[6,0] LIVRE VI. [6,1] I. Récits merveilleux, extraits des Annales, sur P. Scipion le premier Africain. On raconte de la mère de P. Scipion, le premier Africain, la même chose que nous lisons dans l'histoire grecque sur Olympias, femme du roi Philippe et mère d'Alexandre. En effet, C. Oppius, Julius Hyginus et les autres historiens qui ont écrit sur la vie et les actions de Scipion l'Africain rapportent que sa mère passa longtemps pour stérile, et que Publius Scipion, son époux, n'espérait plus avoir d'enfants ; mais un jour qu'elle s'était endormie seule, en l'absence de son mari, on vit tout à coup sur son lit, couché à ses côtés, un énorme serpent qui s'échappa aux cris d'épouvante poussés par les témoins de ce prodige ; il disparut sans qu'on eût pu découvrir ses traces. P. Scipion rapporta le fait aux augures, qui lui répondirent, après avoir offert un sacrifice, que sa femme deviendrait mère. En effet, peu de jours après l'apparition du serpent dans son lit, elle ressentit les premiers symptômes d'une grossesse, et au dixième mois, elle mit au monde ce P. Scipion l'Africain qui vainquit Annibal et les Carthaginois en Afrique, dans la seconde guerre punique. Au reste, il dut plutôt à ses actions qu'à ce prodige de passer pour un homme d'une vertu divine. Je ne ferai point difficulté de rapporter, d'après les mêmes historiens, que Scipion se rendait fréquemment au Capitole, vers la fin de la nuit, avant l'aube du jour. Là, se faisant ouvrir le sanctuaire de Jupiter, il restait longtemps comme s'il consultait le dieu sur les affaires de la République. Les gardiens de ce temple s'étonnaient de ce que les chiens, qui s'élançaient sur tous ceux qui se présentaient à cette heure, n'aboyaient pas contre lui et ne le poursuivaient pas. Ces récits merveilleux et populaires sur Scipion, semblaient encore approuvés et confirmés par une foule de paroles et d'actions vraiment dignes d'admiration. Je ne citerai qu'un fait. Alors qu'il assiégeait en Espagne une ville défendue par sa position, ses remparts, une garnison courageuse et bien approvisionnée, aussi n'y avait-il aucun espoir qu'il pût s'en rendre maître, un jour qu'il rendait la justice dans son camp (on apercevait de son tribunal la ville assiégée), un des soldats qui se présentaient lui demanda, selon l'usage, le jour et le lieu fixé pour l'assignation, Scipion tendant la main vers la citadelle de la ville assiégée : «Après-demain, dit-il, que l'on comparaisse dans ce lieu. » Ce qu'il avait dit se réalisa : au troisième jour, époque fixée pour l'audience, la ville fut prise, et ce jour même il rendit la justice dans la citadelle. [6,2] II. Sur une erreur grossière commise par Cesellius Vindex dans ses Lectures antiques. Nous trouvons une erreur grossière dans les Lectures antiques, ouvrage célèbre de Cesellius Vindex et pourtant Cesellius est d'ordinaire d'une exactitude remarquable. Cette faute a échappé à plusieurs critiques, quoique l'on ait été par trop sévère à l'égard de cet écrivain. Césellius a écrit que Q. Ennius, dans le treizième livre de ses Annales, a pris le mot "cor" au genre masculin. Voici le passage de Cesellius : « Ennius a employé "cor" et plusieurs autres mots semblables au masculin, car, dans le treizième livre des Annales, il a dit "quem cor". » Il cite ensuite ces deux vers d'Ennius "Hannibal audaci cum pectore de me hortatur, ne bellum faciam, quem credidit esse meum cor"? (Lorsqu’Annibal est assez audacieux pour m'exhorter à ne point faire la guerre, quel cœur me suppose-t-il donc ?) C'est Antiochus, roi d'Asie, qui parle ainsi. Il s'étonne et s'indigne que le Carthaginois Annibal veuille le détourner de faire la guerre aux Romains, Or, Cesellius entend ces vers comme si Antiochus disait : Annibal veut me dissuader de faire la guerre et en agissant ainsi, quel cœur me croit-il donc ? Et combien donc ne me croit-il pas méprisable, lorsqu’il veut me persuader d’une telle lâcheté ? Tel est le sens adopté par Cesellius, mais celui d'Ennius est bien différent car il faut prendre trois vers, et non deux, pour avoir toute la pensée du poète, et Cesellius a négligé le troisième : "Hannibal audaci cum pectore de me hortatur, ne bellum faciam, quem credidit esse meum cor suasorem summum et studiosum robore belli". (Annibal est assez audacieux pour m'exhorter à ne pas faire la guerre, lui que mon cœur croyait le plus empressé à me le conseiller, et le plus ardent à l'entreprendre.) Tel est, à mon avis, dans ces vers le sens et l'ordre des idées : Hannibal, cet homme plein d'audace et de courage que j'ai cru, c'est-à-dire que mon cœur a cru ; comme s'il disait : que j'ai cru, (insensé que j'étais !) devoir être le plus empressé à m'exciter à la guerre, lui même s'efforce de me dissuader, de me détourner de ce dessein. Cesellius a peut-être été trompé, faute d'attention par la construction de la phrase, et il a cru qu'Ennius avait dit "quem cor" ; il a lu "quem" avec un accent aigu, comme s'il se rapportait à "cor", et non à Annibal. Je n'ignore pas cependant que le masculin pourrait être défendu, mais par un ignorant ; il faudrait pour cela séparer le troisième vers, et le lire à part comme une interruption soudaine, une exclamation d'Antiochus : "Suasorem summum", l'excellent conseiller ! Mais il ne vaut pas la peine de relater cette interprétation. [6,3] III. Critique du discours de M. Caton, au sénat, en faveur des Rhodiens par Tullius Tiron, affranchi de Cicéron. Réponse à cette critique. Les Rhodiens sont célèbres par la situation avantageuse de leur île, par la magnificence de leurs monuments, par leur habileté dans la navigation et par leurs victoires navales. Quoique alliés et amis du peuple romain, ils entretinrent cependant des rapports d'amitié avec le fils de Philippe, Persée, roi de Macédoine, qui faisait la guerre aux Romains. Les Rhodiens envoyèrent même de fréquentes ambassades à Rome pour mettre un terme aux hostilités. Ces projets de pacification n'ayant pu réussir, un grand nombre de Rhodiens prirent la parole dans leurs assemblées publiques, proposant, si la paix ne pouvait avoir lieu, de seconder le roi contre le peuple romain ; toutefois aucun décret public ne fut porté à ce sujet. Mais lorsque Persée eut été vaincu et pris, les Rhodiens tremblèrent en se rappelant tant de propos et d'actes malveillants. Ils envoyèrent donc une députation à Rome pour demander que l'on ne rendît pas les Rhodiens responsables de la témérité de quelques citoyens, et pour disculper leur fidélité et leurs intentions. Arrivés à Rome les députés furent introduits dans le sénat. Après qu'ils eurent plaidé leur cause en suppliants, ils sortirent de la curie, et la délibération commença. Plusieurs sénateurs se plaignaient des Rhodiens, disant qu'ils s'étaient montrés animés du plus mauvais esprit, et qu'il fallait leur faire la guerre. Alors M. Caton se leva, persuadé que si plus d'un grand personnage se montrait indigné et mal disposé à l'égard de bons et fidèles alliés, ce n'était que pour trouver un prétexte de piller leurs richesses ; il prit le parti et la défense des Rhodiens, et prononça le fameux discours qui a été publié à part de ses autres ouvrages, sous ce titre : "Pour les Rhodiens", et qu'il a inséré dans le cinquième livre de ses Origines. Tiron Tullius, affranchi de M. Cicéron, fut certainement un homme d'un esprit cultivé, et il possédait de bonnes connaissances dans la littérature ancienne. Après avoir reçu de son maître, dès ses jeunes années, une éducation libérale, il partagea les études de Cicéron, qu'il secondait dans ses travaux. Il a toutefois porté l'audace à un point que l'on ne peut ni supporter ni pardonner dans une lettre familière et par trop passionnée, adressée à Q. Axius, ami de son patron. Cette lettre, dans laquelle il croit faire preuve de jugement et d'esprit en attaquant le discours de Caton pour les Rhodiens, autorise, ce me semble notre critique, et certes, elle mérite d'être critiquée bien plus que le discours lui-même. Il accuse d'abord l'orateur d'avoir maladroitement, g-anagohgohs, comme il dit, débuté d'un ton plein d'insolence, d'aigreur et de reproche, lorsqu'il manifeste la crainte que les sénateurs, privés de la raison par l'excès de la joie et par l'ivresse des prospérités de la République, ne soient incapables de délibérer, et hors d'état de juger, de décider selon les règles de l'équité. « Dans l'exorde, dit le critique, les patrons qui plaident pour des accusés doivent se concilier la bienveillance des juges ; au moment où les esprits, dans l'attente de la cause, sont incertains et froids, c'est par des témoignages de considération et par des paroles respectueuses qu'il faut les flatter, au lieu de les irriter par des injures et d'impérieuses menaces. » Tiron transcrit ensuite cet exorde, dont voici les termes : « Je le sais, d'ordinaire les succès et la prospérité exaltent l'âme de la plupart des hommes, de telle sorte que leur orgueil, leur fierté s'accroissent sans mesure ; c'est pourquoi je crains fort, au moment où notre fortune est arrivée à son comble, qu'une décision funeste ne nous attire quelque malheur qui détruise notre prospérité et fasse évanouir cette joie à laquelle nous nous abandonnons avec excès. L'adversité donne des armes contre elle-même : elle nous apprend comment nous devons agir. La prospérité, par l'ivresse qu'elle donne, nous éloigne ordinairement des résolutions justes et prudentes. C'est pourquoi je vous exhorte de tout mon pouvoir à différer de quelques jours l'examen de cette affaire, jusqu'à ce que revenus de notre joie, nous soyons rentrés en possession de nous-mêmes. » Dans les paroles qui suivent, dit le critique, Caton avoue le crime des Rhodiens, loin de les défendre. Il ne cherche pas à repousser l'accusation, ou à la rejeter sur d'autres ; il dit seulement que les Rhodiens ont eu de nombreux complices : ce qui, certes, n'est pas propre à les disculper. « Bien plus, ajoute Tiron, les Rhodiens étaient accusés d'avoir fait des vœux contre le peuple romain, et en faveur du roi : Caton convient qu'ils ont, en effet, formé ces espérances et ces désirs, mais en vue de leur intérêt propre, dans la crainte que les Romains, vainqueurs aussi de Persée, ne missent plus de termes à leur orgueil et à leur présomption.» Et il cite les paroles mêmes de Caton : « Je crois bien que les Rhodiens auraient désiré que la guerre eût tourné autrement, et que Persée n'eût pas succombé. Et non seulement, à mon avis, ce désir était celui des Rhodiens, mais encore celui de beaucoup d'autres peuples. Je ne dirai pas que plusieurs de ces nations auraient souhaité, pour jouir de notre humiliation, que la fortune nous devînt contraire ; mais toutes craignaient que, Rome n'ayant plus de rivale, et sa volonté étant la loi suprême, il ne leur fallût courber la tête sous le joug d'une puissance désormais sans limites. Ainsi, l'intérêt de leur liberté fut le mobile de leur conduite. Ce pendant les Rhodiens n'ont jamais secondé publiquement Persée. Songez, je vous prie, combien, dans la vie privée, chacun de nous met plus d'ardeur encore à détendre ses intérêts. Que si quelqu'un menace notre fortune, voyez avec quelle énergie nous repoussons toute attaque, tout péril. Les Rhodiens n'ont pourtant rien fait. » Pour ce qui concerne la critique de l'exorde, Tiron aurait dû savoir que Caton, en défendant les Rhodiens, parlait comme un sénateur honoré jadis du consulat et de la censure, et qui dit ce qu'il juge être le plus opportun à l'état, et non pas en avocat qui défend un accusé. En effet, autres sont les principes qui dirigent l'orateur quand il cherche tous les moyens d'exciter la clémence et la compassion des juges, autres les règles que devra suivre, au sein d'une délibération publique, un homme investi d'une autorité imposante, irrité d'entendre les propositions les plus injustes, lorsque, élevant la voix pour l'utilité commune et pour le salut des alliés, il s'exprime avec une noble liberté inspirée par l'indignation et la douleur. Quand on parle devant des juges appelés à décider du sort d'autrui dans une cause qui leur est étrangère, et dans laquelle, sans crainte comme sans espérance pour eux-mêmes, ils n'ont qu'à s'acquitter des devoirs de leur charge, les rhéteurs, dans leurs écoles, donnent certainement le précepte juste et utile, en recommandant de se concilier les juges, de se les rendre propices, et, par des expressions flatteuses, séduisantes et douces, de leur inspirer pour l'accusé des sentiments d'estime, et le désir de le sauver. Mais lorsqu'il s'agit de la dignité, de l'honneur et de l'intérêt public, lorsqu'il faut faire adopter ou différer une résolution, l'orateur qui, dans ce cas, s'occupe dans l'exorde de préparer son auditeurs à la bienveillance et à la bonté, va-t-il perdre son temps en paroles inutiles. Depuis longtemps, en effet, les affaires, les dangers communs ont dû préparer les esprits à recevoir des conseils, et ce sont bien plutôt les auditeurs qui réclament la bienveillance de l'orateur. Quant à ces paroles de Caton, où il avoue que les Rhodiens auraient désiré que la guerre eût une autre issue et que le roi Persée n'eût pas été vaincu par les Romains (désir partagé par bien d'autres peuples), Tiron pense que cet aveu est peu propre à justifier ou à excuser. Mais c'est là d'abord un mensonge insigne ; Tiron cite les paroles de Caton, et leur donne ensuite une interprétation fausse. En effet, Caton n'avoue pas que les Rhodiens ont souhaité la défaite de Rome, mais il pense que tel fut leur désir ; il exprime, sans nul doute, une opinion personnelle mais il ne fait pas l'aveu de la faute des Rhodiens ; et il me semble en cela non seulement exempt de blâme mais bien plutôt digne de louange et d'admiration ; car, après avoir dit avec une bonne foi religieuse ce qu'il juge de défavorable aux Rhodiens, maître de la confiance des juges par cette noble franchise, il sait bientôt tourner en faveur des accusés ce qui semblait les condamner. N'est-ce pas dire, en effet, qu'ils sont on ne peut plus dignes de l'estime et de l'affection du peuple romain, puisque pouvant être utiles à Persée, et faisant des vœux pour lui, ils n'ont cependant rien fait pour le seconder ? Ensuite Tiron cite le passage suivant du même discours : « Et maintenant après tant de bienfaits mutuels, briserons-nous subitement les liens d'une telle amitié ? Ce que nous disons qu'ils ont voulu faire, nous hâterons-nous de le faire les premiers ? » Cet enthymème, dit le critique, est incorrect et vicieux ; car on pouvait répondre : Oui, nous nous hâterons de le faire ; car, si nous ne prévenons pas nos ennemis, ils nous accableront ; il nous faudra tomber dans leurs embûches, si nous n'avons pas su d'avance les déjouer. C'est, dit-il, le même raisonnement vicieux que Lucillus reproche à Euripide, dans la scène où, le roi Polyphonte disant qu'il a tué son frère pour éviter d'être tué par lui, Mérope croit faire tomber cette excuse lorsqu'elle répond en ces termes au meurtrier de son époux : « Si mon mari, comme tu le prétends, devait te tuer, il fallait attendre pour le frapper le moment où il attenterait à tes jours. » C'est bien là, dit le critique, le comble de la démence : c'est de proposer un but, et se mettre hors d'état de l'atteindre. Ainsi donc, Tiron ne remarque pas que, dans tous les périls à éviter, les circonstances ne sont pas les mêmes : il n'en est pas des affaires et des actes de la vie humaine, soit qu'il s'agisse de se hâter ou de différer, soit que l'on veuille se venger ou se tenir sur ses gardes, comme d'un combat de gladiateurs. En effet, quand un gladiateur est sous les armes, la condition de la lutte est celle-ci : il tuera son adversaire, s'il le prévient ; il succombera, s'il se laisse prévenir. Mais l'existence des hommes n'est pas d'ordinaire menacée par une nécessité tellement fatale et tellement imminente, qu'il faille frapper le premier coup, si l'on ne veut être frappé soi-même. Cette manière d'agir est peu d'accord avec la clémence du peuple romain, qui souvent a négligé de se venger des injures qu'il avait reçues. Ensuite Tiron prétend que dans le même discours Caton a eu recours à des arguments peu honnêtes, beaucoup trop hardis, et dignes, non d'un homme tel que lui, mais d'un fourbe, d'un trompeur, d'un sophiste grec habitué à recourir aux subtilités : « Car, dit-il, quand on objecte aux Rhodiens qu'ils avaient voulu prendre les armes contre les Romains, Caton est presque tenté de nier, puis il demande grâce pour eux, parce qu'ils n'ont pas fait ce qu'ils désiraient si ardemment. Il emploie un argument insidieux et subtil que les dialecticiens appellent induction, et qui n'est pas plus propre à prouver la vérité que le mensonge, lorsqu'il s'efforce, par des exemples captieux, d'établir et d'affirmer que tout homme qui veut mal faire ne doit être puni que s'il exécute son projet.» Voici, à ce sujet, les paroles mêmes de M. Caton : « Ceux qui accusent avec le plus de violence les Rhodiens disent qu'ils ont voulu devenir nos ennemis. Mais qui de nous, pour ce qui le concerne, regardera comme juste de punir un désir semblable ? Personne, sans doute ; du moins je ne le crois pas. » Un peu plus bas il ajoute : « Je le demande, où trouver la loi tyrannique qui dise : « Si quoiqu'un veut faire telle action, il payera mille deniers, ou la moitié si c'est un membre de la famille ; celui qui désirera posséder plus de cinq cents arpents de terre sera condamné à telle amende ; celui qui désirera avoir plus de troupeaux que la loi ne le permet subira telle punition ? Certes, il n'est aucun de nous qui ne désire accroître ses richesses, et personne ne songe à nous en faire un crime. » L'orateur dit encore : « S'il n'est pas juste de récompenser l'homme qui prétend avoir voulu bien faire, et qui pourtant n'a rien fait, faudra-il donc punir les Rhodiens, non parce qu'ils ont mal fait, mais parce qu'on les accuse d'avoir voulu mal faire ? » Tels sont, d'après Tullius Tiron, les arguments par lesquels M. Caton prétend soutenir et prouver qu'on ne doit pas punir les Rhodiens d'avoir voulu être les ennemis de la République sans avoir fait d'acte hostile. On ne peut se dissimuler, dit-il, que ce ne soit la même chose de désirer avoir plus de cinq cents arpents de terre, limite fixée par un plébiscite, et désirer faire une guerre injuste et impie au peuple romain. On conviendra aussi que les règles de la justice pour les récompenses ne peuvent être les mêmes que pour les châtiments. En effet, il faut attendre qu'une bonne action promise ait été accomplie : jusque là on ne peut la récompenser. Mais quant aux menaces, il est bien plus conforme à l'équité de les prévenir que d'en attendre l'effet. Ce serait faire profession de la plus grande folie, que de ne point aller au-devant des projets criminels, de rester inactif, d'attendre que le crime soit achevé, et de ne songer enfin à punir que quand le mal est devenu irréparable. Ces objections de Tiron à Caton ne sont dénuées ni de force ni de fondement. Toutefois l'orateur se garde bien de présenter ainsi son induction nue, isolée et sans appui ; il a recours à plusieurs moyens, à d'autres preuves qui entourent et fortifient son argument. Et d'ailleurs, persuadé qu'il défendait les intérêts non seulement des Rhodiens, mais encore de la République, actions et paroles, il a cru pouvoir tout employer sans rougir, pourvu que par la persuasion il arrivât à son but, qui était de sauver nos alliés. Et d'abord il prend fort adroitement pour exemples des prohibitions imposées, non par la nature, non par le droit universel, mais par des lois faites pour remédier à quelque abus, ou pour satisfaire aux exigences du temps ; telles sont celles qui déterminent les nombres des troupeaux, l'étendue de territoire que peut posséder un citoyen, et tout autre règlement semblable. Les défenses prescrites par de telles lois doivent être respectées ; mais souhaiter qu'elles n'existent pas ne peut être considéré comme une faute. Après avoir mis en avant des désirs de cette nature, il les mêle avec ceux que l'on ne peut honorablement ni former ni exécuter. Mais alors, de crainte que ce rapprochement ne rende évident le contraste, il a recours à une multitude d'arguments. Il ne paraît pas, sans doute, attacher grand prix à l'appréciation subtile et précise des erreurs de la volonté, genre de discussion en honneur dans les écoles des philosophes ; mais ce qui fait l'objet de tous ses efforts, c'est de gagner la cause des Rhodiens, dont il juge l'alliance utile à la République ; c'est de les faire reconnaître innocents, ou du moins excusables. Ainsi, tantôt il soutient qu'ils n'ont pas fait la guerre et qu'ils n'ont pas même désiré la faire ; tantôt il dit que les actions seules doivent être pesées et soumises au tribunal de la justice, mais que de vains désirs ne peuvent être atteints ni par les lois ni par les châtiments ; tantôt, comme s'il reconnaissait la culpabilité des Rhodiens, il demande grâce pour eux, en s'efforçant de démontrer les avantages de la clémence. Si les Romains ne pardonnent pas, il craint quelque malheur imprévu ; la clémence, au contraire, ne peut que consolider la grandeur du peuple romain. Quant au reproche d'orgueil, un des griefs adressés aux Rhodiens, c'est par une réponse admirable, et dont la forme est presque divine, que Caton le repousse et le fait tomber. Je citerai ses expressions mêmes, puisque Tiron les a passées sous silence : « On reproche, dit-il, aux Rhodiens de se montrer trop orgueilleux ; plaise au ciel que ni moi ni les miens ne méritions un tel reproche; mais qu'ils aient ce défaut, que nous importe ? Verriez-vous donc avec colère qu'un peuple fût plus orgueilleux que nous ?» Quoi de plus mordant et de plus fort que cette apostrophe adressée aux hommes les plus orgueilleux, et qui aiment chez eux-mêmes cette fierté qu'ils ne pouvaient souffrir chez les autres ? On doit encore remarquer que, dans tout ce discours, Caton met en usage toutes les armes, toutes les ressources de la rhétorique, non pas comme dans une lutte inoffensive, dans un combat fait à plaisir ; ce n'est pas, dis-je, avec une pureté, une harmonie rigoureuse que se passe l'action ; on dirait plutôt une bataille acharnée, une mêlée furieuse entre des troupes éparses, combattant sur plusieurs points avec des succès divers. Ainsi, dans cette cause, pour repousser ce reproche d'un orgueil trop célèbre, et qui rendait les Rhodiens odieux, Caton emploie indistinctement tous les moyens propres à défendre ses clients, à repousser loin d'eux le danger. Tantôt il les recommande comme ayant bien mérité de la République ; tantôt il les dépeint comme des victimes innocentes dont il reproche aux Romains de convoiter les biens et les richesses ; ce sont bientôt des coupables pour lesquels il intercède ; ce sont encore des alliés nécessaires à Rome. Là, il rappelle aux sénateurs la clémence, la mansuétude de leurs aïeux ; là, c'est l'utilité publique qu'il invoque. Et si, dans l'emploi de ces moyens, on demandait peut-être plus d'ordre, d'harmonie et d'élégance, il serait du moins impossible de traiter ce sujet avec plus de force et d'éloquence. Tullius Tiron est donc trop injuste lorsque, de cette harangue si riche en moyens, si abondante, et dont toutes les parties se prêtent par leur enchaînement un appui mutuel, il détache quelques fragments, mettant à nu quelques phrases isolées, pour les critiquer tout à son aise. C'est ainsi qu'il déclare indigne de M. Caton d'avoir avancé que les simples désirs coupables, non suivis d'effets, ne méritaient aucune punition. Mais pour apprécier avec plus de facilité et d'équité ma réponse à la critique de Tullius Tiron, le lecteur fera bien d'étudier tout le discours de Caton et la lettre de Tiron à Axius ; il pourra dès lors prononcer avec plus de justice et de lumière, soit qu'il condamne, soit qu'il approuve notre opinion. [6,4] IV. Quelle est, selon le jurisconsulte Celius Sabinus, l'espèce d'esclaves que l'on met en vente avec un bonnet sur la tête, et pourquoi. Quels esclaves, d'après un usage de nos ancêtres, étaient vendus sous la couronne, et le sens de cette expression. Les esclaves que l'on met en vente la tête couverte d'un bonnet sont ceux que l'on vend sans garantie. Telle est l'opinion de l'habile jurisconsulte Celius Sabinus. Cet usage vient, selon lui de ce que les esclaves de cette espèce ayant ce signe distinctif, les acheteurs sont à l'abri de l'erreur, de la fraude, et, sans s'occuper des conditions de la vente, ils voient du premier coup quelle espèce d'esclaves on leur offre. « D'après une ancienne coutume, quand on exposait en vente les esclaves pris à la guerre, on leur mettait une couronne sur la tête ; de là est venue l'expression vendre sous la couronne. De même que la couronne était la marque distinctive des captifs, le bonnet faisait reconnaître les esclaves dont le vendeur ne répondait pas. » L'expression vendu sous la couronne, s'explique encore autrement, parce que les soldats commis à la garde de ces prisonniers formaient un cercle, corona, autour d'eux. Mais je préfère la première version, qui se trouve appuyée de l'autorité de Caton dans son ouvrage de l'Art militaire. J'y trouve ce passage : « Que les citoyens vainqueurs par leur courage ceignent leur front de la couronne pour aller rendre des actions de grâces aux dieux, et non pour être mis en vente comme des vaincus. » [6,5] V. Anecdote remarquable sur l'acteur Polus. Il y avait en Grèce un acteur qui surpassait tous ses rivaux par la pureté de la voix et la grâce des gestes ; il se nommait Polus. Il jouait les chefs-d'œuvre tragiques avec un art et une habileté profonde. Ce Polus perdit un fils qu'il aimait tendrement. Lorsqu'il crut avoir assez longtemps porté le deuil, il reprit sa profession. Dans l'Électre de Sophocle, qu'il jouait alors devant les Athéniens, il devait porter l'urne qui est supposée renfermer les cendres d'Oreste. Dans cette pièce, Électre, croyant avoir dans les mains les restes de son frère assassiné, gémit sur son trépas et s'abandonne à tous les transports de sa douleur. Polus parut donc couvert des vêtements lugubres d'Électre, et tenant au lieu des prétendues cendres d'Oreste, l'urne qui renfermait les ossements de son propre fils, et qu'il avait tirée du tombeau. En les pressant sur son cœur, il remplit tout le théâtre non de cris simulés, mais d'un deuil réel et de lamentations déchirantes. Ainsi, quand on croyait que l'acteur jouait son rôle, c'est sa propre douleur qu'il représentait. [6,6] VI. Opinion d'Aristote sur la privation de certains sens. Des cinq sens que la nature a donnés aux animaux, savoir : la vue, l'ouïe, le goût, la toucher, l'odorat, appelés par les Grecs g-aisthehsis, il en est qui manquent à certains animaux, dont les uns naissent aveugles, d'autres privés du goût ou de l'ouïe. Aristote prétend cependant qu'il n'en est aucun que la nature ait privé, soit du goût, soit du toucher. Je trouve ces mots dans son traité de la Mémoire : « Tous les animaux ont le toucher et le goût, excepté ceux qui sont imparfaits ». [6,7] VII. S'il faut prononcer "affatim" comme "admodum", en mettant l'accent sur la première syllabe. Observations intéressantes sur les accents de quelques autres mots. Le poète Annianus joignait aux grâces d'un esprit aimable une connaissance profonde de la littérature et des formes de l'ancienne langue. Sa conversation était un mélange admirable de savoir et d'agrément. Il prononçait affatim, amplement, comme admodum, tout à fait, en mettant l'accent aigu sur la première syllabe, et non sur la pénultième, prétendant que telle était la prononciation des anciens. Il disait avoir entendu le grammairien Probus lire affatim ainsi accentué dans ces vers de la Cassette de Plaute. "Potin' es tu homo facinus facere strenuum? - aliorum affatim est, Qui faciant. Sane ego me nolo fortem perhiberi uirum". (Serais-tu homme à te distinguer par une action courageuse ? - Assez d'autres voudront l'entreprendre. Pour moi, je suis loin d'aspirer à la réputation d'homme brave.) En effet, disait-il, dans affatim il n'y a pas deux parties distinctes ; les deux parties sont tellement unies qu'elles ne forment qu'un seul mot. De même, il pensait que l'on doit dire exadversum, vis-à-vis, en mettant l'accent sur la seconde syllabe, parce qu'il n'y a dans ce mot qu'une seule partie du discours, et non deux. C'est ainsi, selon lui, que l'on doit prononcer ce mot dans ces vers de Térence : "In quo haec discebat ludo, exadversum loco Tonstrina erat quaedam". (Vis-à-vis l'école où elle allait étudier était la boutique d'un barbier.) Il ajoutait même que la préposition ad, vers, doit recevoir l'accent aigu, lorsqu'elle est unie intimement à un mot, de manière à former g-epistasis, c'est-à-dire augmentation, comme dans adfabre, artistement, admodum, tout à fait, adprobe, parfaitement. J'adopte volontiers l'opinion d'Annianus ; mais pour ce qui est de la préposition ad quand elle renforce le sens des mots, je ne crois pas qu'elle doive toujours être marquée de l'accent aigu. En effet, quand nous disons adpotus, bien abreuvé, adprimus, de beaucoup le premier, adprime, avant tout, dans ces mots ad sert évidemment à renforcer le sens, et pourtant il ne serait pas régulier de prononcer ad avec l'accent aigu. Toutefois adprobus, qui a la signification de valde probus, très honnête, reçoit sans contestation l'accent aigu sur la première syllabe. Dans la comédie intitulée le Triomphe, Caecilius se sert de cette expression : "Hierocles hospes est mi adulescens adprobus" (J'ai pour hôte Hiéroclès, jeune homme de la plus grande probité.) Si dans les mots cités précédemment la première syllabe ne peut recevoir l'accent aigu, c'est que la syllabe suivante est longue de sa nature, et jamais l'accent aigu ne doit figurer sur la première dans tout mot composé de plus de deux syllabes. Cependant adprimus pour longe primus, de beaucoup le premier, a été employé par L. Livius dans ce vers de son Odyssée : "ibi denique uir summus adprimus Patroclus". (Alors enfin l'illustre Patrocle, le premier des héros.) Livius dit encore dans le même poème praemodum pour admodum : "Parcentes praemodum", d'une clémence sans égale, ce qui signifie supra modum, au-delà de toute expression, comme qui dirait praeter modum, à l'excès. Ce mot prend l'accent aigu sur la première syllabe. [6,8] VIII. Tradition invraisemblable sur l'attachement d'un dauphin pour un enfant. Les dauphins sont voluptueux et enclins à l'amour, ainsi que l'attestent des exemples anciens, et même récents. En effet, sous les premiers Césars, dans la mer de Pouzzoles, selon le récit d'Apion, et plusieurs siècles auparavant, près de Naupacte, comme le rapporte Théophraste, on a vu, de manière à n'en pouvoir douter, plusieurs de ces animaux donnant des marques évidentes de l'amour le plus passionné. Et cet amour n'avait pas pour objet des êtres de leur espèce, mais de beaux enfants qu'ils avaient vus par hasard dans des barques ou sur les sables du rivage, et pour lesquels ils ressentaient une tendresse extraordinaire et vraiment humaine. Je vais transcrire un passage du savant Apion, extrait du livre cinquième de ces Egyptiaques, où il rapporte l'attachement d'un dauphin pour un enfant qui s'était familiarisé avec lui de telle sorte, qu'il jouait, montait sur son dos, faisant des courses sur les flots ; Apion dit même qu'il fut un des nombreux témoins de tous ces faits. « J'ai vu moi-même, dit-il, près de Dicéarchie, un dauphin épris de passion pour un enfant nommé Hyacinthe : il accourait à sa voix, s'approchait du rivage et recevait l'enfant sur son dos, ayant bien soin de replier les pointes de ses nageoires, de crainte de blesser l'objet da sa tendresse, qu'il portait ainsi jusqu'à deux cents stades du rivage. On accourait de Rome et de toute l'Italie pour voir ce poisson guidé dans ses courses par l'amour ». Ce qu'ajoute Apion n'est pas moins merveilleux : « Cet enfant si tendrement aimé tomba malade et mourut. Après être revenu plusieurs fois au lieu même où l'enfant avait coutume d'attendre son arrivée, le dauphin ne le voyant pas venir, fut saisi d'une douleur si vive qu'il ne put lui survivre. Son corps fut trouvé sur le rivage par des gens qui connaissaient toute cette histoire, et qui le déposèrent dans le même tombeau que l'objet de ses amours. » [6,9] IX. Que la plupart des anciens disaient peposci, j'ai demandé, memordi j'ai mordu, pepugi, j'ai piqué, spepondi, j'ai promis, et occecurri, je me suis présenté, par un e, et non par un o ou par un u à la première syllabe, selon l'usage actuel. Que cette forme était empruntée aux Grecs. Que l'on trouve chez des écrivains savants et renommés, au parfait du verbe descendo, je descends, descendidi, je suis descendu, et non descendi. Poposci, momordi, pupugi, cucurri, sont des formes qui paraissent régulières, et dont se servent maintenant les gens les plus instruits. Cependant Q. Ennius, dans ses satires, a dit memorderit par un e, et non momorderit : "Meum non est; at si me canis memorderit", ce n'est pas mon affaire ; mais si un chien vient à me mordre. De même, Laberius, dans les Gaulois : "De integro patrimonio mea centum millia nummum Memordi". (J'ai mangé cent mille deniers de mon patrimoine.) Et dans le Peintre : "... Itaque, levi Pruna percoctus simul sub dentes mulieris Veni, bis, ter memordit". (C'est pourquoi, après avoir été cuit sur une légère braise, je tombai sous les dents d'une femme qui me mordit deux ou trois fois.) Nous trouvons encore chez P. Nigidius, dans le second livre de son traité sur les Animaux : "Serpens si memordit, gallina diligitur et opponitur", (si l'on est mordu par un serpent, il faut choisir une poule et l'appliquer sur la blessure.) Plaute dit aussi dans la Marmite : - "ut admemordit hominem", dès qu'il eut mordu cet homme. Cependant on trouve, dans les trois Jumeaux du même poète, praemorsisse, avoir mordu, au lieu de praemordisse ou de praememordisse : "Ni fugissem medium, credo, praemorsisset" (Si je n'avais pris la fuite, il m'aurait happé je crois, au milieu du corps.) On lit dans la Conciliatrice d'Atta : "Ursum se memordisse autumat" (Il dit qu'un ours l'a mordu.) Valerlus Antias a écrit peposci, j'ai demandé, et non poposci dans le quarante-cinquième livre des Annales : "Denique Licinius tribunus plebi perduellionis ei diem dixit et comitiis diem a M. Marcio praetore peposcit" le tribun du peuple Licinius le cita en justice pour crime envers l'État, et demanda au préteur, M. Marcius, de fixer le jour des comices. Atta a dit pepugero, j'aurai piqué, dans son Aedilicia : - Sed si pepugero, metuet, mais si je le pique, il aura peur. Elius Tubéron, dans le livre qu'il adresse à C. Oppius, dit occecurrerit, se sera rencontré; ce mot a été noté par Probus, il cite même le passage : Si generalis species occecurrerit, si la forme générale se rencontre. Le même Probus a encore remarqué l'expression speponderant, ils avaient promis, dans Valérius Antias, au douzième livre de ses Histoires. Voici le passage de cet auteur : Tiberius Gracchus, qui quaestor C. Mancino in Hispania fuerat, et ceteri, qui pacem speponderant, (Tibérius Gracchus qui avait été questeur de C. Mancinus en Espagne, et les autres chefs qui avaient promis la paix.) Ces formes viennent probablement de ce que les Grecs, dans leur forme du temps passé, qu'ils appellent g-parakeimenos, changent le plus souvent en e la seconde lettre du redoublement : g-graphoh, j’écris, g-gegrapha, g-poioh, je fais, g-pepoiehka ; g-laloh, je parle, g-lelalehka; g-kratoh, je commande, g-kekratehka; g-louoh, je lave, g-lelouka. De même en latin : mordeo, je mords, memordi ; posco, je demande, peposci ; tendo, je tends, tetendi ; tango, je touche, tetigi ; pungo, je pique, pepugi, spondeo, je promets, spepondi ; curro, je cours, cecurri ; tollo, je lève, tetuli, Aussi M. Tullius et C. César ont-ils dit memordi, pepugi, spepondi. J'ai encore trouvé au verbe scindo, je coupe, un passé ayant une forme semblable, scisciderat, et non sciderat. L. Attius, au livre premier de ses Sotadiques, a dit sciciderat. Voici ses paroles : "non ergo aquila ita, uti praedicant, sciciderat pectus" ? (Ainsi donc un aigle ne lui a pas, comme ils le prétendent, déchiré la poitrine.) Nous trouvons le même terme dans Ennius et dans le soixante-quinzième livre des Histoires de Valérius Antias, dont voici les paroles : "Deinde funere locato ad forum descendidit", (après avoir accompli les cérémonies des funérailles, il descendit au forum.) Laberius, dans son Catularius, a écrit aussi : "ego mirabar, quomodo mammae mihi descediderant" (J'étais surprise de voir comme les mamelles m'étaient descendues.) [6,10] X. Que l'expression composée "usucapio", formant régulièrement un seul mot, on peut aussi dire "pignoriscapio", en réunissant deux mots en un seul. De même que l'on dit bien usucapio, usucapion, expression composée dans laquelle la lettre a devient longue, ainsi l'on formait pignoriscapio, paye du soldat, on réunissant deux mots, et l'on allongeait aussi la lettre a. On lit dans Caton, au premier livre de ses Questions épistolaires: « Pignoriscapio était l'expression consacrée spécialement pour désigner l'argent que le soldat devait recevoir du tribun trésorier. » D'où il suit évidemment que capio, mis pour captio, action de prendre, de saisir peut aussi bien se joindre à pignus, gage, qu'à usus, usage. [6,11] XI. Que la véritable signification de "leuitas" et de "nequitia" n'est pas celle qu'on leur donne vulgairement. J'entends le plus souvent employer leuitas dans le sens d'inconstance et de légèreté, et nequitia dans celui d'artifice et de fourberie. Cependant, ceux de nos auteurs anciens qui se distinguent par la propriété et la pureté de l'expression désignent par le mot leuis l'homme que nous appelons maintenant vil et méprisable; ils ont pris leuitas dans le sens de bassesse. Ils appellent aussi nequam un homme de rien, de nulle valeur, que les Grecs appellent g-asohtos, perdu, ou g-akolastos, déréglé, g-achreios, inutile, g-achrehstos, qui n'est bon à rien, g-kakotrepos, pervers, scélérat. Pour trouver des exemples à l'appui de ce que je dis, il n'est pas nécessaire de remonter à des ouvrages fort anciens ; qu'on ouvre seulement la seconde Philippique de Cicéron, Lorsqu'il veut dépeindre les mœurs sordides et déréglées de M. Antoine, qui, renfermé dans un cabaret, se gorgeait de vin jusqu'au soir, et sortait la tête enveloppée pour n'être pas reconnu ; au moment où l'orateur se dispose à lui adresser d'autres reproches de ce genre, il dit "Videte hominis leuitatem" !(Voyez l'infamie de cet homme !), comme si ce seul mot suffisait à exprimer tant de déshonneur. Plus loin, après avoir couvert d'opprobre les autres turpitudes de la vie d'Antoine, l'orateur ajoute, comme pour le flétrir par ce dernier terme : "O hominem nequam ! nihil enim magis proprie possum dicere", (homme méprisable ! car c'est bien là le nom qu'il mérite.) Mais il me paraît convenable de présenter la citation d'une manière complète : Mais voyez l'ignominie de cet homme ! Arrivé aux Roches rouges vers la dixième heure du jour, il se cacha dans une misérable taverne, où là il but jusqu'au soir. Une voiture le transporta rapidement à Rome, et il rentra dans sa demeure la tête enveloppée. - Qui es-tu? demande le portier. - Messager d'Antoine répondit-il. - On le conduit aussitôt vers celle qui était l'objet de son voyage ; il lui donne une lettre dont la lecture lui fait verser des larmes, car elle était pleine d'expressions d'amour. Elle portait en substance que désormais il ne serait plus rien pour cette comédienne ; qu'il ne l'aimerait plus, et que son épouse serait l'unique objet de sa tendresse. Comme les pleurs redoublaient cet homme sensible, incapable de se contenir plus longtemps, se découvrit et se jeta au cou de sa femme. Homme méprisable car c'est bien le nom que tu mérites. Ainsi donc, c'est pour faire le galant, pour paraître inopinément eux regards surpris de ta femme, que tu as répandu la terreur dans la ville pendant une nuit, et la crainte dans l'Italie pendant plusieurs jours.» Q. Claudius, dans le premier livre de ses Annales, désigne par nequitia les désordres d'une existence prodigue et dissolue -Voici ses propres termes : "A la persuasion d'un jeune homme de Lucanie, qui était de la plus illustre origine, mais qui, par les désordres d'une vie adonnée au luxe et aux débauches, nequitia, avait dissipé une immense fortune." M. Varron dit, dans son traité sur la Langue latine : « Comme de non, non, ne, et de uolo, je veux, on forme nolo, je ne veux pas, de même de ne, non pas de même, et de quidquam, quelque chose, en supprimant la syllabe du milieu, on a formé nequam, vaurien. » Je citerai encore un passage de la défense de P. Scipion contre Tib. Asellus, qui voulait le faire condamner par le peuple à une amende : « Toutes les actions déshonnêtes, honteuses, criminelles, se résument en deux mots, méchanceté et dépravation, malitia et nequitia. Duquel de ces vices te dis-tu innocent ? de la méchanceté ou de la dépravation, ou des deux à la fois ? Si tu entends qu'on ne peut t'accuser de dépravation, permis à toi : cependant, pour une seule courtisane, tu as prodigué plus d'argent que tu n'en as déclaré au censeur pour le mobilier de ta terre de Sabine. Si tu le nies, qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers ? Mais n'as-tu pas dissipé, consumé en criminelles débauches le tiers au moins de ton patrimoine ? Si tu le nies, qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers ? Je ne veux pas, dis-tu, repousser le reproche de dépravation : défends-toi du moins contre celui de méchanceté. Mais tu as passé un serment solennel, de propos délibéré et en parfaite connaissance de cause : tu le nies ? Qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers. » [6,12] XII. Des tuniques dites à manches, dont P. Scipion l'Africain reprochait l'usage à Sulpicius Gallus. Autrefois, à Rome et dans tout le Latium, il eût été honteux pour un homme de se servir de ces tuniques dont les manches descendant au-delà du bras, couvrent la main jusqu'aux doigts. Nos ancêtres ont donné à ces tuniques le nom grec de g-cheiridohtoi. Les femmes seules portaient par décence les vêtements longs et amples, pour dérober aux regards leurs bras et leurs jambes. Les hommes ne portaient d'abord qu'une simple toge sans tunique; ensuite ils firent usage de ces tuniques serrées et courtes qui ne dépassaient pas les épaules, et que les Grecs nomment g-exohmides. Plein de respect pour cette simplicité antique P. Scipion l'Africain, fils de Paul Emile, homme doué de tous les talents honorables et de toutes les vertus, reprenait un jour P. Sulpicius Gallus pour ses mœurs efféminées, et il lui reprochait entre autres choses de porter des tuniques dont les manches descendaient jusque sur les mains. Voici les propres paroles de Scipion : « Que dire de celui qui tous les jours se couvre de parfums, s'occupe de sa toilette devant un miroir ; qui s'arrache la barbe, s'épile les jambes, et que l'on voit, tout jeune encore, couvert d'une tunique à longues manches, s'asseoir à un repas près d'un amant, à la place inférieure du lit ? Que dire de celui qui joint la passion du vin à un goût dépravé pour les hommes ? Douterez-vous qu'il n'ait fait ce que font d'ordinaire les plus infâmes débauchés ? » Virgile blâme aussi les tuniques de cette espèce, comme ne convenant qu'aux femmes, et indignes d'un homme : « Vos tuniques ont des manches longues, et vos mitres sont attachées sous le menton par des bandelettes.) Enfin, lorsque Quintus Ennius appelle les jeunes Carthaginois une jeunesse en tunique, ce n'est pas sans l'intention de les flétrir. [6,13] XIII. Quelle est, suivant M. Caton, la signification de "classicus" ; quelle est celle de "infra classem". On appelait classici, non tous les citoyens des diverses classes, mais seulement ceux de la première, qui possédaient un revenu de cent vingt-cinq mille as au moins. Tous ceux dont le revenu était inférieur à cette somme, et qui, par conséquent, faisaient partie de la seconde classe ou d'une autre, étaient dits infra classem, J'ai fait cette remarque en passant, parce que ceux qui lisent le discours de M. Caton pour la loi Voconia se demandent ordinairement ce que signifient les mots classicus et infra classem. [6,14] XIV. Des trois genres de style et des trois philosophes que les Athéniens envoyèrent en ambassade à Rome. Dans la poésie comme dans la prose, on admet trois genres de style, g-charaktehres, formes, selon les Grecs, qui les désignent des trois noms g-adros, abondant, g-ischnos, simple, g-mesos, tempéré. Nous traduisons le premier par uber, riche, le second par gracilis, simple, le troisième par mediocris, tempéré. Le style riche se distingue par la dignité et la grandeur ; le simple, par la grâce et la finesse ; le tempéré tient le milieu entre les deux autres et participe de leurs qualités. Mais à chacune de ces beautés qui caractérisent les trois genres de style correspondent des défauts égaux en nombre, et qui se parent de leur extérieur par une ressemblance mensongère. Ainsi, fort souvent, on prend l'exagération et l'enflure pour la richesse ; l'aridité, la sécheresse pour la simplicité, l'incohérence d'un style sans caractère pour la sobriété dans le langage. M. Varron dit que la langue latine offre trois modèles parfaits de chacun de ces genres : Pacuvius pour le style riche, Lucilius pour le simple, Térence pour le tempéré. Mais des exemples de ces trois genres d'éloquence avaient été donnés, bien des siècles auparavant, par Homère, dans trois de ses personnages : le style d'Ulysse est magnifique et fécond, celui de Ménélas se distingue par la finesse et la retenue, celui de Nestor réunit la richesse du premier et la simplicité du second. On remarqua cette même variété des trois formes de style dans les discours des trois philosophes que les Athéniens envoyèrent au sénat et au peuple romain, pour demander la remise de l'amende à laquelle cette ville avait été condamnée pour la dévastation d'Orope ; l'amende était d'environ cinq cents talents. Ces philosophes étaient Carnéade de l'Académie, Diogène le stoïcien, Critolaos le péripatéticien. Lorsqu'ils eurent été introduits dans la Curie, C. Acilius, l'un des sénateurs, leur servit d'interprète. Mais auparavant chacun d'eux, désirant faire parade de ses talents, avait disserté séparément, en présence d'un concours nombreux d'auditeurs. Rutilius et Polybe rapportent qu'ils se firent admirer, chacun dans un genre différent : Carnéade était véhément et rapide, Critolaos méthodique et simple, Diogène élégant et plein de sobriété. Chacun de ces genres, comme nous l'avons dit, si l'art y est accompagné de pureté et du naturel, peut offrir de grandes beautés ; mais s'il est fardé et apprêté, ce n'est plus alors qu'un exercice frivole fait pour éblouir un moment. [6,15] XV. Avec quelle sévérité nos ancêtres punissaient le vol. Ce que Mucius Scaevola a écrit sur la fidélité avec laquelle on doit conserver un dépôt ou un objet prêté. Labeo, dans le second livre de son ouvrage sur la Loi des Douze Tables, nous fait connaître plusieurs décisions extrêmement sévères de nos ancêtres, sur le vol. Au rapport de cet auteur, Brutus avait coutume de dire que l'on devait regarder comme un voleur l'homme qui conduisait un cheval sur une autre route que celle dont on était convenu, ou qui le conduisait plus loin que le terme fixé d'avance. Aussi Q. Scaevola, au seizième livre de son traité sur le Droit civil, établit ce principe : « Il y a peine de vol contre le gardien d'un dépôt, s'il s'en sert, ou si, pouvant s'en servir, il en fait un usage autre que celui pour lequel il l'a reçu.» [6,16] XVI. Passage extrait de la satire de M. Varron intitulée sur les Aliments, relativement à quelques mets étrangers. Citation de quelques vers d'Euripide contre la délicatesse et le luxe voluptueux des gourmands. M. Varron, dans la satire intitulée des Aliments, a décrit, en vers piquants et spirituels, les mets recherchés qui font les délices des repas. Ce sont des vers iambiques. Il dépeint, il énumère la plupart des productions que nos gastronomes recherchent et sur terre et sur mer. Le lecteur qui en aura le loisir pourra consulter le poète lui-même, au livre indiqué. Je ne veux que rappeler, autant que ma mémoire me le permettra, les espèces, les noms, la patrie de ces aliments délicieux, de ces mets délicats, objets de la recherche des gourmands, et que cite Varron en couvrant d'opprobre tant de luxe ; le paon de Samos, les francolins de Phrygie, les grues de Mélos, le chevreau d'Ambracie, le jeune thon de Chalcédoine, la murène de Tartesse, la morue de Pessinonte, les huîtres de Tarente, le pétoncle de Chio, l'esturgeon de Rhodes, le sarget de Cilicie, les noix de Thasos, les dattes d'Égypte et les glands d'Espagne. Cette industrie avec laquelle la gourmandise explore le monde pour trouver des ragoûts inconnus et de nouvelles délices nous paraîtra encore plus digne de mépris si nous nous rappelons ces vers d'Euripide, souvent cités par le philosophe Chrysippe, et dans lesquels le poète dit que ces mots inventés pour irriter l'appétit, loin d'être nécessaires au soutien de la vie, ont été imaginés par le luxe, qui dédaigne tout ce qui est simple et facile, et n'aspire qu'à satisfaire des passions blasées par la satiété. J'ai jugé convenable de rapporter les vers d'Euripide : Car que faut-il aux mortels ? deux choses : les dons de Cérès pour nourriture, et l'eau pour breuvage. Ils sont sous notre main ; ils naissent pour soutenir notre vie; jamais ils n'inspirent la satiété : mais nous inventons d'autres mots pour satisfaire notre soif de voluptés. [6,17] XVII. Entretien que j'eus avec un grammairien plein de présomption et d'ignorance sur le sens et l'origine du mot obnoxius. Rencontrant un jour à Rome un grammairien que la renommée de son enseignement mettait au premier rang, je lui demandai, non pas certes pour mettre son savoir à l'épreuve, mais bien dans l'intention et dans le désir de m'éclairer, ce que signifiait obnoxius, et quelle était l'origine et la valeur de ce mot. Il me regarda, et, me raillant de ce que je lui faisais une question si peu importante et si frivole : « Certes, dit-il, le problème est obscur, et il nous faudra bien des veilles pour le résoudre. Quel est l'homme assez peu instruit dans la langue latine pour ignorer qu'obnoxius se dit de celui qui peut recevoir d'un autre quelque tort, quelque dommage, ou qui, ayant commis une faute de compagnie avec un autre, se trouve placé sous la dépendance de son complice. Que ne laisses-tu ces questions puériles pour nous proposer des sujets dignes de nos recherches et de nos travaux. » Piqué de sa réponse, je résolus de dissimuler pour mieux me moquer de sa sottise : « Illustre savant, lui dis je, quand j'aurai besoin d'étudier et de connaître des questions plus relevées et plus importantes, c'est à toi que je m'adresserai ; mais comme j'avais souvent employé le mot obnoxius sans en connaître la valeur, j'ai eu recours à tes leçons, et je commence à savoir ce que je n'étais pas seul à ignorer, comme tu sembles le croire, car Plaute lui-même, ce modèle de la pureté et de l'élégance latines, n'a pas connu la valeur d'obnoxius. Je trouve, on effet, ce vers dans son Stichus: "Nunc ego hercle perii plane, non obnoxie"; (C'en est fait de moi, par Hercule ; je suis perdu complètement, et non à demi), ce qui ne s'accorde pas avec l'interprétation que tu m'as donnée. En effet, Plaute a rapproché plane et obnoxie comme deux expressions opposées ; ce qui est bien loin de ton sens. » A cela mon grammairien répondit assez gauchement, comme si obnoxius et obnoxie différaient non seulement pour la forme, mais même pour le fond et pour le sens : « Je t'ai donné le sens d'obnoxius et non d'obnoxie ». J'admirai tant d'ignorance unie à tant de vanité. Mettons de coté, lui dis-je, l'obnoxie de Plaute, si tu le veux, s'il te paraît pris de trop loin ; passons également sous silence ces expressions de Salluste dans Catilina : "Minari etiam ferro, ni sibi obnoxia foret", (il la menaçait de son poignard si elle n'obéissait pas à ses volontés.) Mais voici un exemple plus connu, que personne n'ignore, et sur lequel je demande ton avis; ces vers de Virgile sont en effet, dans la mémoire de tout le monde : "nam neque tunc astris acies obtunsa videri nec fratris radiis obnoxia surgere luna", (Car alors rien n'altère l'éclat des étoiles, et la lune ne paraît pas emprunter sa lumière à l'astre fraternel.) Ce n'est pas là ton "culpae suae conscium". Virgile emploie encore ce mot dans une acception qui n'est pas la tienne, dans ces vers : "... Iuuat arua uidere non rastris hominum, non ulli obnoxia curae"; (On aime à voir ces champs que le hoyau n'a pas déchirés, qui n'ont été soumis à aucune culture), la culture est avantageuse aux champs, loin de leur être nuisible, selon le sens que tu as donné à obnoxius. Mais je te le demande encore, comment s'accordera ton explication avec ces vers d'Ennius dans son Phoenix ? "Sed uirum uera uirtute uiuere animatum addecet fortiterque innoxium uocare adversum aduersarios ea libertas est, qui pectus purum et firmum gestitat, aliae res obnoxiosae nocte in obscura latent?" (Mais l'homme doit porter dans la vie les sentiments d'une vertu véritable ; son innocence doit le rendre fort contre ses ennemis. La liberté consiste à avoir un cœur pur et inébranlable ; le reste n'est que servitude et ténèbres.) Alors mon grammairien troublé et en homme qui divague : « Je n'ai pas le temps de te répondre aujourd'hui, me dit-il, mais, viens me trouver une autre fois, et je t'apprendrai quel est le sens de ce mot d'après Virgile, Salluste, Plaute et Ennius. » Cela dit, notre impudent se retira. Si quelqu'un désire non seulement connaître l'origine d' obnoxius, mais encore passer en revue les diverses acceptions de ce mot, je mettrai sous ses yeux les vers suivants, tirés de l'Asinaire de Plaute : "Maxumas opimitates gaudio effertissimas Suis heris ille una mecum pariet, gnatoque et patri, Adeo ut aetatem ambo ambobus nobis sint obnoxii Nostro devincti beneficio" (Je m'unirai à lui pour procurer à ses maîtres les biens les plus abondants, les plus propres à inspirer l'allégresse, de telle sorte que le père et le fils nous seront attachés, nous serons enchaînés par les liens de la reconnaissance.) Le grammairien n'avait donc envisagé ce mot que sous une de ses nombreuses significations, celle dont Cecilius s'est servi dans ces vers de son Chrysius : "Quamquam ego mercede huc conductus tua Aduenio, ne tibi me esse ob eam rem obnoxium Reare; audibis male, si maledicis mihi". (Sans doute je viens à toi séduit par la récompense que tu m'as remise ; garde-toi, cependant, de me croire sous ta dépendance : prends garde à ma langue si tu ne retiens la tienne.) [6,18] XVIII. Sur la fidélité avec laquelle les Romains observaient la sainteté du serment ; et, à ce propos, histoire de dix captifs envoyés à Rome, sur leur parole par Annibal. Les Romains ont toujours observé la loi du serment avec une fidélité inviolable, comme le prouvent un grand nombre de coutumes et de lois, et un exemple remarquable, que je vais rapporter. Après la bataille de Cannes, le général des Carthaginois Annibal, choisit dix de nos captifs qu'il envoya à Rome pour traiter de l'échange des prisonniers, si la République le jugeait convenable ; le peuple qui recevrait un plus grand nombre de captifs devait payer pour chaque homme une livre et demie d'argent. Avant leur départ, il leur fit jurer qu'ils reviendraient dans le camp carthaginois, si les Romains ne consentaient pas à l'échange. Les dix prisonniers arrivent à Rome, ils exposent la proposition d'Annibal au sénat, qui refuse de souscrire à l'échange. Alors, parents, alliés, amis, tiennent embrassés les captifs, disant, qu'ayant franchi le seuil de la patrie, ils ont recouvré leurs droits, leur indépendance ; ils les supplient de ne point retourner au camp de l'ennemi. Huit d'entre eux répondirent qu'ils ne pouvaient jouir de ce droit de retour, puisqu'ils s'étaient liés par le serment ; et aussitôt, fidèles à leur parole, ils se rendirent près d'Annibal. Les deux autres restèrent à Rome se prétendant déliés de la religion du serment pour la raison que voici : après avoir quitté le camp des ennemis, ils y étaient rentrés sous quelque prétexte ; puis ils en étaient repartis, et ils se voyaient ainsi libres de tout engagement. Mais cette ruse frauduleuse les couvrit d'une telle honte, qu'ils furent poursuivis, accablés du mépris public ; quelque temps après, les censeurs les notèrent d'infamie et les flétrirent pour avoir manqué à leur parole. Cornelius Nepos, dans le cinquième livre de ses Exemples rapporte que plusieurs sénateurs furent d'avis de renvoyer sous escorte à Annibal ceux qui refusaient de revenir à son camp, que cependant cette proposition avait été repoussée par la majorité des suffrages ; mais que ceux qui avaient ainsi manqué de parole au général carthaginois, se voyant l'objet de tant de mépris et de haine, furent pris du dégoût de la vie, et se donnèrent la mort. [6,19] XIX Anecdote, tirés des annales, touchant le tribun du peuple Sempronius Gracchus, père des Gracques. Décrets des tribuns du peuple, textuellement rapportés. On cite parmi les plus beaux traits de générosité et de grandeur d'âme, l'action suivante de Tib. Sempronius Gracchus : le tribun du peuple C. Minucius Augurinus avait fait condamner à une amende L. Scipion l'Asiatique, frère de P. Scipion le premier Africain : en conséquence, il réclamait de lui des répondants. Scipion l'Africain fit, au nom de son frère, appel au collège des tribuns, les priant de soustraire à la violence de leur collègue un personnage honoré du Consulat et du triomphe. Huit tribuns ayant examiné la cause portèrent le décret suivant dont j'emprunte le texte aux annales : « Attendu que P. Scipion l'Africain, réclamant en faveur, de son frère L. Scipion l'Asiatique, se plaint de ce que, contrairement aux lois et aux coutumes de nos ancêtres, un tribun du peuple, dans une assemblée convoquée par la force et sans le concours des auspices ait prononcé contre son frère une condamnation à une amende par un jugement inouï, exigeant de lui des répondants, faute de quoi il est menacé de la prison : que, par ces motifs, l'Africain nous prie de défendre son frère contre la violence de notre collègue ; attendu que, d'une autre part, notre collègue nous prie de ne pas mettre d'entraves à l'autorité de son pouvoir, nous, tribuns, avons pris sur ces causes, et à l'unanimité, la décision suivante : Si L. Cornelius Scipion l'Asiatique consent à fournir des répondants, selon la décision de notre collègue, nous nous opposons à ce qu'il soit jeté en prison; autrement, nous laisserons notre collègue user librement de son pouvoir. » Après ce décret, L. Scipion, refusant de fournir des répondants, le tribun Augurinus se disposait à le faire saisir et conduire en prison lorsqu'arriva le tribun du peuple Tib. Sempronius Gracchus père de Caius et de Tiberius ; et, bien qu'il existât entre lui et P. Scipion l'Africain de graves inimitiés par suite de dissentiments sur presque toutes les affaires de la République, après avoir juré qu'il ne s'était point réconcilié avec P. l'Africain, il fit un décret conçu en ces termes : « Attendu que L. Scipion l'Asiatique, après son triomphe, a jeté dans les fers les chefs des ennemis et qu'il me paraît indigne de la majesté de la République de renfermer le général du peuple romain dans le même lieu où ont été renfermés les chefs des ennemis, par ces motifs, j'interdis à mon collègue toute violence contre L. Cornelius Scipion l'Asiatique. » Toutefois Valerius Antias, en opposition avec la tradition de ces décrets et avec l'autorité des anciennes annales, prétend que cette intervention de Tib, Gracchus en faveur de Scipion l'Asiatique eut lieu après la mort de l'Africain. Il dit que L. Scipion ne fut pas condamné à une amende, mais qu'ayant été coupable de péculat au sujet des richesses d'Antiochus, on voulut le jeter on prison, parce qu'il refusait de donner des répondants, mais que l'intervention de Gracchus l'exempta de l'affront. [6,20] XX. Que Virgile substitua dans un vers le mot "ora" au mot "Nola" pour se venger des habitants de Nole, qui lui avaient refusé la jouissance d'un cours d'eau. Suivent quelques autres observations curieuses sur l'harmonie des mots. J'ai lu dans un commentaire que Virgile avait d'abord écrit et lu un certain vers : "talem diues arat Capua et uicina Veseuo Nola iugo"; (Tel est le territoire que labourent la riche Capoue, et Nole voisine du mont Vésuve), mais qu'ensuite ayant demandé aux habitants de Nole, ses voisins, la permission de diriger un cours d'eau dans sa maison de campagne, il éprouva un refus ; que le poète offensé effaça de ce vers le nom de Nole, comme pour l'effacer de la mémoire des hommes et le remplaça ainsi par le mot ora. ".. Et vicina Veseuo Ora jugo", (Et la côte voisine du mont Vésuve.) Ce fait est-il vrai ou faux ? la question me paraît peu importante. Mais que le mot ora sonne mieux et plus doucement à l'oreille que Nola, c'est ce qui n'est pas douteux ; car la voyelle qui termine le premier vers étant la même que celle qui commence le suivant il en résulte un son prolongé plein d'harmonie et de grâce. On pourrait trouver chez les meilleurs poètes un grand nombre d'effets d'harmonie de ce genre, et l'on verrait qu'ils sont loin d'être produits par le hasard. Homère surtout nous en offrirait beaucoup d'exemples. Souvent, en effet, par le rapprochement des mêmes voyelles, il forme de ces hiatus pleins de charme pour l'oreille : g-he g-d'hetere g-therei g-proreei g-eikyia g-chalazei g-e g-chioni g-psychrei g-e g-ex g-hydatos g-krystalloi; (l’autre fontaine roule en été une eau fraîche comme la grêle, comme la froide neige, ou telle que le cristal de la glace.) Ailleurs : g-laan g-ano g-otheske g-poti g-lophon (Un jour il poussait le roc vers le sommet de la colline.) Catulle, ce poète si élégant, a ménagé un effet du même genre dans ces vers : "Minister uetuli puer Falerni, inger mi calices amariores, ut lex Postumiae iubet magistrae, ebriosa acina ebriosioris" (Esclave, donne-moi de ce vieux falerne ; remplis ma coupe de sa pure liqueur ; ainsi l'ordonne la reine du festin, Postumia, plus enivrée que le pépin baignant dans le jus de la treille.) Il aurait pu dire ebrioso en adoptant, ce qui même est plus usité, le neutre acinum ; mais, par amour pour l'harmonie de l'hiatus homérique, il a dit ebriosa, à cause de la rencontre des deux a. Ceux qui pensent que Catulle a dit ebrios, ou bien encore ebriosos (car on rencontre aussi cette leçon qui n'est pas plus exacte) ont été induits en erreur par des exemplaires copiés sur des textes incorrects. [6,21] XXI. Pourquoi les expressions "quoad uiues" et "quoad morietur" expriment-elles le même temps, quoique formées de deux mots opposés. Quand on dit quoad uiuet, tant qu'il vivra, et quoad morietur, jusqu'à ce qu'il meure, il semble que l'on rende deux idées contraires, et cependant les deux locutions n'expriment qu'un seul et même temps. De même quand on dit quoad senatus habebitur, tant que le sénat sera assemblé, et quoad senatus dimittetur, jusqu'à ce que le sénat se sépare, quoique haberi et dimitti expriment deux idées contraires, l'un et l'autre cependant ont ici une même signification. En effet, lorsque deux temps sont opposés, mais unis de telle sorte que la fin de l'un se trouve confondue avec le commencement de l'autre, il importe peu que ce soit par la fin du premier, ou par la commencement du second, que l'on désigne le moment de leur rencontre. [6,22] XXII. Que les censeurs avaient coutume d'ôter les chevaux aux chevaliers surchargés d'embonpoint et de graisse. Si cette condamnation était flétrissante pour les chevaliers, ou si elle ne portait aucune atteinte à leur dignité. Quand les censeurs rencontraient un homme gras et replet, ils avaient coutume de lui ôter son cheval, jugeant, sans doute que la pesanteur de son corps le rendait impropre au service de la cavalerie. Quelques-uns pensent que ce n'était pas une punition, mais seulement un congé donné sans dégradation. Cependant Caton, dans un discours qu'il a écrit sur la Célébration des sacrifices reproche ce fait à un chevalier avec trop de force pour qu'on ne croie pas qu'il s'y attachait une idée de flétrissure. Si nous adoptons cette opinion, nous devons croire que l'on regardait en quelque sorte comme coupable d'indolence celui dont le corps était chargé d'un embonpoint excessif.