[8,3c] APHORISME 31. On n'emploie les exemples qu'à titre de conseil, et non à titre d'ordre ou de commandement; il faut donc en diriger l'usage de manière qu'ils se plient et s'ajustent au temps présent. Voilà ce que nous avions à dire sur les lumières qu'on peut tirer des exemples, lorsque la loi vient à manquer: parlons actuellement des tribunaux prétoriens et censoriens. Des tribunaux prétoriens et censoriens. APHORISME 32. Qu'il y ait des tribunaux et des juridictions qui statuent, d'après l'arbitrage d'un prud'homme et des distinctions bien justes, dans tous les cas où manque une loi qui puisse servir de règle : la loi, comme nous l'avons déjà dit, ne suffisant pas à tous les cas; mais elle ne s'adapte qu'à ce qui arrive le plus souvent. Car, comme l'ont dit les anciens, il n'est rien de plus sage que le temps, qui, chaque jour, fait naître et invente, pour ainsi dire, de nouveaux cas. APHORISME 33. Or, parmi ces nouveaux cas qui surviennent, il en est, dans le criminel, qui exigent une peine; et dans le civil, d'autres qui demandent un remède. Or, ces tribunaux qui se rapportent aux cas de la première espèce, nous les qualifions de censoriens; et ceux qui connaissent des cas de la dernière, nous les désignons sous le nom do prétoriens. APHORISME 34. Que les tribunaux prétoriens aient la juridiction et le pouvoir nécessaires, non seulement pour punir les délits nouveaux, mais même pour aggraver les peines déjà portées par les lois pour les délits anciens; si les cas sont odieux et énormes, en supposant toutefois qu'il ne s'agisse point de peines capitales; car tout ce qui est énorme est comme nouveau. APHORISME 35. Que les tribunaux prétoriens aient aussi le pouvoir, tant d'adoucir l'excessive rigueur de la loi, que de suppléer à son défaut sur cc point. Car si l'on doit offrir un remède à celui que la loi a laissé sans secours, à plus forte raison le doit-on à celui qu'elle a blessé. APHORISME 36. Que ces tribunaux censoriens et prétoriens se renferment dans les cas énormes et extraordinaires, et qu'ils n'envahissent pas les juridictions ordinaires; de peur que par hasard le tout n'aboutisse qu'à supplanter la loi, au lieu de la suppléer. APHORISME 37. Que ces juridictions résident d'abord dans les tribunaux suprêmes, et ne descendent pas jusqu'aux tribunaux inférieurs; car un pouvoir qui s'éloigne peu de celui d'établir des lois, c'est celui de les suppléer, de les étendre et de les modérer. APHORISME 38. Cependant, qu'on se garde bien de confier un tel pouvoir à un seul homme; et que chacun de ces tribunaux soit composé de plusieurs membres. Il ne faut pas non plus que les décrets sortent en silence, mais que les juges rendent raison de leurs sentences, et cela publiquement, en présence d'une assemblée qui les environne ; afin que ce qui est libre, quant au pouvoir de décider, soit du moins circonscrit par la renommée et l'opinion publique. APHORISME 39. Point de rubriques de sang: qu'on se garde bien de prononcer, dans quelque tribunal que ce soit, sur les crimes capitaux, sinon d'après une loi fixe et connue. Dieu commença par décerner la peine de mort, puis il l'infligea. C'est ainsi qu'il ne faut ôter la vie qu'à un homme qui ait pu savoir, avant de pécher, qu'il pécherait au risque de sa vie. APHORISME 40. Dans les tribunaux censoriens, il faut donner aux juges une troisième balotte (boule), afin de ne pas leur imposer la nécessité d'absoudre ou de condamner; et afin qu'ils puissent prononcer aussi que l'affaire n'est pas suffisamment éclaircie. Or, ce n'est pas assez d'une peine décernée par ces tribunaux censoriens, il faut de plus une note, non un décret qui inflige un supplice, mais qui se termine par une simple admonestation, qui imprime aux coupables une légère note d'infamie, et qui les châtie par une sorte de rougeur dont elle couvre leur visage. APHORISME 41. Dans les tribunaux censoriens, lorsqu'il s'agit de grands crimes, de grands attentats, il faut punir les actes commencés et les actes moyens, quoique l'effet consommé ne s'ensuive pas : et que telle soit la principale destination de ces tribunaux, attendu qu'il importe, et à la sévérité, que les commencements des crimes soient punis; et à la clémence, qu'on empêche de les consommer, en punissant les actes moyens. APHORISME 42. Il faut surtout prendre garde que, dans les tribunaux censoriens, on ne supplée au défaut de loi, dans les cas que la loi n'a pas tant omis que méprisés, les regardant ou comme trop peu importants, ou comme trop odieux, et comme tels, indignes de remèdes. APHORISME 43. Mais, avant tout, il importe à la certitude des lois (ce qui est notre objet actuel) d'empêcher ces tribunaux de s'enfler et de se déborder tellement que, sous prétexte d'adoucir la rigueur de la loi., ils n'aillent jusqu'à l'affaiblir, et, pour ainsi dire, à en relâcher, à en couper les nerfs, en ramenant tout à l'arbitraire. APHORISME 44. Que ces tribunaux prétoriens n'aient pas le droit de décréter contre un statut formel; car, si l'on souffre cela, bientôt le juge deviendra législateur; et tout dépendra de son caprice. APHORISME 45. Chez quelques-uns, il est reçu que les juridictions qui prononcent suivant le juste et le bon, et ces autres qui prononcent selon le droit strict, doivent être attribuées aux mêmes tribunaux; d'autres veulent avec plus de raison, qu'elles le soient à des tribunaux différents et séparés; car ce ne serait plus garder la distinction des cas, que de faire un tel mélange de juridictions : mais alors l'arbitraire finirait par attirer à lui la loi même. APHORISME 46. Ce n'était pas sans raison que, chez les Romains, était passé en usage l'album du préteur; album sur lequel il prescrivait et publiait d'avance la manière dont il rendrait la justice, et quelle espèce de droit il suivrait : à leur exemple, dans les tribunaux censoriens, les juges doivent, autant qu'il est possible, se faire des règles certaines, et les afficher publiquement. En effet, la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge; et le meilleur juge, celui qui laisse le moins à sa propre volonté. Mais nous traiterons plus amplement de ces tribunaux, lorsque nous en viendrons au lieu où il sera, question des jugements. Nous n'en parlons ici qu'en passant et en tant qu'ils aident à se tirer d'affaire, dans les cas omis par la loi, et en tant qu'ils y suppléent. De la rétrospection des lois. APHORISME 47. Il est une certaine manière de suppléer les cas omis, qui a lieu lorsqu'une loi, montant, pour ainsi dire, sur une autre loi, tire avec elle ces cas omis. C'est l'effet de ces lois et de ces statuts qui regardent en arrière, comme on le dit ordinairement : sorte de lois qu'on ne doit employer que très rarement et avec les plus grandes précautions; car nous n'aimons point à voir Janus au milieu des lois. APHORISME 48. Celui qui, par des subtilités et des arguments captieux, élude et circonscrit les paroles ou l'esprit d'une loi, mérite que la loi suivante l'enlace lui-même. Ainsi, dans les cas de dol et d'évasion frauduleuse, il est juste que les lois regardent en arrière, et qu'elles se prêtent un mutuel secours, afin que celui dont l'esprit travaille pour éluder et ruiner les lois présentes, ait tout à craindre des lois futures. APHORISME 49. Quant aux lois qui appuient et fortifient les vraies intentions des actes et des instruments contre les défauts des formalités et de la marche judiciaire, c'est avec toutes sortes de raisons qu'elles embrassent le passé; car le principal vice d'une loi qui regarde en arrière, consiste en ce qu'elle est inquiétante : mais le but de ces lois confirrnatoires dont nous parlons, est de maintenir la sécurité et de consolider ce qui est déja fait : il faut toutefois prendre garde de déraciner ce qui est déja jugé. APHORISME 50. Cependant il faut bien se garder de croire que les lois qui infirment les actes antérieurs, soient les seules qui regardent en arrière; mais tenir aussi pour telles, celles qui renferment des prohibitions et des restrictions par rapport aux choses futures, qui ont une connexion nécessaire avec le passé. Par exemple, s'il existait une loi qui défendît à certains artisans de vendre le produit de leur travail, une telle loi parlerait dans l'avenir, mais elle agirait dans le passé; car ces ouvriers n'auraient plus d'autre moyen pour gagner leur vie. APHORISME 51. Toute loi déclaratoire, quoique, dans son énoncé, elle ne dise pas un mot du passé, ne laisse pas de s'y appliquer par la force de la déclaration même ; car l'interprétation ne commence pas au moment où cette déclaration a lieu; mais elle devient, pour ainsi dire, contemporaine de la loi même : ainsi ne portez point de lois déclaratoires, sinon dans les cas où les lois peuvent avec justice regarder en arrière. Mais nous terminerons ici la partie qui traite de l'incertitude des lois, dans les cas où aucune loi n'est portée. Maintenant il faut parler de cette partie qui traite des cas où il y a bien une loi, mais une loi obscure et ambiguë. De l'obscurité des lois. APHORISME 52. L'obscurité des lois tire son origine de quatre causes; savoir la trop grande accumulation des lois, surtout quand on y mêle les lois trop vieilles; l'ambiguité de leur expression, ou le défaut de clarté et de netteté dans cette expression; la négligence totale par rapport aux méthodes d'éclaircir le droit, ou le mauvais choix de ces méthodes; enfin, la contradiction et la vacillation des jugements. De la trop grande accumulation des lois. APHORISME 53. Il pleuvra sur eux des filets, dit le prophète (Psaumes, X, 7) : or, il n'est point de pires filets que les filets des lois, surtout ceux des lois pénales : lorsque leur nombre étant immense, et que le laps de temps les ayant rendues inutiles, ce n'est plus une lanterne qui éclaire notre marche, mais un filet qui embarrasse nos pieds. APHORISME 54. Il est deux manières usitées d'établir un nouveau statut: l'une confirme et consolide les statuts précédents sur le même sujet; puis elle y fait quelque addition ou quelque changement : l'autre abroge et biffe tout ce qui a été statué jusques là; puis reprenant le tout, elle y substitue une loi nouvelle et homogène. Nous préférons cette dernière méthode; car l'effet de la première est que les ordonnances se compliquent et s'embarrassent les unes dans les autres : en la suivant, on remédie bien au mal le plus pressant; mais cependant on rend le corps même des lois tout-à-fait vicieux. Quant à la dernière, elle exige de plus grandes précautions; car alors ce n'est pas moins que sur la loi même qu'on délibère. Il faut donc, avant de porter la loi, bien examiner tous les actes antérieurs et les bien peser ; mais aussi le fruit de cette méthode est de mettre pour l'avenir toutes les lois parfaitement d'accord. APHORISME 55. C'était un usage établi chez les Athéniens, par rapport à ces chefs de lois contraires, qu'ils qualifiaient d'Antinomies, de nommer chaque année six personnes pour les examiner; et lorsqu'absolument ils ne pouvaient les concilier, de les proposer au peuple, afin qu'il statuât sur ce point quelque chose de certain et de fixe. A cet exemple, ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, doivent, tous les trois, tous les cinq ans, ou après telle autre période qu'on aura choisie, remanier ces antinomies; mais que des hommes délégués ad hoc les examinent et les préparent, pour les présenter ensuite aux comices, afin que ce qu'on aura dessein de conserver, soit établi et fixé par les suffrages.