[3,6] CHAPITRE VI. De la grande appendice de la philosophie naturelle, tant spéculative que pratique, c'est-à-dire, les mathématiques : qu'elles doivent plutôt être placées parmi les appendices, que parmi les sciences substantielles. Division des mathématiques en pures et en mixtes. C'est avec raison qu'Aristote a dit que la physique et les mathématiques engendrent la pratique ou la mécanique. Ainsi, comme nous avons déjà traité les parties de la science de la nature, tant spéculative que pratique, c'est ici le lieu de parler des mathématiques, qui sont pour l'une et l'autre une science auxiliaire. Car, dans la philosophie reçue, on la joint ordinairement à la physique et à la métaphysique, à titre de troisième partie. Quant à nous, qui remanions et révisons tout cela, si notre dessein était de la désigner comme une science substantielle et fondamentale, il serait plus conforme à la nature de la chose même, et aux règles d'une distribution bien nette, de la constituer comme une partie de la métaphysique; car la quantité, qui est le sujet propre des mathématiques, appliquée à la matière, étant comme la dose de la nature, et servant à rendre raison d'une infinité d'effets dans les choses naturelles. Ainsi c'est parmi les formes essentielles qu'il faut la ranger. Car la puissance de la figure et des nombres a paru si grande aux anciens que Démocrite a donné le premier rang aux figures des atomes parmi les principes de la variété des choses; et que Pythagore n'a pas craint d'avancer que les nombres étaient les principes constitutifs de la nature. Au reste, il est hors de doute que la quantité est de toutes les formes naturelles, telles que nous les entendons, la plus abstraite et la plus séparable de la matière, et c'est par cette raison-là même qu'on s'en est tout autrement occupé, que de ces autres formes qui sont plus profondément plongées dans la matière. Car, comme, en vertu d'un penchant vraiment inné, l'esprit humain se plaît beaucoup plus dans les choses générales qu'il regarde comme des champs vastes et libres, que dans les faits particuliers où il se croit enseveli comme dans une forêt, et renfermé comme dans un clos, on n'a rien trouvé de plus agréable et de plus commode que les mathématiques, pour satisfaire ce désir de se donner carrière et de méditer sans contrainte. Or, quoique, dans ce que nous disons ici , il n'y ait rien que de vrai, néanmoins à nous, qui n'avons pas simplement en vue l'ordre et la vérité, mais encore l'utilité et l'avantage des hommes, il nous a paru plus convenable, vu la grande influence des mathématiques, soit dans les matières de physique et de métaphysique, soit dans celles de mécanique et de magie, de les désigner comme une appendice de toutes et comme leurs troupes auxiliaires. Et c'est à quoi nous sommes, en quelque manière, forcés par l'engouement et l'esprit dominant des mathématiciens, qui voudraient que cette science commandât presqu'à la physique. Car jet ne sais comment il se fait que la logique et les mathématiques, qui ne devraient être que les servantes de la physique, se targuant toutefois de leur certitude, veulent absolument lui faire la loi. Mais au fond, que nous importe la place et la dignité de cette science ? C'est de la chose même qu'il faut nous occuper. Les mathématiques sont ou pures ou mixtes. Aux mathématiques pures se rapportent les sciences qui ont pour objet la quantité, abstraction faite de la matière et des axiômes physiques. Elles se divisent en deux espèces; savoir la géométrie et l'arithmétique, dont l'une traite de la quantité concrète, et l'autre, de la quantité discrète. Ces deux arts, sans doute, on n'a pas manqué d'industrie et de pénétration pour y faire des découvertes et pour les traiter. Et cependant aux travaux d'Euclide en géométrie, on n'a rien ajouté qui fût en proportion avec un si grand espace de temps. Et cette partie qui traite des solides, ni ancien, ni moderne, ne l'a enrichie et perfectionnée, en raison de son importance et de son utilité, Quant à l'arithmétique, on n'a point encore inventé des abréviations de calculs assez variées et assez commodes, surtout à l'égard des progressions qui sont du plus grand usage en physique ; ni l'algèbre non plus n'est complète. Quant à cette arithmétique pythagorique et mystique, qu'on a commencé à renouveller à la faveur des ouvrages de Proclus et de quelques fragments d'Euclide, ce n'est qu'un certain écart de spéculation. Car l'esprit humain a cela de propre, que lorsque les choses solides sont au-dessus de sa portée, il se rabat sur les choses frivoles. Les mathématiques mixtes ont pour sujet les axiomes et une certaine portion de la physique. Elles considèrent la quantité, en tant qu'elle peut servir à éclaircir, à démontrer et à réaliser ce qu'elles empruntent de cette science. Car il est dans la nature une infinité de choses qu'on ne peut comprendre parfaitement, démontrer assez clairement, ni appliquer à la pratique avec assez de sûreté et de dextérité, sans le secours et l'intervention des mathématiques. De ce genre sont la perspective, la musique, l'astronomie, la cosmographie, l'architecture, la science des machines et quelques autres. Au reste je ne vois pas qu'il y ait dans les mathématiques mixtes aucune partie à suppléer en entier; mais je prédis qu'il y en aura beaucoup par la suite, pour peu que les hommes ne demeurent point oisifs. Car, à mesure que la physique, croissant de jour en jour, produira de nouveaux axiomes, il faudra bien tirer de nouveaux secours des mathématiques; d'où naîtront différents genres de mathématiques mixtes. Nous avons désormais parcouru la science de la nature, et noté ce qui s'y trouve à suppléer. En quoi, si nous nous sommes quelquefois écartés des opinions anciennes et reçues; et si, à ce titre, nous avons donné quelque prise à la contradiction, quant à ce qui nous regarde, comme nous sommes très éloignés de vouloir innover, par la même raison, nous n'avons nullement envie de disputer. Et si nous pouvons dire: "Ce n'est pas pour des sourds que nous chantons; mais les forêts elles-mêmes sauront répondre à tout" {Virgile, Églogue, X, 8}. La voix des hommes aura beau réclamer, celle de la nature criera encore plus haut qu'eux. Or, de même qu'Alexandre Borgia avait coutume de dire, en parlant de l'expédition des Français dans le royaume de Naples, "qu'ils étaient venus la craie en main, pour marquer leurs étapes, et non l'épée au poing pour faire une invasion"; c'est ainsi que nous préférons cette méthode douce par laquelle la vérité s'introduit paisiblement partout où les esprits sont, pour ainsi élire, marqués de la craie, et disposés à recevoir un tel hôte, à cette méthode violente qui aime à ferrailler et à se frayer le chemin par des querelles et des combats. Ainsi ayant terminé ce que nous avions à dire sur ces deux parties de la philosophie, qui traitent de Dieu et de la nature, reste à parler de la troisième, qui traite de l'homme.