[2,0] LIVRE DEUXIÈME. [2,1] CHAPITRE PREMIER. LE SECOURS DE DIEU EST NÉCESSAIRE POUR COMBATTRE LES ARGUMENTS DES ACADÉMICIENS. 1. S'il était aussi nécessaire de trouver la sagesse quand on la cherche qu'il est nécessaire au sage d'en posséder les règles et la connaissance, assurément toutes les subtilités des académiciens, toute leur opiniâtreté, toute leur obstination, ou bien, comme je le pense, tous les arguments convenables, au temps où ils vivaient, auraient passé avec les années et seraient ensevelis avec les restes de Cicéron et de Carnéades. Mais soit à cause des agitations nombreuses et diverses de cette vie, comme tu l'éprouves toi-même, Romanien ; soit à cause d'une certaine pesanteur de l'indolence et de la lenteur des esprits engourdis; soit à cause du désespoir de trouver la vérité, car l'astre de la sagesse n'éclaire pas aussi aisément les intelligences que cette lumière éclaire nos yeux; soit encore, et c'est l'erreur de tous les peuples, parce qu'on croit faussement avoir trouvé la vérité, et que ceux qui la cherchent, s'il en est, ne la cherchent pas soigneusement, ou se laissent détourner dans leur volonté, la science est rare et n'est le partage que du petit nombre. Aussi, lorsqu'on en vient aux mains avec les académiciens, leurs armes paraissent invincibles et comme forgées par Vulcain, et paraissent telles, non pas à des hommes médiocres, mais à des esprits pénétrants et bien instruits. C'est pourquoi, s'il faut lutter avec les vertus comme avec des rames contre les flots et les tempêtes de la fortune, à plus forte raison faut-il implorer le divin secours avec toute dévotion et piété, afin que le ferme dessein des bonnes études poursuive sa course sans que rien l'en détourne, et qu'il arrive au port si sûr et si doux de la philosophie. C'est la première difficulté. Voilà ce qui me fait craindre pour toi, désirer que tu sois délivré, et demander continuellement pour toi, dans mes prières de chaque jour, des vertus propices, si néanmoins je suis digne de l'obtenir. Or Celui que je prie est la Vertu même et la Sagesse du Dieu souverain. Celui que les mystères nous donnent comme Fils de Dieu est-il autre chose ? 2. Tu me seras d'un grand secours dans mes prières, si tu ne désespères pas de nous voir exaucés, si tu travailles avec nous, en t'unissant à nous, non-seulement par des voeux, mais aussi par la volonté, et par l'élévation naturelle de ton intelligence; c'est à cause d'elle que je te cherche, c'est elle qui me plaît tant, elle que j'admire toujours, elle qui, ô malheur ! est enveloppée en toi dans les ombres des affaires domestiques comme la foudre dans les nuages, et qui est cachée à plusieurs, et presque à tous. Mais elle n'a pu l'être, à moi ni à deux ou trois de tes amis, qui avons souvent entendu des bruits, ou même des éclairs voisins de la foudre. Car pour taire tout le reste et nous en tenir à un seul exemple, qui jamais a tant et si soudainement tonné et tant brillé par la lumière de l'esprit que, sous un seul grondement de la raison et un seul éclair de la tempérance, cette passion, la veille encore si violente, s'est trouvée vaincue en un seul jour ? Est-ce que cette vertu n'éclatera pas enfin, et le rire de plusieurs qui désespèrent ne se changera-t-il pas en confusion et en stupeur? Est-ce qu'après avoir annoncé sur la terre comme certains signes des choses futures, elle ne rejettera pas de nouveau tout le fardeau du corps, elle ne retournera pas au ciel? Est-ce en vain qu'Augustin aura dit de Romanien toutes ces choses ? Celui à qui je me suis donné tout entier et que maintenant je commence à reconnaître un peu, ne le permettra pas. [2,2] CHAPITRE II. AUGUSTIN REND A ROMANIEN SES DEVOIRS DE RECONNAISSANCE, ET L'EXHORTE A LA PHILOSOPHIE. 3. Aborde donc avec moi la philosophie; tu y trouveras la raison de tes inquiétudes et de tes doutes accoutumés. Je n'ai à craindre en toi ni paresse naturelle ni pesanteur d'esprit. Quand tes affaires te laissaient quelque loisir, quel autre montrait dans nos entretiens plus d'attention, plus de pénétration que toi? Ne te payerai-je jamais en reconnaissance? est-ce que par hasard je te dois peu? Quand, jeune et pauvre, je quittai mon pays pour commencer mes études, ne m'ouvris-tu pas ta maison, tes trésors, et, ce qui est plus encore, ton coeur? Lorsque je perdis mon père, ton amitié me consola, tes discours m'encouragèrent, ta fortune me vint en aide. Et dans notre ville même, tes bontés, ton amitié, l'honneur d'habiter ta maison me rendirent presque aussi considérable, aussi haut placé que toi. Lorsque je voulus revenir à Carthage pour y exercer un plus haut emploi, je ne parlai de mon dessein et de mes espérances qu'à toi, je n'en dis rien à mes autres amis; tu essayas de m'arrêter d'abord par ton amour pour le lieu natal, où j'enseignais déjà; mais dès que tu fus convaincu que rien ne pouvait ébranler la résolution d'un jeune homme, montant vers ce qui lui paraissait le meilleur, ta merveilleuse bienveillance changea l'avertissement en appui : tu fournis tout ce qui m'était nécessaire pour mon voyage, et toi qui avais protégé le berceau et comme le nid de mes études, tu soutins l'audace de mon premier vol. Lorsque, pendant ton absence et sans t'en prévenir, je me mis en mer, tu ne t'offensas point d'un silence qui n'était point dans mes habitudes, et soupçonnant de ma part autre chose que de l'arrogance, tu demeuras inébranlable dans ton amitié, et tu songeas moins au maître qui abandonne ses disciples, qu'à la pureté de mes intentions. 4. Enfin, si mon loisir me fait goûter des joies, si j'ai échappé aux liens des vains désirs, si, après m'être déchargé du fardeau des choses périssables, je respire, je me ravise, je reviens à moi; si je m'applique à chercher la vérité, si je commence à la trouver, si j'espère arriver au mode suprême, c'est que tu m'as excité, c'est que tu m'as pressé, c'est que tu as tout fait. Mais la foi m'a fait plutôt concevoir que la raison ne m'a expliqué de qui tu étais le ministre; car dans le temps que nous étions ensemble, lorsque je t'eus exposé les secrets mouvements de mon coeur, quand je t'eus déclaré si vivement et si souvent que je ne trouvais de sort agréable que celui qui nous laisse le loisir de nous adonner à l'étude de la sagesse, ni de vie heureuse, que celle qu'on passait dans la philosophie, mais que j'étais retenu par le soin de ceux dont la vie dépendait de mes fonctions, et par une foule d'obstacles que me créaient soit la vaine gloire, soit l'importune misère de ma famille; tu fus saisi d'une grande joie, du saint amour d'une telle vie, et tu disais que si, par quelque moyen, tu pouvais enfin rompre les fâcheux liens de tous les procès où tu te trouvais engagé, tu briserais toutes mes chaînes en partageant ta fortune avec moi. 5. Aussi, lorsque tu nous quittas après nous avoir ainsi excités, nous ne cessâmes de soupirer après la philosophie, et nous ne songeâmes plus qu'à embrasser ce genre de vie qui nous avait séduits, et nous plaisait si fort. Nous étions toujours pleins de ces désirs, mais ils étaient moins vifs. Cependant nous nous imaginions que c'était suffisant, et comme la flamme qui devait nous saisir tout à fait n'était pas encore là, celle qui nous échauffait déjà lentement nous paraissait excessive. Mais sitôt que certains livres bien remplis, comme dit Celsinus, eurent répandu sur nous les parfums d'Arabie, et jeté sur cette petite flamme quelques gouttes d'une huile précieuse, ce qui arriva est inconcevable, incroyable, mon cher Romanien, et au delà de tout ce que tu peux croire de moi: que dirai-je de plus? ces quelques gouttes allumèrent en moi un incendie qui me paraissait incroyable à moi-même. Que me faisaient alors les honneurs, la pompe humaine, le vain désir de la renommée; enfin tout ce qui attache à la vie ? Je revenais en moi à la hâte tout droit et tout entier. Je me tournais en chemin, je t'avoue, vers cette religion qu'on avait semée au plus profond de nos coeurs d'enfants, et c'était elle-même qui m'entraînait vers elle à mon insu. C'est pourquoi, chancelant, me hâtant, hésitant, je saisis l'apôtre Paul; car, me disais-je, ces hommes-là n'auraient pas pu accomplir de si grandes choses, ni vivre comme il est notoire qu'ils ont vécu, si leurs écrits et leurs principes étaient contraires à cette haute sagesse. Je le lus donc tout entier avec beaucoup d'application et de réflexion. 6. Alors, à la faveur de quelques rayons de lumière qui tombaient sur moi, la philosophie se découvrit à moi, sous une forme telle que j'aurais pu la montrer, je ne dis pas à toi, qui as toujours eu soif de cette inconnue, mais même à celui contre lequel tu plaides, et qui peut-être n'est pas tant pour toi un obstacle qu'une occasion d'épreuve. Je suis sûr que, méprisant et abandonnant Baïa, et les charmants jardins, et les festins délicats et brillants, et les histrions domestiques, et enfin tout ce qui excite le plus vivement en lui le plaisir, il s'envolerait vers cette beauté, doux et saint amant, plein d'admiration, hors d'haleine, brûlant. Car, on doit en convenir, il a une certaine honnêteté d'âme, ou plutôt comme un germe d'honnêteté, qui, s'efforçant d'éclater en vraie beauté, pousse des feuilles d'une façon tortueuse et difforme au milieu des aspérités des vices et des épines des fausses opinions: cependant ces feuilles poussent toujours, et, malgré les ombres épaisses qui les couvrent, elles sont aperçues par le petit nombre de ceux à qui leur pénétration et leur attention permettent de les distinguer. De là cette hospitalité, de là, dans les repas, beaucoup de marques de bonté, de là, l'élégance elle-même, l'éclat, l'air d'extrême propreté de toutes choses, et de toutes parts la politesse sous une grâce apparente. [2,3] CHAPITRE III. PHILOCALIE ET PHILOSOPHIE : AUGUSTIN EXCITE DE NOUVEAU ROMANIEN A LA PHILOSOPHIE. 7. Cette politesse est appelée communément philocalie : ne méprise pas ce nom à cause du sens que lui donne le vulgaire; car la philocalie et la philosophie ont presque même nom et veulent paraître et sont comme de la même famille. Qu'est-ce, en effet, que la philosophie? L'amour de la sagesse. Et la philocalie ? L'amour de la beauté : demande-le aux Grecs. Mais, qu'est-ce que la sagesse? N'est-ce point la beauté véritable? La philosophie et la philocalie sont donc tout à fait soeurs et nées du même père. Mais celle-ci, arrachée à son ciel par la glu des passions, et enfermée dans la caverne populaire, a gardé cependant une ressemblance de nom, afin d'avertir l'oiseleur qu'elle est digne de quelque attention. — Sans ailes, souillée et pauvre, elle est souvent reconnue par sa soeur qui vole en liberté, mais ne la délivre pas toujours : car la philosophie seule reconnaît d'où la philocalie tire son origine. Toute cette fable (car je suis devenu tout à coup un Esope) sera délicieusement racontée en vers par Licentius : peu s'en faut qu'il ne soit un poète parfait. Ah! si celui contre lequel tu plaides, au lieu de cette fausse beauté dont il est encore épris, pouvait attacher sur la beauté véritable ses regards purifiés, avec quelles délices il se plongerait dans le sein de la philosophie ! Et, s'il venait à t'y rencontrer, comme il t'embrasserait en véritable frère ! Cela t'étonne et tu en ris peut-être? Et que serait-ce si j'expliquais ces choses comme je le voudrais? Que serait-ce, si, à défaut de sa face que tu ne peux contempler encore, tu entendais au moins la voix de la philosophie elle-même? Alors ton étonnement serait grand, mais tu ne rirais pas, tu ne désespérerais pas. Crois-moi, il ne faut désespérer de personne, particulièrement de tels hommes. Les exemples ne sont point rares : cette espèce d'oiseaux s'échappe aisément, aisément revient, à la grande surprise de beaucoup qui restent enfermés. 8. Mais revenons à nous, à nous, dis-je, Romanien, et philosophons ensemble. Je te rendrai grâce. Ton fils commence déjà à philosopher : je modère son zèle afin qu'après avoir d'abord cultivé les sciences nécessaires, il se lève plus vigoureux et plus assuré; et, pour n'avoir pas à craindre de les ignorer toi-même, je n'ai qu'à te souhaiter, si je te connais bien, des vents qui soufflent à ton gré. Car, que dirai-je de ton naturel ? Ah ! si tous les hommes étaient ainsi doués ! Il n'y a que deux obstacles, deux défauts qui empêchent d'arriver à la connaissance de la vérité : je ne les crains pas beaucoup pour toi; je crains cependant que tu ne te méprises, que tu ne désespères de trouver ou que tu ne croies avoir trouvé. Or, si tu as le premier défaut, cette discussion te l'enlèvera peut-être. Car tu as souvent accusé les académiciens, et avec d'autant plus d'autorité que tu étais moins instruit; mais aussi d'autant plus volontiers que tu étais séduit par l'amour de la vérité. Je vais donc disputer avec Alype, qui te soutiendra, et je te persuaderai aisément ce que je veux, toutefois dans l'ordre des choses probables, car tu ne verras point la vérité elle-même, si tu n'entres pas entier dans la philosophie. Quant à l'autre obstacle, qui consisterait à croire que tu as peut-être trouvé quelque chose, quoique tu nous aies quitté cherchant déjà et doutant; s'il en reste encore quelques traces dans ton esprit, elle en disparaîtra bien certainement, soit quand je t'aurai envoyé un entretien que nous avons eu sur la Religion, soit quand je discuterai longuement avec toi-même. 9. Mon soin unique en ce moment est de défendre mon esprit de toute opinion vaine ou dangereuse; j'ai donc lieu de me croire dans une situation préférable à la tienne. Je ne t'envie qu'une seule chose, c'est que tu sois seul à jouir de mon cher Lucilien. Serais-tu jaloux de ce nom que je lui donne? Mais en l'appelant mien, ne dis-je pas aussi qu'il est à toi et à tous ceux avec qui nous ne faisons qu'un? Aussi n'ai-je pas besoin de te prier de lui venir en aide. Prie toi -même pour moi autant que tu sais y être obligé. Mais maintenant je vous dis à tous les deux : prenez garde de croire que vous savez quelque chose si vous ne l'avez appris au moins comme vous savez qu'un, deux, trois, quatre réunis ensemble forment un total de dix. Prenez garde aussi de croire que vous ne connaîtrez pas la vérité dans la philosophie, ou qu'elle ne peut être jamais connue de cette manière. Croyez-m'en, ou plutôt croyez Celui qui a dit : Cherchez et vous trouverez. Il ne faut point désespérer d'arriver à cette sublime connaissance, et vous verrez qu'elle sera plus évidente que ces vérités numériques. Mais arrivons au fait, car je commence à craindre un peu tard que cet exorde n'excède la règle, et ce n'est pas de peu d'importance. La règle est divine sans aucun doute; mais elle trompe lorsqu'elle conduit si doucement : je serai plus prudent quand je serai devenu sage. [2,4] PREMIÈRE DISCUSSION. CHAPITRE IV. ON RAPPELLE LES POINTS DISCUTÉS DANS LE PREMIER LIVRE. 10. Après le discours que nous avons rapporté dans le premier livre, nous passâmes environ sept jours sans discussion; nous relûmes lentement les trois livres de Virgile qui suivent le premier, et nous les étudiâmes comme il paraissait convenable pour le moment. Cependant ce travail alluma chez Licentius une telle ardeur pour la poésie que je crus devoir la modérer. Car il ne voulait plus consentir à s'occuper d'autre chose. Enfin pour recommencer pourtant â traiter la question des académiciens que nous avions ajournée, je louai de mon mieux la lumière de la philosophie, et il revint volontiers. Or, par hasard ce jour brillait d'un éclat si pur qu'il semblait en rapport avec la sérénité dont nos âmes avaient besoin. Nous quittâmes donc nos lits plus tôt que de coutume, et nous fîmes un peu avec les paysans ce qui pressait le plus. Alors Alype nous dit : Avant que j'entende votre discussion sur les académiciens, je veux qu'on me lise l'entretien que vous avez eu, m'avez-vous dit, en mon absence; car autrement, puisque la discussion présente est la suite de celle-là, il me serait impossible ou de ne pas me tromper en vous écoutant, ou de ne pas m'exposer à trop de fatigues. — Après avoir satisfait à sa demande, nous vîmes que la matinée était fort avancée et nous commençâmes à revenir du champ où nous nous étions promenés et à gagner le logis. Je t'en prie, me dit alors Licentius, daigne avant le dîner, me rappeler en peu de mots tout le système des académiciens, afin que rien ne m'échappe de ce qui est favorable au parti que je soutiens. J'y consens, lui dis-je, d'autant plus volontiers que, tout préoccupé de cette question, tu en dîneras moins. — N'y compte pas trop, me répondit-il, car j'ai vu beaucoup de gens, et surtout bien souvent mon père, qui n'avaient jamais plus d'appétit que lorsque leur esprit était plus soucieux. Et toi-même n'as-tu pas remarqué que lorsque j'ai la tête pleine de poésie, mon application ne met pas votre table en sûreté. J'ai même coutume de m'en étonner quand j'y pense. Car comment se fait-il que nous ayons plus vivement besoin de nourriture lorsque nous tournons notre esprit vers autre chose? Et pourquoi, alors que nos dents et nos mains sont si fort occupées, l'esprit prend-il un si grand empire ? — Ecoute plutôt, lui dis-je, ce que tu demandes sur les académiciens; je crains que, si tu continues à rouler ces mesures, je ne te trouve sans mesure, non-seulement pour manger mais encore pour interroger. Au reste, si je cache quelque chose pour rendre meilleur mon système, Alype le fera connaître. Nous avons en ce moment, dit Alype, grand besoin de ta bonne foi, car s'il est à craindre que tu ne caches quelque chose, il me parait bien difficile de surprendre celui qui, au su de tous ceux qui me connaissent, m'a appris ces choses : d'autant plus que, dans cette manifestation de la vérité, tu prends moins conseil de la victoire que de ton propre coeur. [2,5] CHAPITRE V. SENTIMENTS DES ACADÉMICIENS. 11. J'agirai en toute bonne foi, lui dis-je, car c'est ton droit de l'exiger. D'après les académiciens, l'homme ne pouvait parvenir à la connaissance des choses qui ont rapport à la philosophie (quant aux autres choses, Carnéades convenait qu'il s'en souciait fort peu) ; cependant l'homme pouvait être sage, et tout son devoir, comme tu l'as soutenu, Licentius, consiste à chercher la vérité. De là il fallait conclure que le sage ne devait croire à rien. Car si l'on vient à croire des choses incertaines, on se trompe nécessairement; ce qui est un crime pour le sage. Ils ne disaient pas seulement que toutes choses étaient incertaines, mais ils l'affirmaient à grand renfort de raisons. Cette prétendue impossibilité de saisir le vrai, ils paraissaient l'avoir tirée d'une définition du stoïcien Zénon ; il dit qu'on peut connaître une vérité lorsque le principe qui l'engendre l'a tellement imprimée à l'esprit que rien autre chose n'aurait pu faire une semblable impression. C'est-à-dire, pour parler plus brièvement et plus clairement, que le vrai peut être reconnu à des caractères que le faux ne peut pas avoir. Or, les académiciens s'attachèrent fortement à établir que cela ne pouvait pas se trouver. De là sont venus, pour la défense de ce parti, les discussions des philosophes, les erreurs des sens, les rêveries et les fureurs, les sophismes et les sorites. Et comme ils avaient appris de Zénon que rien n'est plus honteux que de s'en tenir à des opinions incertaines, ils établirent cet ingénieux principe, que, puisqu'on ne pouvait rien connaître, et que d'un autre côté il était honteux de rester dans le doute, le sage ne devait rien croire. 12. Ce fut ce qui excita tant de haines contre eux. Car de là, il paraissait résulter que celui qui ne croyait rien, ne devait rien faire; et ces philosophes, en soutenant que le sage ne devait rien croire semblaient nous le montrer comme un homme oisif et nonchalant, et désertant tous ses devoirs. Ils introduisaient alors un certain probabilisme qu'ils appelèrent vraisemblance, et soutinrent que le sage n'abandonnait nullement des devoirs, puisqu'il avait un principe pour le diriger, et que la vérité, soit à cause de certaines ténèbres de la nature, soit à cause de sa ressemblance avec les autres objets, était cachée ou confuse. Ils disaient que l'attention à suspendre ou à refuser son consentement était une assez grande occupation pour le sage. Il me semble, Alype, que j'ai tout expliqué en peu de mots, comme tu le souhaitais, et que je ne me suis écarté en rien des bornes que tu m'avais prescrites, c'est-à-dire, que j'ai agi avec la plus entière bonne foi. S'il se trouve une chose que je n'ai pas dite, ou que j'ai dite autrement qu'elle n'est, je ne l'ai point fait à dessein. La bonne foi consiste à parler selon la pensée. Or, il semble qu'il faut éclairer l'homme qui se trompe et se défier de celui qui veut tromper. Le premier a besoin d'un bon maître, le second d'un disciple circonspect. 13. Je suis reconnaissant, dit alors Alype, d'avoir satisfait au désir de Licentius et de m'avoir déchargé du fardeau qui m'était imposé. Si pour m'éprouver (et tu n'avais pu avoir d'autre motif), tu avais fait des omissions, tu n'aurais pas eu plus à craindre que moi l'obligation de les signaler. Consens donc à ajouter ce qui manque encore, non à ma demande, mais à mes connaissances, et à indiquer la différence entre l'ancienne et la nouvelle académie. Maintenant, lui dis-je, je t’avoue que je ne m'en sens pas le courage. C'est pourquoi tu me rendrais service si, pendant que je me reposerai un peu, tu voulais bien nous expliquer ces noms et nous apprendre ce qui a donné naissance à l'académie nouvelle, car je ne puis nier que ce que tu demandes n'appartienne beaucoup à la question que nous traitons. Je croirais que tu veux aussi m'empêcher de dîner, reprit-il, si je ne savais que Licentius t'a déjà fait peur, et s'il ne nous avait imposé l'obligation d'éclaircir avant le dîner ces sortes d'obscurités. Il allait continuer; mais comme nous étions rentrés au logis, ma mère nous pressa si fort qu'il fallait se mettre à table et briser là l'entretien. [2,6] DEUXIÈME DISCUSSION. CHAPITRE VI. DIFFÉRENCE ENTRE L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE ACADÉMIE. 14. Après avoir suffisamment dîné, nous retournâmes dans la prairie. Alors Alype nous adressa la parole : Je vais faire, dit-il, ce que tu souhaites; je n'oserais refuser. Si rien ne m'échappe, c'est à tes leçons et à la fidélité de ma mémoire que je le devrai. S'il m'arrive de me tromper en quelque chose, tu y porteras remède, et dorénavant je ne serai pas effrayé d'une semblable charge. Le but de la nouvelle académie a été moins, je crois, de se séparer de l'ancienne que de se séparer des stoïciens. Et cela ne doit pas passer pour une séparation puisqu'il était absolument nécessaire d'approfondir et de discuter la nouvelle opinion que Zénon avait mise au jour. Car on peut bien croire que l'opinion sur l'impossibilité de connaître la vérité, quoique. n'ayant donné lieu parmi eux à aucune dispute, est cependant restée dans l'esprit des anciens académiciens. On le prouverait aisément par l'autorité de Socrate, de Platon et des autres anciens philosophes qui ont cru pouvoir se défendre de l'erreur en ne donnant pas leur assentiment à la légère. Jamais, toutefois, ni dans nos écoles, ni publiquement, ils n'ont agité spécialement la question de savoir si l'on pouvait ou non connaître la vérité. Zénon apporta cette, nouveauté; il prétendit qu'on ne pouvait connaître que ce qui était tellement vrai, qu'il était facile de le distinguer par des signes qui ne pouvaient appartenir à l'erreur, et de plus, que le sage ne pouvait s'astreindre à aucune opinion douteuse; Archésilas, entendant ce discours, nia que l'homme pût jamais rien trouver de semblable, et que la vie du sage dût être exposée au naufrage d'opinions incertaines : il en conclut même qu'on ne devait croire à rien. 15. Dans cet état de choses, l'ancienne académie paraissait plus agrandie que combattue. Il s'éleva alors, dans l'école de Philon, un certain Antiochus qui, plus épris de gloire que de vérité, selon le sentiment de plusieurs, rendit odieuses les opinions des deux académies : car il prétendait que les nouveaux académiciens s'efforçaient d'introduire une chose extraordinaire et contraire à l'opinion des premiers; et pour cela il implorait l'autorité des anciens physiciens et des autres grands philosophes, attaquant les académiciens eux-mêmes en ce qu'ils prétendaient s'attacher au vraisemblable quand ils avouaient ne pas connaître le vrai. Il avait rassemblé une foule (258) d'arguments dont je vous passe le détail. Mais ce qu'il soutenait avec le plus d'ardeur, c'est que le sage pouvait connaître la vérité. C'est là, je crois, toute la dispute entre les nouveaux et les anciens académiciens. Que s'il en est autrement, je te prie d'en instruire à fond Licentius: je le demande pour lui et pour moi. Mais si tout est comme j'ai essayé de le dire, achevons la discussion commencée. [2,7] CHAPITRE VII. CONTRE LES ACADÉMICIENS. 16. Je pris la parole et je dis: Combien de temps encore, Licentius, garderas-tu le silence? Nous avons parlé plus longuement que je ne le pensais ! as-tu entendu ce que sont les académiciens ? — Alors souriant avec quelque embarras et tant soit peu déconcerté de mon interpellation : Je me repens, dit-il, d'avoir si fortement soutenu contre Trygétius que le bonheur de la vie est dans la recherche de la vérité. En effet, cette question me trouble au point qu'il m'est difficile de n'être pas malheureux, puisque, si vous portez en vous quelque chose d'humain, je dois vous paraître à plaindre. Mais pourquoi me tourmenter sans raison? ou que puis-je craindre quand je défends une aussi juste cause? je ne céderai donc qu'à la vérité.— Les nouveaux académiciens, lui dis-je, te plaisent-ils? — Oui, beaucoup. Tu penses donc qu'ils sont dans le vrai ? — Il allait en convenir, mais devenu plus prudent sur un sourire d'Alype, il hésita un peu, puis il me dit : Répète un peu cette petite question. Te semble-t-il, repris-je, que les académiciens soient dans le vrai? — Il se tut encore quelques instants, puis il dit : Je ne sais s'ils sont dans le vrai, mais c'est probable: car je ne vois plus quelle voie suivre. — Sais-tu, repris je, que le probable, ils l'appellent aussi le vraisemblable? — Je le crois, dit-il. Donc, répondis-je, le sentiment des académiciens est vraisemblable ? — Oui, dit-il. — Je t'en prie, fais-y un peu plus attention. Si quelqu'un voyant ton frère, soutenait qu'il ressemble à ton père qu'il ne connaîtrait pas, ne te semblerait-il pas fou ou niais ? — Après un long silence, cela ne me paraîtrait pas absurde, répondit-il. 17. Comme je commençais à parler: Attends, dit- il, un peu, je te prie. Puis souriant: Dis-moi, reprit-il, s'il te plait, te crois-tu déjà bien sûr de la victoire? — Fais, lui dis-je, que j'en sois entièrement assuré. Cependant n'abandonne pas pour cela le parti que tu soutiens, surtout parce que nous n'avons commencé ensemble cette discussion, que pour t'exercer et pour polir ton esprit. — Ai-je donc, dit-il, lu les académiciens, ou suis-je instruit de toutes les sciences dont tu t'es armé pour venir m'attaquer? — Ceux qui, les premiers, ont soutenu cette opinion, ne les avaient pas lus non plus. Si l'instruction et les sciences te manquent, ton esprit ne doit pas être faible au point que tu succombes sans résistance, devant quelques mots de moi, et devant quelques questions. Car je commence déjà à craindre qu'Alype ne te remplace plutôt que je ne le voudrais, et en face d'un tel adversaire, je marcherai avec moins de sécurité. — Dieu veuille alors, dit-il, que je sois à l'instant vaincu, afin de vous entendre et qui plus est, vous voir disputer ensemble : rien ne peut m'être plus heureux que ce spectacle. Vous vous plaisez à verser vos paroles, plutôt qu'à les répandre, puisque vous recueillez sur des tablettes ce qui s'échappe de votre bouche, et que vous ne le laissez pas, comme on dit, tomber à terre : il sera donc aussi permis de vous lire. Cependant, lorsqu'on a sous les yeux les interlocuteurs, il arrive, je ne sais comment que si une bonne discussion n'est pas plus profitable, elle fait certainement à l'âme beaucoup plus de plaisir. 18. Nous te rendons grâces, lui dis-je; mais les mouvements subits de joie t'ont contraint à déclarer témérairement ce que tu penses, quand tu as dit qu'aucun spectacle ne pouvait t'être plus heureux. Et que serait-ce donc si tu voyais ton père, plus ardent que personne à puiser au sein de la philosophie, après une longue soif, chercher et discuter ces choses avec nous? Je me sentirai alors plus heureux que jamais; et toi, que penserais-tu et que dirais-tu? — Licentius laissa tomber quelques larmes; et dès qu'il put parler, élevant la main vers le Ciel : « Mon Dieu ! » dit-il, quand verrai-je cela? mais il n'y a rien qu'on ne puisse espérer de toi. — Ici presque tous nous nous prîmes à pleurer et nous ne songeâmes plus à discuter; et moi, luttant avec moi-même, et me contenant à peine : Allons, courage ! lui dis-je, reprends tes forces, défenseur futur de l'Académie, je t'ai depuis longtemps exhorté à en amasser le plus que tu pourras. Je ne (259) crois pas pour cela que « tu trembles avant le « son de la trompette (1), » ou que l'envie de voir combattre les autres te fasse désirer d'être sitôt mis au nombre des prisonniers. — A ce moment, Trygétius s'apercevant que nos visages avaient suffisamment retrouvé leur sérénité : Pourquoi, dit-il, un aussi saint homme que lui ne souhaiterait-il pas que Dieu lui accordât cette grâce avant même qu'il l'en priât? Crois enfin, Licentius; car, puisque tu ne trouves rien à répondre et que tu sembles même désirer d'être vaincu, tu parais avoir peu de confiance en ta cause. — Nous ne pûmes nous empêcher de rire, et Licentius répondit Parle donc, toi, qui sais être heureux sans trouver et même sans chercher la vérité. — 19. L'enjouement de nos jeunes gens nous rendit plus gais : Fais attention à ma demande, dis-je à Licentius, et reviens au combat avec plus de fermeté et de courage si tu peux. —Me voici avec toute ma bonne volonté, répliqua-t-il. Et si cet homme, qui voit mon frère, a appris par la renommée qu'il ressemble à mon père, est-il sot ou niais de le croire? — On peut au moins l'appeler un sot, dis-je. — Non pas tout d'abord, reprit-il, à moins qu'il ne soutienne qu'il sait ce qu'il dit. Car s'il croit probable ce que la renommée lui a appris, on ne peut pas l'accuser de témérité. — Examinons, lui dis-je, un peu la chose et mettons-la pour ainsi dire devant les yeux. Suppose donc que ce je ne sais qui dont nous parlons est ici présent : ton frère arrive de quelque part. De qui est-il fils, demande cet homme? D'un certain Romanien, répond-on. Et aussitôt il reprend : oh ! qu'il ressemble à son père ! Comme j'avais été bien informé par la renommée ! A ces mots, toi ou tout autre vous lui dites : Tu connais donc Romanien, mon bon homme? Non pas, répond-il, cependant je trouve que son fils lui ressemble beaucoup. Qui pourrait alors s'empêcher de rire? — Personne, dit, Licentius. — Tu, vois donc enfin la conséquence? ajoutai-je. —Je la vois depuis longtemps. Cependant je voudrais t'entendre la tirer toi-même : car il faut que tu commences à nourrir l'oiseau que tu as pris. — Qu'ai-je donc à conclure, lui dis-je? Tout ne crie-t-il pas qu'il faut également rire de tes académiciens, quand ils disent qu'en cette vie, ils s'attachent au vraisemblable, tandis qu'ils ne savent même pas ce que c'est que le vrai. [2,8] CHAPITRE VIII. SUBTILITÉ DES ACADÉMICIENS. 20. La prudence des académiciens, dit alors Trygétius, me semble bien loin de la sottise de l'homme que tu viens de représenter. Car c'est par le raisonnement que les académiciens cherchent ce qu'ils nomment le vraisemblable, tandis que ton imbécille s'en rapporte à la renommée dont l'autorité est tout ce qu'il y a de plus méprisable. — Mais, répondis-je, ne serait-il pas encore plus niais s'il disait: - Je ne connais point le père de ce jeune homme? La renommée ne m'a point dit combien il lui est semblable, cependant je trouve qu'il lui ressemble. Assurément, dit-il, il serait encore plus niais. Mais à quoi bon tout cela? — C'est, répliquai-je, parce que ceux-là sont aussi sots qui disent : Nous ne connaissons point le vrai, mais ce que nous voyons est semblable à ce vrai que nous ne connaissons pas. — Ils disent seulement, reprit-il, que cela est probable. Comment peux-tu parler de la sorte, répondis-je? Ne conviens-tu pas qu'ils disent que cela est vraisemblable ? — J'ai voulu le dire pour exclure cette ressemblance. Car il me semblait que vous aviez eu tort de mêler la renommée à votre discussion, puisque les académiciens ne s'en rapportent pas même aux yeux des hommes, loin de s'en rapporter aux yeux innombrables et monstrueux de la renommée, comme l'ont imaginé les poètes. Moi qui défends les académiciens, qui suis-je enfin ? est-ce que dans cette question vous enviez ma sécurité ? Voici Alype qui arrive; que ce soit pour nous, je te prie, un peu de répit; nous pensons depuis longtemps que ce n'est pas en vain que tu redoutes son arrivée. 21. Alors, après avoir fait silence, tous les deux tournèrent leurs regards vers Alype : Je voudrais, dit celui-ci, dans la mesure de mes forces, être de quelque secours pour votre parti, si votre souhait ne m'effrayait pas, mais j'échapperai aisément à cette crainte, si mon espérance ne me trompe pas. Car ce qui me console, c'est que cet adversaire des académiciens, après s'être chargé du rôle de Trygétius presque vaincu, est probablement vainqueur, d'après votre aveu. Je crains plus de ne pouvoir éviter le reproche d'avoir failli à mon emploi pour prendre trop témérairement celui d'un autre. Vous n'avez pas oublié en effet qu'on m'avait donné l'office de juge. — Il y a, dit Trygétius, bien de la différence entre l'un et l'autre : aussi nous te prions de consentir à en être privé pour quelque temps. — Je ne m'y oppose pas, répondit-il; je crains qu'en voulant éviter la témérité ou la négligence je ne tombe dans le piège de l'orgueil, le plus horrible des vices : ce qui m'arriverait, si je voulais garder l'honorable emploi dont vous m'avez chargé plus longtemps que vous ne le voulez. [2,9] CHAPITRE IX. EXAMEN PLUS SÉRIEUX DE L'OPINION DES ACADÉMICIENS. 22. Ainsi, continua-t-il en s'adressant à moi, je voudrais, bon accusateur des académiciens, que tu me fisses connaître ton ministère, c'est-à-dire quels sont ceux que tu veux défendre en attaquant ces philosophes: car je crains qu'en réfutant les académiciens tu ne veuilles prouver que tu es académicien. —Tu sais bien, je pense, qu'il y a deux sortes d'accusateurs. Si la modestie de Cicéron lui a fait dire qu'il n'accusait Verrès que pour défendre les Siciliens, il n'est pas pour cela nécessaire que quand on accuse quelqu'un on ait dessein d'en défendre un autre. — As-tu du moins, reprit-il, quelque principe pour établir ton sentiment ? — Il est facile, répondis-je, de répondre à cette question, et surtout parce qu'elle n'est pas nouvelle pour moi; il y a longtemps que je pense à tout cela et que je le retourne dans mon esprit. Ecoute donc, Alype, ce que tu sais déjà parfaitement, je crois. Je n'ai nulle envie de discuter pour discuter; contentons-nous d'avoir fait, avec ces jeunes gens, ces préludes où la philosophie s'est en quelque sorte jouée volontiers avec nous. Loin de nous donc les contes puérils! Il s'agit ici de notre vie, des moeurs, de l'esprit; il espère que, pour rentrer avec plus de sûreté dans le ciel, il sera vainqueur de toutes les erreurs ennemies, et qu'après avoir pris possession de la vérité, laquelle est comme son pays natal, il triomphera de ses passions et régnera par la tempérance devenue pour lui comme une épouse. Me comprends-tu ? Bannissons donc du milieu de nous toutes ces choses: il faut forger des armes au guerrier valeureux, il n'y a rien que j'aie jamais moins désiré que de voir naître entre ceux qui ont longuement vécu ensemble,et souvent disserté entre eux, de nouveaux sujets de contestation. Aussi pour ne pas se fier à la mémoire, infidèle gardienne des pensées, j'ai voulu qu'on mît sur des tablettes tout ce que nous avons souvent examiné ensemble. C'est aussi un moyen d'apprendre à ces jeunes gens à s'expliquer, à essayer d'aborder ces questions et à les traiter à leur tour. 23. Ne sais-tu donc pas que je n'ai encore rien découvert de certain et que les raisonnements et les discussions des académiciens m'empêchent de chercher la certitude? Car, pour employer une de leurs expressions, ils ont mis, je ne sais comment, dans mon esprit, cette probabilité, que l'homme ne peut trouver la vérité; ce qui m'avait rendu si indolent et si négligent que je n'osais chercher ce que n'avaient pu découvrir des hommes si savants et si pénétrants. Ainsi, jusqu'à ce que je me sois aussi fortement persuadé qu'on peut trouver la vérité, que les académiciens se sont persuadé qu'on en est incapable, je n'oserai rien chercher et je n'ai rien à défendre. Ecarte donc cette question, s'il te plaît, et examinons plutôt ensemble le mieux possible, si on peut trouver la vérité. Or, il me semble que, pour soutenir mon sentiment, j'ai de nombreuses raisons à opposer aux académiciens. Toute la différence qu'il y a maintenant entre eux et moi, se réduit à ceci: il leur paraît probable qu'on ne peut trouver la vérité; moi je crois probable qu'on peut la trouver. Car s'ils ne sont pas sincères, l'ignorance de la vérité m'est particulière à moi, ou elle m'est commune avec eux. [2,10] CHAPITRE X. LA CONTROVERSE AVEC LES ACADÉMICIENS NE ROULE PAS SUR LES MOTS, MAIS SUR LES CHOSES. 24. Maintenant, dit Alype, je marcherai avec assurance; car je vois en toi moins l'accusateur que le défenseur des académiciens. Avant donc d'aller plus loin, prenons garde, je te prie, que dans l'examen de cette question où il semble que j'aie succédé à ceux qui t'ont cédé, nous ne nous laissions aller à une dispute de mots, ce qui serait honteux, comme tu nous l'as fait souvent avouer d'après l'autorité de Cicéron. En effet, Licentius ayant dit, si je ne me trompe, qu'il admettait l’opinion des académiciens sur la probabilité, tu lui as demandé ensuite, ce qu'il a confirmé sans hésiter, s'il savait que les philosophes appelaient aussi vraisemblance la probabilité. Or, je sais fort bien, c'est de toi que je le tiens, quels sont les sentiments des académiciens, et je dis que tu n'en es pas fort éloigné. Si donc ils sont fortement gravés en ton esprit, comme je l'ai dit, je ne vois pas pourquoi tu t'attacherais aux mots. — Crois-moi, lui dis-je, ce grand débat ne porte pas sur les mots, mais sur les choses. Je ne regarde pas ces philosophes comme des hommes qui n'aient pas su donner des noms aux choses; mais je me persuade qu'ils n'ont choisi ces termes que pour cacher aux simples leurs opinions et pour la dérouler aux esprits plus attentifs. J'expliquerai comment et pourquoi cela me parait ainsi, après avoir examiné d'abord ce qu'on croit avoir été dit par eux en haine des connaissances humaines. Cependant je suis charmé qu'aujourd'hui notre discussion se soit avancée jusqu'à faire connaître suffisamment et clairement ce dont il s'agissait entre nous. Ils m'ont toujours paru des hommes sages et prudents. Si donc nous discutons désormais, ce sera contre ceux qui se sont représenté les académiciens comme des ennemis de la vérité. Ne crois pas que je tremble; car s'ils ont soutenu sincèrement ce que nous lisons dans leurs livres, si ce n'est pas pour cacher leur véritable opinion et ne point exposer imprudemment aux esprits corrompus et profanes les mystères sacrés de la vérité, je m'armerai volontiers contre eux; je le ferais dès aujourd'hui si le soleil qui se couche ne nous pressait de rentrer. Voilà où nous en demeurâmes ce jour-là. [2,11] TROISIÈME DISCUSSION. CHAPITRE XI. QU'EST-CE QUE LA PROBABILITÉ? 25. Le lendemain, quoique le jour ne fût ni moins beau, ni moins calme, à peine cependant pûmes-nous nous débarrasser des affaires domestiques. Car après avoir employé la plus grande partie du temps à écrire des lettres, il ne restait plus que deux heures quand nous allâmes dans la prairie. Mais la grande sérénité du ciel nous y invitait et nous pensâmes qu'il ne fallait pas souffrir que le reste d'une journée si belle fût perdu. Nous étant donc rendus au pied de l'arbre où nous avions coutume de nous assembler et nous y étant assis : Jeunes gens, dis-je, comme nous n'avons pas aujourd'hui le loisir de nous engager dans une longue discussion, je voudrais que vous me remissiez en mémoire la manière dont hier Alype a répondu à la question qui vous embarrassait. Licentius alors : Il n'est pas difficile de s'en souvenir, c'est court, juges-en toi-même. Il ne voulait pas, je crois, que tu soulevasses une question de mots, quand la chose était certaine. Avez-vous bien pris garde; repris-je, à cette défense, à son caractère, à sa force ?— Je crois voir ce que c'est, répondit-il, mais je te prie de nous expliquer un peu, car je t'ai souvent entendu dire qu'il est honteux de s'arrêter à des disputes de mots quand on est d'accord sur les choses. Mais cela est trop délicat pour qu'on puisse me demander de l'expliquer moi-même. 26. Ecoutez donc ce que c'est, dis-je. Les académiciens appellent probable ou vraisemblable, ce qui peut nous inviter à agir sans que nous y donnions notre entier assentiment. Je dis: sans notre assentiment, c'est-à-dire sans que nous considérions comme vrai ce que nous faisons, ou que nous pensions le savoir, tout en le faisant. Par exemple, si pendant la nuit précédente, si claire et si pure, quelqu'un nous eût demandé si aujourd'hui le soleil devait être si riant, je crois que nous aurions répondu que nous ne le savions pas, mais pourtant que cela nous paraissait devoir être ainsi. Telles me paraissent, dit l'académicien, toutes les choses que j'ai cru devoir appeler probables ou vraisemblables: si vous leur donnez un autre nom, je ne m'y oppose pas. Il me suffit, en effet, que tu aies compris ce que j'ai voulu t'exprimer, c'est-à-dire, à quelles sortes de choses je donne ces noms. Car il ne convient pas que le sage soit un forgeur de mots, mais un chercheur de choses. Avez-vous assez compris comment les jeux dont je vous amusais me sont tombés des mains? — Ils répondirent tous deux qu'ils avaient compris, et témoignèrent par l'air de leur visage qu'ils attendaient ma réponse.— Eh quoi ! leur dis-je, penseriez-vous que Cicéron, de qui sont ces paroles, ignorait assez la langue pour être réduit à donner des noms impropres aux choses qu'il pensait ? [2,12] CHAPITRE XII. ENCORE DU PROBABLE ET DU VRAISEMBLABLE. 27. Maintenant, dit alors Trygétius, que la question est bien définie, nous ne voulons plus chercher de vaines subtilités sur les mots. Ainsi, vois plutôt ce que tu as à répondre à celui qui nous a délivrés, nous contre qui tu t'élances de nouveau. Arrête, je te prie, dit Licentius, car je ne sais quoi vient de m'éclairer et de me faire voir que tu n'aurais pas dû te laisser arracher avec tant de facilité un argument si solide; puis, après quelques instants de silence et de profonde réflexion : Je vous assure, dit-il, que rien ne me parait plus absurde que de prétendre qu'on s'attache au vraisemblable quand on ne connaît point ce qui est vrai. Ta comparaison ne m'embarrasse pas. Car lorsqu'on me demande si, d'après cet état du ciel, il y aura demain de la pluie, je puis répondre que c'est vraisemblable, car je ne nie pas que je connaisse quelque chose de vrai. Je sais, en effet, que cet arbre ne peut point tout à l'heure devenir un arbre d'argent, et je soutiens sans témérité que je connais beaucoup d'autres choses aussi vraies et auxquelles ressemble tout ce que j'appelle vraisemblable. Mais toi, Carnéades, ou toute autre peste de la Grèce, car j'épargne nos Latins (pourquoi hésiterais-je à prendre le parti de celui qui m'a fait son prisonnier et à qui j'appartiens par le droit de la victoire?) comment peux-tu assurer que tu ne connais rien de vrai et répondre néanmoins que tu regardes cette prévision comme vraisemblable? Je n'ai pu la désigner autrement. Eh quoi ! nous faut-il donc entrer en dispute avec un homme qui ne peut même parler? 28. Je ne crains pas les transfuges, reprit Alype ; ils font encore moins peur à Carnéades contre lequel, par une témérité juvénile ou tout au moins puérile, tu as cru devoir lancer une injure plutôt qu'un argument. Pour fortifier son opinion qui a toujours été fondée sur le vraisemblable et pour te réfuter, il lui suffirait de le dire. Nous sommes tellement éloignés de trouver la vérité que tu peux en être pour toi-même une démonstration concluante. La moindre interrogation, en effet, t'a fait si subitement changer de place que tu ne sais plus où t'arrêter. Mais remettons à un autre temps cette considération et l'examen de cette science que tu te vantes d'avoir touchant cet arbre. Car bien que tu aies déjà choisi un autre parti, il faut cependant t'instruire avec soin de ce que j'ai dit auparavant. Nous n'en étions pas encore, je crois, à cette question de savoir si on peut trouver la vérité, mais j'ai cru qu'au début même de ma défense où je t'avais vu abattu et renversé, il fallait examiner si on ne devait pas appeler vraisemblable, ou probable, ou de tout autre nom si c'est possible ce que les académiciens disent leur suffire. Si déjà tu te considères comme ayant parfaitement trouvé la vérité, peu m'importe pour le moment. Mais tu me l'enseigneras sans doute plus tard, si tu es reconnaissant de la protection que je t'accorde. [2,13] CHAPITRE XIII. LES ACADÉMICIENS ONT-ILS FEINT DE NE PAS CONNAÎTRE LA VÉRITÉ ? 29. Alors, m'apercevant que Licentius commençait à redouter l'attaque d'Alype, je dis : Tu as mieux aimé, Alype, dire une foule de choses que de nous apprendre comment il faut discuter avec ceux qui ne savent pas parler. Et lui : Depuis longtemps tout le monde sait comme moi que tu es habile à parler, et tu le montres assez par ta profession; je voudrais donc que d'abord tu expliquasses l'utilité de la question de Licentius; je la crois superflue, et il est alors bien plus superflu d'y répondre; ou bien si elle est utile et que je n'aie pu y répondre, je désire vivement obtenir que tu ne refuses pas le rôle de maître. — Tu te souviens, repris-je, que j'ai promis hier de parler plus tard de ces différents termes. Maintenant le soleil m'avertit de remettre dans les corbeilles les jouets que j'avais préparés pour les enfants, surtout puisque je veux désormais les exposer plutôt pour l'ornement que pour la vente. Quant à présent, avant que notre stylet soit enveloppé de ces ténèbres qui d'ordinaire viennent au secours des académiciens, je veux qu'entre nous on soit bien fixé sur la question dont nous devons nous occuper demain à notre réveil. Réponds-moi donc, je te prie : Crois-tu que les académiciens aient eu, sur la vérité, quelque opinion bien certaine et qu'ils n'aient pas voulu la dévoiler imprudemment à des gens qu'ils ne connaissaient pas ou dont l'esprit ne leur paraissait pas assez pur : ou bien leur opinion est-elle conforme à ce qu'ils soutiennent dans leur discussion? 30. Je n'assurerai pas légèrement, répondit Alype, quelle était leur pensée: car s'il est permis d'en juger par leurs livres, tu sais mieux que moi quels termes il ont coutume d'employer pour déclarer leur opinion. Que si tu me demandes mon sentiment particulier, je pense qu'ils n'ont pas encore découvert là vérité. J'ajoute, et c'est ce que tu veux savoir des académiciens. que je ne crois pas qu'on la puisse trouver : Telle est non pas seulement mon opinion à moi, mais celle que confirme l'autorité des plus grands et des plus excellents philosophes, auxquels nous sommes obligés de nous soumettre soit à cause de la faiblesse même de notre esprit, soit à cause de leur extrême pénétration au-delà de la quelle on ne doit rien pouvoir découvrir. —Voilà justement, lui dis-je, ce que je voulais. Car je craignais que, si nous étions du même sentiment, notre discussion restât incomplète, et que, personne n'étant là pour prendre le parti contraire, la question ne fût pas examinée aussi soigneusement que nous l'aurions pu faire. C'est pourquoi je t'aurais prié, dans ce cas, de prendre la défense des académiciens, comme si à tes yeux ils avaient non-seulement soutenu, mais encore pensé que la vérité ne peut être connue. Il s'agit donc entre nous, de savoir, si d'après leurs raisonnements il est probable qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit donner créance à rien. Si tu le prouves, je me déclarerai volontiers vaincu; mais si je puis faire voir qu'il est beaucoup plus probable que le sage peut arriver à la connaissance de la vérité et qu'il y a des choses qu'on ne peut refuser de croire, rien, ce me semble, ne t'empêchera plus d'être de mon sentiment. — Cette proposition lui convint ainsi qu'à tous ceux qui étaient présents : et, sous les ombres du soir, nous retournâmes au logis.