[10,0] De la dissemblance des corps célestes et des corps sublunaires, quant à l'éternité des uns et à la mutabilité des autres; faiblesse de ce principe. C'est un principe admis que l'universalité de la nature peut se diviser et se distinguer par le moyen des deux globes céleste et terrestre, de manière qu'il y ait une division pour les corps célestes et une autre pour les sublunaires; et il ne nous semble pas avoir été adopté sans raison si l'on n'en pousse pas la portée au-delà de certaines bornes ; car il n'y a pas de doute que les régions placées au-dessus et au-dessous du globe lunaire n'aient des différences grandes et nombreuses avec les corps contenus dans les mêmes espaces. Et cela n'est pas cependant plus prouvé qu'il ne l'est que les corps de l'un et de l'autre globe ont des tendances, des propriétés et des mouvements communs. Nous devons donc suivre l'unité de la nature, établir entre eux des distinctions plutôt que des subdivisions, et ne point en scinder l'étude. Quant au principe qui a été admis plus tard, que les corps célestes ne subissent pas de mutations, tandis que les corps sublunaires ou élémentaires, selon l'expression reçue, y sont soumis ; que la matière des derniers peut se comparer à une courtisane qui revêt continuellement de nouvelles formes, et que celle des premiers ressemble à une matrone qui met son bonheur dans une union stable et absolue ; ce principe, disons-nous, nous paraît faible et vulgaire, et ne repose que sur l'apparence et la superstition. En un mot, c'est une hypothèse chancelante de toutes parts et sans fondement. Ni cette éternité que l'on donne au ciel, ni cette mutabilité que l'on attribue à la terre, ne leur conviennent ; car de ce qu'on ne les voit pas il ne faut pas conclure qu'il ne se fait pas de mutations dans le ciel ; la ténuité du corps et la distance du lieu trompent la vue. On remarque en effet un grand nombre de changements dans l'air, comme dans la chaleur, le froid, les odeurs et les sons, et cependant ils ne sont pas perceptibles aux yeux. Il en serait de même, je pense, si l'oeil était placé dans le disque de la lune ; à une aussi grande distance .il ne pourrait observer ce qui se passe chez nous, et les différents mouvements qui s'opèrent à la surface de la terre, et les révolutions des machines, et les mouvements des animaux, des plantes et de tous les autres corps dont les dimensions, à cause de l'éloignement, n'égalent pas celle du moindre fétu de paille. Mais dans les corps dont le volume et la grandeur sont assez étendus pour franchir l'espace et devenir perceptibles à nos regards, nous pouvons nous convaincre qu'ils sont soumis à des mouvements dans les régions célestes, comme le prouvent certaines planètes ; je parle des corps qui ont conservé la configuration constante des étoiles fixes, par exemple, celle qui fut vue de nos jours dans Cassiopée. Quant à la terre, lorsqu'on est parvenu dans ses profondeurs, sans s'arrêter à cette incrustation ni à ce mélange qu'on trouve à sa superficie et dans les parties qui en sont le plus rapprochées, il semble qu'on y observe les marques de cette perpétuité qu'on suppose au ciel. Nul doute, en effet, que si la terre éprouvait des mutations dans ses profondeurs, par suite de ces mutations il s'opérerait aussi, dans la partie que nous habitons, des révolutions plus remarquables que celles que nous y voyons. Certes, la plupart des tremblements de terre, les irruptions des fleuves et les embrasements des volcans, ne s'élèvent pas tout-à-fait des entrailles de la terre, mais des régions qui en approchent, puisqu'ils n'occupent qu'une petite étendue à la surface; car plus l'espace et le cratère qu'ils occupent à la surface de la terre sont étendus, plus leurs racines et leurs sources doivent se rapprocher de ses entrailles. Les tremblements de terre remarquables (je veux dire remarquables par rapport à leur étendue et non à leur violence) qui n'ont que rarement lieu, peuvent être comparés aux comètes dont nous avons parlé, qui ne se montrent qu'à de longs intervalles; de sorte que ce que nous avons dit au commencement se trouve justifié, c'est-à-dire : qu'il existe un grand rapport entre le ciel et la terre quant à leur stabilité et à leurs révolutions. Si l'on veut avoir un autre exemple de l'égalité et de la réalité du mouvement dans les corps célestes, nous pouvons citer, comme partageant inséparablement l'éternité avec eux, l'Océan, qui, dans son flux et son reflux, montre une invariabilité presque aussi grande. Enfin, si l'on objecte encore qu'on ne peut cependant pas nier qu'à la superficie de la terre et dans les parties qui en sont les plus voisines il s'opère une infinité de mutations, et qu'il n'en est pas de même dans le ciel; nous répondrons : que nous ne les égalons pas en tout ; et pourtant, si nous prenons la partie supérieure et moyenne de l'air (qu'on appelle région) pour la superficie ou l'enveloppe extérieure du ciel, comme nous entendons par superficie ou enveloppe extérieure de la terre, l'espace où les animaux, les plantes et les minéraux se rencontrent, on y trouvera de même des formations et des mutations diverses et de toutes sortes. Par conséquent, presque toute cette confusion, ce conflit et cette révolution me semblent se passer pour ainsi dire sur les confins du ciel et de la terre, ainsi qu'il arrive dans les troubles civils, pendant lesquels on voit souvent les frontières de deux Etats ravagées par des incursions et des désastres continuels, tandis que les provinces intérieures des Etats jouissent d'une paix et d'une tranquillité profonde. Personne, s'il y réfléchit bien, ne fera intervenir ici la religion. Cette prérogative d'être incorruptible n'a pu être attribuée à un ciel matériel que par une vanité paienne. L'écriture sainte donne également au ciel et à la terre l'éternité et la destruction, mais avec un degré différent de gloire et de respect; car, si d'un côté on lit que "le soleil et la lune sont des témoins éternels et fidèles dans le ciel", on lit d'un autre que "les générations passent, mais que la terre demeurera éternellement". Au reste, un seul passage nous apprend que l'un et l'autre doivent finir : "Le ciel et la terre passent, mais le Verbe de Dieu est éternel". Ce n'est pas dans le désir de présenter de nouveaux principes que nous avons fait ces observations, mais c'est parce que nous prévoyons que ces prétendues dissemblances et ces fausses divisions seront un grand obstacle aux progrès de la vraie philosophie et à l'interprétation de la nature.