[2,6] CHAPITRE VI. Distribution de l'histoire civile en mémoires, antiquités et histoire complète. L'HISTOIRE civile se divise en trois espèces fort analogues aux trois différentes espèces de tableaux et de statues. Car, parmi les tableaux et les statues, il est des ouvrages imparfaits, et auxquels l'art n'a pas mis la dernière main; d'autres qui sont parfaits; et d'autres enfin que le temps a mutilés et défigurés. C'est ainsi que nous divisons l'histoire civile, qui est comme l'image des temps et des choses, en trois espèces, répondantes à celles des tableaux; savoir : les mémoires, les antiquités et l'histoire complète. Les mémoires sont une histoire commencée, ou les premiers et grossiers linéaments d'une histoire; les antiquités sont une histoire défigurée, ou les débris de l'histoire échappée au naufrage des temps. Le mémoires, ou préparations à l'histoire, sont de deux espèces, dont l'une peut prendre le nom de commentaires, et l'autre celui de registres. Les commentaires exposent, d'une manière nue, la suite et l'enchaînement des actions et des événements, sans parler des vrais motifs et des prétextes de ces actions, de leurs principes et de leurs occasions, abstraction faite aussi des délibérations et des discours ; en un mot, de tout l'appareil des actions : telle est proprement la nature des commentaires, quoique César, par une sorte de modestie unie ù une certaine magnanimité, n'ait donné que le simple nom de commentaires à la plus parfaite histoire qui existe. Mais les registres sont de deux espèces; car ils embrassent ou ce qu'il y a de plus remarquable et dans les choses et dans les personnes, exposé suivant l'ordre des temps, tels que ces ouvrages qui portent le nom de fastes, ou de chronologies, ou ce que les actes ont de solennel ; comme les édits des princes, les décrets des sénats, la marche des procédures, les discours publics, les lettres envoyées publiquement, et autres choses semblables, mais d'une manière décousue, et sans être liés par le fil d'une narration continue. Les antiquités, ou les débris des histoires, sont, comme nous l'avons déjà dit, des planches de naufrage, une sorte de dernière ressource dont on use, lorsque la mémoire des choses venant à manquer, et étant comme submergée, néanmoins des hommes pleins d'industrie et de sagacité, par une sorte de diligence opiniâtre et religieuse, se prennent aux généalogies, aux fastes, aux titres, aux monuments, aux médailles, aux noms propres, au style, aux étymologies de mots, aux proverbes, aux traditions, aux archives et autres semblables instruments, soit publics, soit privés; aux fragments d'histoire qui se trouvent dispersés en différents lieux, dans des livres qui ne sont rien moins qu'historiques; quand, dis-je, à l'aide de la totalité de ces choses, ou de quelques-unes, ils tâchent d'enlever au déluge du temps quelques débris, et de les conserver; genre d'entreprise laborieuse, sans doute, mais agréable, et à laquelle est attachée une certaine vénération ; et qui, une fois qu'on s'est déterminé à effacer les origines fabuleuses des nations, mérite de remplacer ces mensonges; mais qui a d'autant moins d'autorité, que ce dont le petit nombre se mêle, est soumis au caprice de ce petit nombre. Il ne me semble pas fort nécessaire de relever quelques défauts dans les histoires imparfaites de ce genre ; attendu que ce n'est qu'une sorte de mélanges imparfaits, et que leurs défauts tiennent à leur nature même. Quant aux abrégés, qu'on peut regarder comme les teignes de l'histoire, nous voulons qu'on les rejette absolument; vu qu'ils ont rongé le corps d'un grand nombre d'histoires intéressantes, et les ont enfin réduites à une sorte de résidu inutile. [2,7] CHAPITRE VII. Division de l'histoire complète en chroniques, vies et relations. Développement de ces trois parties. Mais l'histoire complète est de trois espèces, en raison de l'objet qu'elle se propose de représenter car ou elle représente quelque partie du temps, ou quelque personnage individuel et digne de mémoire, ou telle action, tel exploit des plus mémorables. On donne, au premier genre, le nom de chronique; au second, celui de vies; au troisième, celui de relations. De ces trois différentes espèces, le genre de mérite des chroniques consista clans leur célébrité et leur authenticité. Celui des vies, dans les exemples et autres fruits qu'on en peut tirer. Enfin celui des relations dépend de la vérité et de la sincérité avec laquelle elles sont écrites ; car les chroniques considèrent les actes publics dans toute leur grandeur. Elles montrent la physionomie extérieure des personnages et cette partie de leur visage qui est tournée vers le public, laissant de côté et passant sons silence tous les légers détails relatifs tant aux choses qu'aux personnes. Mais, comme c'est un artifice propre à la divine sagesse, que de faire dépendre les plus grandes choses des plus petites, il arrive quelquefois que les histoires de cette espace, à cause de cette grandeur même qu'elles recherchent, étalent plutôt ce que les affaires ont de pompeux et de solennel, qu'elles n'en indiquent les vrais principes et les textures les plus délicates. Il y a plus : quoiqu'elles ajoutent et mêlent à la narration les causes et les motifs; néanmoins, toujours à cause de cette même grandeur à laquelle elles se plaisent, elles supposent, dans les actions humaines, plus de prudence et de sérieux, qu'il ne s'y en trouve en effet. En sorte que telle satyre soit un tableau plus vrai de la vie humaine, que telle de ces histoires. Au contraire, les vies, pour peu qu'elles soient écrites avec exactitude et avec jugement (car il n'est pas question ici, des éloges et autres futiles histoires de cette espèce), comme elles se proposent pour sujet un certain individu et que, pour en donner une juste idée, elles sont obligées de mêler et de combiner ensemble ses actions, tant légères que graves, tant petites que grandes, tant privées que publiques, elles présentent saris contredit des narrations plus vives et plus fidèles des choses, et dont on peut, avec plus de sûreté et de succès, tirer des exemples et des modèles. Mais quant aux relations particulières, telles que la guerre du Péloponnèse, l'expédition de Cyrus, la conjuration de Catilina, et autres semblables, on a droit d'y exiger plus d'impartialité, de candeur et de sincérité, que dans les histoires complètes des temps; car, lorsqu'il s'agit des premières, on peut, dans le nombre, choisir un sujet commode, limité, et de telle nature qu'on puisse se procurer tous les documents et toute la certitude nécessaire pour le bien traiter. Au lieu que l'histoire des temps, surtout celle d'un temps beaucoup plus ancien que celui de l'écrivain, manque souvent de faits, et qu'on y trouve de grands especes vides qu'on ne manque guère de remplir à force d'esprit et de conjectures. Néanmoins cela même que nous disons ici de la sincérité des relations, doit être entendu avec exception. Car les choses humaines péchant toujours par quelque côté, et les inconvénients étant toujours mêlés avec les avantages, ce n'est pas sans raison, il faut l'avouer, qu'on tient pour suspectes les relations de cette espèce, surtout celles qu'on publie dans le temps même des événements rapportés, et qui le plus souvent sont dictées par l'envie et la flatterie. D'une autre part, à côté de cet inconvénient naît le remède; car ces relations-là mêmes, comme ce n'est pas d'un seul côté qu'on en publie ; mais que, vu les factions et l'esprit de parti qui règnent alors, chaque parti publie les siennes ; ces relations, dis-je, fraient ainsi à la vérité un chemin entre les deux extrêmes. Puis, lorsque les animosités sont attiédies, elles peuvent fournir, à un historien impartial et judicieux, de bons matériaux et une bonne semence pour une histoire plus parfaite. Quant à ce qui peut manquer dans ces deux genres d'histoire, nul doute que plusieurs histoires particulières (nous parlons de celles qui peuvent exister), que des histoires, dis-je, d'une certaine perfection, ou qui atteignent du moins au degré de la médiocrité, ne nous aient manqué jusqu'ici, au grand préjudice de la gloire et de la réputation des royaumes et des républiques; mais il serait trop long de les spécifier en détail. Au reste, abandonnant aux nations étrangères le soin de l'histoire des étrangers, et pour ne point porter un œil curieux dans les affaires d'autrui, je ne puis m'empêcher de me plaindre à Votre Majesté de la bassesse et de la mesquinerie de cette histoire d'Angleterre dont nous sommes en possession, quant au corps de cette histoire prise en entier; comme aussi de la partialité et du peu de sincérité de l'histoire d'Ecosse, du moins quant à l'auteur le plus récent et le plus complet : ces défauts considérés, je pense qu'on exécuterait un ouvrage bien honorable à Votre Majesté, et fort agréable à la postérité, si, de même que cette île de la Grande-Bretagne, désormais réunit en une seule monarchie, se transmet elle-même dans son unité, aux siècles suivants ; de même aussi l'on comprenait dans une seule histoire tous les événements qui la concernent, et en remontant aux siècles passés; à peu près comme l'écriture sainte fait marcher de front l'histoire des dix tribus du royaume d'Israël et celle des deux tribus du royaume de Juda; deux histoires qui sont, pour ainsi dire, jumelles. Que si vous pensez que la masse et la difficulté de cette histoire, assez grande sans doute, empêchent qu'on ne la traite avec exactitude et d'une manière qui réponde à son importance, n'avez-vous pas cette période mémorable et beaucoup plus courte, quant à l'histoire d'Angleterre; je veux dire, celle qui s'est écoulée depuis la réunion des deux Roses, jusqu'à celle des royaumes; espace de. temps qui, à mon sentiment, renferme un plus grand nombre d'événements variés et peu communs, qu'on n'en pourrait trouver dans une suite d'un égal nombre de princes, en quelque royaume héréditaire que ce pût être. Cette période commence à l'époque où la couronne fut acquise d'une manière mixte; savoir, en partie par les armes, en partie par le droit. Car ce fut le fer qui fraya le chemin au trône, et ce fut un mariage qui l'affermit. Survinrent des temps fort analogues à ces commencements, et semblables à des flots qui, après une grosse tempête, conservent leur volume et leur agitation; mais sans qu'aucun coup de vent d'une certaine force les soulève de nouveau; flots dont un pilote, celui de tous vos prédécesseurs qui s'est le plus signalé par sa prudence, a surmonté la violence. Immédiatement après vient un roi, dont les actions, qui témoignaient plus d'impétuosité que de prudence, n'ont pas laissé d'avoir un grand poids dans la balance de l'Europe, et de la faire pencher à droite ou à gauche, selon qu'il se portait de l'un ou de l'autre côté. C'est aussi sous son règne qu'a commencé cette grande innovation dans l'état ecclésiastique, vrai coup de théâtre tel qu'on en voit peu. Suit un roi mineur. Puis un essai de tyrannie, qui fût à la vérité de courte durée, et comme une sorte de fièvre éphémère; suivi du règne d'une femme mariée à un roi étranger; et de celui d'une autre femme encore qui vécut dans la solitude du célibat. Enfin a succédé à tout, cet événement tout à la fois heureux et glorieux; je veux parler de cette époque où l'île de la Grande-Bretagne, qui est séparée du reste du monde, s'est réunie avec elle-même : réunion par laquelle cet ancien oracle rendu à Énée, et qui lai montrait dans l'éloignement le repos en ces termes : "cherchez votre antique mère" (Virgile, Énéide, III, v. 96), s'est accompli en faveur de ces deux nations généreuses, les Anglais et les Écossais, qui désormais sont comprises sous le nom de Grande-Bretagne, leur antique mère, comme un gage et un symbole qui annoncent que nous sommes arrivés à la fin des erreurs et du voyage, et que nous touchons au terme. En sorte que, de même que les corps très pesants, lorsqu'ils ont été lancés, éprouvent certaines trépidations, avant de se poser et de s'arrêter tout-à-fait; de même il paraît probable que la divine providence voulut que cette monarchie, avant qu'elle eût été affermie, et qu'elle reposât tout-à-fait en la personne de Votre Majesté et dans sa royale lignée, dans laquelle nous nous flattons qu'elle est établie pour jamais; que cette monarchie, dis-je, éprouvât ces révolutions et ces vicissitudes si fréquentes, comme autant de préludes de sa stabilité. Quand je tourne mes réflexions vers les vies particulières, je ne laisse pas d'être étonné que notre temps connaisse si peu ses biens, en voyant qu'on prend si peu la peine d'écrire la vie de ceux qui se sont distingués dans notre siècle. Car, quoique les rois et ceux qui jouissent de la puissance absolue, ne puissent être qu'en petit nombre, et que les citoyens distingués dans les républiques, la plupart étant déjà changées en monarchies, ne soient pas non plus en fort grand nombre; néanmoins il y a eu, même sous des rois, assez d'hommes illustres qui méritaient quelque chose de plus qu'une réputation vague et incertaine, ou que d'arides et maigres éloges. En effet, il existe à ce sujet une fiction dont un de nos poètes les plus modernes (Arioste, Orlando furioso) a enrichi une fable ancienne, et qui n'est pas sans élégance. A l'extrémité du fil des Parques, dit-il, est suspendue une médaille, ou une pièce de métal précieux, sur laquelle est gravé le nom de chaque défunt. Le temps emprunte les ciseaux d'Atropos, coupe le fil, enlève la médaille; puis les emportant toutes avec lui, il les tire de son sein et les jette dans le fleuve Léthé. Autour de ce fleuve voltigent une infinité d'oiseaux, qui saisissent ces médailles à leur chute; puis les tenant quelque temps dans leur bec, et les promenant çà et là, les laissent tomber par mégarde dans le fleuve. Mais parmi ces oiseaux, il est quelques cygnes qui saisissent telle de ces médailles, avec le nom qui s'y trouve gravé, et la porte aussitôt dans un certain temple consacré à l'immortalité. Voilà ce que dit le poète. Mais on peut dire que de notre temps ces cygnes-là sont bien rares : or, quoique la plupart des hommes, plus mortels par leurs soins et leurs passions que par leurs corps, se soucient peu de la mémoire de leur nom, regardant la gloire comme une sorte de vent et de fumée : "Âmes, qui ne sentent pas le besoin de se faire un grand nom" (Virgile, Énéide, V, v. 751). Néanmoins cette philosophie et cette sévérité dont ils se targuent, n'a d'autre source que celle-ci : "Nous ne commençons à mépriser les louanges, qu'au moment où nous cessons de faire des choses louables" Cfr. Pline le Jeune, Lettres, III, 91). Mais une telle manière de penser, ne forme point à nos yeux un préjugé contre ce jugement de Salomon : "la mémoire des justes est accompagnée d'éloges, mais le nom des impies tombera en pourriture comme leurs corps" (Proverbes, X, 7). L'un fleurit perpétuellement; l'autre, ou tombe aussitôt dans l'oubli, ou exhale, en se dissolvant, une odeur infecte. C'est pourquoi, par ce style, et par cette formule dont on use avec tant de raison en parlent des morts d'heureuse mémoire, de précieuse mémoire, de bonne mémoire, nous semblons reconnaître ce que Cicéron a avancé, l'ayant emprunté de Démosthène, "que la seule fortune des morts est la bonne réputation" (Cfr. Cicéron, Philippiques, IX, 5); genre de possession (je ne puis m'empêcher de l''observer) qui, de notre temps, est le plus souvent fort mal cultivé, et que la négligence des hommes a laissé en jachère. Quant aux relations, il serait tout-à-fait à souhaiter qu'on s'en occupât beaucoup plus qu'on ne le fait ordinairement; car il n'est point d'action un peu illustre qui ne trouve à portée quelqu'une des meilleures plumes qui pourrait s'en emparer et prendre peine à l'écrire. Mais l'homme, capable d'écrire une histoire complète, d'une manière qui réponde à son importance, faisant partie d'un bien petit nombre (comme on le voit assez par le petit nombre des historiens même médiocres) ; si du moins les actions particulières, dans le temps même où elles se sont passées, étaient consignées dans quelque écrit supportable, on pourrait espérer qu'il s'élèverait tôt ou tard des écrivains qui, à l'aide de ces relations, pourraient composer une histoire complète. Elles seraient une sorte de pépinière dont on pourrait, au besoin, tirer de quoi planter un jardin ample et magnifique. [2,8] CHAPITRE VIII. Division de l'histoire des temps en histoire universelle et histoire particulière. Avantages et inconvénients de l'une et de l'autre. L'Histoire des temps est ou universelle ou particulière. La dernière n'embrasse que les actes de tel royaume, de telle république, de telle nation. La première, ceux de l'univers entier. Car il n'a pus manqué d'écrivains qui se sont piqués d'avoir écrit une histoire du monde depuis son origine ; donnant pour une histoire un assemblage confus de narrations sommaires, un vrai fatras. D'autres se sont flattés de pouvoir embrasser, comme dans une histoire complète, tous les événements de leur temps, tout ce qui s'est fait de mémorable dans le monde entier ; entreprise magnanime sans doute, et dont l'utilité répond à sa grandeur. Car les choses humaines ne sont pas tellement séparées par les limites des régions et des empires, qu'elles n'aient entre elles une infinité de relations. Aussi aime-t-on à voir rassemblées, et comme peintes dans un seul tableau, les destinées réservées à tout un siècle ou à tout un âge. De là il arrive aussi que grand nombre d'écrits qui ne sont pas a mépriser, écrits tels que sont ces relations dont nous avons déjà parlé, et qui sans ces histoires eussent péri, ou n'eussent pas été souvent réimprimés ; ou que du moins des sommaires de ces relations, trouvant place dans ces vastes collections, se fixent ainsi et se conservent. Néanmoins, si l'on y fait plus d'attention, l'on reconnaîtra que les règles d'une histoire complète sont si sévères, qu'il est presqu'impossible, dans un si vaste sujet, de les observer toutes; en sorte que la majesté de l'histoire est plutôt diminuée qu'augmentée par la grandeur de sa masse. En effet, il ne se peut qu'un auteur, qui va recherchant tant de faits de toute espèce, ne perde peu à peu de son exactitude ; et que son attention, qui s'étend à tant de choses, se relâchant, par cela même, dans chacune, il ne se saisisse des bruits de ville, des contes populaires, et ne compose son histoire de relations très peu authentiques, et de matériaux légers de cete espèce. Ce n'est pas tout : forcé, pour ne pas donner à son ouvrage une étendue immense, d'omettre bien des choses qui méritent d'être rapportées, il retombe ainsi à la mesure étroite des abrégés. Il est encore un autre inconvénient qui n'est pas petit, et qui est diamétralement opposé au but d'une histoire universelle : c'est que, si une histoire de ce genre conserve telle narration, qui sans elle eût péri, au contraire, d'autres narrations assez utiles, qui sans elle eussent vécu, elle les étouffé, à cause de ce goût excessif qu'ont les hommes pour la brièveté. [2,9] CHAPITRE IX. Division de l'histoire des temps en annales et en journaux. On est fondé à diviser encore l'histoire des temps en annales et en journaux; et cette division, quoique tirée des périodes du temps, ne laisse pas d'avoir quelque rapport avec le choix des faits. Car, c'est avec raison que Tacite, lorsqu'il vient à parler de certains édifices magnifiques, ajoute aussitôt: "on a jugé convenable à la dignité da peuple romain, de ne confier aux annales que les grands événements, et de renvoyer aux journaux de la ville les détails de cette espèce" (Tacite, Annales, XIII, 31); affectant aux annales tout ce qui concerne l'état de la république, et aux journaux les actes et les accessoires de moindre importance. Mon sentiment sur ce sujet, est que nous aurions besoin d'une sorte d'art héraldique, pour régler le rang des livres comme celui des hommes; et de même que rien ne nuit autant à l'état civil, que la confusion des ordres et des grades, de même aussi ce n'est pas peu déroger à l'autorité d'une histoire grave, que de mêler à la politique de si frivoles détails ; tels que les fêtes, les cérémonies, les spectacles et autres choses semblables. Et il serait sans doute à souhaiter qu'on s'accoutumât à faire cette distinction-là même. Mais de notre temps on n'est dans l'usage de tenir des journaux que dans les voyages de mer et les expéditions militaires. Chez les anciens, on avait soin, pour faire honneur aux rois, de rapporter dans des journaux les actes de leur palais; et nous voyons que cet usage était suivi sous Assuérus, roi de Perse, qui, une certaine nuit, étant travaillé d'insomnie, demanda le journal qui le fit repenser à la conjuration des Eunuques. Les journaux d'Alexandre contenaient des détails si minutieux, que, si par huard il avait dormi à table, on consignait cela parmi ses actes Et qu'on ne s'imagine pas qu'on ait affecté aux annales les grands événements, réservant les petits détails pour les journaux ; mais et grandes et petites choses, on faisait tout entrer, pêle-mêle et à la hâte, dans ces journaux. [2,10] CAPITRE X. Division de l'histoire civile en pure et en mixte. Enfin, soit divisée l'histoire civile en pure et en mixte. Il est deux espèces très connues de mélanges : l'une, qui se tire de la science civile; et l'autre, en grande partie, de la science naturelle. Quelques auteurs ont introduit un certain genre d'écrit où l'on trouve, non pas des narrations auxquelles un fil continu donne la liaison d'une histoire, mais des faits détachés que l'auteur choisit à son gré; puis il les médite, il les rumine, et prend occasion de ces faits pour disserter sur la politique : genre d'histoire ruminée que nous goûtons singulièrement, pourvu toutefois que l'auteur soit fidèle à son plan, et qu'il avertisse de son dessein. Mais qu'un homme qui écrit "ex professo" une histoire complète, mêle partout des réflexions politiques, et que, dans cette vue, il interrompe à tout propos le fil de l'histoire, c'est quelque chose de déplacé et de fatigant. Nul doute que toute histoire, qui a quelque profondeur, ne soit conune grosse de préceptes et de remarques politiques; mais encore l'écrivain ne doit-il pas se faire, en quelque sorte, accoucher lui-même. Une autre espace d'histoire mixte, c'est l'histoire cosmographique; car il y encore une infinité de choses. Elle emprunte de l'histoire naturelle la description des régions mêmes, de leur situation et de leurs productions; de l'histoire civile, celle des villes, des empires, des moeurs ; des mathématiques, la détermination des climats, des configurations célestes auxquelles répondent ces régions : genre d'histoire, ou plutôt de science, par rapport auquel nous avons lieu de féliciter notre siècle. Car, de notre temps, le globe terrestre est singulièrement dévoilé à notre curiosité, et les fenêtres s'y sont, en quelque manière, multipliées. Nul doute que les anciens n'eussent connaissance des zones et des antipodes, dans ce même lieu où Phébus commençant sa course, de son souffle enflammé ranime ses chevaux hors d'haleine. C'est encore là que l'étoile du soir puise sa rouge et tardive lumière. Néanmoins c'était plutôt par des démonstrations que par des voyages. Mais que le plus frêle vaisseau ait pu faire le tour entier du globe terrestre par une route plus oblique et plus tortueuse encore que celle que suivent les corps célestes, c'est une prérogative qui était réservée à notre siècle. En sorte que cet âge du monde peut prendre pour sa devise non seulement ces mots, "plus ultra" (plus avant), où les anciens prenaient celle-ci, "non ultra" (pas plus avant) ; ou, cette autre,"imitabile fulmen" (l'imitable foudre) ; ou ils prenaient cette dernière, "non imitabile fulmen" (l'inimitable foudre); de même que "nimbos" et "non imitabile fulmen" ; mais cette autre encore qui passe toute admiration, "imitabile coelum" (l'imitable ciel), à cause de ces grandes navigations, par lesquelles nous faisons le tour du monde entier comme les corps célestes. Or, ces succès, si heureux dans l'art de naviguer et de découvrir les parties du globe, nous font concevoir les plus hautes espérances par rapport au progrès et à l'accroissement des sciences; surtout à nous, à qui il semble que, par un décret divin, il ait été arrêté que ces deux genres de succès seraient contemporains. Car c'est ainsi que s'exprime le prophète Daniel en parlant des derniers temps "grand nombre d'hommes voyageront, et la science sera augmentée" ; comme si cet avantage de parcourir le monde et de faire faire aux sciences les plus grands pas, était réservé à notre siècle; et c'est ce qui est déjà en grande partie accompli, vu que, peur les connaissances, notre temps le cède de bien peu à ces deux premières périodes ou révolutions; savoir : celle des Grecs et celle des Romains, et qu'à certains égards il l'emporte de beaucoup.