efface à l'instant comme la trace du vaisseau qui sillonne les ondes, était consacré par les anciens aux ombres et aux dieux infernaux.