[1,0] LES SOLILOQUES ou Connaissance de Dieu et de l'âme humaine. LIVRE I. [1,1] CHAPITRE PREMIER. PRIÈRE A DIEU. 1. Je cherchais depuis plusieurs jours à me connaître, ce qui pouvait faire mon bien, le mal que je devais éviter : j'avais agité longtemps dans mon esprit et avec moi-même, un grand nombre de pensées diverses; tout à coup une voix me dit: cette voix, était-ce moi, était-ce quelque chose d'étranger, quelque chose d'intérieur? je ne sais, et c'est surtout ce que je cherche à savoir; cette voix me dit donc : Allons, tâche de trouver quelque chose; mais à qui confieras-tu tes découvertes, afin de pouvoir en faire d'autres? — (AUGUSTIN) Sans doute à la mémoire. — (La RAISON) Est-elle assez vaste pour conserver fidèlement toutes tes pensées? — (AUGUSTIN) Cela est difficile ou plutôt impossible. — (La RAISON) Il faut donc écrire; mais comment puisque ta santé se refuse à cette fatigue ? d'ailleurs, ces idées ne peuvent être dictées, elles exigent une profonde solitude. — (AUGUSTIN) Tu dis vrai, aussi je ne sais que faire. — (La RAISON) Demande vie et santé pour parvenir à ce que tu désires; écris tes idées, afin que cette création de ton esprit t'inspire plus d'ardeur pour le bien. Résume ensuite brièvement ce que tu auras aperçu, sans travailler à attirer une foule de lecteurs pour le moment : tes idées seront suffisamment développées pour le petit nombre de tes concitoyens. — (AUGUSTIN) C'est ce que je ferai. 2. O Dieu, créateur de l'univers ! accordez-moi d'abord de vous bien prier, ensuite de me rendre digne d'être exaucé par vous, enfin d'être délivré ; ô Dieu ! par qui toutes les choses qui n'auraient pas d'existence par elles-mêmes tendent à exister; ô Dieu ! qui ne laissez pas périr les créatures mêmes qui se détruisent l'une l'autre; ô Dieu ! qui avez créé de rien ce monde, que les yeux de tous les hommes regardent comme votre plus bel ouvrage; ô Dieu ! qui n'êtes pas l'auteur du mal et qui le permettez pour prévenir un plus grand mal; ô Dieu ! qui faites voir au petit nombre de ceux qui se tournent vers la vérité que le mal lui-même n'est rien; ô Dieu ! qui donnez la perfection à l'univers même avec des défauts; ô Dieu ! dont les ouvrages n'offrent aucune dissonance, puisque ce qu'il y a de plus imparfait répond à ce qu'il y a de meilleur; ô Dieu ! qu'aime toute créature qui peut aimer, le sachant ou à son insu; ô Dieu ! en qui sont toutes choses et qui ne souffrez rien, ni de la honte, ni de la méchanceté, ni des erreurs de quelque créature que ce soit; ô Dieu ! qui avez voulu que les coeurs purs connussent seuls la vérité ; ô Dieu ! père de la vérité, père de la sagesse, père de la véritable et souveraine vie, père de la béatitude, père du bon et du beau, père de la lumière intelligible, père des avertissements et des inspirations qui dissipent notre assoupissement, père de Celui qui nous a enseigné à retourner vers vous ! 3. Je vous invoque, ô Dieu de vérité! dans qui, de qui et par qui sont vraies toutes les choses qui sont vraies; ô Dieu de sagesse! dans qui, de qui et par qui sont sages tous les êtres doués de sagesse; ô Dieu véritable et souveraine vie ! dans qui, de qui et par qui vivent tous les êtres qui possèdent la véritable et souveraine vie; ô Dieu de béatitude ! en qui, de qui et par qui sont heureuses toutes les créatures qui jouissent de la félicité; ô Dieu, bonté et beauté! par qui, de qui et dans qui sont bonnes et belles toutes les choses qui possèdent la bonté et la beauté; ô Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui et par qui sont rendues intelligibles toutes les choses qui brillent à notre esprit; ô Dieu ! qui avez pour royaume ce monde intellectuel, que les sens ne peuvent apercevoir; ô Dieu ! qui gouvernez votre royaume par des lois dont nos empires terrestres portent l'empreinte; ô Dieu ! se détourner de vous c'est tomber; se convertir à vous c'est se relever; demeurer en vous c'est se conserver; ô Dieu ! se retirer de vous c'est mourir; retourner vers vous c'est revivre; habiter en vous c'est vivre; ô Dieu ! personne ne vous quitte, s'il n'est trompé; personne ne vous cherche, s'il n'est averti ; personne ne vous trouve s'il n'est purifié; ô Dieu ! vous abandonner c'est périr, vous être attentif c'est vous aimer, vous voir c'est vous posséder; ô Dieu ! c'est vers vous que la foi nous éveille, à vous que l'espérance nous élève, à vous que la charité nous unit; ô Dieu ! par qui nous triomphons de l'ennemi, je vous implore; ô Dieu! c'est à vous que nous devons de ne pas périr entièrement; c'est vous qui nous exhortez à veiller; c'est vous qui nous faites distinguer le bien du mal; c'est vous qui nous faites embrasser le bien et fuir le mal, c'est par votre secours que nous résistons à l'adversité; c'est par vous que nous savons bien commander et bien obéir ; c'est vous qui nous apprenez à regarder comme étrangères les choses que nous croyions autrefois nous appartenir, et comme nous appartenant celles que nous regardions autrefois comme étrangères; c'est vous qui empêchez en nous l'attachement aux plaisirs et aux attraits des méchants; c'est vous qui ne permettez pas que les vanités du monde nous rapetissent; c'est par vous que ce qu'il y a de plus grand en nous n'est pas soumis à ce qu'il y a d'inférieur; c'est par vous que la mort sera absorbée dans sa victoire ; c'est vous qui nous convertissez, c'est vous qui nous dépouillez de ce qui n'est pas et qui nous revêtez de ce qui est; c'est vous qui nous rendez dignes d'être exaucés; c'est vous qui nous fortifiez; c'est vous qui nous persuadez toute vérité; c'est vous qui nous suggérez toute bonne pensée, qui ne nous ôtez pas le sens et qui ne permettez à personne de nous l'ôter ; c'est vous qui nous rappelez dans la voie; c'est vous qui nous conduisez jusqu'à la porte; c'est vous qui faites ouvrir à ceux qui frappent; c'est vous qui nous donnez le pain de vie; c'est par vous que nous désirons de boire à cette fontaine qui doit nous désaltérer à jamais; c'est vous qui êtes venu convaincre le monde sur le péché, sur la justice et sur le jugement; c'est par vous que ceux qui ne croient point n'ébranlent point notre foi; c'est par vous que nous improuvons l'erreur de ceux qui pensent que les âmes ne méritent rien auprès de vous; c'est par vous que nous ne sommes point assujétis aux éléments faibles et pauvres ; ô Dieu ! qui nous purifiez et nous préparez aux récompenses éternelles, soyez-moi propice ! 4. Ô Dieu ! qui êtes seul tout ce que je viens de dire, venez à mon secours; vous êtes la seule substance éternelle et véritable, où il n'y a ni discordance, ni confusion, ni changement, ni indigence, ni mort, mais souveraine concorde, évidence souveraine, souveraine immutabilité, souveraine plénitude, souveraine vie. Rien ne manque en vous, rien n'y est superflu. En vous celui qui engendre et celui qui est engendré n'est qu'un ; ô Dieu! c'est à vous que sont soumises toutes les créatures capables de soumission; c'est à vous qu'obéit toute âme bonne; d'après vos lois les pôles tournent, les astres poursuivent leur course, le soleil active le jour, la lune repose la nuit, et pendant les jours que forment les vicissitudes de la lumière et de l'obscurité; pendant les mois dus aux accroissements et aux décroissements de la lune; pendant les années que composent ces successions de l'été, de l'automne, du printemps et de l'hiver; pendant ces lustres où le soleil achève sa course; au milieu de ces orbes immenses que décrivent les astres pour revenir sur eux-mêmes, le monde entier observe, autant que la matière insensible en est capable, une constance invariable dans la marche et les révolutions du temps; ô Dieu ! c'est vous qui, par les lois constantes que vous avez établies, éloignez le trouble du mouvement perpétuel des choses muables, et qui, par le frein des siècles qui s'écoulent, rappelez ce mouvement à l'image de la stabilité; vos lois donnent à l'âme le libre arbitre, et selon les règles inviolables que rien ne peut détruire, assignent des récompenses aux bons, des châtiments aux méchants; ô Dieu ! c'est de vous que nous viennent tous les biens, c'est vous qui empêchez tous les maux de nous atteindre; ô Dieu ! rien n'est au-dessus de vous, rien n'est hors de vous, rien n'est sans vous; ô Dieu! tout vous est assujéti, tout est en vous, tout est avec vous; vous avez fait l'homme à votre image et à votre ressemblance, ce que connaît celui qui se connaît : exaucez, exaucez, exaucez-moi, ô mon Dieu, ô mon Seigneur, mon roi, mon père, mon Créateur, mon espérance, mon bien, ma gloire, ma demeure, ma patrie, mon salut, ma lumière, ma vie; exaucez, exaucez, exaucez-moi, à la manière que si peu connaissent. 5. Enfin, je n'aime que vous, je ne veux suivre que vous, je ne cherche que vous, je suis disposé à ne servir que vous; vous seul avez droit de me commander, je désire être à vous. Commandez, je vous conjure, prescrivez tout ce que vous voudrez; mais guérissez et ouvrez mon oreille pour que j'entende votre voix; guérissez et ouvrez mes yeux, pour que je puisse apercevoir les signes de votre volonté. Eloignez de moi la folie, afin que je vous connaisse. Dites-moi où je dois regarder pour vous voir, et j'ai la confiance d'accomplir fidèlement tout ce que vous m'ordonnerez. Recevez, je vous en supplie, ô Dieu et père très-clément, ce fugitif dans votre empire. Ah ! j'ai souffert assez longtemps; assez longtemps j'ai été l'esclave des ennemis que vous foulez aux pieds; assez longtemps j'ai été le jouet des tromperies; je suis votre serviteur, j'échappe à l'esclavage de ces maîtres odieux : recevez-moi; pour eux je n'étais qu'un étranger, et quand je fuyais loin de vous, ils m'ont bien reçu. Je sens que j'ai besoin de retourner vers vous; je frappe à votre porte, qu'elle me soit ouverte; enseignez-moi comment on parvient jusqu'à vous. Je ne possède rien que ma volonté; je ne sais rien, sinon qu'il faut mépriser ce qui est changeant et passager, pour rechercher ce qui est immuable et éternel. C'est ce que je fais, ô mon Père ! parce que c'est la seule chose que je connaisse; mais j'ignore comment on peut arriver jusqu'à vous. Inspirez-moi, éclairez-moi, fortifiez-moi. Si c'est par la foi que vous trouvent ceux qui vous cherchent, donnez-moi la foi; si c'est par la vertu, donnez-moi la vertu; si c'est par la science, donnez-moi la science. Augmentez en moi la foi, augmentez l'espérance, augmentez la charité. Oh ! que votre bonté est admirable et singulière ! 6. Je vous désire, et c'est à vous que je demande encore les moyens de suivre ce désir. Si vous nous abandonnez, nous périssons; mais vous ne nous abandonnez point, parce que vous êtes le souverain bien, et personne ne vous a jamais cherché avec droiture sans vous trouver. Ceux-là vous ont cherché avec droiture à qui vous avez accordé la grâce de vous chercher avec droiture. Faites, ô Père ! que je vous cherche ; préservez-moi de l'erreur, et qu'en vous cherchant, je ne rencontre que vous. Si je ne désire plus que vous, faites, ô Père ! que je vous trouve enfin. S'il reste en moi quelques désirs d'un bien passager, purifiez-moi et rendez-moi capable de vous voir. Quant à la santé de ce corps mortel, comme je ne sais de quelle utilité elle peut être pour moi ou pour ceux que j'aime, je vous la confie entièrement, ô Père souverainement sage et souverainement bon ! et je vous demanderai pour lui ce que vous m'inspirerez au besoin; seulement, ce que je sollicite de votre souveraine clémence, c'est de me convertir entièrement à vous, c'est de m'empêcher de résister à la grâce qui me porte vers vous: et tandis que j'habite dans ce corps mortel, faites que je sois pur, magnanime, juste, prudent; que j'aime parfaitement et que je reçoive votre sagesse; que je sois digne d'habiter et que j'habite, en effet, dans le royaume éternel, séjour de la suprême félicité. Ainsi soit-il. [1,2] CHAPITRE II. CE QU'IL FAUT AIMER. 7. (AUGUSTIN) Je viens de prier Dieu. — (La RAISON) Que veux-tu donc savoir? — (AUGUSTIN) Tout ce que j'ai demandé. — (La RAISON) Résume-le en peu de mots. — (AUGUSTIN) Je désire connaître Dieu et l'âme. — (La RAISON) Ne désires-tu rien de plus? — (AUGUSTIN) Rien absolument. — (La RAISON) Eh bien ! commence à chercher. Mais, auparavant, explique à quel point doit être portée cette connaissance de Dieu que tu désires, pour que tu puisses dire : cela me suffit. — (AUGUSTIN) J'ignore jusqu'à quel degré doit être portée cette connaissance pour que je puisse dire : cela me suffit, et je crois ne connaître rien comme je désire connaître Dieu. — (La RAISON) Que faisons-nous donc? Ne crois-tu pas qu'il faut d'abord savoir quelle connaissance de Dieu te suffira pour que tu t'arrêtes dans tes recherches lorsque tu y seras parvenu? — (AUGUSTIN) Je le crois, mais je ne sais quel moyen employer. Qu'ai-je vu jamais de semblable à Dieu, et comment puis-je dire: je veux comprendre Dieu comme j'ai compris cet être? — (La RAISON) Tu ne connais pas encore Dieu; et comment sais-tu que tu ne connais rien de semblable à Dieu? — (AUGUSTIN) Si je connaissais quelque être semblable à Dieu, sans doute je l'aimerais; mais je n'aime maintenant que Dieu et l'âme, et je ne connais ni l'un ni l'autre. — (La RAISON) Tu n'aimes donc pas tes amis? — (AUGUSTIN) En aimant l'âme comment puis-je ne pas les aimer? — (La RAISON) Tu aimes donc aussi jusqu'aux plus vils insectes? — (AUGUSTIN) J'ai dit que j'aimais l'âme et non pas les animaux. — (La RAISON) Ou tes amis ne sont pas des hommes, ou tu ne les aimes pas; car tout homme est un animal, et tu viens de dire que tu n'aimes pas les animaux. — (AUGUSTIN) Mes amis sont des hommes et je les aime, non en tant qu'animaux, mais en tant qu'hommes, c'est-à-dire parce qu'ils possèdent une âme raisonnable, âme que j'aime même chez les voleurs. Il m'est permis, en effet, d'aimer la raison dans quelque être que ce soit, puisque je hais avec justice celui qui use mal de ce que j'aime. Aussi j'aime d'autant plus mes amis qu'ils font ou qu'ils désirent du moins faire meilleur usage de cette âme raisonnable. [1,3] CHAPITRE III. CONNAISSANCE DE DIEU. 8. (La RAISON) J'admets cela; cependant si quelqu'un te disait : Je te ferai connaître Dieu comme tu connais Alype, ne le remercierais-tu pas et ne répondrais-tu pas: Cela me suffit? — (AUGUSTIN) Je le remercierais, mais je ne dirais pas que cela suffit. — (La RAISON) Pourquoi, je te prie? — (AUGUSTIN) Quoique je ne connaisse pas Dieu comme je connais Alype, cependant je ne connais pas parfaitement Alype. — (La RAISON) Crains donc qu'il ne soit peu séant de vouloir connaître Dieu complètement, tandis que tu ne connais pas parfaitement Alype. — (AUGUSTIN) L'objection n'est pas fondée. En comparaison des astres, qu'y a-t-il de plus vil que mon souper? Cependant j'ignore ce que je souperai demain et je puis prétendre sans orgueil savoir quelle phase la lune nous offrira demain. — (La RAISON) Ainsi donc il te suffirait de connaître Dieu comme tu sais quelle phase la lune nous offrira demain? — (AUGUSTIN) Cela ne me suffit pas, car je ne dois cette connaissance qu'à mes sens, et j'ignore si Dieu ou quelque cause cachée de la nature ne changera pas subitement l'ordre et le cours de la lune. Si cela arrivait, tout ce que j'aurais prévu se trouverait faux. — (La RAISON) Crois-tu que cela puisse arriver? — (AUGUSTIN) Je ne le crois pas; mais je cherche à savoir, non à croire. Tout ce que nous savons, nous pouvons dire avec raison que nous le croyons; mais tout ce que nous croyons, nous ne le savons pas. — (La RAISON) Tu rejettes donc ici le témoignage des sens? — (AUGUSTIN) Je le rejette entièrement. — (La RAISON) Et cet ami que tu as dit ne pas connaître parfaitement, veux-tu le connaître par l'intelligence ou par les sens ?— (AUGUSTIN) Ce que les sens m'ont fait connaître de lui, si l'on peut connaître quelque chose par les sens, n'a rien que de vil, et je ne leur en demande pas davantage; mais cette partie qui m'aime chez lui, ou qui plutôt constitue mon ami lui-même, je désire la connaître par mon intelligence. — (La RAISON) Peut-on la connaître autrement? — (AUGUSTIN) D'aucune autre manière. — (La RAISON) Cet ami si intime et auquel tu es si attaché, tu ne crains donc pas de dire que tu ne le connais pas? — (AUGUSTIN) Pourquoi ne le dirais-je pas? je regarde comme très juste cette loi de l'amitié, qui nous prescrit de n'aimer notre ami ni plus ni moins que nous-mêmes. Ainsi, comme je m'ignore moi-même, quelle injure puis je faire à mon ami en lui disant qu'il m'est encore inconnu, lorsque surtout, comme je le crois, il ne se connaît pas bien lui-même? — (La RAISON) Si ce que tu désires connaître est de nature à n'être aperçu que par l'esprit, tu n'aurais pas dû, lorsque je t'ai reproché ta présomption de vouloir connaître Dieu tandis que tu ne connaissais pas Alype, me donner pour exemple ton repas du soir et la lune, si ces choses, comme tu viens de le dire, rentrent dans le domaine des sens. [1,4] CHAPITRE IV. QU'EST-CE QU'UNE CONNAISSANCE CERTAINE ? 9. (La RAISON) Mais laissons cela et maintenant réponds-moi. Si ceque Platon et Plotin ont dit de Dieu est vrai, ne te suffit-il pas de connaître Dieu comme ils le connaissaient? — (AUGUSTIN) En admettant que ce qu'ils ont dit de Dieu soit vrai, ce n'est pas une nécessité de conclure qu'ils le connaissaient. Beaucoup parlent souvent et longuement de ce qu'ils ignorent, et moi-même, tout ce que j'ai demandé dans ma prière, j'ai dit que je désirais le connaître; et je ne serais point réduit à le désirer si je le connaissais déjà; s'ensuit-il que je n'aie pas pu même parler de ces choses? J'en ai parlé, non comme comprises par mon intelligence, mais comme recueillies tous côtés par ma mémoire et comme embrassées autant que je l'ai pu par la foi ; mais la science est bien différente. — (La RAISON) Réponds-moi, je te prie. Ne sais-tu pas, du moins, ce que c'est qu'une ligne en géométrie? — (AUGUSTIN) Je le sais très-certainement. — (La RAISON) Et en faisant cette proposition tu ne crains pas les académiciens ? — (AUGUSTIN) Nullement. Ils ont voulu que le sage ne s'exposât jamais à l'erreur, mais je ne suis pas un sage; ainsi je ne crains pas d'affirmer que je sais les choses que j'ai apprises. Si, comme je le désire, je parviens à la sagesse, je ferai ce qu'elle me conseillera. — (La RAISON) Je ne rejette rien de ce que tu viens de dire ; mais pour continuer ma recherche, connais-tu ce qu'on appelle une sphère, comme tu connais ce que c'est qu'une ligne?— (AUGUSTIN) Je le connais. — (La RAISON) Connais-tu ces deux choses également, ou connais-tu mieux l'une que l'autre? — (AUGUSTIN) Je les connais également, car je ne me trompe pas dans l'idée ni de l'une ni de l'autre. — (La RAISON) Et ces idées te viennent-elles des sens ou de l'intelligence? — (AUGUSTIN) Les sens ont été pour moi dans cette recherche comme un navire. Lorsqu'ils m'ont eu conduit au lieu que je voulais atteindre, je les ai quittés. Placé alors comme sur la terre, j'ai commencé à méditer, mais longtemps mes pieds ont chancelé. Aussi me paraît-il possible de naviguer plutôt sur la terre, que de comprendre la géométrie par les sens, quoiqu'ils puissent aider lorsqu'on commence l'étude de cette science. — (La RAISON) Tu ne crains donc pas d'appeler science la connaissance que tu peux avoir de ces choses? — (AUGUSTIN) Non, si les stoïciens me le permettent. Au sage seul ils attribuent la science; et, je l'avoue, j'ai de cela les idées qu'ils ne refusent pas même à la folie. Cependant je ne les redoute en rien, et j'ai la science véritable des objets sur lesquels tu m'as interrogé. Mais continue je veux voir le but de tes questions. — (La RAISON) Ne te presse pas, nous avons du loisir ; écoute attentivement, pour ne rien accorder mal à propos. Je cherche à te faire trouver le bonheur dans la jouissance des choses qui sont à l'abri du sort, et, comme si c'était là une petite affaire, tu m'ordonnes de précipiter ma marche ? — (AUGUSTIN) Que Dieu fasse comme tu dis. Interroge-moi à ta volonté et reprends-moi sévèrement, si je me permets rien de pareil à l'avenir. 10. (La RAISON) N'est-il pas évident que tu ne peux pas partager une ligne en deux dans sa largeur? — (AUGUSTIN) Cela est évident. — (La RAISON) Mais dans sa longueur? — (AUGUSTIN) Il est clair qu'elle peut être coupée à l'infini. — (La RAISON) N'est-il pas aussi évident que parmi tous les cercles d'une sphère qui passeront dans une partie plus ou moins éloignée du centre, il n'y en aura pas deux qui soient égaux entre eux? — (AUGUSTIN) Cela est également évident. — (La RAISON) Qu'est-ce qu'une ligne et qu'est-ce qu'une sphère? Te paraissent-elles une même chose ou diffèrent-elles entre elles?— (AUGUSTIN) Qui ne voit qu'elles diffèrent beaucoup? — (La RAISON) Mais si tu connais également ces deux choses, et si cependant, comme tu l’avoues, elles diffèrent de beaucoup entre elles, il y a donc une science égale de choses différentes?— (AUGUSTIN) Qui l'a jamais nié? — (La RAISON) Toi-même, il n'y a qu'un instant, lorsque je te demandais comment tu voulais connaître Dieu pour pouvoir dire : cette connaissance me suffit; tu m'as répondu que tu ne pouvais pas l'expliquer, parce que tu ne connaissais rien à la manière dont tu désires connaître Dieu ; ne connaissant rien de semblable à lui, que diras-tu donc maintenant? Une ligne et une sphère sont-elles semblables?— (AUGUSTIN) Qui oserait le dire? — (La RAISON) Je t'avais demandé, non ce que tu pouvais connaître de semblable à Dieu, mais ce que tu pouvais connaître de la même manière que tu désires le connaître. Or, tu connais une ligne comme tu connais une sphère, quoiqu'une ligne ne soit pas la même chose qu'une sphère. Réponds-moi donc s'il te suffit de connaître Dieu comme tu connais cette figure géométrique, c'est-à-dire de ne pas plus douter de Dieu que tu ne doutes de cette sphère? [1,5] CHAPITRE V. UNE MÊME SCIENCE PEUT EMBRASSER DES CHOSES DIFFÉRENTES. 11. (AUGUSTIN) Permets : quoique tu me presses vivement et même que tu m'aies convaincu, je n'ose cependant dire que je voudrais connaître Dieu comme je connais ces figures géométriques. Car je vois ici des différences, non-seulement dans les choses, mais dans la science même. D'abord une ligne et une sphère ne diffèrent pas tellement entre elles, qu'elles ne soient du ressort d'une même science. Mais aucun géomètre ne s'est vanté de faire connaître Dieu. Ensuite, si là science de Dieu et de ces vérités géométriques était la même, j'éprouverais autant de plaisir, en les connaissant, que j'espère en trouver quand je connaîtrai Dieu; et cependant je méprise tellement cette première science, en comparaison de celle de Dieu, qu'il me semble parfois que si je le comprends et le vois comme il peut l'être, toutes les autres connaissances s'effaceront de ma mémoire. Déjà son amour permet à peine à ces idées de se présenter à mon esprit. — (La RAISON) Je conçois que tu éprouves beaucoup, beaucoup plus de plaisir dans la seule connaissance de Dieu que dans celle de ces autres vérités. Cette différence tient à la nature des choses conçues, non à l'intelligence qui conçoit; autrement tu n'aurais pas la même oeil pour voir la terre et l'étendue des cieux, puisque l'un de ces aspects te charme beaucoup plus que l'autre. Supposons que tes yeux ne te trompent pas; si on te demandait : Es-tu aussi certain de voir la terre que le ciel ? tu devrais répondre, je crois, que la certitude est égale, quoique tu n'éprouves pas la même joie à contempler la beauté de la terre que la grandeur et l'éclat du ciel. — (AUGUSTIN) Cette comparaison m'ébranle, je l'avoue, et me détermine à convenir, qu'autant la terre diffère du ciel dans son genre, autant les vérités certaines des mathématiques diffèrent de l'intelligible majesté de Dieu. [1,6] CHAPITRE VI. PAR QUELS SENS INTÉRIEURS. L'AME APERÇOIT DIEU. 12. (La RAISON) Tu fais bien d’être ébranlé, et la raison qui s'entretient avec toi te promet de montrer aussi bien Dieu à ton esprit que le soleil se montre à tes yeux. L'esprit en effet a comme des yeux; ce sont les sens de l'âme; et les vérités certaines des sciences sont comme les objets qui ont besoin d'être éclairés par le soleil pour être vus, tels que la terre et les autres choses terrestres ; mais c'est Dieu lui-même qui éclair l'esprit. Pour moi, qui suis la raison, je sais dans les intelligences ce qu'est la faculté de voir dans les yeux; car avoir des yeux ce n'est pas regarder; et regarder ce n'est pas voir. Ainsi l'âme a besoin de trois choses d'avoir de bons yeux pour pouvoir s'en servir, de regarder et de voir. Or, de bons yeux, c'est l'esprit pur de la contagion des sens, c'est-à-dire guéri et affranchi de la cupidité des choses terrestres. Cet affranchissement, il ne peut se faire d'abord que par la foi. L'âme en effet ne peut voir qu'autant qu'elle est saine. Si donc elle ne croit pas qu'elle puisse voir jamais ce qu'on ne peut, lui montrer pendant qu'elle est encore souillée de vices et malade, elle ne s'applique point à recouvrer la santé. Mais qu'elle croie sur parole qu'il en est ainsi, et qu'elle pourrait connaître Dieu si elle était guérie; qu'arrivera-t-il si elle désespère de sa guérison? Ne s'abat-elle point, ne se néglige-t-elle point complètement, et ne refuse-t-elle pas d'obéir aux prescriptions du médecin?— (AUGUSTIN) C'est bien cela, car ces préceptes ne peuvent que paraître durs à l'âme malade. — (La RAISON) Il faut donc ajouter l'espérance à la foi. — (AUGUSTIN) C'est mon avis. — (La RAISON) Et si l'âme croit que cette connaissance de Dieu est possible, une fois guérie, si elle espère sa guérison sans cependant aimer, sans désirer la lumière qui lui est promise, et pensant devoir se contenter des ténèbres qui lui sont devenues agréables par l'habitude, ne méprisera-t-elle pas aussi le médecin? — (AUGUSTIN) Cela est incontestable. — (La RAISON) La charité est donc aussi nécessaire? — (AUGUSTIN) Rien absolument n'est si nécessaire. — (La RAISON) Donc, sans ces trois vertus, aucune âme ne guérit et ne devient capable de voir, c'est-à-dire de connaître Dieu. 13. Et lorsqu'elle aura les yeux guéris, que lui restera-t-il à faire?— (AUGUSTIN) Elle devra regarder. — (La RAISON) Le regard de l'âme, c'est la raison; mais comme il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, le regard droit et vrai, c'est-à-dire celui qui fait voir, est appelé une vertu; car c'est une vertu que la raison droite et vraie. Or ce regard ne peut appliquer à la lumière les yeux, même guéris, sans ces trois vertus : la foi, pour croire, comme on l'enseigne, qu'on sera heureux en contemplant l'objet sur lequel doit se porter l'esprit ; l'espérance, pour compter voir Dieu, lorsqu'on se sera tourné convenablement vers lui ; la charité, pour désirer de le voir et de le posséder. C'est alors que ce regard parvient à voir Dieu, ce qui est sa fin; non qu'il ne subsiste plus alors, mais parce qu'il n'a plus rien à rechercher ; et c'est en cela que consiste la véritable perfection, ou la raison atteignant à sa fin, et méritant la vie heureuse. Or, cette vue de Dieu est un acte de l'intelligence qui est dans l'âme et suppose deux termes: ce qui conçoit et ce qui est conçu. Ainsi, dans la vue corporelle, il faut également deux termes 1'œil qui voit, et l'objet visible; supprimez l'un ou l'autre, on ne peut rien voir. [1,7] CHAPITRE VII. JUSQUES A QUAND LA FOI, L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ SERONT NÉCESSAIRES. 14. Et lorsque l'âme sera parvenue à voir Dieu, c'est-à-dire à le contempler, examinons si ces trois vertus lui seront encore nécessaires. Comment la foi le serait-elle, puisque l'âme verra? ou l'espérance, puisqu'elle possédera ? Quant à la charité, loin de perdre alors, elle acquerra beaucoup. Car lorsque l'âme verra cette vraie et incomparable beauté, elle l'aimera davantage; et si un violent amour ne fixe son regard sur cette beauté et ne l'empêche de s'en détourner, pour quelque objet que ce soit, elle ne pourra persévérer dans cette vision qui fait son suprême bonheur. Mais tant qu'elle est dans le corps, quelque parfaitement qu'elle voie, c'est-à-dire qu'elle conçoive Dieu; parce que les sens remplissent encore leurs propres fonctions, et que, s'ils ne sont pas capables de nous tromper, ils peuvent nous faire hésiter, on peut appeler foi la conviction qui leur résiste et qui croit l'éternelle vérité. Ainsi encore, bien que dans cette vie l'âme soit déjà heureuse quand, elle a compris Dieu, comme elle reste assujettie à toutes les peines du corps, elle doit espérer qu'après la mort toutes ces souffrances disparaîtront. Ainsi l'espérance n'abandonne pas non plus l'âme tant qu'elle est sur la terre; mais lorsqu'après cette vie elle sera complètement recueillie en Dieu, la charité seule demeurera pour l'y fixer. On ne pourra pas dire qu'elle ait la foi, qu'elle croie ces vérités, puisqu'aucun témoignage trompeur ne cherchera, à l'en éloigner. Elle n'aura non plus rien à espérer, puisqu'elle possédera tous les biens avec sécurité. L'âme a donc besoin de trois choses : d'être purifiée, de regarder, de voir. Quant à ces trois vertus : la foi, l'espérance, la charité, elles sont toujours nécessaires pour que l’âme se purifie et regarde Dieu; elles le sont également pour qu'elle voie Dieu pendant cette vie; mais la charité suffira dans la vie future. [1,8] CHAPITRE VIII. CE QUI EST NÉCESSAIRE POUR CONNAÎTRE DIEU. 15. Maintenant, apprends de moi, autant que le temps actuel le permet, par cette comparaison tirée des choses sensibles, comment tu peux t'élever jusqu'à la connaissance de Dieu. Dieu est intelligible; les axiomes des sciences dont nous venons de parler le sont aussi, et cependant ces deux connaissances diffèrent beaucoup. La terre est visible, ainsi que la lumière; mais la terre ne peut être vue, si elle n'est éclairée par la lumière: ainsi ces axiomes sur lesquels sont fondées les sciences, que chacun, dès qu'il les comprend, admet sans aucune espèce de doute, nous devons croire que nous ne pouvons les comprendre, si nous ne sommes éclairés par les rayons d'une autre lumière. De même donc que dans le soleil on peut distinguer trois choses: qu'il existe, qu'il est visible, qu'il éclaire; ainsi dans ce Dieu caché que tu veux comprendre, on peut discerner également trois choses : qu'il existe, qu'il est intelligible, et qu'il fait connaître les autres choses. Je ne crains pas de t'enseigner à concevoir Dieu et toi-même. Mais réponds-moi; comment as-tu admis ce que je t'ai dit; est-ce comme probable ou comme vrai? — (AUGUSTIN) Seulement comme probable, et je dois avouer que j'ai conçu de plus hautes espérances; car, excepté ce qui regarde la ligne et la sphère, tu ne mas rien dit que j'ose prétendre connaître avec certitude. — (La RAISON) Il ne faut pas t'en étonner; rien ne t'a encore été présenté de manière que tu puisses te flatter de l'avoir véritablement compris. [1,9] CHAPITRE IX. L'AMOUR DE NOUS-MÊMES. 16. Mais qu'est-ce qui nous arrête? Mettons-nous en marche. Examinons cependant ce qui doit précéder toutes nos recherches, si nous sommes purs. — (AUGUSTIN) A toi de t'en assurer, si tu peux porter quelque temps tes regards ou sur toi ou sur moi. Pour moi je répondrai à tes questions, si je vois quelque chose. — (La RAISON) Aimes-tu autre chose que la connaissance de Dieu et de toi-même? — (AUGUSTIN) Je pourrais répondre, d'après le sentiment intérieur, que je n'aime rien davantage; mais je crois plus sûr de répondre que je l'ignore; car après m'être persuadé qu'aucune autre chose ne pourrait m'émouvoir, il m'est souvent arrivé, néanmoins, qu'une pensée entrait dans mon âme, et l'agitait beaucoup plus que je ne l'avais cru. Souvent aussi, quoique l'idée d'un événement n'ait excité aucun trouble dans mon esprit, cependant, lorsqu'il s'est accompli, il l'a troublé plus que je ne le croyais. Mais il me semble en ce moment qu'il n'y a que trois choses qui puissent m'émouvoir : la crainte de perdre ceux que je chéris, la crainte de la douleur et celle de la mort. — (La RAISON) Tu aimes donc la vie que mènent avec toi ceux qui te sont chers, ta santé propre et ta propre vie dans ce corps; autrement tu ne craindrais pas de les perdre? — (AUGUSTIN) La chose est ainsi, je l'avoue. — (La RAISON) De ce que tes amis ne sont pas tous avec toi, de ce que ta santé n'est pas assez bonne, ne s'ensuit-il pas que ton âme éprouve quelque chagrin? N'est-ce pas une conséquence de ce que tu viens d'avancer?— (AUGUSTIN) C'est vrai, je ne le puis nier. — (La RAISON) Et si tout à coup tu te sentais réellement guéri; si tu voyais tous tes amis intimes jouir avec toi d'un noble loisir, ne te laisserais-tu pas aller à quelques mouvements de joie? — (AUGUSTIN) Oui, à quelques mouvements; comment même pourrais-je me contenir? comment pourrais-je dissimuler une telle joie, si, comme tu le dis, ces heureux événements se produisaient tout à coup? — (La RAISON) Tu es donc encore agité par toutes les maladies et les passions de l'âme. Et quelle n'est pas la témérité de ton esprit, de vouloir contempler le soleil des intelligences? — (AUGUSTIN) Tu raisonnes contre moi, comme si je ne sentais pas combien ma santé a fait de progrès, combien de vices se sont éloignés, combien il m'en reste encore à détruire. Fais que j'obtienne une complète victoire. [1,10] CHAPITRE X. L'AMOUR DU CORPS ET DES CHOSES EXTÉRIEURES. 17. (La RAISON) Ne vois-tu pas quelquefois les yeux du corps, même en bonne santé, se blesser et s'éloigner de la lumière du soleil afin de se tourner vers l'obscurité? Et toi, tu songes aux progrès que tu as faits, tu ne songes pas à ce que tu veux voir; cependant je discuterai avec toi ces progrès. Ne désires-tu aucunes richesses ? — (AUGUSTIN) Non, et ce n'est pas d'aujourd'hui. J'ai trente-trois ans, et il y en a près de quatorze que j'ai cessé de les désirer; et si quelque hasard me les offrait, je n'y verrais qu'un moyen de fournir à mes besoins et aux besoins d'autrui. Un ouvrage de Cicéron a suffi pour me persuader qu'on ne doit pas les désirer, et que si elles viennent, on doit en user avec beaucoup de sagesse et de prudence. — (La RAISON) Et les honneurs? — (AUGUSTIN) J'avoue que je n'ai cessé de les désirer que depuis peu et presque dans ces derniers jours. — (La RAISON) Ne désires-tu pas une femme? Parfois ne voudrais-tu pas la voir belle, chaste, réglée, lettrée ou capable d'être facilement instruite par toi-même; et puisque tu méprises les richesses, apportant une dot simplement suffisante pour ne pas troubler ton repos, surtout situ espères et si tu es certain qu'elle ne te fera jamais éprouver aucune peine? — (AUGUSTIN) Sous quelques traits que tu me la représentes, fût-elle comblée de tous les dons, il n'est rien que je sois aussi résolu d'éviter que le commerce d'une femme. Car il n'est rien, je le sens, qui abatte davantage l'essor de l'esprit que les caresses d'une femme et cette union des corps qui est de l'essence du mariage. C'est pourquoi, si c'est un des devoirs du sage, ce que je n'ai point encore examiné, de chercher à avoir des enfants, celui qui s'unit à une femme dans ce seul but me paraît plus digne d'être admiré que d'être imité ; car il y a plus de danger dans cette tentative que de bonheur à y réussir. Aussi je me suis obligé assez justement et assez utilement, je crois, pour la liberté de mon âme, à ne désirer, à ne rechercher, à ne prendre aucune femme. — (La RAISON) Je ne te demande pas en ce moment à quoi tu t'es obligé; mais si tu luttes encore ou si tu as vaincu la cupidité; il est question, en effet, de la santé de tes yeux. —(AUGUSTIN) Je ne recherche plus, je ne désire plus rien de ce genre, je ne m'en souviens même qu'avec horreur et mépris; que veux-tu davantage ? Et cette heureuse disposition d'esprit s'accroît chaque jour; car plus s'augmente l'espérance de voir cette beauté suprême pour laquelle je soupire si vivement, plus toutes mes affections, tous mes plaisirs se concentrent en elle. — (La RAISON) Et la délicatesse des mets? t'occupe-t-elle beaucoup?— (AUGUSTIN) Ceux dont j'ai résolu de m'abstenir ne me tentent nullement. Quant à ceux que je ne me suis pas retranchés, j'avoue que je ne puis en user sans quelque plaisir ; mais il est de telle nature qu'après les avoir vus et goûtés, je puis m'en priver sans aucune peine. Lorsqu'ils ne sont pas sous mes yeux, aucun désir ne vient mettre obstacle à mes pensées. Mais ne m'interroge pas d'avantage, soit sur le manger et le boire, soit sur le plaisir du bain, et sur les autres voluptés du corps; je n'en désire que ce qui peut être utile à ma santé. [1,11] CHAPITRE XI. LES BIENS EXTÉRIEURS DOIVENT PLUTÔT ÊTRE ACCEPTÉS QUE RECHERCHÉS EN VUE DES BIENS VÉRITABLES. 18. (La RAISON) Tu as déjà fait des progrès considérables; cependant les défauts que tu conserves sont un grand obstacle pour voir cette lumière éternelle. Mais je vais employer un moyen qui tue semble facile pour bien m'assurer s'il ne nous reste plus de cupidité à dompter, ou si nous n'avons fait aucun véritable-progrès, et si la racine des vices que nous croyons détruits ne subsiste pas encore. Réponds à cette question : Si tu étais persuadé de ne pouvoir vivre dans l'étude de la sagesse avec tes amis les plus chers, sans une fortune considérable pour fournir à tous vos besoins, ne désirerais-tu pas, ne souhaiterais-tu pas les richesses? — (AUGUSTIN) J'en conviens. — (La RAISON) Et si tu étais persuadé que tu amèneras à la sagesse un grand nombre de personnes, mais à la condition de recevoir des honneurs, une autorité plus considérable; si tu voyais aussi que tes amis ne sont capables de mettre un frein à leur cupidité ni de se convertir entièrement à la recherche de Dieu, qu'autant qu'ils recevraient eux-mêmes des honneurs et qu'ils ne pourraient y parvenir que dans le cas où tu serais élevé en gloire et en dignité : ne devrais-tu pas aspirer et travailler énergiquement à les obtenir? — (AUGUSTIN) La chose serait ainsi que tu le dis. — (La RAISON) Je ne te parle plus de femme; car il est possible que peut-être il n'y ait jamais une telle nécessité d'en prendre une. Cependant, si elle devait avoir assez de patrimoine pour fournir, et fournir de grand coeur aux besoins de tous ceux que tu désirerais réunir auprès de toi dans un doux loisir; si de plus elle joignait à cette fortune une naissance assez illustre pour te faire obtenir facilement ces honneurs, que tu as reconnu pouvoir être nécessaires, te serait-il permis de dédaigner tous ces avantages? — (AUGUSTIN) Quand oserais-je former une telle espérance ? 19. (La RAISON) Tu me réponds comme si je cherchais en ce moment ce que tu espères. Je ne cherche pas à connaître quel bien ne te charme pas quand il t'est refusé, mais quel bien pourrait te séduire si on te l'offrait. Autre chose est la cupidité détruite, autre chose est la cupidité endormie. C'est dans ce sens que certains philosophes ont dit que les vicieux étaient tous des insensés, à la manière d'un bourbier dont on ne sent les exhalaisons fétides que lorsqu'on le remue. Il est fort différent que la cupidité cède à l'absence de tout espoir ou soit détruite par la pureté du coeur. — (AUGUSTIN) Je ne puis te répondre. Jamais, néanmoins, tu ne me persuaderas que par la disposition d'esprit dans laquelle je suis maintenant je ne doive juger que j'ai fait quelque progrès. — (La RAISON) Je crois que la chose te paraît ainsi, parce que tout en croyant pouvoir désirer les biens dont nous venons de parler, tu ne les désirerais pas pour eux-mêmes, mais pour autre chose. — (AUGUSTIN) C'est précisément ce que je voulais dire; car lorsqu'autrefois j'ai désiré les richesses, je les ai désirées précisément pour être riche; et les honneurs, dont je t'ai avoué que le désir a régné jusqu'à présent dans mon âme, je les ai recherchés pour je ne sais quel éclat qui charmait mon imagination, et je n'ai jamais souhaité dans une femme, lorsque je me suis occupé du mariage, que de pouvoir réunir la volupté à la bonne réputation. J'avais alors pour tous ces biens une véritable passion : maintenant je les méprise tous; et si, pour parvenir à ceux que je désire, il faut passer par ces biens inférieurs, je ne les recherche point pour en jouir, mais je les supporte. — (La RAISON) Tu as parfaitement raison, car je ne crois pas que l'on puisse appeler cupidité la recherche d'un bien qu'on ne souhaite qu'en vue d'un autre bien. [1,12] CHAPITRE XII. IL NE FAUT RIEN DÉSIRER QUE CE QUI CONDUIT AU SOUVERAIN BIEN, RIEN CRAINDRE QUE CE QUI EN ÉLOIGNE. 20. (La RAISON) Mais, je te le demande : pourquoi désires-tu que ceux que tu aimes vivent et vivent avec toi? — (AUGUSTIN) Afin que nous puissions chercher unanimement à connaître Dieu et nos âmes car celui qui est parvenu d'abord à la découverte de la vérité, y conduit les autres sans fatigue. — (La RAISON) Et si tes amis ne voulaient pas s'occuper de cette recherche? (AUGUSTIN) Je les déterminerais à le vouloir. — (La RAISON) Mais qu'arriverait-il si tu ne pouvais parvenir à les persuader, ou parce qu'ils croiraient connaître déjà la vérité, ou parce qu'ils penseraient qu'elle est impossible à découvrir, ou parce qu'ils seraient détournés de cette recherche par la cupidité et les soins des choses terrestres? — (AUGUSTIN) Je les supporterais le mieux que je pourrais, et ils feraient de même de leur côté. — (La RAISON) Mais si leur présence était pour toi un obstacle et que tu ne pusses le changer; ne travaillerais-tu pas, n'aspirerais-tu pas à t'en séparer, plutôt que de vivre ainsi avec eux?— (AUGUSTIN) J'en conviens, la chose est ainsi que tu le dis. — (La RAISON) Tu ne désires donc pour elles-mêmes, ni la vie ni la présence de tes amis, mais afin de parvenir à la sagesse? — (AUGUSTIN) Je l'avoue. — (La RAISON) Mais quoi ! et ta propre vie, si tu étais sûr qu'elle est un obstacle à l'acquisition de la sagesse, désirerais-tu la conserver? — (AUGUSTIN) Je la sacrifierais volontiers. — (La RAISON) Mais si tu savais que tu peux parvenir à la sagesse, soit en abandonnant ce corps mortel, soit en y restant uni, est-ce ici ou dans une autre vie que tu chercherais plutôt à jouir du bien que tu aimes?— (AUGUSTIN) Si je savais qu'il ne m'arrivera rien de pire que mon état actuel, rien qui me fit descendre du point auquel je suis parvenu, je ne m'en inquiéterais pas. — (La RAISON) Ainsi tu ne redoutes maintenant la mort, que dans la crainte de tomber dans une pire situation qui te prive de la connaissance de Dieu? — (AUGUSTIN) Je crains non-seulement d'être privé de cette connaissance, si je suis parvenu à en obtenir quelqu'une, mais aussi que toute voie me soit fermée pour arriver à ce que j'ambitionne encore; j'espère, toutefois, conserver ce que je possède déjà. — (La RAISON) Si donc tu désires cette vie, ce n'est pas non plus pour elle-même, mais en vue de la sagesse? — (AUGUSTIN) Cela est vrai. 21. (La RAISON) Il reste la douleur du corps qui te trouble peut-être, par sa violence. — (AUGUSTIN) Je ne la redoute si fort, non plus, que parce qu'elle m'empêche de rechercher la vérité. J'étais tourmenté ces jours derniers par un violent mal de dents, et je ne pouvais trouver dans mon esprit que les choses que je savais déjà; j'étais incapable de rien apprendre, ce qui aurait demandé toute mon attention; cependant il me semblait que si la lumière de la vérité se révélait à moi, je ne sentirais plus la douleur, ou que sûrement je la supporterais comme rien. Mais quoique je n'aie jamais éprouvé de souffrances plus aiguës; en réfléchissant toutefois combien elles pourraient être plus vives, je suis forcé d'embrasser l'opinion de Cornélius Celsus qui dit que le souverain bien est la sagesse, et le souverain mal la douleur du corps. La raison qu'il en donne ne me paraît pas mauvaise. Puisque nous sommes composés, dit-il, de deux parties, c'est-à-dire d'une âme et d'un corps, et que la première partie, l’âme, est la plus parfaite, le souverain bien doit être la perfection de la première partie; le souverain mal, ce qu'il y a de plus mauvais dans la seconde. Or, la sagesse est ce qu'il y a de plus parfait dans l'âme, comme la douleur, ce qu'il y a de pire dans le corps. On peut en conclure, je pense, sans crainte de se tromper, que le souverain bien de l'homme est la sagesse; le souverain mal, la douleur. — (La RAISON) C'est ce que nous examinerons plus tard; car la sagesse à laquelle nous nous efforçons de parvenir. nous donnera peut-être d'autres enseignements. Si, au contraire, elle nous montre la vérité de: ce que tu viens de dire, nous adopterons sans hésitation cette proposition sur le souverains bien et le souverain mal. [1,13] CHAPITRE XIII. COMMENT ET PAR QUELS DEGRÉS ON PARVIENT A LA SAGESSE. 22. Ce que nous cherchons maintenant, c'est de connaître de quelle manière tu dois aimer la sagesse, que tu désires voir et posséder sans aucun voile et par un chaste embrassement, faveur qu'elle n'accorde qu'à un petit nombre de ses amants les plus dévoués. N'est-il pas vrai que si tu aimais une belle femme, c'est avec justice qu'elle rejetterait ton amour, si elle percevait que tu en aimes une autre qu'elle? Peux-tu donc te flatter que la chaste beauté de la sagesse, se montre à ton regard, si elle n'est le seul objet de ton amour? — (AUGUSTIN) Malheureux que je suis! Pourquoi faut-il être encore privé de l'objet de mes recherches et éprouver le cruel tourment de désirer sans jouir? Déjà je l'ai montré, je n'aime que la sagesse, puisqu'on n'aime point toutes les choses qu'on n'aime pas pour elles-mêmes. C'est la seule sagesse que j'aime pour elle : tous les autres biens, la vie, le repos, les amis, je ne les désire ou je ne crains de les perdre qu'à cause d'elle. Quelle mesure peut avoir en moi cet amour de l'éternelle beauté? Non-seulement je ne l'envie pas aux autres, mais je désire qu'un grand nombre le recherchent avec moi, y aspirent avec moi, le possèdent avec moi, en jouissent avec moi: amis d'autant plus intimes que cette sagesse se donnera davantage à chacun de nous. 23. (La RAISON) Tels doivent être les amants de la sagesse; tels sont ceux que recherche cette amie vraiment pure dont l'union est sans tache. Mais il n'est pas qu'une seule voie pour conduire à elle. Chacun, suivant sa pureté et sa force, embrasse plus ou moins complètement ce bien souverain et parfait. Elle est comme une lumière ineffable et incompréhensible qui éclaire notre intelligence; apprenons de la lumière sensible comment cette union s'opère. Il y a des yeux si sains et si forts que, tout en s'ouvrant, ils se tournent sans aucune hésitation vers le soleil; la lumière fait, pour ainsi dire, leur santé; ils n'ont pas besoin de maître, un simple avertissement peut leur suffire. A ceux-là il suffit de croire, d'espérer et d'aimer. Mais d'autres sont éblouis de l'éclat de cette beauté qu'ils désirent si vivement de voir, et n'ayant pu le soutenir, ils retombent souvent avec plaisir dans les ténèbres. Quoiqu'on puisse regarder comme sains les yeux de ces derniers, il est dangereux de vouloir leur montrer ce dont ils ne peuvent soutenir encore la vue; il faut donc les exercer auparavant et nourrir sans le satisfaire leur amour pour la lumière. Il faut d'abord leur montrer les choses qui ne brillent point par elles-mêmes et qui ne peuvent être vues que par une lumière étrangère, tels que des vêtements, un mur, ou d'autres objets semblables; ensuite ce qui réfléchit avec plus de vivacité cette lumière étrangère, comme l'or, l'argent ou d'autres objets pareils dont l'éclat cependant ne peut blesser les yeux; alors peut-être on leur fera doucement apercevoir les feux terrestres et les astres, la lune, l'éclat de l'aurore et la clarté du jour naissant. Par ce moyen, chacun, suivant sa santé, pourra, plus tôt ou plus tard, en suivant tous ces degrés, ou en en négligeant quelques-uns, parvenir à voir le soleil sans hésitation et avec un grand plaisir. C'est un semblable procédé que suivent les maîtres habiles à l'égard de ceux qui chérissent la sagesse et dont les yeux, déjà ouverts, n'ont pas encore assez de force pour la contempler. L'emploi d'une bonne méthode, c'est de nous y faire parvenir avec ordre ; y arriver sans ordre serait le fruit d'un bonheur à peine croyable. Mais nous avons assez écrit aujourd'hui, je pense. Il faut ménager la santé. [1,14] CHAPITRE XIV. C'EST LA SAGESSE ELLE-MÊME QUI GUÉRIT LES YEUX POUR LES RENDRE CAPABLES DE VOIR. 24. (AUGUSTIN) Et un autre jour : Je t'en prie, fais-moi connaître cet ordre si tu le peux, mène, conduis-moi où tu veux, par le chemin que tu voudras, de la manière que tu voudras; commande-moi les choses les plus dures, les plus ardues, pourvu qu'elles soient en ma puissance et que je ne puisse douter qu'elles ne me conduisent où je désire d'arriver. — (La RAISON) Je n'ai qu'une seule chose à te commander, je n'en connais point d'autre : c'est de fuir entièrement toutes les choses sensibles et d'avoir grand soin, tant que nous sommes dans ce corps mortel, que les ailes de ton esprit ne soient point arrêtées par la glu de ce monde, car nous avons besoin de toute leur force et de toute leur activité pour nous envoler des ténèbres jusques à la pure lumière; cette lumière ne daigne se montrer à ceux qui sont encore enfermés dans la prison du corps, qu'autant qu'ils sont capables de voler dans les airs, quand cette prison se brise ou se dissout. Ainsi, lorsque tu seras dans une telle disposition, que rien de terrestre ne te plaise, crois-moi, au même moment, au même instant, tu verras ce que tu désires. — (AUGUSTIN) Quand cela arrivera-t-il? Je te le demande, car je ne pense pas pouvoir mépriser souverainement toutes les choses terrestres, avant d'avoir vu cette beauté éternelle devant laquelle tout s'avilit. (La RAISON) L'oeil du corps pourrait dire également : Je n'aimerai plus les ténèbres lorsque j'aurai vu le soleil. Ceci semble d'abord être dans l'ordre, et néanmoins, il en est bien autrement. Si l'œil aime les ténèbres, c'est qu'il n'est pas sain, il ne peut voir le soleil avant d'être guéri. Ainsi l'âme se trompe souvent en se flattant et en se vantant d'avoir la santé ; et parce qu'elle ne voit pas encore, elle croit avoir le droit de se plaindre. Mais la suprême beauté sait quand elle doit se montrer; elle remplit l'office de médecin, et connaît ceux qui sont sains, plus qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Pour nous, nous croyons savoir à quelle hauteur nous nous sommes élevés du fond de l'abîme ; mais nous ne pouvons ni penser, ni sentir où nous étions plongés, combien nous étions descendus, et nous nous regardons comme sains parce que nous sommes un peu moins malades. Ne vois-tu pas avec quelle sorte de sécurité nous affirmions hier que nous n'étions plus esclaves d'aucune passion, que nous n'aimions que la sagesse et que nous ne cherchions ni ne voulions d'autres biens que pour elle ? Combien te paraissaient honteux, méprisables, horribles et exécrables les plaisirs de l'amour quand nous parlions du désir d'une épouse? Mais cette nuit, lorsque nous veillions ensemble, lorsque nous nous entretenions des mêmes idées, tu as senti bien autrement que tu ne l'avais présumé, combien l'image de ces plaisirs, de ces cruelles voluptés a agi sur toi. L'impression a été beaucoup, beaucoup moins vive qu'elle n'a coutume de l’être ; elle était cependant bien différente de ce que tu avais cru : ainsi le médecin intérieur t'a fait voir et de quel mal tu étais guéri par ses soins et combien il te restait encore à guérir. 26. (AUGUSTIN) Tais-toi, je te prie, tais-toi; pourquoi me tourmenter? Pourquoi descendre et pénétrer si avant dans mon âme ? Je ne cesse de pleurer, je ne puis plus rien promettre, je n'ose plus me flatter de rien; ne m'interroge point là-dessus. Tu dis avec raison que celui que je désire voir connaît seul si je suis pur. Qu'il fasse ce qu'il lui plaît; qu'il se montre à moi quand il le voudra, je me confie tout entier à ses soins et à sa clémence. J'ai fini par croire qu'il ne cesse de secourir ceux qui sont ainsi disposés envers lui. Je ne dirai rien sur la santé de mon âme que je n'aie aperçu cette éternelle beauté. — (La RAISON) C'est ainsi que tu dois agir; mais sèche tes larmes et fortifie ton coeur. Tu as beaucoup pleuré, et cette maladie de poitrine n'a fait que s'aggraver. — (AUGUSTIN) Tu veux que je mette un terme à mes larmes, tandis que je ne vois point de terme à ma misère ? Tu m'ordonnes d'avoir égard à la santé de mon corps, tandis que je suis infecté de la contagion du vice? Mais, je t'en prie, si tu as quelque pouvoir sur moi, essaye de me conduire par quelque sentier plus court, afin que dans le voisinage de cette lumière, dont je puis, si j'ai fait quelque progrès, supporter l'éclat au moins à une certaine distance, mes yeux n'aient plus que de la répugnance pour les ténèbres que j'ai quittées; et toutefois, puis-je dire avoir quitté des ténèbres qui osent encore flatter mon aveuglement? [1,15] CHAPITRE XV. COMMENT ON CONNAIT L’ÂME. CONFIANCE EN DIEU. 27. (La RAISON) Terminons, s'il te plaît, ce premier livre, et nous essayerons dans le second de suivre le chemin qui nous paraîtra convenable. Ton indisposition exige un exercice modéré. — (AUGUSTIN) Je ne te permettrai pas de terminer ce livre si tu ne me fais connaître quelque chose de ce voisinage de la lumière, afin que je m'en occupe avec attention. — (La RAISON) Le médecin intérieur t'en fournit le moyen, car je ne sais quel éclat m'invite et m'entraîne. Ainsi écoute avec attention. — (AUGUSTIN) Conduis-moi, je te prie, entraîne-moi où tu voudras — (La RAISON) Ne dis-tu pas que tu veux connaître avec certitude l'âme et Dieu?— (AUGUSTIN) C'est là toute mon affaire. — (La RAISON) Ne cherches-tu rien autre ? — (AUGUSTIN) Rien autre. — (La RAISON) Quoi ! ne veux-tu pas comprendre la vérité ? — (AUGUSTIN) Comme si je pouvais connaître Dieu et l'âme sinon par la vérité? — (La RAISON) Tu dois donc connaître d'abord ce qui te sert à connaître tout le reste.— (AUGUSTIN) Je n'en disconviens pas. — (La RAISON) Ainsi examinons premièrement si les mots vérité et vrai te semblent exprimer deux choses ou seulement une seule:— (AUGUSTIN) Il me semble que ce sont deux choses. Autre est la chasteté, et autre est d'être chaste: ainsi du reste. Je crois de même qu'autre chose est la vérité, autre chose est ce qui est appelé vrai. — (La RAISON) Laquelle (le ces deux choses regardes-tu comme supérieure? — (AUGUSTIN) Je pense que c'est la vérité : ce n'est pas ce qui est chaste qui fait la chasteté ; c'est par la chasteté qu'on est chaste : de même ce qui est vrai l'est par la vérité. 28. — (La RAISON) Et lorsqu'un homme chaste vient à mourir, penses-tu que la chasteté meure avec lui?— (AUGUSTIN) Nullement. — (La RAISON) La vérité ne périt donc pas non plus lorsque périt ce qui est vrai?— (AUGUSTIN) Comment peut périr quelque chose de vrai ? je ne le conçois pas. — (La RAISON) Je m'étonne que tu me fasses cette question. Ne voyons-nous pas une foule de choses périr devant nos yeux? Car tu ne penses pas, sans doute, que cet arbre est un arbre sans qu'il soit véritablement un arbre, ou qu'il ne peut périr. Quand même tu ne croirais pas au témoignage des sens et quand tu pourrais répondre que tu ignores entièrement si c'est un arbre; cependant tu ne nieras pas, je présume, que, si cet arbre existe, c'est un arbre véritable. Car ce jugement vient de l'intelligence et non des sens. En effet, si c'est un faux arbre, il n'est pas un arbre; et s'il est un arbre, il est nécessairement un arbre véritable. — (AUGUSTIN) Je t'accorde cela. — (La RAISON) Ne m'accorderas-tu pas aussi qu'il est de la nature de cet arbre de naître et de mourir?— (AUGUSTIN) Je ne puis le nier.— (La RAISON) Tu dois en conclure que quelque chose de vrai peut périr. — (AUGUSTIN) Je n'en disconviens pas. — (La RAISON) Mais réponds-moi de nouveau. Ne te paraît-il pas que la vérité ne périt point quand périssent des choses vraies, comme la chasteté ne meurt point par la mort d'un homme chaste? — (AUGUSTIN) Je te l'accorde aussi et j'attends avec impatience ce que tu cherches à établir. — (La RAISON) Sois donc attentif.— (AUGUSTIN) Je le suis. 29. (La RAISON) Ne crois-tu pas vraie cette proposition : tout ce qui existe doit être quelque part? — (AUGUSTIN) Rien ne me paraît aussi nécessaire à admettre. — (La RAISON) Et tu avoues-que la vérité existe?— (AUGUSTIN) Je l'avoue. (La RAISON) Nous devons donc chercher où elle est. Elle n'est point dans l'espace, à moins d'estimer qu'il y ait dans l'espace autre chose que des corps ou que la vérité soit un corps. — (AUGUSTIN) Je ne crois ni l'un ni l'autre. — (La RAISON) Où donc crois-tu la vérité? En admettant son existence nous ne pouvons admettre qu'elle ne soit nulle part. — (AUGUSTIN) Si je savais où elle est,. je ne chercherais peut-être plus rien. — (La RAISON) Peux-tu au moins connaître où elle n'est pas?— (AUGUSTIN) Si tu me le rappelles, peut-être le pourrai-je. — (La RAISON) La vérité n'est pas certainement dans les choses mortelles; en effet, ce qui est dans quelque sujet ne peut subsister si le sujet ne subsiste. Or la vérité subsiste lors même que périssent les choses vraies; nous l'avons admis. Donc la vérité n'est pas dans les choses mortelles. Cependant la vérité existe et elle n'est pas nulle part. Il y a donc des choses immortelles. Mais il n'y a rien de vrai si la vérité ne s'y trouve. Il s'ensuit donc qu'il n'y a de vrai que ce qui est immortel. Et tout faux arbre n'est pas un arbre; un faux bois n'est pas du bois; l'argent faux n'est pas de l'argent; enfin tout ce qui est faux n'est pas. Or tout ce qui n'est pas vrai est faux. Rien n'est donc véritablement que ce qui est immortel. Réfléchis en toi-même et avec soin sur ce petit argument, afin de voir s'il ne renferme pas quelque principe que tu puisses contester. Car si ce raisonnement te paraît juste, nous avons presque achevé notre travail; ce qui paraîtra peut-être mieux dans le livre suivant. 30. (AUGUSTIN) Je te remercie, et puisque nous sommes dans le silence, j'examinerai attentivement avec moi, et par conséquent avec toi, ce nouveau raisonnement; pourvu qu'aucun nuage ténébreux ne s'y oppose et ne vienne encore me charmer, ce que je redoute extrêmement. — (La RAISON) Ne cesse pas d'avoir confiance en Dieu et abandonne-toi à lui aussi entièrement que tu le pourras. Ne désire point d'être à toi ni indépendant; mais reconnais-toi plutôt l'esclave du Maître le plus clément et le plus généreux. Il ne cessera pas alors de t'attirer vers lui et ne permettra pas qu'il arrive rien qui ne te soit utile, même à ton insu. — (AUGUSTIN) J'écoute, je crois, et, autant que je le puis, j'obéis, je prie beaucoup pour obtenir beaucoup de forces. Désires-tu davantage ?— (La RAISON) C'est bien pour le moment, tu feras ensuite tout ce que la vue de Dieu te prescrira.