[2,0,0] LIVRE II. [2,0,1] Il paraît convenable, quoiqu'il en arrive quelquefois autrement, roi plein de bonté, que ceux qui, ayant une nombreuse lignée, y voient, pour ainsi dire, de loin leur immortalité, prennent, plus que tous les autres mortels, intérêt à l'état où pourront être les choses dans les temps qui doivent suivre celui où ils vivent; temps auxquels ils comprennent assez que ces gages, si chers à leur coeur, seront tôt ou tard comme transmis. La reine Elizabeth, vu le célibat où elle a vécu, a été plutôt étrangère en ce monde qu'elle n'en a été un habitant; elle a toutefois illustré son siècle, et, à plus d'un titre, bien mérité de ses contemporains. Mais, à Votre Majesté, à qui la bonté divine a accordé de si nombreux enfants, dignes sans contredit de la perpétuer, et à qui l'âge, encore dans toute sa force, et un lit fécond en promettent encore d'autres; à Votre Majesté, dis-je, il convient, par toutes sortes de motifs, non seulement de jeter des rayons sur son siècle, comme elle le fait, mais encore d'étendre ses soins à des choses qui puissent vivre à jamais dans la mémoire des hommes, et fixer les regards de l'éternité toute entière. Or, parmi les objets qui peuvent l'occuper, si mon amour pour les lettres ne me fait illusion, je n'en vois point de plus important et de plus noble que celui de léguer à l'univers entier, de nouvelles découvertes dans les sciences, qui soient solides et fructueuses. En effet, jusqu'à quand regarderons-nous une poignée d'écrivains comme les colonnes d'Hercule, comme un non plus ultra qui doit arrêter notre marche? nous qui possédons Votre Majesté, laquelle, semblable à un astre lumineux et propice, peut diriger notre navigation et la rendre heureuse. [2,0,2] Ainsi, pour revenir à notre dessein, examinons et considérons attentivement ce en quoi les princes et autres hommes puissants ont contribué au progrès des lettres et ce qu'ils ont négligé. Mais cette discussion faisons-la d'une manière serrée et distincte, en usant d'un certain style mâle et actif, sans digressions et sans amplifications. Posons donc d'abord ce principe, qui ne peut être contesté : que tout ouvrage grand et difficile ne peut être exécuté et conduit à sa fin, qu'à l'aide de ces trois choses : la grandeur des récompenses, la prudence et la sagesse des dispositions, enfin le concert des travaux; trois moyens, dont le premier excite à faire des efforts; le second épargne les détours et ôte les erreurs; le troisième, enfin, prête secours à la fragilité humaine. Or, de ces trois moyens, celui qui mérite le premier rang, c'est la prudence des dispositions, laquelle consiste à montrer et à tracer la route la plus droite et la plus facile vers le but proposé ; car, comme on le dit ordinairement, "un boiteux qui est dans la route, devance un bon coureur qui est hors de la route" (Cfr. Novum organum, I, 61) ; et je ne vois rien qui s'applique mieux ici que cette sentence de Salomon : "si le fer est émoussé, il faudra employer plus de force; mais ce qui prévaut surtout, c'est la sagesse" (Ecclésiaste, X, 10), paroles par lesquelles il fait entendre que le choix judicieux des moyens contribue plus efficacement au succès, que l'augmentation des efforts ou l'accumulation des forces; et quand nous parlons ainsi, c'est que (sauf l'honneur dû à tous ceux qui ont, en quelque manière que ce soit, bien mérité des lettres) nous nous apercevons que la plupart des hommes puissants, dans leurs actions et leurs dispositions, relativement aux lettres, avaient plutôt en vue une certaine magnificence et la gloire de leur nom, que les progrès réels des sciences; et qu'ils ont plutôt augmenté le nombre des Lettrés, qu'ils n'ont fait prendre aux lettres mêmes un sensible accroissement. [2,0,3] Or, les actes et les dispositions tendantes à l'accroissement des lettres, ont trois objets; savoir : le domicile des lettres, les livres et les personnes mêmes des Lettres. Car, de même que l'eau, soit qu'elle descende du ciel, soit qu'elle jaillisse des sources, se perdrait aisément, si l'on n'avait soin de la ramasser dans des réservoirs, où elle pût, par cette union et cette accumulation, se soutenir et se fomenter elle-même; but en vue duquel l'industrie humaine a imaginé les aqueducs, les citernes, les réservoirs, et les a décorés de divers ornements; afin que leur beauté et leur magnificence répondit à leur utilité et à leur nécessité. De même cette liqueur si précieuse des sciences, soit qu'elle découle de l'inspiration divine, soit qu'elle jaillisse des sens, se perdrait toute et s'évanouirait en peu de temps, si on ne la conservait dans les livres, dans les traditions, dans les entretiens, et, plus que tout, dans les lieux destinés à recevoir ces sciences, comme les écoles, les académies, les collèges, où elles ont un domicile fixe, et où elles trouvent de plus l'occasion et la facilité de croître et de s'accumuler. [2,0,4] Or, les dispositions qui regardent le domicile des lettres, sont au nombre de quatre ; savoir : construction d'édifices, assignation de revenus, concessions de privilèges, et établissement d'une règle, d'une discipline; toutes choses qui le plus ordinairement contribuent à procurer aux gens de lettres la retraite et le loisir nécessaires, et moyennant lesquelles ils sont exempts de soins et d'inquiétude; conditions toutes semblables à celles qu'exige Virgile pour l'établissement des ruches où les abeilles composent leur miel. "D'abord, il faut chercher pour les abeilles une demeure, un domicile, où les vents ne puissent se faire jour" (Virgile, Géorgiques, IV, 8). [2,0,5] Mais il est deux principales dispositions à faire par rapport aux livres. 1) Il faut des bibliothèques, sortes de mausolées où sont déposées les reliques des saints des temps anciens; reliques pleines de vertu. 2) De nouvelles éditions d'auteurs, décorées et munies d'impressions plus correctes, de versions plus fidèles, de commentaires plus utiles, d'annotations plus exactes, et autre service de toute espèce. Quant aux dispositions qui concernent les personnes mêmes des Lettrés, outre qu'il faut les honorer et les avancer, elles sont au nombre de deux; savoir : récompense et choix de lecteurs enseignant les arts déjà inventés et connus; récompense et choix d'écrivains pour traiter de ces parties de la science qui n'ont pas encore été assez cultivées et élaborées. [2,0,6] Tels sont en gros les actes et les dispositions par rapport auxquelles la munificence des princes illustres et autres personnages distingués s'est principalement signalée en faveur de la république des lettres. Comme je pensais à faire une mention spéciale de tel ou tel qui peut avoir bien mérité des lettres, je me suis rappellé cette délicatesse de Cicéron qui, après son retour de l'exil, le détermina remercier ses partisans et ses amis tous ensemble et indistinctement : "il est difficile", disait-il à ce sujet, "de n'oublier personne; et il serait ingrat d'oublier tout le monde" (Cicéron, Discours au sénat après son retour, XII). Envisageons, suivant le conseil de l'écriture, l'espace qui nous reste à parcourir dans la lice, plutôt que de tourner nos regards vers celui que nous avons laissé derrière nous. [2,0,7] Quand je considère tous ces collèges fondés en Europe, et qui forment de si beaux établissements, je suis étonné de les voir tous affectés à certaines professions particulières, à certains genres déterminés. Mais je n'en vois aucun qui soit consacré à l'étude libre et universelle des arts et des sciences; car si l'on pense que toute science doit se rapporter à l'usage et à la pratique, on a raison. Cependant il est facile de tomber par cela même dans cette erreur si bien relevée par cette fable fort ancienne, où il est dit que toutes les parties du corps intentèrent procès à l'estomac, lui reprochant de ne donner ni le mouvement, comme les membres, ni le sentiment, comme la tête. Voilà ce qu'ils disaient mais ils ne disaient pas que ce même estomac, après avoir opéré la concoction et la digestion des aliments, les distribuait à toutes les autres parties; c'est ainsi, ainsi absolument que tout homme qui s'imagine que l'étude qui a pour objet la philosophie et les contemplations universelles, est inutile, oiseuse, ne fait pas attention que c'est de là que se tire tout le suc, toute la force qui se distribue à toutes les professions et à tous les arts. Quant à moi, je tiens pour certain qu'une des plus puissantes causes qui aient nui au progrès des sciences, est cela même qu'on ne s'est occupé qu'en passant de ces sciences fondamentales, au lieu de s'en abreuver à longs traits. Car, si vous voulez qu'un arbre donne plus de fruits qu'à l'ordinaire, en vain vous occuperez-vous des branches; c'est la terre même qu'il faut remuer autour de la racine; c'est une terre plus grasse et plus active qu'il faut en approcher; autrement vous n'aurez rien fait. Il ne faut pas oublier non plus que cet usage où l'on est d'affecter les collèges et autres sociétés littéraires à certains genres déterminés de professions et de doctrines, n'a pas seulement été nuisible au progrès des sciences mais non moins préjudiciable aux royaumes et aux républiques; car il arrive de là que, lorsque les rois ont à faire choix de ministres capables de gérer les affaires publiques, ils trouvent autour d'eux un vide étonnant d'hommes de cette espèce, parce qu'il nous manque un collège d'éducation spécialement consacré à cet objet, où les hommes que la nature semble avoir composés, organisés tout exprès pour de tels emplois, puissent, outre les autres genres de connaissances, faire une étude particulière de l'histoire des langues modernes, des livres et des traités de politique, pour arriver ensuite, suffisamment habiles et instruits, aux emplois civils. [2,0,8] Or, comme l'on peut dire que les fondateurs de collèges plantent, et que les fondateurs de leçons arrosent, l'ordre de notre sujet exige que nous parlions actuellement de ce qui manque dans les leçons publiques. D'abord j'improuve la mesquinerie des appointements assignés aux lecteurs, soit des arts, soit des professions, surtout parmi nous. Car il importe surtout aux progrès des sciences que les lecteurs, en chaque genre, soient choisis parmi les plus habiles et les plus versés; attendu que leurs travaux ne sont pas d'une utilité passagère, et qu'ils tendent à multiplier les enfants de la science et à la perpétuer à jamais. Or, c'est un but auquel on ne peut arriver qu'en leur assurant des récompenses et un traitement, dont le plus habile, dans chaque art, puisse être pleinement satisfait, et l'être au point qu'il ne lui paraisse pas dur de mourir dans son emploi, et pour qu'il ne songe plus à embrasser une profession active. Surquoi, si l'on veut faire fleurir les sciences, il faut observer la loi militaire de David ; loi qui portait que "ceux qui descendraient au combat et ceux qui demeureraient à la garde du bagage, auraient parts égales" (Samuel, XXX, 24) : autrement le bagage sera mal gardé. De moine les lecteurs dans les sciences sont comme les conservateurs et les gardiens de tout l'appareil littéraire; appareil qui sert ensuite à fournir des instruments à la pratique et des munitions à la milice des sciences. Il est donc juste que leurs récompenses égalent les gains des praticiens. Autrement, si l'on n'adjuge pas des prix assez grands et assez magnifiques aux pères des sciences, on pourra dire de leurs enfants : "Et des enfants débiles rappelleront les jeûnes de leurs pères" (Virgile, Géorgiques, III, v. 128). [2,0,9] Pour remédier à un autre défaut que j'ai encore à observer, il faudrait appeller à notre secours un alchimiste, espèce d'hommes qui conseillent aux gens d'étude de vendre leurs livres, de construire des fourneaux, et de laisser là Minerve et Ies Muses, qu'ils regardent comme autant de Vierges stériles, pour faire leur cour à Vulcain. Il faut convenir cependant que, tant pour donner plus de profondeur à la théorie, que pour rendre la pratique fructueuse, dans certaines sciences (et surtout dans la philosophie naturelle), ce n'est pas seulement des livres qu'il faut tirer des secours: en quoi la munificence des hommes ne s'est point tout-à-fait relâchée; car nous voyons qu'on ne prend pas seulement à tâche d'acquérir et de fournir aux gens d'étude des livres, mais aussi des sphères, des globes, des astrolabes, des mappemondes, et autres instruments semblables, comme autant d'adminicules pour l'astronomie et la cosmographie. Nous voyons aussi que certains lieux destinés à l'étude de la médecine ont des jardins où l'on peut observer et étudier les simples de chaque espèce. Nous ne manquons pas non plus de cadavres pour les observations anatomiques. Sans doute, mais tout cela ne mène pas bien loin. En général, qu'on tienne pour certain qu'on ne peut espérer de faire de grands progrès dans l'étude de la nature et de pénétrer dans ses mystères, si l'on épargne les dépenses nécessaires pour multiplier les expériences, soit de Dédale, soit de Vulcain; c'est-à-dire, celles qui se font à l'aide des fourneaux, ou des machines, ou de tout autre moyen. Ainsi, comme on permet aux conseillers et aux émissaires des princes de présenter le compte des dépenses qu'ils ont faites pour épier et découvrir les nouveautés et les secrets d'état; de même aussi, ces hommes qui épient et guettent, pour ainsi dire, la nature, il faut leur tenir compte de leurs dépenses. Car, si Alexandre-le-Grand a fourni de si grandes sommes à Aristote, pour le mettre en état de louer des chasseurs, des oiseleurs, des pêcheurs, et autres hommes de cette espèce, afin qu'il ne lui manquât rien pour composer son histoire naturelle des animaux; certes on doit de plus grands secours encore à ces hommes qui ne se contentent pas d'errer dans les forêts de la nature, mais qui se fraient un chemin dans le labyrinthe des arts. [2,0,10] Un autre défaut qui mérite d'être observé et qui sans contredit est d'une grande importance, c'est que les recteurs des universités sont fort négligents à faire des consultations; et les rois, ou autres hommes supérieurs, à faire des visites; à cette fin d'examiner et de considérer attentivement si ces leçons, ces disputes et tous ces exercices scholastiques, institués depuis longtemps et qui se sont conservés jusqu'à nos jours, il est bon de les conserver, ou si plutôt il ne serait pas à propos d'abolir tout cela, et d'y substituer quelque chose de meilleur. Car, parmi les règles les plus sages de Votre Majesté, je trouve celle-ci : quand il s'agit d'apprécier quelque coutume, ou quelque exemple, "il faut considérer le temps où cette coutume a été établie et cet exemple donné. Que si l'on trouve que ce fut dans des temps de confusion et d'ignorance, cette circonstance lui ôte toute autorité et doit rendre la chose suspecte". Ainsi, puisque la plupart des académies ont été établies dans des temps qui, pour les lumières et les connaissances, ne le cédaient pas peu au nôtre, c'est une forte raison de plus pour les soumettre de nouveau à l'examen. Je choisirai un ou deux exemples en ce genre, les tirant de ce qu'il y a de plus connu et de plus familier. Il est passé en usage parmi nous, quoique fort mal-à-propos, ce me semble, que ceux qui étudient les lettres, s'adonnent beaucoup trop tôt à la logique et à la rhétorique; arts qui certainement conviennent plutôt à des sujets plus avancés en âge qu'à des enfants et à des apprentis. En effet, ces deux arts sont des plus importants, attendu que ce sont, en quelque manière, les arts des arts; l'un ayant pour objet le jugement, et l'autre, l'ornement. De plus, ils renferment les règles à suivre pour disposer ou embellir les choses et les sujets qu'on traite. Ainsi vouloir que des esprits ignorants et tout neufs (qui ne sont point encore munis de ce que Cicéron appelle "la pépinière", ou "le mobilier", c'est-à-dire, la matière ou l'abondance des choses); vouloir, dis-je, qu'ils commencent par ces arts-là, (comme si l'on voulait leur apprendre à peser, à mesurer, ou à orner le vent), c'est vouloir que la vertu et la force de ces arts, (qui sont grandes sans contredit, et qui s'étendent au loin), languissent presque méprisées, et dégénèrent en sophismes puériles, ou en affectations ridicules, ou du moins perdent beaucoup de leur crédit: il y a plus, cet usage où l'on est de faire étudier ces arts-là aux jeunes gens avant le temps, a un autre inconvénient; c'est qu'on est forcé de les transmettre et de les traiter d'une manière maigre, et en délayant excessivement les pensées, en un mot, d'une manière qui se proportionne à la folle intelligence de cet âge. Une autre espèce de défaut très ordinaire dans les collèges, c'est que, dans les exercices scholastiques, l'on sépare trop l'exercice de la mémoire de celui de la faculté inventive ; car, dans ces lieux-là, tous les discours sont, ou tout-à-fait prémédités, et conçus précisément dans les termes imaginés auparavant, et alors on ne laisse rien à faire à l'invention; ou tout-à-fait ex abrupto, ce qui ne laisse rien à faire à la mémoire ; quoique, dans la vie commune et dans la pratique, on exerce rarement ces deux facultés séparément, et qu'au contraire on les exerce presque toujours toutes les deux à la fois; je veux dire qu'il est ordinaire tout-à-la-fois de s'aider de notes et de commentaires et de parler sur-le-champ. En sorte que, d'après cette disposition, les exercices ne sont nullement appropriés à la pratique, et que les études ne sont rien moins que l'image de la vie ordinaire; car c'est un principe dont il ne faut jamais s'écarter dans l'éducation que tout, dans les études, doit, autant qu'il est possible, représenter ce qui se passe dans la vie ordinaire, autrement ces études, au lieu de préparer les mouvements et les facultés de l'âme, ne feront que les pervertir; c'est une vérité dont on est à même de se convaincre lorsque ces hommes, sortis des écoles, commencent à exercer leurs professions, ou les autres fonctions de la vie civile, c'est alors qu'ils aperçoivent bien en eux-mêmes le défaut dont nous parlons; mais les autres le voient encore mieux. Au reste, je terminerai ces observations sur la réforme des institutions académiques, par cette phrase tirée de la fin d'une lettre de César à Oppius et à Balbus : "quant aux moyens d'exécuter cela", dit-il, "il m'en est venu plusieurs à l'esprit, et l'on en peut imaginer beaucoup d'autres : au reste, je souhaite que vous vous chargiez vous-mêmes d'y songer" (Cicéron, Lettres à Atticus, IX, 7). [2,0,11] J'observe un autre défaut qui pénètre un peu plus avant que le précédent ; de même que le progrès des sciences dépend beaucoup de la sagesse du régime et des institutions des diverses académies, on aurait aussi de grandes facilités pour arriver à ce but, si les académies qui sont répandues dans l'Europe contractaient entre elles l'union et l'amitié la plus étroite; car il est, comme nous le voyons, beaucoup d'ordres, de corps d'arts et de métiers qui, quoique placés dans des royaumes différents et séparés par de grands espaces, ne laissent pas de cultiver et d'entretenir entr'eux une société et une fraternité durables, en sorte qu'ils ont des chefs, les uns provinciaux, les autres généraux, auxquels tous obéissent : et nul doute que, de même que la nature crée la fraternité dans la famille, que les arts mécaniques contractent une fraternité par le compagnonnage, que l'onction divine établit une fraternité de roi à roi et d'évêque à évêque, que les voeux et les instituts monastiques en établissent une dans les ordres; de même aussi il ne se peut qu'il ne s'établisse une généreuse et noble fraternité entre les hommes, par les doctrines, et par ces rayons qu'elles répandront les unes sur les autres; vu que Dieu lui-même est appelé "le père des lumières". [2,0,12] Enfin, je me plains (et c'est un point que j'ai déjà touché plus haut) de ce qu'on n'a jamais, ou du moins de ce qu'on a bien rarement pensé à désigner publiquement des personnes d'une capacité suffisantes pour écrire ou pour faire des recherches sur ces parties des sciences qui n'ont pas encore été suffisamment élaborées; but auquel on parviendrait plus aisément, si l'on faisait le dénombrement et le recensement des sciences, afin de mieux distinguer celles qui sont déjà riches et qui ont pris le plus grand accroissement, de celles qui sont encore pauvres et dépourvues; car une des grandes causes d'indigence, c'est l'opinion même où l'on est de son opulence. Or, la multitude des livres est moins une preuve d'opulence, qu'un signe de luxe : redondance à laquelle (si l'on s'en fait une juste idée) il ne faudrait nullement remédier en brûlant les livres déjà existants, mais plutôt en en composant de meilleurs, qui pussent, comme "le serpent de Moïse, dévorer les serpents des arabes" (Exode, VII, 12). [2,0,13] Ce remède a tous ces défauts dont nous avons fait l'énumération, (sans compter le dernier, ou plutôt en comptant ce dernier, du moins quant à sa partie active qui concerne la nomination des écrivains), est une entreprise vraiment royale, et par rapport à laquelle tous les efforts et toute l'industrie d'un particulier ressembleraient fort à la situation de ce Mercure placé à l'entrée d'une route fourchue, et qui peut bien montrer du doigt la route, mais qui n'y saurait mettre le pied. Quant à cette partie spéculative, qui a pour objet l'examen des sciences, (je veux dire, dont le but est de reconnaître ce qui manque dans chacune) elle est encore ouverte à l'industrie d'un homme privé; mon dessein est donc d'entreprendre cette espèce de promenade dans les sciences, ce recensement général et exact dont j'ai parlé; et cela en y joignant une recherche laborieuse et aussi exacte des parties qui sont encore incultes et négligées; espérant qu'un tableau et un enregistrement de cette espèce servira comme de flambeau aux entreprises publiques et aux travaux spontanés des particuliers. En quoi pourtant mon dessein en ce moment est seulement de noter les parties omises et les choses à suppléer, et non de relever les erreurs et les tentatives malheureuses. [2,0,14] Or, ce dessein, en me disposant à l'exécuter, je n'ignore pas quel immense travail j'entreprends, et quel pesant fardeau je m'impose. J'ignore encore moins combien mes forces sont peu proportionnées à ma bonne volonté. Cependant, ce qui me fait concevoir de hautes espérances, c'est que, si mon ardent amour pour les lettres ne m'entraîne pas trop loin, je trouverai mon excuse dans cette affection même; car il n'est pas donné à tout homme d'aimer et d'étre sage tout ensemble. Enfin, je sais que je dois laisser aux autres la même liberté de jugement dont j'use moi-même; et je ne trouverai pas mauvais qu'on remplisse avec moi, comme je le remplis avec les autres, ce devoir de l'humanité exprimé par ces mots : "celui qui montre poliment le chemin à un homme qui s'égare" (Cicéron, Des devoirs, I, 16). Je prévois aussi que le soin que je prends de rapporter, dans cette espèce de registre, bien des choses omises et à suppléer, encourra plus d'une censure. On dira des unes, qu'elles sont exécutées, il y a longtemps, et qu'elles existent déja; des autres, que cela sent son homme trop curieux, et promet peu de fruits ; des autres enfin, qu'elles sont difficiles, impossibles même, et passent la portée de l'homme. Or, quant aux deux premières critiques, les choses mêmes plaideront leur propre cause; et quant à la dernière, voici ce que je pense sur ce sujet. Je regarde comme possible, comme faisable, tout ce qui peut être exécuté par certains hommes, sans pouvoir l'être par toutes sortes de gens ; par plusieurs individus réunis, sans pouvoir l'être par un homme isolé; par la succession des siècles, sans être possible à un seul siècle ; enfin, par les soins et les dépenses publiques, sans être à la portée des moyens et de l'industrie des particuliers : si cependant on aime mieux se prévaloir contre moi de ce mot de Salomon : "le lion est sur le grand chemin, dit le paresseux" (Proverbes, XXVI, 13), que s'en tenir à ce mot de Virgile : "ils peuvent, parce qu'ils croient pouvoir" (Virgile, Énéide, V, v. 231), ce sera assez pour moi de gagner ce point que mes travaux soient regardés comme des vœux, comme des souhaits de la meilleure espèce; car de même que pour déterminer bien à propos et bien précisément l'état d'une question, il ne faut pas être tout-à-fait neuf dans la matière que l'on traite; de même aussi ce n'est pas manquer tout-à-fait de sens, que de former des souhaits qui n'ont rien de déraisonnable.