[22,0] LIVRE VINGT-DEUXIÈME. [22,1] Comme je viens de le promettre au livre précédent, celui-ci, le dernier de tout l'ouvrage, contiendra l'exposition de l'éternelle béatitude de la Cité de Dieu. Béatitude qui emprunte son nom à l'éternité, non qu'elle doive prolonger pendant des siècles une durée destinée à finir un jour, mais parce qu'elle doit justifier cette parole de l'1vangile « Son royaume n'aura pas de fin. » Et ce ne sera plus cette révolution continuelle de générations que la naissance amène et que la mort retire, qui produira l'illusion de la perpétuité, comme l'arbre revêtu d'un continuel feuillage paraît conserver la même vigueur, quand la mobile succession des feuilles qui dépérissent et tombent, et de celles qui naissent, lui assure l'honneur de son ombrage : mais alors tous les habitants de la Cité sainte seront immortels ; alors les hommes obtiendront ce que les saints anges n'ont jamais perdu. Et Dieu fera ce miracle, Dieu tout-puissant, son fondateur. Car il l'a promis et il ne peut mentir : et il donne pour gages de sa fidélité toutes les promesses qu'il a tenues et toutes les merveilles qu'il a opérées sans promesse. En effet, c'est lui qui, dans le principe, a formé le monde, rempli de tous les biens visibles et de toutes les substances intelligibles, où il n'a rien créé de plus excellent que les esprits qu'il a doués d'intelligence, qu'il a rendus habiles à le connaître et capables de le contenir, les unissant ensemble par les liens d'une même société que nous appelons la Cité sainte et céleste, où le principe de l'existence et de la béatitude est Dieu lui-même, leur vie à tous et leur commune nourriture. C'est lui qui a donné le libre arbitre à cette nature intelligente; à condition que la volonté, infidèle à Dieu, à sa félicité même, tomberait soudain dans la misère. C'est lui qui, prévoyant que, parmi les anges, plusieurs, dans l'exaltation de l'orgueil, jaloux de se suffire pour leur propre félicité, délaisseraient ce bonheur suprême, n'a pas voulu leur retirer ce pouvoir de choisir; car il juge qu'il convient mieux à sa puissance et à sa bonté de tirer même le bien du mal, que de ne pas permettre au mal d'exister. Mal qui ne serait point, si cette nature muable, quoique bonne, oeuvre du Dieu suprême et du bien immuable, auteur de tout bien, n'eût en elle-même fait le mal par le péché. Et elle est convaincue par le témoignage du péché, d'avoir été créée bonne. Si, en effet, elle-même n'était pas un grand bien, inférieur toutefois au Créateur, assurément cet abandon de Dieu comme de sa lumière ne pourrait être un mal pour elle. La cécité est un vice de l'oeil ; et ce vice témoigne que l'oeil a été créé pour voir la lumière, et ce vice prouve encore la supériorité de l'organe capable de la lumière (autrement serait-ce un vice à lui d'être privé de la lumière?). Ainsi la nature, qui jouissait de Dieu, nous enseigne l'excellence de son origine par ce désordre même qui fait sa misère, parce qu'elle ne jouit plus de Dieu; misère éternelle, juste châtiment de la chute volontaire de ces anges, tandis que l'amour des anges fidèles au souverain bien a, dans la certitude de garder à jamais sa fidélité, la récompense de cette fidélité même. C'est Dieu qui a créé l'homme droit, en possession du même libre arbitre, animal terrestre, il est vrai, mais digne du ciel s'il demeurait dans l'union de son auteur, et s'il l'abandonnait, voué pareillement à la misère, dans les conditions de sa nature. Et prévoyant aussi que, rebelle à la loi de Dieu, il pècherait par l'abandon de Dieu, le Créateur ne lui a pas non plus retiré la faculté de son libre arbitre, car il prévoyait encore le bien que sa toute-puissance ferait sortir de ce mal. Et, en effet, de cette race mortelle, frappée d'une juste condamnation, sa grâce rassemble un peuple immense pour remplir et réparer le vide laissé par la chute des anges rebelles. Ainsi, loin d'être trompée dans le compte de ses enfants, cette Cité sainte et bien-aimée réunira peut-être, avec bonheur, une famille plus nombreuse. [22,2] Car, il est vrai, beaucoup d'actes commis par les méchants arrivent contre la volonté de Dieu; mais telle est la grandeur de sa sagesse et de sa puissance, que c'est aux fins qu'il a dans sa prescience déterminées justes et bonnes, que tendent ces actes mêmes qui semblent contraires à sa volonté. Ainsi, quand on dit de Dieu qu'il change de volonté, qu'il entre en fureur, par exemple, contre ceux qu'il regardait avec complaisance, ce sont les hommes qui changent et non Dieu, et ce n'est que par leur souffrance qu'ils le trouvent changé. Ainsi le soleil change pour les yeux blessés ; sa lumière, naguère si douce et si délicieuse, importune et offense ; et cependant il demeure toujours le même en soi. On appelle encore volonté de Dieu celle qu'il forme dans les coeurs fidèles à ses commandements, volonté dont l'Apôtre parle ainsi : C'est Dieu qui opère en nous le vouloir même. Comme la justice de Dieu n'est pas seulement la justice par laquelle il est juste lui-même, mais encore celle qu'il produit dans l'homme justifié par lui, ainsi la loi de Dieu est plutôt la loi des hommes, mais donnée par Dieu. Assurément c'était à des hommes que Jésus disait : Il est écrit dans votre loi ; quoique nous lisions ailleurs : "La loi de Dieu est en son coeur." C'est suivant cette volonté qu'il forme dans les hommes que l'on dit que Dieu veut ce qu'il ne veut pas lui-même, mais fait vouloir aux siens, comme on dit qu'il connaît, ce qu'il fait connaître à l'ignorance de l'homme. En effet, quand l'Apôtre dit : "Mais aujourd'hui connaissant Dieu, ou plutôt connus de.Dieu," il n'est pas permis de croire que Dieu les connût seulement alors, eux qu'il connaissait avant la création du monde; mais il les connaît maintenant en ce sens qu'il leur donne la connaissance. Locution dont j'ai déjà parlé, il m'en souvient, aux livres précédents. Donc, selon cette volonté par laquelle il veut, disons-nous, ce qu'il fait vouloir aux autres, à qui le futur est inconnu, Dieu veut beaucoup de choses qu'il ne fait pas. Car ses saints veulent aussi d'une volonté sainte qu'il leur inspire beaucoup de choses qui n'arrivent pas. Ils lui adressent pour quelqu'un de pieuses et ferventes prières; prières qu'il n'exauce pas, quoique lui-même, par un mouvement de son Saint-Esprit, ait formé en eux cette volonté de prier. Ainsi, quand, inspirés de Dieu, les saints veulent avec prières que chacun soit sauvé, nous pouvons dire, Dieu veut et ne fait pas; il veut, en d'autres termes, il les fait vouloir. C'est suivant cette volonté, éternelle comme sa prescience, qu'il a fait au ciel et sur la terre tout ce qu'il a voulu : passé, présent et même futur. Mais, avant que le temps amène ce dont sa prescience détermine l'accomplissement avant tous les temps, nous disons : Adviendra, quand Dieu voudra. Que si non seulement l'époque, mais encore la certitude d'un événe- ment nous échappe, nous disons : Adviendra si Dieu veut. Non qu'il survienne alors à Dieu une volonté qu'il n'avait pas; mais ce qu'il a disposé de toute éternité, dans sa volonté immuable, alors adviendra. [22,3] Donc, pour passer sous silence tant d'autres circonstances, nous voyons s'accomplir en Jésus-Christ ce que Dieu promit à Abraham : « En ta semence, toutes les nations seront bénies; » ainsi s'accomplira ce qu'il a promis à cette même semence, quand il dit par son prophète : « Ceux qui étaient dans les sépulcres ressusciteront; » et ailleurs : "Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle; et tout le passé s'effacera de leur mémoire, et aucun souvenir n'en remontera dans leur cœur". Mais ils trouveront la joie et l'allégresse dans Jérusalem. Et voilà que je fais de Jérusalem une fête, et de mon peuple la joie même. Et je ferai mes délices de Jérusalem, et son peuple sera ma joie, et l'on n'entendra plus désormais la voix des pleurs. Et ce qu'il annonce par un autre prophète, quand il dit à ce prophète : « En ce temps, sera sauvé tout ton peuple, tous ceux dont les noms seront trouvés écrits dans le livre. Et plusieurs de ces hommes endormis dans la poussière de la terre, » ou suivant d'autres interprètes, « sous un amas de terre, se relèveront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour une éternité d'opprobre et de confusion. « Et ailleurs, par le même prophète : « Les saints du Très-Haut recevront le royaume, et ils le posséderont jusque dans le siècle, et jusque dans le siècle des siècles ; » et puis : « Son royaume sera un royaume éternel. » Et semblables témoignages que j'ai rapportés au vingtième livre, et tant d'autres que j'ai omis, qui sont écrits dans les saints Livres. Et ces prédictions s'accompliront, comme déjà se sont accomplies celles que les incrédules révoquaient en doute. Toutes, en effet, sont promesses et prédictions du même Dieu devant lequel tremblent les divinités des païens, de l'aveu même du célèbre philosophe païen Porphyre. [22,4] Mais, s'élevant contre l'autorité puissante qui, selon sa prédiction, a de toutes parts converti tant d'hommes à cette foi et à cette espérance, ces savants et ces sages s'imaginent opposer à la résurrection des corps un argument décisif, quand ils allèguent ce passage de Cicéron au troisième livre de la République. Cicéron vient d'affirmer qu'Hercule et Romulus d'hommes sont devenus dieux : « Mais leurs corps, ajoute-t-il, n'ont pas été élevés dans le ciel. Car la nature ne permettrait pas à ce qui est de la terre un autre séjour que la terre. » Voilà le raisonnement victorieux de ces sages, dont le Seigneur connaît les pensées dans toute leur vanité. Car, si nous n'étions qu'âmes, c'est-à-dire esprits sans corps et habitant le ciel sans savoir qu'il existe des animaux terrestres, si l'on venait nous dire qu'un lien admirable nous unirait un jour à des corps terrestres pour les animer, n'aurions-nous pas une raison de n'en rien croire infiniment plus puissante? Ne dirions-nous pas que la nature ne saurait permettre cette captivité d'une substance incorporelle dans des chaînes corporelles? Et cependant la terre est pleine d'âmes qui vivifient des organes terrestres dans une étroite et incompréhensible union. Pourquoi donc la volonté du même Dieu, auteur de l'être animé, ne pourrait-elle exalter un corps terrestre en corps céleste, si par elle l'esprit, plus excellent que tout corps, et par conséquent que tout corps céleste, a pu être lié à un corps terrestre? Quoi donc! un vil morceau de terre a pu retenir en soi une substance supérieure au corps céleste, afin d'en recevoir le sentiment et la vie, et le ciel dédaignera d'admettre ou ne pourra garder cette terre sensible et vivante, en qui le sentiment et la vie émanent d'une substance plus excellente que tout corps céleste? Mais ce miracle ne s'accomplit pas aujourd'hui, parce que le temps n'est pas encore venu ; le temps déterminé par l'auteur de ce miracle actuel, que l'accoutumance de nos yeux a rendu vulgaire, miracle plus extraordinaire que celui qu'ils refusent de croire. Car enfin cette liaison d'esprits incorporels plus excellents que tout corps céleste à des corps terrestres, n'a-t-elle pas plus de droits à notre étonnement que la translation des corps, quoique terrestres, en des demeures célestes, i1 est vrai, mais corporelles? Si ce n'est que, de ces deux miracles, nous voyons l'un chaque jour, celui que nous sommes, et n'avons jamais vu l'autre, que nous ne sommes pas encore. Car la saine raison consultée trouve assurément l'oeuvre divine plus étonnante dans l'union du corporel à l'incorporel, que dans celle des corps, aux corps, si différents qu'ils soient, les uns célestes et les autres terrestres, union néanmoins de corps à corps. [22,5] Mais que jadis cela ait été incroyable, je l'accorde ; et voilà le monde qui croit aujourd'hui que le corps terrestre de Jésus-Christ a été ravi au ciel : voilà qu'à l'exception d'un petit nombre, savants ou ignorants, qui demeurent dans la stupeur, savants et ignorants croient la résurrection de la chair et son ascension future dans les célestes demeures. S'ils croient un fait croyable, que ceux-là voient toute leur stupidité qui ne croient point. Et si ce fait que l'on croit est incroyable, il n'est pas moins incroyable que l'on croie ainsi ce qui est incroyable. Voilà donc deux faits incroyables : la résurrection de notre corps pour l'éternité, et la foi future du monde en ce miracle incroyable; — que le même Dieu a prédits tous deux, avant qu'aucun d'eux n'arrivât. De ces deux faits incroyables, nous voyons déjà l'un accompli; c'est que le monde croie un fait incroyable; pourquoi donc désespérer de l'autre, puisque le premier est arrivé, non moins incroyable que le second; la foi du monde en un fait incroyable : et ces deux faits incroyables, l'un que nous voyons, l'autre que nous croyons, ne sont-ils pas prédits dans ces mêmes livres sur lesquels repose la croyance du monde? Et la manière même dont le monde a cru, se trouve, en y songeant, plus incroyable encore. Des hommes étrangers aux arts libéraux, sans lumière et sans politesse, dépourvus des ressources de la grammaire, des armes de la dialectique, de l'audace que donne la science de la parole, quelques pêcheurs que le Christ a envoyés avec les filets de la foi à la mer du siècle, ont pris tant de poissons de toute espèce, et de l'espèce la plus merveilleuse, la plus rare, des philosophes mêmes. A ces deux faits incroyables ajoutons, si l'on veut, ou plutôt comme il faut le vouloir, ce troisième fait. Voilà donc trois faits incroyables, qui toutefois se sont accomplis. Il est incroyable que le Christ soit ressuscité en sa chair, et qu'en sa chair il ait monté au ciel; il est incroyable que le monde ait cru un fait tellement incroyable; il est incroyable que des hommes vils et grossiers, qu'une troupe d'ignorants ait pu persuader avec un tel succès au monde et aux savants du monde ce fait si incroyable. De ces trois faits incroyables, nos adversaires ne veulent pas croire le premier; ils sont contraints de voir le second ; et ils ne peuvent se l'expliquer qu'à la condition de croire le troisième. Or la résurrection de Jésus-Christ, et son ascension au ciel en la chair où il ressuscite, est annoncée déjà et crue par tout l'univers. Si elle n'est pas croyable, d'où vient que tout l'univers la croit? Si d'illustres et nombreux témoins, des puissants, des savants, ont affirmé l'avoir vue, s'ils ont eu soin de publier ce qu'ils ont vu, ce n'est pas merveille que le monde les croie, et c'est a ceux-ci une étrange opiniâtreté de ne pas croire; mais si, comme il est vrai, sur la parole, sur les écrits de quelques témoins obscurs, des derniers et des plus ignorants, le monde a cru, pourquoi ce petit nombre, obstiné dans l'incrédulité, refuse-t-il de croire sur la foi même du monde? Et le monde a cru ce peu d'hommes obscurs, intimes, ignorants; car, en des témoins si méprisables, la divinité s'est révélée en traits plus éclatants. Les traits de leur éloquence ont été des miracles et non des paroles. Et ceux qui n'avaient pas vu Jésus-Christ ressusciter en sa chair et en sa chair monter au ciel, ont cru à des témoignages qu'ils voyaient confirmés par tant de prodiges. En effet, des hommes qui parlaient à peine une ou deux langues, on les entend soudain parler toutes les langues de l'univers. A leur parole, au nom de Jésus-Christ, un boiteux dès la mamelle, après quarante ans, se relève droit ; les vêtements retirés de leurs corps rendent la santé aux infirmes; une infinité de malades atteints de maux divers sont rangés sur la voie par où ils doivent venir, pour que leur ombre les couvre en passant, et cet ombre les guérit; et combien d'autres prodiges opérés au nom de Jésus-Christ! Enfin des morts sont vus ressusciter à leur voix! Si l'on nous accorde que tout cela est arrivé comme nous le lisons, combien de faits incroyables ajoutons-nous aux trois premiers? Et quand, pour faire croire ce seul fait incroyable, la résurrection future et l'ascension de la chair au ciel, nous entassons les témoignages authentiques de tant d'autres faits incroyables, nous ne pouvons encore fléchir l'horrible dureté du coeur des incrédules! Mais si l'on ne croit pas que, pour établir la croyance à la résurrection et à l'ascension de Jésus-Christ, les Apôtres aient opéré ces miracles, ce seul grand miracle nous suffit, que l'univers l'ait crue sans miracles. [22,6] Citons ici ce passage où Cicéron s'étonne que la divinité de Romulus ait obtenu créance. Voici ses propres expressions : « Ce qui distingue en particulier l'apothéose de Romulus, c'est que toutes les autres ont eu lieu dans des siècles peu éclairés, où la pente vers la fiction était offerte par la disposition naturelle de l'ignorance à la crédulité. Mais moins de six cents ans nous séparent du siècle de Romulus, époque où déjà la culture des lettres et des sciences avait extirpé d'antiques erreurs des friches de la vie humaine. » Et il ajoute un peu plus bas : « Il est donc évident qu'Homère est de longues années antérieur à Romulus, et que les lumières, déjà répandues sur plusieurs hommes et sur le siècle lui-même, laissaient peu de place à des fictions nouvelles. Car l'antiquité a souvent admis des fables d'invention assez grossière. Mais la politesse de l'âge suivant éconduit avec dédain tout ce qui a le caractère de l'impossible. » L'un des plus savants hommes et le plus éloquent de tous, Cicéron s'étonne de la croyance à la divinité de Romulus, parce que le siècle était alors assez éclairé pour répudier de vaines fictions. Cependant qui a cru que Romulus fût un Dieu sinon Rome, et encore Rome faible et naissante? Mais les générations suivantes durent garder la superstition des ancêtres; avec cette superstition, sucée pour ainsi dire dans le lait maternel, la cité romaine grandit, et, parvenue à ce haut degré de puissance d'où, comme d'un faîte élevé, sa domination planait sur les peuples, elle fit pénétrer partout sa croyance; et ses sujets, incrédules à la divinité de Romulus, la proclamaient cependant, de peur d'offenser la cité reine en refusant à son fondateur le titre qu'elle lui donnait non par amour de l'erreur, mais par l'erreur de son amour. Quant à Jésus-Christ, la céleste et éternelle Cité dont il est le fondateur ne le croit pas Dieu parce qu'il l'a fondée, mais au contraire elle mérite d'être fondée parce qu'elle le croit Dieu. Rome, déjà bâtie et dédiée, élève un temple et des autels à son fondateur. La nouvelle Jérusalem, afin d'être bâtie et dédiée, pose Jésus-Christ Dieu son fondateur comme fondement de sa foi. L'une, par amour pour Romulus, l'a cru dieu; l'autre, par sa foi à la divinité de Jésus, l'a aimé. L'une a été prévenue dans son amour, pour croire volontiers un bien même faux de l'objet de son amour; et l'autre aussi a été prévenue dans sa foi, pour aimer sans témérité un bien très véritable dans l'objet de sa foi. Car, outre ces miracles, si nombreux et si éclatants, qui ont établi la divinité de Jésus-Christ, des prophéties l'annonçaient, prophéties divines et très dignes de créance, dont nous n'attendons plus, comme nos pères, mais dont nous démontrons aujourd'hui l'accomplissement. Romulus a fondé Rome, il y a régné; c'est un fait que la tradition et l'histoire attestent; mais aucune prophétie antérieure ne l'annonce. Quant à son admission au rang des dieux, c'est une croyance que l'histoire rapporte, et non un fait qu'elle établit. Il n'est point de phénomène extraordinaire constaté qui justifie la vérité de cette apothéose. Cette louve, nourrice de Romulus, ce prodige tant vanté, est-ce une preuve si convaincante de la divinité d'un homme ? Et cette louve eût-elle été réellement une brute et non pas une courtisane, ce prodige est commun aux deux frères, et néanmoins un seul est dieu? Et puis à qui fut-il jamais défendu de proclamer la divinité de Romulus, d'Hercule et autres mortels, et qui, sur cette défense, a mieux aimé mourir que de se taire? Ou plutôt, jamais nation eût-elle, entre ses dieux, honoré Romulus, sans la crainte du nom romain? Or, qui pourrait compter combien ont embrassé la mort et des supplices inouïs plutôt que de nier la divinité de Jésus-Christ? Ainsi la crainte d'encourir les moindres ressentiments de Rome contraint plusieurs villes soumises à son empire d'adorer Romulus comme un dieu ; mais rien ne peut détourner l'innombrable multitude des martyrs sur toute la terre de reconnaitre, que dis-je, de confesser Jésus-Christ; et ce n'est pas une légère indignation qu'il s'agit de braver, mais des supplices immenses, divers, et la mort elle-même, plus redoutée que le reste. Et quoique la Cité de Dieu, voyageuse sur cette terre, eût déjà recruté de nombreuses armées de peuples, elle n'a point alors combattu pour son salut temporel, mais plutôt en vue du salut éternel dédaigné toute résistance. Liés, enfermés, battus de verges, torturés, brûlés, déchirés, égorgés, ils se multiplient, ils ne ne croient pas combattre pour le salut, s'ils ne méprisent leur salut pour l'amour du Sauveur. Je sais qu'au troisième livre de la République de Cicéron, si je ne me trompe, on établit qu'un État bien ordonné n'entreprend jamais la guerre que pour la foi jurée ou pour le salut. Or, que signifie cette expression : pour le salut, ou que veut-il entendre par le salut : c'est ce qu'il montre ailleurs avec évidence : « Ces peines, dit-il, dont les hommes même les plus grossiers ont le sentiment, la pauvreté, l'exil, les fers, les verges, l'individu s'y dérobe souvent; n'a-t-il pas la ressource d'une prompte mort ? Mais pour les États la mort elle-même est une peine, elle qui semble affranchir les individus de toute peine. Car l'État doit avoir dans sa constitution le principe de l'éternité. Aussi la mort ne lui saurait être naturelle, comme à l'homme à qui elle est nécessaire, souvent même désirable. Mais quand un État succombe, disparaît, s'anéantit, l'on se représente (pour comparer le petit au grand) la destruction et la ruine du monde. » Cicéron pense avec les platoniciens que le monde ne doit pas périr. Donc assurément, quand il veut que l'État prenne les armes pour son salut, il entend l'éternelle durée de l'Etat ici-bas, malgré la mobile succession des individus qui naissent et meurent ; ainsi l'ombrage de l'olivier, du laurier, de tout autre arbre, demeure le même, malgré la chute et le renouvellement particulier de ses feuilles; car, suivant Cicéron, la mort est une peine pour l'État, et non pour l'individu qu'elle affranchit souvent de toute peine. Ici cette question s'élève naturellement : Sagonte a-t-elle bien fait, quand elle a préféré périr que de violer la foi qui la liait à la'république romaine? Son dévouement a obtenu les éloges des citoyens de la cité terrestre. Et cependant suivait-elle ainsi le principe qui ne permet de prendre les armes que pour la foi jurée ou pour le salut? Car on ne dit pas quel choix il faut faire quand le péril amène cette cruelle, nécessité de ne pouvoir sauver l'une sans perdre l'autre. Sagonte, optant pour le salut, trahissait la foi; gardant la foi, elle renonçait au salut : elle périt en effet. Mais le salut de la Cité de Dieu est à d'autres conditions. On le garde ou plutôt on l'obtient avec la foi et par la foi; la perte de la foi entraîne celle du salut. C'est cette pensée d'un coeur généreux et fort contre la souffrance qui a produit tant et de si grands martyrs. Où sont les martyrs, en est-il un seul qui ait confessé la prétendue divinité de Romulus? [22,7] Mais c'est le comble du ridicule de citer la fausse divinité de Romulus, quand nous parlons de Jésus-Christ. Cependant, si dès l'époque de Romulus, antérieur à Cicéron de près de six cents ans, on accorde aux intelligences une culture suffisante pour rejeter l'invraisemblable, combien plutôt encore dans les âges suivants, au temps de Cicéron lui-même et surtout au siècle d'Auguste et de Tibère, époques d'une civilisation plus avancée, la raison humaine, dédaignant comme impossible la résurrection de Jésus-Christ en la chair et son ascension au ciel, eût-elle fermé à cette croyance l'oreille et le coeur de l'homme, si la possibilité et la réalité de ce fait n'avait pour témoins la vérité divine ou la véritable divinité, et le concours des plus éclatants miracles. Aussi, malgré les terreurs et les violences de tant de cruelles persécutions, la résurrection et l'immortalité de la chair qui a précédé en Jésus-Christ pour s'accomplir en tous les hommes aux temps nouveaux, est devenue l'objet d'une croyance profonde, d'une prédication intrépide, semence que doit féconder et multiplier par toute la terre le sang des martyrs. Car, aux antiques prédictions des prophètes, les miracles ont joint leurs témoignages, et la vérité s'est répandue, nouvelle à la coutume, jamais contraire à la raison, jusqu'à ce que l'univers eût embrasse par la foi ce qu'il persécutait dans sa fureur. [22,8] Pourquoi, disent-ils, ces miracles que vous vantez ne se font-ils plus maintenant? — C'est, pourrais-je répondre, qu'ils étaient nécessaires avant que le monde crût, pour le porter à croire. Et quiconque aujourd'hui demande des prodiges pour croire est lui-même un grand prodige de ne pas croire quand le monde croit. Mais ils ne parlent ainsi que pour détruire la croyance à la vérité de ces miracles. D'où vient donc que de toutes parts une foi si ardente publie Jésus-Christ élevé corporellement dans le ciel? D'où vient qu'en des siècles éclairés où l'on rejette l'impossible, le monde ait, sans miracles, cru miraculeusement des faits incroyables? Vont-ils dire que ces faits étaient croyables, et partant qu'on les a crus? Pourquoi donc eux-mêmes ne les croient-ils pas? En un mot voici notre raisonnement : ou un fait incroyable et invisible s'est établi sur d'autres faits incroyables mais toutefois réels et visibles; ou ce fait tellement croyable qu'il n'avait besoin d'aucun miracle pour l'attester, accuse l'excès de leur incrédulité. Cette réponse suffit à confondre les plus vaines obstinations. En effet, que de nombreux miracles ne se soient accomplis pour attester ce grand et salutaire miracle de la résurrection et de l'ascension corporelle de Jésus-Christ, c'est ce qu'on ne peut nier. Tous sont consignés dans les livres véridiques qui déposent et de la réalité de ces miracles et de la croyance qu'ils devaient fonder. La renommée de ces miracles s'est répandue afin d'établir la foi; la foi qu'ils établissent ajoute à l'éclat de leur renommée. On les lit aux peuples afin que les peuples croient; mais s'ils n'avaient été crus déjà, on ne les lirait point. Car encore aujourd'hui il se fait des miracles soit au nom de Jésus-Christ et par ses sacrements, soit par les prières et les reliques de ses saints. Mais la lumière moins vive qui les éclaire où ils se produisent, resserre les limites de leur propagation. Quant aux premiers, le canon des saintes Lettres, qui dut être défini, les fait réciter partout, les grave dans la mémoire de tous les peuples; les autres ne sont connus, et souvent à peine, que de la cité ou du lieu où ils se passent; car souvent, connus d'un petit nombre, le reste les ignore, surtout dans une grande cité : souvent aussi les témoins qui les racontent n'offrent pas une autorité assez imposante pour exclure l'objection et le doute, quoique, fidèles, ils s'adressent à des fidèles. Le miracle arrivé à Milan pendant notre séjour, quand un aveugle recouvra la lumière, put avoir un grand retentissement, parce que Milan est une cité considérable, que l'empereur s'y trouvait alors, et que ce fait eut pour témoin un peuple immense accourant en foule au-devant du corps des martyrs Protais et Gervais. L'asile où ils reposaient à l'insu de tous fut révélé en songe à l'évêque Ambroise, et c'est alors que, libres de leurs anciennes ténèbres, les yeux de cet aveugle s'ouvrirent. Mais qui, à l'exception d'un petit nombre, entendit parler à Carthage de la soudaine guérison d'Innocentius, autrefois avocat de la préfecture; guérison obtenue en notre présence, que nous avons vue de nos yeux, au retour de notre voyage d'outre-mer, mon frère Alypius et moi : nous n'étions pas encore clercs, mais engagés déjà au service de Dieu. Cet homme d'une fervente piété, comme toute sa maison, nous avait reçus et nous demeurions avec lui. Les médecins le traitaient de fistules hémorroïdales, nombreuses et profondes. Ils y avaient déjà appliqué le fer, et employaient pour achever de guérir le reste toutes les ressources de leur art. Cette première opération lui avait causé de longues et cruelles douleurs. Mais, entre tant d'autres, une de ces plaies s'était dérobée aux regards et à l'instrument des médecins. Les autres, dont l'ouverture avait favorisé le traitement, étaient déjà guéries, que celle-là demeurait se jouant de tous leurs efforts. Le malade commence à se défier de ces retards, il appréhende avec terreur une seconde incision que lui avait prédite un médecin de ses domestiques, à qui les autres médecins n'avaient pas voulu permettre d'assister à la première opération. Son maître, dans sa colère, l'avait chassé de sa maison et reçu plus tard à grand'peine. Cependant ces lenteurs irritent le malade, il éclate enfin : "Quoi, s'écrie-t-il, allez-vous m'inciser encore? faut-il en venir à la prédiction de celui que vous avez chassé?" Ceux-ci de tourner en ridicule l'ignorance de leur confrère, et d'apaiser les craintes du malade par de belles et tranquillisantes paroles. Cependant plusieurs jours se passent et tout ce que l'on fait est inutile. Les médecins toutefois persistent dans leur promesse de fermer la plaie, sans recourir à l'instrument; ils appellent encore un autre médecin d'un grand âge et assez célèbre pour de semblables cures; c'était Ammonius (car il vivait alors). Celui-ci visite la plaie, et, sur la diligente habileté de ses confrères, conclut aux mêmes promesses. Cette dernière autorité rassure Innocentius, et déjà, comme s'il était guéri, il raille d'un ironique enjouement son médecin domestique qui l'avait menacé d' une nouvelle opération. Que dire enfin? Tant de jours s'écoulent en de vaines espérances, que, fatigués et confus, tous s'accordent à ne reconnaître de guérison possible que par le fer. Le malade pâlit, il tremble d'épouvante ; et dès qu'il peut se recueillir et parler, il leur commande de sortir et de ne plus revenir auprès de lui. Fatigué de larmes, et réduit aux dernières extrémités, il n'eut d'autre ressource que d'appeler un certain Alexandrin, chirurgien fort célèbre, afin de lui confier une opération que, dans son dépit, il ne voulait pas laisser faire aux autres. Celui-ci vient; d'un oeil exercé, à l'inspection des cicatrices, il juge de l'habileté des autres médecins, et, en homme d'honneur, il conseille au malade de ne pas leur enlever le fruit d'un travail dont il reconnaît lui-même avec admiration tout le mérite. Il ajoute qu'en effet sans une incision nouvelle la guérison est impossible; mais qu'il répugne à son caractère de succéder à des hommes dont le soin, le zèle et l'adresse ne lui ont laissé presque rien à faire, pour leur ravir la gloire de tant d'efforts. Le malade se réconcilia donc avec eux, et il fut résolu qu'en présence de l'Alexandrin on pratiquerait l'incision qui, de leur commun aveu, pouvait seule décider la guérison. L'opération fut remise au lendemain ; mais quand les médecins furent sortis, la consternation du maître fut si profonde que le deuil remplit sa maison, et déjà nous retenions avec peine ces pleurs que l'on répand sur un cercueil. Lui recevait chaque jour de saintes visites, celle de Saturninus, évêque d'Uzales, de bienheureuse mémoire; du prêtre Gelosus et des diacres de l'Église de Carthage ; avec eux, et le seul d'entre eux qui assiste encore aux choses d'ici-bas, un homme dont le nom doit être environné de respect, l'évêque Aurelius ; souvent repassant tous deux les oeuvres merveilleuses de Dieu, nous nous sommes entretenus du fait que je raconte, et j'ai toujours à cet égard trouvé sa mémoire très fidèle. La veille, étant venus, selon leur habitude, visiter le malade sur le soir, celui-ci les supplie avec des pleurs lamentables d'assister le lendemain matin plutôt à ses funérailles qu'à ses souffrances; car il avait conservé de son premier supplice une telle impression d'épouvante qu'il croyait infailliblement mourir entre les mains des médecins. On le console, on l'exhorte à se confier en Dieu, à subir sa volonté avec une résignation virile. Ensuite nous entrons en prière, nous nous agenouillons, nous nous prosternons à terre, selon notre coutume ; lui tombe à genoux comme si une force étrangère l'y précipitait, et il se met à prier, mais comment, avec quelle ferveur, avec quel transport, avec quels torrents de larmes et quels gémissements et quels sanglots, qui pourrait l'exprimer? Tous ses membres tremblaient, il demeurait presque suffoqué. Les autres priaient-ils, ou leur attention se détournait-elle au bruit de ces instances suppliantes; je l'ignore. Quant à moi, il m'était impossible de prier, je dis seulement du fond du coeur ce peu de mots : « Seigneur, quelles prières de vos serviteurs exaucerez-vous, si vous n'exaucez celle-ci? car il me semblait qu'il ne s'y pouvait rien ajouter sinon d'expirer en priant. Nous nous levons, et après avoir reçu la bénédiction de l'évêque nous nous retirons. Il conjure de nouveau les assistants de se trouver chez lui le lendemain matin; eux l'exhortent à prendre courage. Le jour fatal venu, les serviteurs de Dieu viennent, fidèles à leur promesse; les médecins entrent; les objets nécesaires sont préparés; on tire les redoutables ferrements; chacun demeure dans la stupeur de l'épouvante. Ceux qui ont le plus d'autorité cherchent à relever par des consolations l'esprit abattu du malade ; on place son corps dans une attitude favorable aux mouvements de l'opérateur; on délie les bandages; la région du mal est mise à découvert, le médecin considère, et armé du terrible instrument, il cherche avec attention la fistule qu'il doit ouvrir. Il pénètre du regard, il touche du doigt; enfin, après des tentatives réitérées, il trouve une cicatrice très ferme. L'allégresse et les louanges et les actions de grâces au Dieu de miséricorde, au Dieu tout-puissant que les assistants répandirent alors en paroles et en larmes de joie, ne sauraient être confiées à ce récit : je laisse à penser tout ce que je ne puis dire. Dans la même ville de Carthage, une femme très pieuse et du rang le plus élevé, Innocentia, avait un cancer au sein ; mal incurable, de l'aveu des médecins. D'ordinaire on pratique l'opération, on retranche l'organe où le mal a pris naissance, ou bien, si l'on veut prolonger un peu la vie et reculer de quelques instants une mort inévitable, il faut, au sentiment d'Hippocrate, dit-on, renoncer à tout traitement. C'est ce que cette femme avait appris d'un habile médecin de ses intimes amis; ainsi s'était-elle tournée vers Dieu seul par la prière. A l'approche de Pâques, elle est avertie en songe de s'adresser, dans l'Église, vers le baptistère du côté des femmes à la première qu'elle rencontrerait sortant du baptême, et de la prier de faire sur son mal le signe de la croix : elle obéit, et sur l'heure la guérison s'ensuit. Le médecin qui lui avait dit de ne recourir à aucun traitement, si elle voulait vivre quelque temps encore, ne manque pas de la visiter, et, la trouvant parfaitement guérie de ce mal qu'il avait reconnu par une première inspection, il lui demande, vivement ému, quel moyen elle a employé; on comprend son impatience de connaître ce secret qui triomphe du principe d'Hippocrate. Il apprend d'elle ce qu'elle a fait; et comme le dédain que semblaient trahir son air et sa voix, faisait craindre à cette femme qu'il ne proférât quelque outrageuse parole contre Jésus-Christ, voici la réponse qu'on lui prête : « Je m'imaginais que j'allais apprendre quelque chose de merveilleux. » Déjà cette femme frémissait d'horreur: « Quelle merveille, ajoute-t-il avec une religieuse urbanité, est-ce donc à Jésus-Christ de guérir un cancer, lui qui a ressuscité un mort de quatre jours? » Quand j'appris ce fait, j'entrai dans une violente colère. Quoi? c'était à Carthage, c'était en faveur d'une personne d'une si haute distinction, qu'un si grand miracle venait de s'accomplir, et il demeurait dans un tel secret! Je crus devoir en avertir cette femme et presque l'en réprimander. Elle me répondit qu'elle avait été loin de s'en taire; je demandai à plusieurs dames de ses intimes amies qui se trouvaient alors avec elle si elles le savaient; elles répondirent qu'elles n'en savaient absolument rien : « Voilà, dis-je, comment vous ne vous en taisez point, quand vous laissez dans l'ignorance ces personnes mêmes liées avec vous d'une si étroite amitié! » Et comme je ne l'avais questionnée qu'en peu de mots, je lui fis reprendre le récit fidèle de ce qui s'était passé, et ses amies en l'écoutant furent saisies de stupeur et rendirent gloire à Dieu. Dans là même ville, un médecin souffrant de la goutte avait donné son nom pour être baptisé; la veille de son baptême, pendant son sommeil, des enfants noirs et crépus qu'il prit pour des démons lui défendirent de se faire baptiser cette année même. Et comme au mépris de leur commandement et de leurs fureurs, qui alla jusqu'à lui fouler les pieds où il souffrit la plus cruelle angoisse qu'il eût jamais ressentie, cet homme fidèle à son voeu et vainqueur de leur colère vint s'offrir, sans différer, au bain de la régénération, il sortit du baptême guéri non seulement de cette douleur extraordinaire, mais encore de sa goutte dont il n'éprouva plus dès lors aucune atteinte, quoique depuis il ait vécu longtemps. Ce miracle, qui l'a su? Cependant il nous est connu; il est connu du très petit nombre de nos frères à qui il a pu parvenir. Un ancien histrion, habitant de Curube, atteint de paralysie et d'une hideuse descente, fut guéri, dans l'eau salutaire, de cette double affection, et, comme s'il en eût été toujours exempt, il remonta les degrés des fonts. Qui l'a su, hormis ceux de Curube et quelques autres qui ont eu la fortune rare d'en entendre parler? Nous, dès que nous l'apprîmes, sur l'ordre du saint évêque Aurelius, nous fîmes venir cet homme à Carthage; bien que ce fait nous fût attesté par des témoignages qui ne nous permettaient aucun doute. Hespérius, ancien tribun, est auprès de nous; il a sur le territoire de Fussales une métairie appelée Zubedi. S'étant assuré que l'influence des malins esprits répandait la désolation parmi ses esclaves, ses troupeaux, dans toute sa maison, il vint en mon absence prier nos prêtres que l'un d'entre eux se rendît chez lui afin de conjurer par ses oraisons la puissance ennemie. Un prêtre y alla, et offrit le sacrifice du corps du Seigneur avec les plus ardentes prières pour faire cesser ces malignes attaques. Et aussitôt la miséricorde de Dieu les fit cesser. Or Hespérius avait reçu d'un ami un peu de terre sainte apportée de Jérusalem, où Jésus-Christ enseveli ressuscita le troisième jour. Il l'avait suspendue dans sa chambre pour se préserver lui-même de toute obsession. Mais lorsque sa maison fut délivrée, il se demanda ce qu'il ferait de cette terre qu'il ne voulait plus par respect conserver dans sa chambre. Par hasard nous étions alors dans le voisinage, mon collègue l'évêque de Synite, Maximinus, et moi. Il nous pria d'aller chez-lui, nous y allâmes. Après le récit des faits précédents, il nous demande d'enfouir cette terre quelque part et d'y établir un lieu de prières, où les chrétiens se pussent rassembler pour célébrer les divins mystères. Nous y consentîmes ; et son désir s'accomplit. Près de là était un jeune paysan paralytique qui, à cette nouvelle, prie ses parents de le porter sans délai en ce lieu saint. A peine amené là, après une oraison, il s'en retourne à pied, parfaitement guéri. Dans une villa Victoriana, à la distance de moins de trente milles d'Hippone, est une Mémoire en l'honneur des martyrs de. Milan, Protais et Gervais. Là fut porté un jeune homme qui, vers le milieu du jour dans la saison de l'été, abreuvant son cheval au bord d'une rivière enfoncée, subit l'invasion du démon. Il gisait mourant ou semblable à un mort, quand, selon sa coutume, la maîtresse du lieu vint avec ses femmes et quelques réligieuses réciter les hymnes et les prières du soir. Elles se mirent à chanter les hymnes. Ces voix semblent frapper le démon et le réveillent. Il saisit l'autel avec un frémissement terrible, et soit qu'il n'ose, soit qu'il ne puisse l'ébranler, il y demeure comme lié ou cloué ; et implorant son pardon d'un accent lamentable, il confesse, où, quand et comment il s'est emparé de ce jeune homme. Enfin il déclare qu'il va sortir de son corps, et nomme chacun des membres avec menace de les couper en sortant; sur cette parole il sort. Mais l'oeil du jeune homme tombait sur sa joue; une petite veine le tenait suspendu comme par une racine intérieure, et toute la prunelle, de noire était devenue blanche. A cette vue, les assistants qui tous s'étaient jetés en prière pour lui, et d'autres accourus à ses cris, malgré la joie de le voir rendu à la raison, déploraient la perte de son oeil et disaient qu'il fallait chercher un médecin. Alors le beau-frère de celui qui l'avait transporté s'écrie : "Dieu qui, à la prière des saints, a chassé le démon, n'a-t-il pas la puissance de rendre un oeil ?" Aussitôt il rétablit comme il peut cet oeil tombé et pendant, et le bande avec son mouchoir : il ne crut pas devoir le détacher avant sept jours; ce temps écoulé l'oeil fut trouvé parfaitement guéri. D'autres guérisons s'accomplirent en ce lieu; mais il serait trop long de les rappeler ici. A ma connaissance, une jeune fille d'Hippone ayant répandu sur elle une huile où le prêtre qui priait pour elle avait mêlé ses larmes, fut délivrée du démon. Il est encore à ma connaissance que le démon quitta soudain un jeune possédé : un évêque avait prié pour ce jeune homme sans le voir. Florentius, pauvre vieillard de notre troupeau d'Hippone, homme religieux, qui vivait d'un travail d'aiguille, avait perdu son vêtement, et, n'ayant pas de quoi s'en acheter un autre, il vint à la Mémoire des vingt Martyrs, fort célèbre parmi nous, et à haute voix, les pria de le vêtir. Quelques jeunes gens se trouvaient là, moqueurs, qui, à sa sortie, le suivirent avec des railleries, comme s'il eût demandé aux martyrs cinquante oboles pour acheter un vêtement. Mais lui, marchant en silence, aperçut un grand poisson échoué et palpitant sur le rivage. La bonne volonté des jeunes gens vient à son aide, il s'en empare, et le vend trois cents oboles à un cuisinier nommé Catosus, chrétien zélé, lui racontant ce qui s'est passé. Avec le prix de ce poisson, il se disposait à acheter de la laine dont sa femme lui ferait tel vêtement qu'elle pourrait : mais le cuisinier, ouvrant le poisson, lui trouve dans l'estomac un anneau d'or. Pénétré tout à la fois de compassion et de religieuse terreur, il rend l'anneau à cet homme en lui disant : « Voilà quel vêtement les vingt Martyrs te donnent. » L'évêque Prajectus ayant apporté à Tibilis les restes du très glorieux martyr saint Étienne, une affluence et un concours extraordinaires de fidèles se pressaient à sa Mémoire. Une femme du pays, aveugle, se fait conduire à l'évêque chargé des précieux restes. Elle donne les fleurs qu'elle avait apportées, on les lui rend, elle les approche de ses yeux, et sur l'heure elle voit. Au profond étonnement de tous les assistants, elle les précède dans son allégresse, et marche, et désormais elle n'invoque plus l'assistance d'un guide pour diriger ses pas. Les reliques du même martyr déposées à Synite, dans le voisinage de la colonie d'Hippone, étaient portées par l'évêque du lieu, Lucillus, précédé et suivi de tout son peuple. Une fistule dont il souffrait dès longtemps, et qui attendait la main de l'operateur, fut tout à coup guérie par ce pieux fardeau, car l'évêque ne retrouva plus en lui aucun vestige du mal. Eucharius, prêtre d'Espagne, habite Calama; il souffrait depuis longues années les déchirements de la pierre. Les restes du Saint, apportés à Calama par l'évêque Possidius, opérèrent sa guérison. Depuis, une autre maladie ayant amené ce même prêtre aux portes de la mort, grâce à l'assistance du saint martyr, il revint, quand, après le contact des saintes reliques, sa robe fut étendue sur son corps. Il y avait parmi les plus considérables de cette ville un homme nommé Martial, d'un grand âge et qui avait horreur de la religion, mais sa fille était chrétienne, et cette même année son gendre venait de recevoir le baptême. Malade, tous deux le conjurent avec des torrents de larmes de se faire chrétien ; il s'y refuse, et, dans la violence de son emportement, les chasse de sa présence. Son gendre songe à se rendre à la Mémoire de saint Etienne pour y prier Dieu de toute son âme afin qu'il inspirât au vieillard l'heureuse résolution d'embrasser sans délai la foi de Jésus-Christ. Il pria donc avec larmes et sanglots, dans l'ardeur sincère d'une fervente piété, puis, en se retirant, il prit au hasard quelques fleurs de l'autel, et, comme il était déjà nuit, vint les placer auprès de la tête du malade. Le vieillard s'endormit, mais tout à coup, avant l'aube, il crie que l'on coure chercher l'évêque qui alors était par hasard avec moi à Hippone. A la nouvelle de son absence, il fait venir les prêtres ; les voyant, il leur déclare qu'il croit ; enfin, à la surprise, au contentement de tous, il reçoit le baptême. Tant qu'il vécut, il eut toujours ces paroles à la bouche : « O Christ, recevez mon esprit. » Paroles qu'il ne savait pas être les dernières de saint Étienne, lapidé par les Juifs, et qui furent aussi pour lui les dernières, car peu de temps après il expira. Le saint martyr, en ce même lieu, procura la guérison de deux goutteux, l'un citoyen, l'autre étranger; mais la guérison de l'un fut complète ; l'autre apprit par révélation ce qu'il devrait faire quand viendraient les souffrances : il le fait, et soudain la douleur s'apaise. Audurus est le nom d'une terre où s'élève une église, et dans cette église une Mémoire du martyr Étienne. Un petit enfant jouait dans la cour, quand des bœufs qui traînaient un chariot, sortant de la voie, l'écrasèrent sous les roues, et il rendit aussitôt le dernier soupir. La mère l'emporte, l'approche de la sainte relique, et non seulement il ressuscite, mais encore il ne présente aucune trace de blessure. A Caspalium, terre voisine, une religieuse était malade, et d'une maladie désespérée. Sa robe fut apportée auprès de la relique, et dans l'intervalle la religieuse mourut; ses parents toutefois en couvrirent son cadavre, et elle revint à la vie et à la santé. A Hippone, un certain Bassus de Syrie priait à la mémoire du saint martyr pour sa fille malade et en danger : il avait apporté avec lui la robe de son enfant; quand surviennent quelques-uns de ses serviteurs accourus pour lui annoncer qu'elle est morte. Mais pendant qu'il prie, plusieurs de ses amis arrêtent ces serviteurs et les empêchent de lui dire la fatale nouvelle, de peur que devant tous il n'éclatât en sanglots. De retour à sa maison qu'il trouve retentissante de pleurs et de gémissements, il jette la robe de sa fille sur son corps : elle est rendue à la vie. Le fils d'un collecteur, nommé Irenaeus, meurt de maladie. Le corps était là gisant, inanimé, et les funérailles se préparaient au milieu des pleurs et des lamentations, quand l'un des amis du père, laissant aux autres les paroles de consolation, lui suggère la pensée de répandre sur le corps l'huile du Martyr. Aussitôt l'enfant ressuscite. L'ancien tribun Eleusinus place sur la relique du saint Martyr, déposée dans un faubourg d'Hippone, son fils, petit enfant qu'une maladie vient de lui ravir : et là, après avoir répandu sa prière et ses larmes, il le relève vivant. Que faire? le terme promis de cet ouvrage me presse et ne me permet pas de rappeler tous les miracles venus à ma connaissance, et combien de fidèles, lisant ceci, verront avec douleur que j'ai passé tant de faits qu'ils savent comme moi! Qu'ils me pardonnent et considèrent combien il faudrait de peine et de temps pour aborder ces développements dont les limites nécessaires de cette oeuvre m'obligent de m'abstenir. Que si je me bornais à constater les guérisons miraculeuses accomplies par l'intercession du très glorieux martyr saint Etienne, dans les seules colonies de Calama et d'Hippone, il faudrait remplir plusieurs volumes; et encore ne pourrait-on recueillir que celles dont on a fàit des relations pour les lire aux peuples. Et nous-mêmes les avons ordonnées, voyant se renouveler de nos jours des miracles semblables à ceux des temps anciens et dont nous ne devions pas laisser périr la mémoire. Deux ans ne se sont pas écoulés depuis, que cette précieuse relique est à Hippone, et bien que l'on n'ait pas relevé, j'en suis très certain, tous les miracles opérés depuis toutefois les relations que l'on a portent le nombre de ces miracles à plus de soixante-dix au moment où j'écris. A Calama, où ces restes vénérables sont dès longtemps auparavant, ces fait se renouvellent plus fréquemment, et le nombre en est incomparablement supérieur. Nous savons encore beaucoup de miracles opérés par le même martyr à Uzales, colonie d'Utique, qui possédait, grâce à l'évêque Evodius, des reliques du saint, longtemps avant Hippone. Mais là ce n'est pas ou plutôt ce n'était pas, l'usage de dresser des relations, car peut-être s'est-il établi depuis. Naguère, nous trouvant en ce lieu, nous avons, du consentement de l'évêque, engagé Petronia, femme de la plus haute condition, à rédiger pour qu'on en fît lecture publique, le récit de sa miraculeuse guérison d'une longue et cruelle affection qui avait épuisé toutes les ressources de la médecine. Elle obéit avec empressement, et dans sa relation elle inséra un fait que je ne puis passer sous silence, bien que je me hâte d'atteindre le terme de cet ouvrage. Elle dit qu'un Juif lui persuada de se ceindre à nu sous ses vêtements d'une tresse de cheveux où serait engagé un anneau monté d'une pierre trouvée dans les reins d'un boeuf. Ceinte, pour ainsi dire, de ce salutaire secret, elle venait à l'église du saint Martyr. Mais, un jour, partie de Carthage, elle s'était arrêtée sur l'une de ses terres, au bord du fleuve Bagrada, quand, se levant pour continuer son chemin, elle aperçut l'anneau à ses pieds, et, tout étonnée, porta la main à la ceinture de cheveux où il était fixé. S'étant assurée de la solidité des noeuds qui retenaient cette ceinture, elle soupçonna que l'anneau s'était rompu et avait glissé; mais l'ayant aussi trouvé dans une parfaite intégrité, et acceptant ce prodige comme le gage de sa santé recouvrée, elle détache cette ceinture et la jette avec l'anneau dans le fleuve. Vous ne croyez pas ce fait, vous qui ne croyez pas que Notre Seigneur Jésus soit sorti du sein de sa mère sans altérer sa virginité, et qu'il soit entré les portes fermées dans la retraite de ses disciples. Cependant informez-vous de ceci, et si la preuve est acquise, croyez aussi le reste. C'est une femme illustre, d'une naissance illustre, épouse d'un homme illustre; elle habite à Carthage; la ville est célèbre, la personne de haut rang ; la recherche de ce fait ne saurait être stérile. Mais du moins celui dont les prières ont obtenu à cette femme sa guérison, ce saint martyr a cru au Fils de la femme demeurée vierge; il a cru en lui qui entre les portes fermées, dans la retraite de ses disciples, et, pour tout dire, en lui qui monte au ciel avec le corps qu'il a retiré du tombeau. Et c'est pourquoi tant de merveilles s'opèrent par le martyr qui a donné sa vie pour sa foi. Il se fait donc encore aujourd'hui de nombreux miracles; et le même Dieu les opère par qui et comme il lui plaît, ce Dieu qui a opéré ceux que nous lisons. Mais ces derniers miracles sont moins connus; une fréquente lecture ne les imprime point sur le terrain glissant de la mémoire; car aux lieux mêmes où l'on a soin, comme chez nous tout récemment, de réciter au peuple les relations de ces faveurs miraculeusement obtenues, ceux qui assistent à la lecture ne l'entendent qu'une fois; un grand nombre sont absents; au bout de quelques jours le souvenir s'efface, et de tous les auditeurs à peine s'en trouve-t-il un seul qui rapporte à un autre, dont il a su l'absence, le récit qu'il a entendu. Voici un miracle arrivé à Hippone, non pas plus grand que ceux dont je viens de parler, mais si évident, si notoire, qu'assurément il n'est personne en cette ville qui ne l'ait vu ou qui ne l'ait su, personne qui puisse jamais l'oublier. Dix frères (sept fils et trois filles), d'une famille distinguée de Césarée en Cappadoce, s'étant attiré la malédiction récente de leur mère qui, par la mort de son mari, destituée de toute protection, avait reçu d'eux le plus cruel outrage, la vengeance divine s'appesantit sur eux en les frappant tous d'un horrible tremblement des membres. Honteux d'offrir aux regards de leurs concitoyens un si hideux spectacle, ils se dispersent chacun à l'aventure et s'en vont errant par tout le monde romain. Deux d'entre eux vinrent à Hippone, un frère et une soeur, Paul et Palladia, déjà connus en beaucoup d'autres lieux par l'éclat de leur disgrâce. Ils arrivèrent environ quinze jours avant Pâques; ils visitaient assidûment l'église et surtout les glorieux restes d'Étienne, priant Dieu de leur pardonner et de les rétablir dans leur santé première. Là, et partout où ils allaient, ils appelaient sur eux les regards de la ville. Quelques-uns, les ayant vus ailleurs et sachant la cause de ce tremblement, racontaient comme ils pouvaient le fait à chacun. Le jour de Pâques venu, dès le matin, une grande affluence de peuple se trouvait déjà dans l'église, le jeune homme tenait en priant le balustre du saint lieu où reposait la relique du martyr, quand soudain il tombe renversé et demeure comme endormi, sans toutefois éprouver ce tremblement qui ne l'abandonnait pas même dans le sommeil. Tous les assistants sont saisis de stupeur, les uns d'épouvante, les autres de compassion ; quelques-uns veulent le relever, d'autres les empêchent, disant qu'il vaut mieux attendre l'issue. Tout à coup il se lève, ne tremble plus, car il est guéri ; il se tient debout, regardant la foule qui le regarde. Quel coeur put alors retenir son élan vers Dieu ? De toutes parts l'église retentit de cris d'allégresse. On court vers moi, à la place où j'étais assis, déjà près de me lever. Tous se précipitent l'un sur l'autre, celui-ci m'annonçant comme une nouvelle ce que celui-là vient de me dire. Dans ma joie, je rendais grâces à Dieu, quand le jeune homme lui-même survient, entouré de plusieurs; il tombe à mes genoux, et se relève à mon baiser. Nous nous avançons vers le peuple, l'église était pleine et retentissante de ces joyeux accents Grâces à Dieu! gloire à Dieu! sortis de toutes les bouches, retentissant de toutes parts. Je salue le peuple; les acclamations redoublent; le silence s'établit enfin, et l'on récite les leçons de l'Écriture. Enfin le moment venu où je devais prendre la parole, je dis quelques mots selon la solennité et le bonheur de ce jour, laissant les fidèles admirer l'éloquence de Dieu dans cette oeuvre divine plutôt que dans ma parole. Le jeune homme prit son repas avec nous, et nous raconta en détail l'histoire de son malheur, du malheur de sa mère et de ses frères. Le lendemain, après le sermon, je promis de faire, le jour suivant, lecture publique de ce récit. Et ce jour, le troisième après le dimanche de Pâques, pendant que l'on faisait cette lecture, je fis placer le frère et la soeur sur les degrés de la chaire où je montai pour parler. Le peuple les contemplait l'un et l'autre, le frère debout, guéri de cette hideuse infirmité, la soeur tremblante encore de tous ses membres. Et ceux qui n'avaient pas vu le frère, voyaient dans sa soeur ce que la miséricorde divine avait opéré en lui, de quoi il fallait se réjouir pour lui, ce qu'il fallait implorer pour elle. Lecture faite de leur récit, je les fis retirer et je commençais quelques réflexions sur l'ensemble de ces faits, quand tout à coup de nouveaux cris d'allégresse, venus du tombeau du saint martyr, m'interrompent. Or, aussitôt qu'elle eut descendu les degrés de la chaire, cette jeune fille était allée se mettre en prière auprès du martyr. Et à peine avait-elle touché le balustre, qu'elle tombe à son tour comme endormie, et se relève guérie. Nous demandons ce qui arrive, d'où vient ce cri d'allégresse, quand nous la voyons ramener guérie de ce tombeau miraculeux dans la basilique où nous sommes. Alors ce fut dans toute l'assemblée un tel cri d'admiration, que l'enthousiasme et les larmes semblaient ne pouvoir finir. On l'amène au même lieu, où elle venait de paraître encore tremblante. La compassion qu'elle inspirait se change en allégresse quand on voit qu'elle n'a plus à envier le bonheur de son frère : et les prières prévenues par la divine miséricorde, exaucées soudain dans la volonté même qui les devance! C'était vers Dieu un transport d'amour, enthousiasme sans parole, mais qui éclatait avec tant de force que nos oreilles pouvaient à peine y résister! Qu'y avait-il donc au fond de ces coeurs triomphants? La foi de Jésus-Christ, pour laquelle le sang d'Étienne a coulé. [22,9] A qui ces miracles rendent-ils témoignage, sinon à la foi qui prêche Jésus-Christ ressuscité dans la chair et monté au ciel avec la chair? Car les martyrs eux-mêmes ont été les martyrs, c'est-à-dire les témoins de cette foi ; et ce témoignage leur a valu la haine et les persécutions du monde qu'ils ont vaincu, non par leur résistance, mais par leur mort. C'est pour cette foi qu'ils sont morts, eux qui peuvent obtenir ces grâces du Seigneur pour le nom de qui ils se sont fait égorger. C'est pour cette foi qu'ils ont souffert, et leur admirable patience est suivie de ces miracles de puissance. Car si la résurrection de la chair à la vie éternelle n'a pas précédé en Jésus-Christ, ou ne doit pas arriver comme elle est annoncée par Jésus-Christ ou prédite par les prophètes qui ont annoncé Jésus-Christ, pourquoi des morts ont-ils tant de pouvoir; des hommes, égorgés pour cette foi qui prêche la résurrection? Soit que Dieu lui-même, suivant le mode incompréhensible dont son éternité agit dans le temps, accomplisse ces miracles par lui-même ou par ses ministres; soit qu'il en opère quelques-uns par les esprits des martyrs, comme s'ils vivaient encore ici-bas de la vie corporelle, soit qu'il les opère tous par le ministère des anges sur lesquels il exerce un empire invisible, immuable, incorporel; en sorte que les miracles attribués aux martyrs sont dus à leurs seules prières sans le secours d'une intervention active ; enfin, de quelque autre manière, incompréhensible aux hommes, que ces miracles se produisent, ils rendent toujours témoignage à cette foi qui enseigne la résurrection des corps dans l'éternité. [22,10] Ici, peut-être, vont-ils dire que leurs dieux ont opéré quelques prodiges semblables. A la bonne heure, s'ils en viennent déjà à comparer leurs dieux à des hommes d'entre nous qui ne sont plus. Diront-ils qu'eux aussi ont tiré des dieux de ces hommes morts : Hercule, Romulus et beaucoup d'autres qu'ils croient élevés au rang des dieux? Mais, pour nous, les martyrs ne sont pas des dieux; car nous savons que c'est un seul et même Dieu qui est le nôtre et celui des martyrs. Et toutefois irait-on comparer aux miracles obtenus par les Mémoires de nos martyrs ces prodiges qu'ils prétendent s'être accomplis par les temples de leurs dieux? Que s'il y a là quelque similitude, nos martyrs triomphent de leurs dieux, comme Moïse a vaincu les mages de Pharaon. Les prodiges des démons sont inspirés par cet orgueil impur qui les pousse à vouloir être les dieux de ces hommes. Les miracles des martyrs, ou plutôt les miracles que Dieu accomplit à leur prière ou avec leur concours, n'ont d'autre but que la propagation de cette foi qui nous fait croire qu'ils ne sont pas nos dieux, mais qu'ils n'ont avec nous qu'un même Dieu. Enfin, à leurs dieux, et quels dieux ! les païens élèvent des temples, dressent des autels, consacrent des prêtres, offrent des sacrifices; nous, nous ne bâtissons point de temples à nos martyrs comme à des dieux, mais des monuments comme à des hommes morts dont les âmes vivent auprès de Dieu, et nous n'y dressons pas des autels pour sacrifier aux martyrs, mais à Dieu seul, leur Dieu et le nôtre; et dans ce sacrifice en tant qu'hommes de Dieu, vainqueurs du monde en confessant son nom, ils sont nommés en leur lieu et à leur ordre, mais le prêtre qui sacrifie ne les invoque pas. Quant au sacrifice même, c'est le corps de Jésus-Christ qui ne leur est pas offert, parce qu'eux-mêmes sont aussi ce corps. A quels miracles croirons-nous donc de préférence? Aux miracles de ceux qui prétendent passer pour dieux, ou aux miracles de ceux qui ne veulent rien établir que la foi en Dieu, la foi en Jésus-Christ? Croirons-nous à ceux qui veulent consacrer leurs forfaits, ou à ceux qui repoussent la consécration même de leurs louanges, rapportant toute louange légitime à la gloire de celui en qui ils sont loués? Car c'est dans le Seigneur que nous glorifions leurs âmes. Croyons donc en eux, à la vérité de leurs paroles, à l'éclat de leurs miracles. C'est en annonçant la vérité et en souffrant pour elle que la patience les a conduits à la puissance. Et l'une des principales vérités qu'ils annoncent, c'est que Jésus-Christ est ressuscité des morts, c'est que le premier il a montré dans sa chair l'immortalité de la résurrection qu'il nous a promise à nous-mêmes au commencement du siècle nouveau ou à la fin de ce siècle. [22,11] Contre cette grâce infinie de Dieu, ces raisonneurs, dont Dieu connaît les pensées dans toute leur vanité, argumentent par la pesanteur des éléments. N'ont-ils pas appris de Platon leur maître que les deux plus grands corps du monde, situés à des distances extrêmes, sont joints et unis par deux intermédiaires, l'air et l'eau? Et par conséquent, disent-ils, puisqu'en remontant, la terre est le premier corps ; l'eau le second, étant au-dessus de la terre; l'air le troisième, qui est au-dessus de l'eau ; et le ciel le quatrième, qui est au-dessus de l'air, il est impossible à un corps terrestre d'être au ciel. Car, pour demeurer dans son ordre, chaque élément se balance suivant ses propres oscillations. Voilà par quels arguments la faiblesse de l'homme livré à la vanité contredit la toute-puissance de Dieu. Et que font donc tant de corps terrestres, suspendus dans l'air, qui cependant est le troisième au-dessus de la terre? Est-ce donc que celui qui a donné aux corps terrestres des oiseaux de s'élever dans l'air d'un vol léger, ne pourra donner aux corps humains devenus immortels de résider même au plus haut des cieux? Et les animaux terrestres, incapables de voler, les hommes entre autres, devraient vivre sous la terre, comme les poissons, animaux aquatiques, vivent sous l'eau. Pourquoi donc l'animal terrestre ne tire-t-il pas du moins sa vie du second élément, c'est-à-dire de l'eau, plutôt que du troisième? Pourquoi, appartenant à la terre, ne peut-il vivre dans le second élément qui est au-dessus de la terre, sans être à l'instant suffoqué? Et pour qu'il vive, faut-il qu'il vive dans le troisième? Y a-t-il donc ici erreur dans l'ordre des éléments? ou plutôt n'est-ce pas leur raisonnement, et non la nature, qui est en défaut? Et sans répéter ce que j'ai dit au treizième livre, combien de corps terrestres pesants, comme le plomb, peuvent recevoir de la main de l'artisan telle forme qui les élève à la surface de l'eau : mais que le corps humain puisse recevoir une qualité qui le transporte au ciel et l'y maintienne, on en portera le défi au suprême Artisan! Et puis, contre ce que j'ai ci-dessus établi, ils ne peuvent avancer aucune considération tirée de cet ordre des éléments sur lequel ils se reposent. Car cet ordre hiérarchique qui monte de la terre à l'eau, de l'eau à l'air, de l'air au ciel, ne peut qu'au-dessus de tout ne plane la nature de l'âme. Aristote en fait un cinquième corps, Platon nie qu'elle soit un corps. Cinquième corps, elle serait évidemment supérieure à tous les autres; mais, n'étant point corps, elle a sur tout corps une supériorité bien plus infinie. Que fait-elle donc en un corps terrestre? Sous cette masse, que fait cette nature, de toutes la plus subtile? sous ce poids, de toutes la plus légère? sous cette lenteur, de toutes la plus vive? Quoi! l'excellence d'une telle nature ne pourrait obtenir que son corps s'élève dans le ciel ! Quoi ! maintenant cette masse d'argile retient l'âme en bas, et l'âme ne pourrait un jour élever cette masse d'argile en haut? Passons à ces prodiges de leurs dieux qu'ils opposent aux miracles de nos martyrs. Ne les trouvons-nous pas tout à notre avantage? Car, s'il est un grand prodige qu'ils aient opéré, c'est celui que raconte Varron, lorsqu'une vierge Vestale, compromise par une fausse accusation d'impudicité, emplit un crible d'eau du Tibre qu'elle porte à ses juges sans qu'une seule goutte se répande. Qui donc soutenait sur le crible le poids de l'eau? Qui donc empêchait l'eau de fuir par tant d'ouvertures ? Un dieu, un démon, vont-ils dire. Si c'est un dieu, est-il donc plus grand que celui qui a créé le monde? Si c'est un démon, est-il donc plus puissant que l'ange soumis au Dieu créateur du monde? Si donc un dieu inférieur, ange ou démon, a pu tenir suspendu le poids d'un élément liquide, en sorte que l'eau paraît changée de nature, un Dieu tout-puissant, créateur même de tous les éléments, ne pourra-t-il dégager un corps terrestre de son poids, pour qu'il habite, vivifié, où il plaira à l'esprit vivifiant? Maintenant, quand ils placent l'air intermédiaire entre le feu et l'eau, au-dessous de l'un, au-dessus de l'autre, ne voient-ils pas qu'il se trouve souvent entre l'eau et l'eau, entre l'eau et la terre? Car enfin, suivant eux, les nuées sont-elles autre chose que de l'eau? et cependant l'air ne se répand-il pas entre elle et la mer? Par quel poids, je le demande, par quel ordre des éléments arrive-t-il que des torrents orageux, avant de courir au-dessous de l'air sur la terre, demeurent au-dessus de l'air suspendus en nuées? Pourquoi, aussi, dans toute l'étendue de l'univers, l'air est-il intermédiaire entre les sommités du ciel et la nudité de la terre, s'il a sa place déterminée entre le ciel et l'eau, comme l'eau a la sienne entre la terre et lui? Enfin, si l'ordre des éléments est tel, au sentiment de Platon, que les deux corps intermédiaires, l'air et l'eau, unissent les deux extrêmes, le feu et la terre, que l'un occupe les hautes régions du ciel, et l'autre soit au plus bas, comme le dernier fondement du monde, et que par conséquent la terre ne puisse être dans le ciel, pourquoi le feu est-il lui-même sur la terre ? Car, suivant cette raison, ces deux éléments, la terre et le feu, doivent tellement demeurer chacun en son lieu propre, le plus haut et le plus bas, que, s'il est interdit à l'élément inférieur de monter, il ne devrait pas être permis à l'élément supérieur de descendre. Et si l'opinion de ces philosophes bannit du ciel aujourd'hui et à jamais la moindre parcelle terrestre, il ne devrait paraître sur la terre aucune étincelle de feu céleste. Cependant le feu est si réellement sur la terre, que dis-je? sous la terre, que les cimes des montagnes le vomissent; et d'ailleurs ne le voyons-nous pas servir aux besoins de l'homme sur la terre? Ne le voyons-nous pas naître de la terre, quand il jaillit du bois et de la pierre, qui assurément sont des corps terrestres ? Mais, disent-ils, le feu supérieur est un feu tranquille, pur, innocent, éternel; tandis que celui-ci est violent, chargé de vapeur, corruptible et corrupteur. Et cependant il ne corrompt pas les montagnes et les cavernes où il brûle éternellement. J'admets toutefois cette différence pour le combiner avec la terre notre demeure : pourquoi donc maintenant ne veulent-ils pas nous laisser croire que la nature des corps terrestres, devenant un jour incorruptible, se combinera avec le ciel, comme aujourd'hui le feu corruptible se combine avec la terre? Le poids et l'ordre des éléments ne sauraient donc leur fournir aucune preuve pour dénier à un Dieu tout-puissant le pouvoir de modifier nos corps de telle sorte qu'ils puissent même habiter dans le ciel. [22,12] Mais, pressant de questions et de railleries notre foi à la résurrection de la chair, les païens nous demandent si les fruits abortifs doivent ressusciter? Et comme le Seigneur a dit : « En vérité, je vous le déclare, il ne périra aucun cheveu de votre tête ; » ils demandent si la taille et la force seront égales en tous, ou si les corps seront de différentes grandeurs ? Car, s'il y a égalité entre les corps, d'où ces fruits abortifs, en ressuscitant, auront-ils ce qu'ils n'ont pas eu ici-bas? Ou, s'il ne doit pas y avoir là résurrection parce qu'il n'y a pas eu naissance, ils agitent la même question à l'égard des petits enfants; morts en naissant, d'où leur viendra ce développement corporel qui leur manque aujourd'hui? Car nous n'irons pas nier la résurrection de ceux qui non seulement ont la faculté de naître, mais encore celle de renaître. On demande ensuite quel sera le mode de cette égalité universelle. Les plus grandes, les plus hautes tailles d'ici-bas seront-elles désormais la mesure commune? Alors ce n'est pas les enfants seuls, c'est le plus grand nombre des hommes que regarde cette question : Si chacun doit recouvrer ce qu'il eut ici-bas, d'où viendra donc à la plupart des hommes ce qui dès ici-bas leur aura manqué? Si d'ailleurs, selon la parole de l'Apôtre, nous devons tous atteindre "à la mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ", si Dieu « nous a prédestinés conformes à l'image de son Fils, en ce sens, que la taille et la mesure du corps de Jésus-Christ deviendront la taille et la mesure corporelle de tous ceux qu'il réunira dans son royaume; alors, disent-ils, il faudra retrancher de la stature et des proportions d'un grand nombre; et que devient désormais cette parole : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête, » si la grandeur des corps doit souffrir de telles pertes ? Bien que l'on puisse demander, au sujet des cheveux mêmes, s'il doit revenir tout ce que les ciseaux du barbier auront retranché. S'il est ainsi, qui ne frémirait d'une telle difformité? Car il suit qu'aussitôt les ongles recouvrent tout ce qu'ils ont perdu aux soins que notre corps réclame. Et où sera la bienséance, qui assurément doit être tout autre dans l'immortalité future que dans la corruption présente? Mais, si tout cela ne revient pas, tout cela périra donc? Et comment alors est-il vrai que pas un cheveu de la tête ne doit périr? Semblable objection sur la maigreur et sur l'obésité. S'il y a égalité, il n'y a ni obésité, ni maigreur. Il y aura donc accroissement pour les uns, diminution pour les autres. Et partant, l'on ne restitue pas, là, mais l'on ajoute ce qui n'était pas; ici, l'on retire ce qui était. Quant à la corruption et à la dissolution des cadavres, dont une partie retourne en poussière et l'autre s'évapore, les uns devenant la proie des bêtes ou des flammes, les autres engloutis par les naufrages et leurs chairs s'écoulant en corruption liquide; c'est encore pour les païens une difficulté grave; — que cette corruption, que cette poussière se reforme et redevienne chair, ils ne le croient pas. Ils s'attachent encore à tout défaut corporel, soit d'accident, soit de naissance; et citant avec horreur et dérision les enfantements monstrueux. ils demandent quel doit être pour ces monstres le mode de résurrection. Car, s'il nous arrive de répondre que le corps de l'homme se relèvera libre de toute ignominie, ils s'imaginent nous réfuter par les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ, que nous déclarons ressuscitées avec lui. Mais voici, entre toutes, la plus difficile question que l'on propose : A qui doit revenir la chair de l'homme dont les entrailles de l'homme que la faim dévore ont fait leur pâture? Cette chair, elle s'est faite la propre substance de celui qui l'a dévorée; ces vides que montrait la maigreur, elle les a comblés. Reviendra-t-elle à l'homme dont elle fut d'abord la chair, ou à celui dont elle est devenue l'aliment? Telle est l'objection qu'ils élèvent pour livrer au ridicule la foi de la Résurrection, et promettre à l'âme humaine, soit avec Platon, une éternelle vicissitude de véritable misère et de félicité trompeuse, soit avec Porphyre, après un grand nombre de migrations en divers corps, un terme définitif à ces misères, non par l'immortalité corporelle, mais par la fuite de tout corps. [22,13] A ces objections que je viens de me proposer de la part de nos adversaires, la miséricorde de Dieu, secourable à mes efforts, me permettra de répondre. Ces fruits abortifs qui meurent dans le sein maternel où ils ont vécu, doivent-ils ressusciter? Je n'ose ni l'affirmer ni le nier. Bien que je ne voie pas pourquoi ils ne seraient point intéressés à la résurrection des morts, s'ils ne sont pas exclus du nombre des morts. Car, ou les morts ne doivent pas tous ressusciter, et quelques âmes humaines demeureront éternellement sans corps, qui ont eu des corps humains dans les entrailles maternelles, là seulement, il est vrai ; ou les âmes humaines recouvreront leurs corps appelés à la résurrection, où qu'elles les aient eus pendant leur vie, où qu'elles les aient laissés à la mort, et je ne trouve rien à dire contre la résurrection de quelques trépassés que ce soient, de ceux même qui sont morts dès le sein maternel. Mais, quelque sentiment qu'on ait à cet égard, encore faut-il leur appliquer, s'ils ressuscitent, ce que nous allons dire des enfants déjà nés. [22,14] Que dirons-nous donc des enfants, sinon qu'ils ne doivent pas ressusciter dans cette petitesse de corps où la mort les a surpris? Mais l'accroissement plus tardif que le temps leur eût donné, ils le recevront soudain par un miracle de la puissance divine. Car cette parole du Seigneur : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête, » affirme qu'il ne nous manquera rien de ce que nous avons eu, mais elle ne nie pas qu'il nous soit rien ajouté de ce qui nous manquait. Ce qui manque à l'enfant quand il meurt, c'est le parfait développement de son corps : à l'enfant parfait, manque la perfection de la taille qu'il doit atteindre; terme où la croissance s'arrête. Or, cette mesure de leur développement, tous l'ont dans la conception même et dans la naissance; mais ils l'ont en puissance et non pas en matière : c'est ainsi que les membres eux-mêmes sont contenus dans la semence, quoique plusieurs manquent aux enfants déjà nés, comme les dents et autres organes semblables. C'est dans cette vertu inhérente à l'essence matérielle, que réside pour ainsi dire à l'état rudimentaire ce qui n'est pas encore, ou ce qui est latent, et que le progrès de l'âge doit amener ou manifester. C'est en elle que l'enfant est déjà petit ou grand, qui doit être un jour petit ou grand. C'est, suivant elle, qu'aucun préjudice corporel n'est à craindre pour nous dans la résurrection corporelle. En effet, dût l'égalité appeler tous les hommes à une taille gigantesque, ceux qui ont été géants ici-bas ne perdraient rien de leur taille première; car ce serait un démenti à la parole de Jésus-Christ qui a déclaré que pas un cheveu de la tête ne périra; et puis le Créateur, qui a tout créé de rien, pourrait-il être au dépourvu, et saurait-il en vain, admirable Artisan, ce qui lui reste à faire? [22,15] Mais Jésus-Christ est ressuscité dans les proportions corporelles où il est mort, et il n'est pas permis de dire qu'au jour de la résurrection universelle, son corps, pour égaler les plus hautes statures, doive atteindre à une grandeur qu'il n'avait pas quand il apparut à ses disciples sous la forme qui leur était connue. Dirons-nous que les corps les plus grands seront réduits à la mesure du corps du Seigneur? Alors il sera beaucoup retranché des corps de plusieurs, bien que le Seigneur lui-même nous ait promis qu'il ne périra pas un cheveu de notre tête. Reste donc que chacun reprenne la taille qu'il eut dans sa jeunesse, quoique mort au déclin de l'âge, ou qu'il aurait eu, si la mort ne l'eût prévenu. Quant à cette mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ dont parle l'Apôtre, ou il faut l'entendre autrement, c'est-à-dire que ce chef mystique des peuples chrétiens trouvera dans la perfection future de tous ses membres la mesure accomplie de son âge; ou bien, si cette parole désigne la résurrection des corps, il faut l'interpréter en ce sens, que les corps ne ressusciteront ni au-dessus ni au-dessous de la jeunesse; mais dans l'âge et la force où nous savons que Jésus-Christ est arrivé ici-bas. Car, suivant les définitions des plus savants hommes du siècle, la jeunesse est environ à trente ans; au delà de cette période, l'homme commence à descendre la vie. Aussi n'est-il pas dit à la-mesure du corps ou de la taille, mais « à la mesure de l'âge parfait de Jésus Christ. » [22,16] Et quand l'Apôtre parle des justes, « prédestinés conformes à l'image du Fils de Dieu, cela peut encore s'entendre selon l'homme intérieur. C'est pourquoi il nous dit ailleurs : «Ne vous conformez pas au siècle, mais réformez-vous en renouvellement d'esprit. » Ainsi donc, où nous nous réformons pour ne pas nous conformer au siècle, là nous devenons conformes au Fils de Dieu. On peut encore l'expliquer en ce sens : comme il s'est rendu conforme à nous par la mortalité, nous deviendrons conformes à lui par l'immortalité; ce qui se rapporte aussi à la résurrection du corps. Que si ces paroles nous apprennent sous quelle forme les corps doivent ressusciter, la « conformité, » comme la « mesure, » regarde l'âge et non la taille. Chacun ressuscitera donc aussi grand qu'il était ou qu'il eût été dans sa jeunesse ; bien qu'il importe peu quant à la forme du corps, qu'elle soit celle de l'enfance ou de la vieillesse, puisque toute infirmité de l'âme et même du corps disparaîtra. Aussi quelqu'un dût-il prétendre que chaque homme ressuscitera dans la disposition corporelle où il est mort, il n'y aurait pas lieu à soulever une laborieuse discussion. [22,17] De cette parole de l'Apôtre : « Jusqu'à ce que nous arrivions tous à la mesure de l'âge parfait de Jésus-Christ, » et de celle-ci : Prédestinés conformes à l'image du Fils de Dieu ; quelques-uns concluent que les femmes ne ressusciteront pas dans le sexe; mais que tous ressusciteront dans le sexe de l'homme, parce que Dieu a formé l'homme seul du limon de la terre, et qu'il a tiré la femme de l'homme. Mais ce sentiment me paraît plus raisonnable, qui professe la résurrection de l'un et de l'autre sexe. Car là il n'y aura plus convoitise, ni cause de confusion. Avant le péché l'homme et la femme étaient nus et n'en rougissaient pas. Le vice sera donc alors retranché des corps, mais leur nature restera. Or, le sexe féminin n'est pas vice, mais nature; nature désormais exempte de l'hymen et de l'enfantement; et le corps de la femme, éloigné de son ancienne destination, revêtira une beauté nouvelle qui ne doit plus allumer, par le regard, la concupiscence à jamais évanouie, mais glorifier la sagesse et la clémence de Dieu qui a fait ce qui n'était pas, et délivré de la corruption ce qu'il a fait. Il fallait, à l'origine du genre humain, que, d'une côte tirée du flanc de l'homme endormi, la femme fût formée; car ce fait devait déjà prophétiser Jésus-Christ et l'Église. Ce sommeil de l'homme était la mort du Christ, suspendu à la croix, dont le flanc est percé d'une lance ; blessure d'où jaillit le sang et l'eau, ou les sacrements sur lesquels l'Église est « édifiée. » Car l'Écriture se sert de cette expression, quand elle dit, non que Dieu forme, mais qu'il « édifie » la côte de l'homme « en femme. » Aussi l'Apôtre appelle l'Église « l'édifice du corps de Jésus-Christ. » La femme est donc, ainsi que l'homme, la créature de Dieu : mais, formée de l'homme, elle marque l'unité; formée de l'homme, elle figure Jésus-Christ et l'Église. Or celui qui a institué l'un et l'autre sexe restituera l'un et l'autre. Enfin Jésus-Christ lui-même, interrogé par les sadducéens qui niaient la résurrection, à qui des sept frères appartiendrait la femme qui les avait eus l'un après l'autre pour maris, chacun, selon le précepte de la loi, voulant perpétuer la race de son frère : « Vous êtes dans l'erreur, dit-il, faute de connaître les Écritures et la puissance de Dieu. Et loin de dire, comme c'était le lieu : celle dont vous me parlez n'est plus une femme, mais un homme; voilà ce qu'il dit : « A la résurrection, on ne se mariera, on n'épousera plus ; tous seront comme les anges de Dieu dans le ciel. » Égaux aux anges par l'immortalité, par la félicité; mais non quant à la chair, mais non quant à la résurrection dont les anges n'ont pas besoin, puisqu'ils ne peuvent mourir. Le Seigneur déclare donc que les noces et non les femmes cesseront d'être à la résurrection; et il le déclare, quand, à la question proposée, se présentait une réponse plus facile et plus décisive, la négation du sexe féminin, s'il eût prévu qu'à l'avenir il en dût être ainsi. Que dis-je ? Il affirme au contraire que le sexe doit demeurer, quand il dit : "On ne se mariera plus," ce qui regarde la femme ; « on n'épousera plus, » ce qui regarde l'homme. Ceux qui se marient, celles qui épousent ici-bas, seront donc à la résurrection ; mais là il n'y aura plus d'alliance. [22,18] Quant à ce passage de l'Apôtre où il dit que nous arriverons tous à l'homme parfait, nous devons considérer l'ensemble du texte ; le voici : « Celui, dit il, qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin d'accomplir toutes choses. » Et lui-même en a établi plusieurs, apôtres; d'autres, prophètes; ceux-ci, évangélistes; ceux-là, pasteurs et docteurs; pour la perfection des saints, l'oeuvre du ministère, l'édification du corps de Jésus-Christ, jusqu'à ce que nous arrivions tous à l'unité de la foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à l'homme parfait, à la mesure de l'âge plein de Jésus-Christ, afin de ne plus être désormais comme des enfants, flottants çà et là à tout vent de doctrine, livrés à toute séduction, à toute imposture qui nous attire dans l'erreur; mais professant la vérité dans l'amour, développant toute notre croissance en Jésus-Christ, notre tête, de qui tout le corps, harmonieux organisme intimement lié par l'action unanime des véhicules de la vie, reçoit, selon la mesure et la force de chaque partie, la faculté de croître et de s'édifier dans la charité. Voilà l'homme parfait, tête et corps, composé de tous les membres qui, au temps marqué, recevront chacun la dernière perfection. Cependant chaque jour de nouveaux éléments se réunissent à ce corps, tandis que l'Église s'édifie, l'Église à qui cette parole s'adresse : « Vous êtes le corps de Jésus-Christ, et ses membres. Et ailleurs : « Pour son corps, qui est l'Église; » et puis : « Nous ne sommes tous qu'un seul pain et un seul corps. Et c'est de l'édifice qu'il est dit ici : « Pour la perfection des saints, pour l'oeuvre du ministère, pour l'édification du corps de Jésus-Christ. » Et l'Apôtre ajoute cette parole dont il est question : « Jusqu'à ce que nous arrivions à l'unité de la foi, à la connaissance du Fils de Dieu, à l'homme parfait, à la mesure de l'âge plein de Jésus-Christ, » et le reste, montrant enfin en quel corps il faut entendre cette mesure, quand il dit : « Développant toute notre croissance en Jésus-Christ, notre tête, de qui tout le corps, harmonieux organisme intimement lié par l'action unanime des véhicules de la vie, reçoit selon la mesure et la force de chaque partie. » Ainsi, comme il est une mesure pour chaque partie, il en est une aussi pour tous le corps qui se compose de toutes ses parties, et c'est la mesure de plénitude dont il dit : « A la mesure de l'âge plein de Jésus-Christ, plénitude que l'Apôtre exprime ailleurs, lorsqu'il dit de Jésus-Christ : « Il l'a établi comme la tête sur toute l'Église qui est son corps, et comme la plénitude universelle, lui qui accomplit tout en tous. » Mais, dût ce passage s'entendre du mode de la résurrection, qui nous empêcherait d'interpréter aussi de la femme ce qui est de l'homme, en prenant « l'homme » pour l'un et l'autre comme dans ce verset du psaume: "Heureux l'homme qui craint le Seigneur" et cete parole assurément comprend les femmes oui craignent le Seigneur. [22,19] Qu'aurais-je maintenant à répondre au sujet des ongles et des cheveux? Car, s'il est une fois bien entendu qu'il ne doit rien périr du corps, pour que le corps n'ait aucune difformité, l'on entend bien aussi que ce qui serait une difformité se répandra sur toute la masse, sauf les parties où la beauté des membres en souffrirait. Comme si un vase d'argile, après avoir été tout entier rendu à l'argile, était tout entier reformé ; il ne serait pas nécessaire que cette partie de l'argile qui avait fait l'anse ou le fond revînt à l'anse ou au fond ; car il suffirait pour reproduire le même vase et toute la matière, sans rien perdre d'elle-même, se recomposât en vase. Si donc les cheveux et les ongles tant de fois coupés ne peuvent revenir à leur place sans difformité, ils n'y reviendront pas ; et toutefois ils ne périront point en l'homme ressuscité. Grâce en effet à la mutabilité de la matière, ils retourneront à la même chair pour y tenir une place quelconque à la convenance générale des parties. Bien que cette parole du Seigneur : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête, » puisse mieux s'entendre du nombre que de la longueur des cheveux : aussi dit-il ailleurs : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés. » Non que je croie qu'il doive rien périr de ce qui est naturel au corps, mais que tout accident difforme, attaché à la nature comme témoignage de notre misère et de notre châtiment ici-bas, retourne dans l'intégrité de la substance; la difformité seule périt. Que si un artiste, un homme, a ce pouvoir sur la statue qu'il créa d'abord à dessein dans un état d'imperfection, de l'élever à la forme et à la beauté, en sorte que la matière ne perde rien et que la difformité seule périsse; s'il peut, non pas distraire, non pas retrancher de la matière totale ce qui dans la première figure blessait la convenance et l'égalité des parties, mais distribuer, mais refondre dans l'ensemble sans nouvel accident de difformité et sans diminution de quantité ; —quelle idée ne faut-il pas concevoir du suprême Artisan? Tous les défauts des corps humains, et non seulement les défauts ordinaires, mais encore les plus rares et les plus étranges, défauts qui rentrent dans l'ordre de cette misérable vie, et qui répugnent à la félicité des saints dans la vie future, ne peut-il, quels qu'ils soient, de quelque opprobre qu'ils flétrissent naturellement la substance corporelle, les retrancher et les anéantir sans porter atteinte à l'intégrité de cette substance? Par conséquent, les individus affligés de maigreur ou d'obésité n'ont pas à craindre d'être alors tels qu'ils ne voudraient pas être même ici-bas. Car toute la beauté du corps réside dans la convenance des parties que relève un certain charme de couleur. Et quand cette convenance n'est pas, ce qui choque la vue, c'est un excès en plus ou en moins. Ainsi cette difformité qui résulte de la disproportion des parties disparaîtra, alors que tout défaut sera corrigé, quand le moins sera suppléé, secret du Créateur ! — quand le trop, sans préjudice de l'intégrité de la matière, sera retiré. Quant à la couleur, quel doux et vif éclat! « Les justes ne brillent-ils pas comme le soleil dans le royaume de leur Père? » Et lorsque Jésus-Christ est ressuscité, cet éclat, il faut le croire, s'est plutôt dérobé aux yeux de ses disciples qu'il n'a manqué à son corps glorieux. Leur oeil infirme et mortel n'eût pu soutenir cette vue, quand il leur fallait cependant considérer le Seigneur pour le reconnaître. Et c'est pourquoi il offre à leur toucher ses cicatrices et ses blessures, et partage leur nourriture et leur breuvage, non par besoin, mais par puissance. Or, quand un objet, quoique présent, n'est pas vu, tandis que d'autres sont vus, également présents, ainsi la gloire du Seigneur échappe à ses disciples, qui reconnaissent d'ailleurs les traits de sa personne; c'est ce que les Grecs appellent g-aorasia, ce que les interprètes latins, faute d'un synonyme exact, traduisent dans la Genèse par aveuglement. Telle était l'infirmité des habitants de Sodome quand ils cherchaient en vain la porte du juste. Car, s'il y eût eu là cécité, privation réelle de la vue, ils n'eussent pas cherché la porte pour s'introduire, mais des guides pour les ramener. Or, je ne sais comment notre tendre affection pour les bienheureux martyrs nous fait désirer de voir sur leurs corps, dans le royaume céleste, les cicatrices des blessures qu'ils ont reçues en confessant le nom de Jésus-Christ et peut-être les verrons-nous. Car ce ne sera pas une difformité, mais une dignité, et, bien que par leur corps, le rayonnement, non de leur corps, mais de leur vertu. Non que les martyrs mutilés reparaissent ainsi à la résurrection des morts, puisqu'il leur dit "Il ne périra pas un cheveu de votre tête" ; mais, s'il est dans l'ordre du siècle nouveau que la chair immortelle laisse voir les traces de ses glorieuses blessures, et la place où les membres ont été frappés, mutilés, retranchés, les cicatrices resteront manifestes sur ces membres restitués, et non perdus. Et bien qu'alors tous les défauts survenus au corps ne seront plus, gardons-nous toutefois d'appeler défauts ces témoignages de vertu. [22,20] Loin de nous la crainte que la toute-puissance du Créateur, pour ressusciter les corps et les rendre à la vie, ne puisse rappeler tout ce qui a été dévoré par les bêtes ou par le feu, tout ce qui s'en est dissipé en cendre ou en poussière, écoulé en eau, exhalé en vapeur. Loin de nous la pensée que rien puisse trouver dans le sein de la nature une retraite si profonde qu'il trompe la connaissance du Créateur, ou se dérobe à sa puissance. Définissant Dieu autant qu'il en est capable, Cicéron, leur grand auteur, ne dit-il pas : « C'est un Esprit indépendant et libre, dégagé de toute composition périssable, connaissant et remuant tout, et lui-même doué d'un mouvement éternel". Il est ici l'écho des grands philosophes. Ainsi donc, pour parler d'après eux, qu'est-ce qui peut rester caché à qui connaît tout, qu'est-ce qui peut fuir à jamais celui qui remue tout? Et ceci me fournit la réponse à la question qui semble plus difficile que les autres : A qui la chair d'un homme mort, devenue la chair d'un homme vivant, doit-elle revenir en la résurrection? Qu'un homme, en effet, cédant aux cruels assauts de la faim, se nourrisse de cadavres humains, affreux malheurs dont les anciens récits nous retracent plus d'un exemple, renouvelé par la triste expérience de nos déplorables temps, peut-on soutenir avec vérité que toute cette substance se soit dérobée par les issues secrètes, et qu'il n'y ait eu aucune assimilation à la substance de l'homme qui s'est nourri de l'homme, quand la maigreur, qui était et qui n'est plus, témoigne assez quelles ruines cet aliment a rélevées ? Quelques-unes des considérations précédentes serviront d'ailleurs à résoudre cette difficulté. En effet, toutes les chairs que la faim a consommées se sont dissipées dans l'air, d'où la toute-puissance de Dieu, nous l'avons dit, peut rappeler tout ce qui s'évanouit. Cette chair sera donc rendue à l'homme en qui d'abord elle a commencé d'être chair humaine. L'autre ne la possède qu'à titre d'emprunt; c'est comme un prêt d'argent dont il est débiteur. Et sa propre chair consumée par la faim, il la recevra de celui qui peut rappeler même ce qui se dissipe. Que dis-je? quand elle serait entièrement anéantie, quand de ses moindres éléments il ne resterait rien dans les plus secrets replis de la nature, le Tout-Puissant saurait bien la réparer à son gré. Mais en présence de cet oracle de la vérité : « Il ne périra pas un cheveu de votre tête, n'est-il pas absurde de penser qu'un cheveu puisse se perdre et que tant de chairs dévorées ou consumées par la faim puissent périr? De toutes ces considérations, développées selon notre faiblesse, il suit en résumé que, dans la résurrection de la chair, les corps auront pour l'éternité la taille que comportait en chacun le développement naturel de la jeunesse, développement parfait ou interrompu; et qu'une heureuse harmonie conservera la juste proportion de tous les membres. Pour maintenir cette mesure, si quelque retranchement partiel s'opère sur un point exagéré et distribue l'excédant sur toute l'étendue du corps, en sorte que, sans aucune perte, une exacte convenance règne dans l'ensemble des parties, est-il absurde de croire qu'il puisse s'ajouter quelque chose à la stature du corps, quand l'ordre nécessaire à la beauté repartit sur l'ensemble ce qui, ramassé sur un seul point, serait une difformité? Ou bien veut-on soutenir que chacun ressuscitera dans les proportions corporelles où il est mort? je n'oppose pas à cette opinion une résistance obstinée; que l'on proscrive seulement toute difformité, toute infirmité, toute lenteur, toute corruption, tout vice en un mot qui doit être étranger à ce royaume où les enfants de la résurrection et de la promesse seront les égaux des anges de Dieu, sinon quant au corps et à l'âge, du moins par la béatitude. [22,21] Donc tout ce qui a péri des corps vivants, ou des cadavres, après la mort, sera restitué, et en même temps ce qui est demeuré dans les tombeaux, passant de ce débris de corps animal à la nouveauté de corps spirituel, ressuscitera, vêtu d'incorruption et d'immortalité. Mais fût-il, soit par quelque catastrophe, soit par la rage des ennemis, tout réduit en poussière, et tellement dissipé en air ou en eau qu'il n'en saurait nulle part subsister le moindre atome, il ne pourrait néanmoins se dérober à la toute puissance du Créateur : « Pas un cheveu ne périra. » La chair spirituelle sera donc soumise à l'esprit, chair toutefois et non pas esprit, comme était soumis à la chair l'esprit charnel ; esprit toutefois et non pas chair. Et c'est ce dont nous avons l'expérience dans notre misérable dégradation. Car ceux-là ne sont pas charnels selon la chair, mais selon l'esprit, à qui l'Apôtre dit : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des charnels. » Et celui que l'on dit, en cette vie, spirituel, ne laisse pas d'être charnel en son corps et de voir une autre loi dans ses membres qui résiste à la loi de son esprit; mais il sera également spirituel de corps, quand la même chair ressuscitera en des conditions telles aue cette parole de l'Écriture s'accomplisse : « Le corps est semé animal, et il se relèvera corps spirituel. » Or, quelles seront les perfections du corps spirituel et la mesure de ces perfections? Comme jusqu'ici toute expérience nous manque, je craindrais qu'il ne fût téméraire d'avancer à cet égard aucune parole. Cependant, comme la gloire de Dieu ne nous permet pas de taire la joie de notre espérance, et qu'il part des plus secrètes fibres du coeur embrasé d'un saint amour, ce cri : « Seigneur, j'aime la beauté de votre maison; » cherchons, avec l'assistance même du Seigneur, à conjecturer par les grâces que, dans cette lamentable vie, il prodigue aux bons et aux méchants, combien sera parfaite celle dont nous ne saurions dignement parler, faute d'expérience. Car je laisse ces jours où Dieu fit l'homme droit, et la vie heureuse des deux époux dans les délices du paradis, bonheur si court que sa douceur ne vint pas même jusqu'à leurs enfants; mais je parle de cette vie que nous connaissons, dans laquelle nous sommes, où nous ne cessons de souffrir des tentations, ou plutôt qui n'est tant que nous y sommes, et en dépit de tous nos progrès, qu'une tentation continuée; — eh bien! qui pourrait dire encore quels témoignages de bonté Dieu sait y répandre encore sur tout le genre humain? [22,22] En effet, que dans la première origine toute la race des mortels ait été condamnée, cette vie même, s'il faut l'appeler une vie, cette vie l'atteste par tant d'horribles maux dont elle est pleine. Eh ! que témoigne ce profond abîme d'ignorance d'où sort toute erreur qui reçoit dans son sein ténébreux tout fils d'Adam, et dont l'homme ne peut être affranchi sans passer par le travail, la douleur et la crainte? Que témoigne cet amour même de tant de choses vaines et nuisibles, d'où naissent les cuisants soucis, les troubles, les chagrins, les ingratitudes, les joies insensées, la discorde, les procès, les guerres, les trahisons, les emportements, les inimitiés, la duplicité, la flatterie, la fraude, le vol, les rapines, la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les homicides, les parricides, la cruauté, l'inhumanité, la perversité, la luxure, l'insolence, l'impudence, l'impudicité, la débauche, l'adultère, l'inceste, tant d'abominables unions contre nature, impuretés que l'on rougit même de nommer; sacriléges, hérésies, blasphèmes, parjures, oppression de l'innocence, calomnies, trames secrètes, prévarications, faux témoignages, jugements iniques, violences, brigandages, et semblables crimes qui tous ne se présentent pas à la pensée, et qui n'en sont pas moins les hôtes fidèles de la vie humaine? Crimes des méchants, à la vérité, mais provenant toutefois de cette racine d'erreur et d'amour déréglé que tout fils d'Adam apporte en naissant. Qui ignore, en effet, dans quelle ignorance de la vérité, ignorance évidente dès l'enfance, dans quelle surabondance de vains désirs qui se développent au sortir même de l'enfance, l'homme vient à la vie, en sorte que, s'il avait la liberté de vivre à sa volonté et de faire sa volonté, entre tous les crimes, entre tous les désordres que j'ai signalés, entre tous ceux que j'ai omis, il n'en est peut-être pas un seul où il ne se précipitât? Mais comme la divine Providence ne délaisse pas tout à fait ceux qu' elle a condamnés, et que Dieu dans sa colère n'a pas suspendu le cours de ses miséricordes, au sein même de l'humanité, la loi et l'instruction veillent contre ces ténèbres qui naissent avec nous; elles opposent une barrière aux débordements de nos désirs, remplies toutefois elles-mêmes de peines et de douleurs. Car enfin que prétendent ces moyens d'intimidation si variés, pour réprimer les vicieuses inclinations de l'enfance? Pourquoi ces précepteurs, ces maîtres, ces férules, ces fouets, ces verges, cette austère discipline en un mot, qui, selon le conseil de l'Écriture, n'épargne point ses rigueurs au fils chéri, de peur qu'il ne grandisse indompté, et que bientôt, endurci par l'âge, il ne devienne presque indomptable? Pourquoi tous ces châtiments, sinon pour triompher de l'ignorance, pour mettre un frein aux funestes penchants, double mal qui accompagne notre entrée dans la vie ? D'où vient donc que nous avons peine à nous souvenir, et que noùs oublions sans peine; qu'il nous faut de la peine pour apprendre, et aucune peine pour ignorer; tant de peine pour être diligent, si peu de peine pour être lâche? Et par là n'est-il pas évident où la nature corrompue penche et incline de son propre poids, et quels efforts elle demande pour être relevée? La mollesse, l'indolence, la paresse, la négligence, sont des vices qui fuient le travail, tandis que le travail lui-même, si utile, est un châtiment. Mais, outre les peines de l'enfance qui n'apprend qu'à cette condition ce que veulent les parents qui veulent à peine quelque chose d'utile, quelle infinité d'autres peines affligent le genre humain ; peines qui n'appartiennent plus seulement à la malice, à la perversité de l'homme, mais à la misère de sa condition ? Quelle parole pourrait les exprimer? quelle pensée les concevoir? veuvages et deuil, ruines, condamnations, perfidies, mensonges, faux soupçons, crimes et violences à souffrir de la part des hommes, quels sujets d'épouvante et de désolation! Que dirai-je encore? Les spoliations, la captivité, les fers, la prison, l'exil, les tortures, le retranchement des membres, la privation des sens, la brutalité effrénée qui assouvit sur sa victime ses obscènes désirs, et combien d'autres horreurs si fréquentes? Que dirai-je de ces fléaux sans nombre, maux extérieurs à l'homme et qui menacent son corps; la chaleur et le froid, les tempêtes, les pluies, les inondations, les éclairs et le tonnerre, la grêle et la foudre, la terre qui tremble et ouvre des abîmes, la mort sous les décombres, la terreur ou les atteintes mêmes qui nous viennent de la méchanceté des brutes, les venins si variés des plantes, des eaux, de l'air et des animaux; les morsures cruelles ou mortelles des bêtes fauves; ce chien caressant, ami de son maître, saisi tout à coup de la rage qui le rend plus farouche et plus redoutable que les lions et les dragons; et quand une contagieuse morsure le livre à ces épouvantables transports, l'homme lui-même, devenant pour ses parents, pour sa femme, pour ses enfants, plus terrible que toute bête? Quels maux ne souffrent point le matelot et le voyageur ? quel est l'homme que n'attende, où qu'il marche, quelque accident imprévu? Tel qui de pied ferme rentrait du forum dans sa maison se brise la jambe, et des suites de cette blessure meurt. Qui semble plus en sûreté qu'un homme assis? Le grand-prêtre Heli tombe de son siége et se tue. Voyez les laboureurs, ou plutôt tous les hommes. Que ne redoutent-ils point et du ciel, et de la terre, et des animaux nuisibles, pour les biens de la campagne? La sécurité leur vient toutefois quand les blés sont recueillis et renfermés. Mais plusieurs, à notre connaissance, ont vu toute leur récolte engloutie dans un de ces déluges soudains qui répandent sur leur passage la terreur et la fuite. Contre les mille insultes des démons qui peut s'assurer en son innocence? Oui, qui pourrait avoir tant de confiance, quand de petits enfants baptisés, — quoi de plus innocent au monde? — sont abandonnés à leurs fureurs, Dieu le permettant ainsi, afin de nous apprendre combien est déplorable la misère de cette vie, combien désirable la félicité de l'autre. Et les maux qui viennent du corps, maux si nombreux que les livres de médecine ne sauraient les comprendre tous ! Et pour la plupart de ces maux, sinon pour tous, les remèdes eux-mêmes sont des tourments; en sorte que l'homme ne conjure le supplice du mal que par le supplice du remède. L'ardeur de la soif n'en a-t-elle pas réduit quelques-uns à boire l'urine humaine? Et la faim, à ne plus se détourner de la chair l'homme, et non pas de l'homme trouvé mort, mais de l'homme égorgé pour cet horrible festin? Que dis-je? cruauté inouïe ou plutôt rage de la faim! des mères n'ont-elles pas dévoré leurs fils? Enfin, le sommeil même, que l'on désigne du nom propre de repos, qui pourrait raconter de quelles inquiétudes l'agitent les visions des songes; de quelles profondes terreurs les sens et l'âme malheureuse se troublent, à la vue de ces vaines images que l'illusion évoque et reproduit, pour ainsi dire, avec une telle vivacité que l'on ne saurait les distinguer des objets réels? En certains cas de maladie et d'empoisonnement, ces fausses visions agitent plus misérablement encore l'homme même éveillé, que dis-je? souvent, en pleine santé, il sert de jouet aux esprits de malice, et, s'ils ne peuvent l'entraîner ainsi à leur parti, ils troublent ses sens, dans leur passion de persuader à tout prix le mensonge. Rien ne nous délivre de l'enfer de cette vie si misérable que la grâce du Sauveur Jésus-Christ, notre Dieu et notre Seigneur. Telle est, en effet, la signification du nom de Jésus ; c'est-à-dire Sauveur. Et il faut surtout l'implorer, de peur qu'au sortir de cette vie, une autre encore plus misérable, une éternelle vie de misères nous attende, ou plutôt une éternelle mort. Car ici-bas, quoique la sainteté et les saints nous procurent de grandes consolations, cependant les grâces demandées ne sont pas toujours obtenues ; parce qu'un autre intérêt doit nous amener à la religion, celui de la vie future, où le mal ne sera plus. Et dans les maux présents, si la grâce prête son assistance aux justes, c'est afin qu'ils souffrent les maux d'un cœur d'autant plus fort qu'il est plus fidèle. Ici, la philosophie elle-même, s'il faut en croire les sages du siècle, n'est pas inutile; cette philosophie que les dieux, dit Cicéron, n'ont donnée qu'à un petit nombre dans sa vérité pure. Ils n'ont jamais fait, dit-il, ils n'ont jamais pu faire aux hommes un don plus précieux. Tant il est vrai que nos adversaires eux-mêmes sont comme forcés de confesser la grâce divine dans cet octroi de la vraie philosophie. Que si la Providence n'a prêté qu'à un petit nombre le secours de la vraie philosophie contre les misères de cette vie, n'est-ce pas une preuve assez évidente que ces misères sont le châtiment et la condamnation du genre humain? Mais si, de leur aveu, le ciel n'a pu faire de don plus précieux, un seul Dieu, il faut le croire, en est l'auteur; et c'est celui que les adorateurs de tant de dieux reconnaissent pour le plus grand de tous. [22,23] Outre les maux communs en cette vie aux bons et aux méchants, les justes ont ici-bas leur épreuve particulière dans cette guerre assidue qu'ils soutiennent contre les passions, dans ces terribles combats où la tentation se joint au péril. Car, tantôt plus vive, tantôt plus calme, la lutte néanmoins ne cesse jamais entre la chair et l'esprit, en sorte que nous ne pouvons pas à notre volonté détruire en nous cette funeste concupiscence, mais autant qu'il nous est possible, avec l'assistance divine, la réduire en lui refusant tout consentement; sentinelles vigilantes, et toujours debout, de peur qu'une vraisemblance ne nous trompe, qu'une parole rusée ne nous surprenne, qu'une erreur ne répande en nous ces ténèbres, que nous ne prenions un bien pour un mal, ou un mal pour un bien; que la crainte ne nous détourne de faire ce qu'il faut; que la passion ne nous précipite à faire ce qu'il ne faut pas; que le soleil ne se couche sur notre colère; que les ressentiments ne nous entraînent à rendre le mal pour le mal; qu'une tristesse sans mesure et sans dignité ne nous accable; que l'ingratitude ne laisse sommeiller notre âme, quand il s'agit de reconnaître un bienfait; que les bruits de la médisance ne viennent troubler le repos de notre conscience ; que de téméraires soupçons sur le compte d'autrui ne nous abusent, que le soupçon d'autrui sur notre compte ne nous abatte; que le péché, régnant en notre corps mortel, n'emporte notre obéissance à ses désirs; que nos membres ne se prêtent au péché comme des armes d'iniquité; que notre oeil ne suive l'impure convoitise; que la passion de la vengeance ne nous entraîne; que le regard ou la pensée ne s'arrête sur un objet illégitime; que l'oreille ne s'ouvre avec joie à aucune parole maligne ou indécente; que nous nous refusions tout acte illicite, quel que soit l'attrait qui nous y porte; que dans cette guerre si remplie de travaux et de dangers, loin de nous promettre la victoire de nos propres forces, loin de nous l'attribuer à nous-mêmes, tout l'honneur en soit rendu à la grâce de celui dont l'Apôtre dit : « Grâces à Dieu qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ! » Et ailleurs : « Au milieu de ces épreuves, la victoire nous reste par celui qui nous a aimés. » Mais, sachons-le bien, quelle que soit la vigueur de notre résistance contre le vice, quels que soient sur lui nos progrès et nos conquêtes, tant que nous sommes en ce corps, jamais l'occasion ne nous manque de dire à notre Dieu : "Remettez-nous nos dettes". Or, dans ce royaume où nous habiterons éternellement revêtus de corps immortels, plus de combats, plus de dettes; dettes et combats dont nous eussions été à jamais exempts, si notre nature fût demeurée dans la rectitude primitive. Aussi cette guerre continuelle où nous sommes en, péril, où nous aspirons à la victoire dernière qui nous délivre, est un des fléaux de cette vie que nous venons de convaincre, par le témoignage de tant de maux, d'être un châtiment. [22,24] Mais si la misère du genre humain glorifie la justice d'un Dieu vengeur, tous les biens dont il console cette misère ne rendent-ils pas témoignage à la bonté d'un Dieu, sage administrateur de toutes ses oeuvres? Et d'abord cette bénédiction donnée avant le péché quand il dit : « Croissez et multipliez; et peuplez la terre, » il n'a pas voulu même après le péché la retenir, et, dans une race que sa justice condamne, le don de la fécondité demeure; et cette admirable vertu des semences, cette vertu plus admirable encore qui les produit, inhérente et comme identifiée à la substance du corps humain, le désordre du péché n'a pu la détourner, quoiqu'il nous brise sous la nécessité de la mort; mais le fleuve rapide des générations humaines porte tout ensemble le mal qui est le legs de notre premier père et le bien qui est le don du Créateur. Dans le mal originel, il y a deux choses : le péché et le supplice; et deux choses dans le bien originel : la propagation et la conformation. Nous avons déjà suffisamment parlé de ces maux, l'un qui vient de notre audace, le péché; l'autre du jugement de Dieu, le supplice. Maintenant je veux parler des biens que Dieu a prodigués, ou qu'il prodigue encore à la nature même corrompue et condamnée. Car, en la condamnant, il ne l'a pas destituée de tout ce qu'il lui avait donné, autrement elle eût perdu tout être, et, en l'abandonnant pour la punir à la domination du diable, il n'a pas abjuré tout pouvoir sur elle, puisque le diable lui-même n'est pas émancipé de sa puissance; car le diable en tant que nature ne saurait subsister sans celui qui est l'Être souverain, et le principe de tout être, et de toute existence. Or, de ces deux biens que la source de sa bonté répand encore sur la nature corrompue et condamnée, il lui a donné dès le principe, en la bénissant, la propagation, alors qu'il créait ses premiers ouvrages dont il s'est reposé le septième jour. Quant à la conformation, elle appartient à son action continuellement créatrice. Car, s'il retirait à lui sa puissance efficace, les créatures ne sauraient aller au delà, ni accomplir la durée que leur assigne la mesure de leurs mouvements, ni demeurer un seul instant dans l'être qu'elles ont reçu. Ainsi en créant l'homme, Dieu l'a doué d'une certaine fécondité qui lui permet de se reproduire en d'autres hommes auxquels il transmet cette faculté avec la vie; faculté, et non nécessité; Dieu la refuse à quelques hommes, et ils sont stériles; il n'a pas retiré cependant au genre humain cette bénédiction féconde qu'il a prononcée sur le premier couple. Mais, bien que le péché n'ait pas détruit dans l'homme cette faculté, elle n'est pas telle qu'elle eût été sans le péché. Car depuis que l'homme, déchu de sa gloire par le péché, est devenu semblable aux brutes, il engendre comme elles, et néanmoins, créé à l'image de Dieu dans sa raison, il lui en reste toujours quelque étincelle. Or, si la conformation ne prêtait son secours à la propagation, celle-ci ne saurait accomplir elle-même les évolutions de la forme et du plan dans l'espèce. Dieu avait-il en effet besoin de l'union de l'homme et de la femme pour exécuter sa volonté de peupler la terre? Comme il créa l'homme seul, sans le concours des sexes, il pouvait créer ainsi tous les hommes. Mais l'union des sexes, sans l'action du Créateur, demeurerait stérile. Et comme l'Apôtre dit de l'institution spirituelle qui forme l'homme à la piété et a la justice: "Ce n'est ni celui qui plante, ni celui qui arrose, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'accroissement," on peut dire aussi : Ce n'est ni celui qui engendre, ni celui qui sème, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne la forme. Et ce n'est pas la mère qui porte son fruit dans son sein, et qui nourrit son enfant, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'accroissement. C'est lui qui, par cette action dont il agit encore maintenant, fait que les semences développent leurs harmonies, et, du fond de ces invisibles replis qui les couvrent, produisent les formes visibles dont le beau se pare à nos yeux. C'est lui qui, unissant ensemble par d'admirables noeuds la nature incorporelle et la nature corporelle, produit l'être animé. Grand et admirable chef-d'eeuvre! Et ce n'est pas l'homme seulement, animal raisonnable et de tous les animaux terrestres le plus excellent et le plus noble, — c'est la dernière et la plus imperceptible mouche dont l'observation sérieuse confond l'intelligence et la pénètre d'admiration pour le Créateur. C'est donc lui qui a donné à l'âme humaine l'entendement, où la raison, l'intelligence demeure comme assoupie dans l'enfant, pour sortir de ce néant et se réveiller, à l'appel des années, capable de connaissance et d'éducation, ouverte à la perception de la vérité et à l'amour du bien, puisant à la source de la sagesse ces vertus de prudence, de force, de tempérance et de justice dont elle lutte contre les erreurs et les vices transmis avec le sang, jalouse de la victoire par le seul désir de ce bien souverain et immuable. Et quoique stérile parfois, cette capacité qu'au sortir des mains divines la nature raisonnable a pour de tels biens, quels biens n'est-elle pas elle-même, quel admirable chef-d'oeuvre du Tout-Puissant? Qui pourrait élever assez haut sa parole ou sa pensée? En effet, outre l'art de bien vivre et d'arriver à la félicité immortelle, cet art que l'on appelle vertu et que la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne aux enfants de la promesse et du royaume, tant d'autres arts brillants, dont l'esprit humain doit à la nécessité ou à sa fantaisie l'invention et la culture, arts où éclate, dans les choses superflues, que dis-je? dangereuses ou nuisibles, une merveilleuse puissance d'entendement et de raison; quel bien n'a pas en soi une telle nature, pour former ce trésor d'inventions, de sciences et d'arts? A quels prodiges dans les tissus des vêtements, dans la construction des édifices, l'industrie humaine n'est-elle pas arrivée? Quel progrès dans l'agriculture, dans la navigation ? Quelle imagination, quelle perfection dans ces vases de toute forme, dans cette multitude de statues et de tableaux! Quelles merveilles s'opèrent sur la scène, sous les yeux des spectateurs, et dont le récit paraît une fable! Quelle adresse et quelles ruses pour prendre, tuer, dompter les animaux farouches! Et puis, autant d'espèces de poisons, d'armes et de machines inventées par l'homme contre l'homme, autant de remèdes et de secours appelés à défendre et à réparer la vie humaine! De quels assaisonnements, par quels mets la sensualité ne sait-elle pas irriter la faim? Quelle prodigieuse variété de signes, — et au premier rang, les paroles et les lettres inventées pour communiquer et persuader nos pensées! Quelle parure revêt le discours pour plaire à l'esprit! Quelles séductions la poésie, la musique, la voix ont- elles oubliées pour charmer l'oreille? Avec quelle sagacité la science des nombres et de l'étendue n'a-t-elle pas trouvé la situation et la courbe des corps célestes? Enfin, de quelle infinité de connaissances naturelles l'intelligence humaine ne s'est-elle pas remplie? Qui pourrait le dire, surtout si, au lieu de les réunir en groupe, nous voulions nous arrêter en particulier sur chacune? Et pour défendre même des erreurs et des faussetés, qui saurait apprécier tout ce qui s'est élevé de puissantes intelligences parmi les philosophes et les hérétiques? Car je ne parle ici que de la nature de l'entendement humain qui sert d'ornement à cette vie mortelle; je laisse la foi et les sentiers de la vérité qui conduisent à l'immortelle. Or, une si noble nature étant l'ceuvre manifeste du vrai Dieu, du Dieu tout-puissant, qui gouverne toute sa création, et réunit en soi à la souveraine puissance la souveraine justice; jamais une si noble nature ne fût tombée dans les misères de cette vie, pour passer plus tard, les seuls justes exceptés, aux misères éternelles, si dans le premier homme, auteur de tous les hommes, un immense péché n'eût précédé la peine. Et le corps lui-même, quoique par sa condition mortelle il nous assimile aux brutes, et qu'il cède en vigueur à l'organisation de plusieurs d'entre elles, quel témoignage ne rend-il pas de la bonté de ce grand Dieu, de la providence de ce sublime Créateur? Le siége des sens, la disposition des organes, les proportions, la forme et la stature du corps entier, tout en lui n'annonce-t-il pas qu'il est fait pour le service d'une âme raisonnable ? Nous voyons les brutes courbées contre terre, mais l'homme n'a pas été créé ainsi; sa taille droite, élancée vers le ciel, l'avertit d'élever ses désirs en haut. Et cette mobilité merveilleuse accordée à la langue et à la main pour parler et écrire, pour accomplir ce que l'industrie ou le devoir demande à notre activité? Quelle est donc cette âme à qui il n'a fallu rien moins qu'un tel corps pour serviteur? Bien qu'a vrai dire, et en dehors de toute nécessité d'action, il y ait entre toutes les parties une harmonie et une correspondance si belle et si juste, qu'il est douteux si l'on a tenu plus de compte en le formant de l'utilité que de la beauté; car assurément nous n'y voyons rien de créé pour l'utilité, qui n'ait aussi son degré de beauté. Et cela nous serait encore plus évident, si la justesse des proportions que toutes les parties ont entre elles nous était connue. Peut-être, à force de soins, l'adresse humaine pourrait-elle découvrir ces rapports dans les organes extérieurs ; mais les plus cachés, ceux qui se dérobent à nos regards, ce prodigieux réseau de veines, de nerfs et de fibres, le secret des forces vitales ; nul ne peut pénétrer jusque-là. Et, bien que la science cruelle des médecins qu'on appelle anatomistes ait porté le fer sur les cadavres, que dis-je sur des malheureux, mourants entre les mains qui frayent une voie sanglante au coup d'oeil de l'opérateur ; que le scalpel inhumain ait fouillé dans les plus obscures régions des chairs de l'homme pour révéler le siège et le secret du mal; cependant cette merveilleuse corrélation dont je parle, et que les Grecs appellent g-harmonia, cette harmonie qui, à l'extérieur et à l'intérieur, compose l'admirable instrument de notre corps, qu'en dirai-je? nul n'a pu trouver, nul n'a osé chercher. Que si nous pouvions la connaître dans les viscères même qui n'offrent aucune apparence de beauté, une beauté de raison se dévoilerait à nous, dont l'attrait, plus fort que l'apparence qui plaît aux yeux, entraînerait l'intelligence qui se sert des yeux. Et puis, le corps présente certains accessoires qui ne sont que pour l'ornement, non pour l'usage. Ainsi la poitrine de l'homme a des mamelles; et son visage, une barbe, simple ornement viril; témoin le visage nu de la femme, dont la faiblesse l'eût réclamé plutôt, si cette parure était aussi une défense. Si donc de tous les organes apparents, il n'en est évidemment aucun en qui la destination de l'utilité exclue la beauté; si plusieurs, d'autre part, ne sont qu'une beauté sans utilité, il est, je crois, facile d'en conclure que dans la structure du corps la beauté a obtenu la préférence sur la nécessité; car la nécessité doit passer, et un temps viendra où nous jouirons de la beauté seule, de notre beauté mutuelle, sans désir impur. Et voilà ce dont il faut surtout glorifier le Créateur, à qui il est dit dans le psaume : « Vous vous êtes revêtu de splendeur et de gloire. » Et tant d'autres beautés, tant d'autres biens répandus dans la création, trésors que, même en ce jour de misères, en ce pénible exil, la divine magnificence a prodigués à l'homme pour le plaisir de ses yeux et la satisfaction de ses besoins; quelles paroles pourraient en achever l'énumération ? Quel tableau sublime et varié nous présentent le ciel, la terre et la mer! Et cet admirable océan de lumière, ce soleil, cette lune, ces étoiles, ces sombres profondeurs des forêts; l'éclat et le parfum des fleurs; ces innombrables essaims d'oiseaux harmonieux et peints de vives couleurs; quelle variété infinie dans les animaux, dont les moindres en volume sont à nos yeux les plus admirables (car l'industrie d'une fourmi, d'une abeille, nous étonne plus que le corps gigantesque d'une baleine); et ce grand spectacle de la mer qui revêt de changeantes couleurs comme des vêtements divers; tantôt une robe verdoyante, tantôt la pourpre ou l'azur. Quel charme à la contempler en courroux; charme d'autant plus vif que la contemplation de la scène est exempte des périls et des terreurs du naufrage! quelle abondance d'aliments contre la faim! et quelle diversité d'assaisonnements offerts contre le dégoût par la main opulente de la nature, sans le secours de l'habileté culinaire ! Quelle infinité de remèdes pour la conservation ou le rétablissement de la santé! quelle agréable vicissitude dans l'alternative régulière du jour et de la nuit! quelle douce température des brises! quelles riches étoffes nous viennent du fruit des arbres et de la laine des troupeaux! Qui pourrait tout dire? Et tous ces traits que je lie, pour ainsi dire, en faisceau, si je les voulais détacher et considérer chacun en détail, à quels retards ne faudrait-il pas s'attendre, puisqu'il n'est pas une merveille qui ne soit grosse de merveilles ? Et pourtant ce ne sont là que consolations de misérables condamnés, et non récompenses de bienheureux. Que seront-elles donc ces récompenses, s'il y a aujourd'hui tant de magnificence dans les consolations? Qu'est-ce que Dieu donnera donc à ceux qu'il prédestine à la vie, s'il donne tant ici-bas à ceux qu'il a prédestinés à la mort ? De quels biens ne doit-il pas combler dans la vie bienheureuse ceux pour qui il a, dans cette vie de misère, envoyé son Fils unique souffrir tant de maux et la mort même ? Aussi l'Apôtre, parlant des prédestinés au royaume : « Lui, dit-il, qui n'a pas épargné son Fils unique, mais qui pour nous tous l'a livré, que ne nous donnera-t-il pas après nous l'avoir donné! Quand cette promesse sera accomplie, que serons-nous donc? ou plutôt que ne serons-nous pas? Quels biens ne devrons-nous pas recevoir, nous qui avons déjà reçu en gage Jésus-Christ mort pour nous? Et quel sera l'esprit de l'homme quand, n'ayant plus de passion qui l'asservisse, qui triomphe de sa résistance ou qu'il combatte même avec gloire, il possédera l'inaltérable paix dans la perfection? Alors quelle science admirable et certaine de toutes choses, sans erreur, sans travail, quand, souverainement heureux et libre, il puisera la sagesse de Dieu à la source même? Quel sera son corps, quand tout entier soumis à l'esprit et vivifié par lui, il n'aura plus besoin d'aliments? car il ne sera plus animal, mais spirituel, ayant la substance de la chair, moins la corruption charnelle. [22,25] Quant aux biens dont l'âme heureuse doit jouir après cette vie, les philosophes célèbres ne s'éloignent pas de notre sentiment; c'est sur la résurrection de la chair qu'ils contestent, c'est elle qu'ils nient de toutes leurs forces. Mais la foule qui croit, laisse dans la solitude le petit nombre qui nie; et Jésus-Christ, montrant dans sa résurrection ce qui paraît absurde aux sages, convertit à sa foi le coeur des savants et des ignorants, des sages du monde et des simples; car le monde a cru ce que Dieu a prédit; et cette foi du monde, Dieu l'a prédite aussi. Or ce n'est point aux maléfices de Pierre que Dieu cède, quand, si longtemps auparavant, il annonce cette croyance, à la gloire des croyants. Car (je l'ai déjà dit et ne me lasse pas de le redire ) ce Dieu est celui qui, de l'aveu de Porphyre et sur le témoignage qu'il demande aux oracles de ses dieux, fait trembler ces dieux mêmes ; c'est ce Dieu qu'il glorifie jusqu'à lui donner les noms de Père et de Roi. Mais gardons-nous d'entendre ce qu'il a prédit comme le veulent ceux qui ne partagent pas avec le monde cette foi du monde qu'il a prédite. Et pourquoi pas plutôt l'entendre selon la croyance du monde, annoncée par d'antiques prédictions, et non suivant les vaines paroles d'un petit nombre qui refusent de croire avec le monde ce qu'il était prédit que le monde croirait? En effet, s'ils ne concluent à un autre sens que pour ne point outrager ce Dieu à qui ils rendent un si glorieux témoignage, en accusant sa prédiction d'être vaine, n'est-ce donc pas une injure à lui faire, et une plus grave, de dire qu'il faut l'entendre autrement que le monde ne le croit, dont Dieu lui-même a loué, lui-même annoncé, lui-même accompli la foi? Est-ce donc qu'il ne peut faire que la chair ressuscite et vive éternellement? ou bien faut-il croire qu'il ne le fera pas parce que cela est mal et chose indigne de lui? Quant à sa toute-puissance, qui crée tant d'incroyables merveilles, j'en ai déjà beaucoup parlé. Veulent-ils savoir ce que peut le Tout-Puissant ? eh bien ! le voici : il ne peut mentir. Croyons donc ce qu'il peut, en ne croyant pas ce qu'il ne peut. Croyant donc qu'il ne peut mentir, croyez donc qu'il fera ce qu'il a promis de faire; croyez selon la foi du monde, selon cette foi qu'il a prédite, selon cette foi qu'il a louée, selon cette foi qu'il a promise, selon cette foi qu'il accomplit sous nos yeux. Mais cela est un mal : — et la preuve? quand la corruption doit disparaître, qui est le mal du corps. J'ai déjà discuté l'ordre des éléments et les autres objections que l'homme hasarde. Quelle sera d'ailleurs l'agilité du corps immortel, on en peut juger dans l'ordre actuel par l'harmonie des forces en l'état de santé; santé qui n'est en rien comparable à l'immortalité future. Toutes considérations que je crois avoir suffisamment développées au treizième livre; lisez donc plus haut, si vous n'avez pas lu ou si vous avez oublié. [22,26] Mais, disent-ils, Porphyre prétend que, pour être heureuse, l'âme doit fuir tout corps. C'est donc en vain que nous établissons l'incorruptibilité corporelle, si l'âme ne peut être heureuse qu'à la condition de fuir tout corps. Cette objection, je l'ai déjà discutée suffisamment au livre précité dont je ne veux rappeler ici qu'un seul mot. Oui, que Platon, votre maître à tous, corrige ses écrits, qu'il enseigne qu'afin d'être heureux vos dieux devront fuir leurs corps, c'est-à-dire qu'ils devront mourir ces dieux, enfermés, suivant lui, dans des corps célestes, quand néanmoins le Dieu qui les a créés leur promettait l'immortalité, en d'autres termes, un éternel séjour dans les mêmes corps; don surnaturel que sa volonté leur assure. Et ici il détruit cet argument qui écarte la résurrection de la chair comme incroyable parce qu'elle est impossible : car il est bien évident, selon ce même philosophe, que le Dieu incréé, promettant l'immortalité aux dieux ses créatures, leur annonce qu'il va faire une chose impossible. Voici les paroles que Platon lui prête : « Ayant commencé d'être, dit-il, vous ne pouvez être immortels et indissolubles. Cependant vous ne serez point dissous ; aucune fatalité mortelle ne saurait prévaloir contre ma volonté. Cette volonté est un lien plus fort pour assurer votre perpétuité que ceux qui viennent d'unir les éléments de votre nature. Pour peu qu'à l'absurdité l'on ne joigne point la surdité, il suffit d'entendre ces mots, pour ne plus douter que, suivant Platon, ce Dieu créateur des dieux ne leur promette ce qui est impossible. « Vous ne pouvez être immortels, mais par ma volonté vous serez immortels; » qu'est-ce à dire, sinon: Ce que vous ne pouvez être, je vais faire que vous le serez? Il ressuscitera donc la chair incorruptible, immortelle, spirituelle, lui qui, suivant Platon, promet de faire ce qui est impossible. Eh quoi ! ce que Dieu promet, ce que le monde croit sur la promesse de Dieu, cette créance elle-même promise, voilà ce qu'ils proclament impossible, quand ce Dieu n'est autre que celui à qui Platon reconnaît le pouvoir de faire impossible! ainsi donc il importe à la béatitude des âmes, non pas de fuir tout corps, mais d'en recevoir un incorruptible. Et en quel corps, désormais incorruptible, doivent-elles plus convenablement se réjouir que dans ce corps jadis corruptible où elles ont gémi ? Elles n'auront donc pas cette « fatale manie » que Virgile leur attribue d'après Platon, quand il parle de « leur désir nouveau de rentrer dans leurs corps. » Non, elles n'auront pas cette fatale manie, puisqu'elles seront revêtues de ces corps auxquels elles aspirent, et revêtues, sans qu'elles les dépouillent jamais, sans que jamais aucune mort les en sépare un seul instant. [22,27] Platon et Porphyre ont professé deux opinions qui, combinées ensemble, les eussent peut-être amenés l'un et l'autre au christianisme. Platon a dit que les âmes ne peuvent être éternellement sans corps. Et il a dit aussi que les âmes mêmes des sages, après un intervalle si long qu'on l'imagine, retourneront enfin à leurs corps. Porphyre prétend que l'âme purifiée, et de retour au sein du Père, ne doit plus jamais revenir aux misères de cette vie. Par conséquent, si cette vérité qu'il a vue, Platon l'eût donnée à Porphyre : à savoir, que les âmes purifiées des justes et des sages retourneront en des corps humains ; si Porphyre eût communiqué à Platon cette autre vérité qu'il a connue : c'est-à-dire, que jamais les saintes âmes ne retourneront aux misères d'un corps corruptible, si tous deux réunissaient leurs opinions au lieu de professer à part chacun la sienne, ils verraient bien, je pense, qu'il suit de là que les âmes retourneront en des corps, mais en des corps où elles puissent vivre dans la béatitude et l'immortalité. Comme, suivant Platon, les saintes âmes elles-mêmes retourneront en des corps humains ; comme, suivant Porphyre, les saintes âmes ne retourneront jamais aux misères de cette vie, que Porphyre dise donc avec Platon : Elles retourneront en des corps; — que Platon dise avec Porphyre : Elles ne retourneront point à leurs misères ; — et ils tomberont d'accord du retour des âmes en des corps, où elles n'auront plus rien à souffrir. Et cela, n'est-ce pas la promesse même de Dieu qui doit assurer l'éternelle béatitude des âmes dans une chair éternelle? Conséquence qu'ils accorderaient sans peine, j'imagine; accordant le retour des âmes saintes en des corps immortels, pourquoi ne leur permettraient-ils pas de retourner en ces mêmes corps où elles ont souffert les maux de ce siècle; où, pour être délivrés de ces maux, elles ont offert à Dieu l'hommage de leur foi et de leur amour? [22,28] Plusieurs parmi nous, amis de Platon à cause de son admirable éloquence et de quelques vérités qu'il enseigne, prétendent que son sentiment sur la résurrection des morts n'est pas fort éloigné du nôtre. Mais Cicéron, qui, dans ses livres de la République, y fait allusion, semble y voir plutôt un jeu qu'une conviction sérieuse. Il introduit un homme revenu à la vie, et lui prête un récit conforme aux opinions platoniciennes. Labéon rapporte aussi que deux hommes, morts le même jour, se rencontrèrent en un carrefour, et qu'ensuite ayant reçu l'ordre de retourner à leurs corps, ils se promirent une amitié qui, en effet, subsista jusqu'à leur seconde mort. Or, la résurrection que ces auteurs racontent est semblable à celle de plusieurs que nous savons ressuscités et rendus à la vie, mais non pas dans des conditions qui désormais les exemptent de mourir. Un fait plus merveilleux encore est celui que rapporte Varron dans son ouvrage du peuple; voici ses propres paroles, que j'ai cru devoir citer : « Quelques astrologues, dit-il, ont écrit que les hommes accomplissent cette loi de la renaissance que les Grecs appellent "palingénésie". Cette loi, suivant ces astrologues, après une période de quatre cent quarante ans, rapprochant un même corps et une même âme, autrefois réunis dans un homme, resserre de nouveau les liens de cette union. » Ce que Varron dit ici, ou bien ces astrologues inconnus qu'il cite et ne nomme pas, quoique faux (car, une fois retournées à leurs corps, les âmes ne doivent plus les quitter à l'avenir); ce passage, en un mot, ne laisse pas de renverser et de détruire ces vains arguments que l'on nous oppose, tirés de l'impossibilité. Car enfin ceux qui ont professé on qui professent ce sentiment n'ont pas cru impossible que des corps dissipés en air, en poussière, en cendre, en eau, assimilés à la substance de brutes ou d'hommes mêmes dont ils sont devenus la pâture, reviennent une seconde fois à ce qu'ils ont été. Que si Platon et Porphyre, ou plutôt leurs partisans qui vivent encore, demeurent d'accord avec nous que même les âmes saintes retourneront à leurs corps, ce que dit Platon; que néanmoins elles ne retourneront jamais à leurs misères, ce que dit Porphyre d'où, comme conséquence, il suit, ce que la foi chrétienne enseigne, qu'elles rentreront en des corps où elles vivront, exemptes de tout mal, dans une éternelle félicité : que ces platoniciens, dis-je, prennent aussi de Varron qu'elles retourneront aux mêmes corps où elles étaient autrefois; et désormais pour eux toute la question de la résurrection de la chair est résolue. [22,29] Voyons maintenant, autant que Dieu daignera nous prêter son assistance, ce que feront les saints dans leurs corps immortels et spirituels, dans cette chair qui désormais ne vit plus selon la chair, mais selon l'esprit. Or, quelle sera cette action, ou plutôt cette quiétude et ce repos; à vrai dire, je l'ignore. Car jamais les sens du corps ne m'en ont rien appris. Et si je prétends m'en rapporter à la vue de l'entendement ou de l'intelligence, qu'est-ce que notre intelligence en présence d'une telle perfection? C'est là, en effet, que réside « la paix de Dieu, qui surpasse tout entendement. » Et quel entendement, sinon le nôtre, peut-être même celui des anges ? Sans doute il ne surpasse pas celui de Dieu. Si donc les saints doivent vivre dans la paix de Dieu, c'est assurément dans cette paix supérieure à tout entendement qu'ils doivent vivre. Supérieure au nôtre, qui en doute? Mais si elle surpasse même celui des anges, car cette parole : « Tout entendement, » ne semble réserver aucune exception en leur faveur, il faut l'entendre de cette paix intérieure à Dieu même, telle qu'il la connaît, telle que nous ne la pouvons connaître, ni aucun des anges. Elle « surpasse » donc « tout entendement, » hors le sien, sans aucun doute. Mais comme nous participerons aussi, selon notre mesure, à ceite paix, nous l'obtiendrons cette paix souveraine, en nous, entre nous et avec lui, en tant qu'il est notre bien souverain. Et c'est ainsi que les saints anges la connaissent, selon le degré de leur connaissance, et les hommes aussi, mais d'une connaissance bien inférieure aujourd'hui, quel que soit d'ailleurs leur avancement dans les voies spirituelles. Quel homme en effet que celui qui a dit : « Nous connaissons en partie, et nous devinons en partie, jusqu'à l'avénement du parfait. » Et : « Nous voyons maintenant dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face. C'est ainsi que déjà voient les saints anges, qui sont appelés aussi nos anges, parce qu'arrachés à la puissance des ténèbres et transférés au royaume de Jésus-Christ en vertu du gage de l'esprit qui nous est donné, déjà nous appartenons à ces anges avec qui nous posséderons en commun cette sainte et douce patrie la Cité de Dieu. Ces anges de Dieu sont donc aussi nos anges, comme le Christ de Dieu est notre Christ. ils sont anges de Dieu, parce qu'ils n'ont pas abandonné Dieu. Ils sont nos anges, parce que nous sommes déjà leurs concitoyens. Aussi notre Seigneur Jésus-Christ a-t-il dit : « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits. Car, en vérité, je vous déclare que leurs anges dans les cieux voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux. » Comme ils voient, nous verrons nous-mêmes, mais nous ne voyons pas encore ainsi. Et de là cette parole de l'Apôtre, que je viens de citer : « Nous voyons maintenant dans un miroir et en énigme; mais alors nous verrons face à face. » Cette vision nous est donc réservée comme la récompense de notre foi; vision dont l'apôtre Jean a dit : « Lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est. » La "face" de Dieu, c'est la manifestation de Dieu, et non cet organe de notre corps, que nous appelons de ce nom. Aussi, quand on me demande ce que feront les saints dans ce corps spirituel, je ne dis pas ce que je vois; je dis ce que je crois : « Je crois, et c'est pourquoi je parle. » Je dis donc, en ce corps même ils verront Dieu ; mais sera-ce par le corps? comme, par le corps, nous voyons maintenant le soleil, la lune, les étoiles, la mer, la terre et ce qu'elle renferme : la question n'est pas petite. Car il est dur de dire que les saints n'auront pas en de tels corps la faculté de fermer ou d'ouvrir les yeux à leur gré; mais il est plus dur de prétendre que, là, les yeux fermés, l'on ne saurait voir Dieu. Si, en effet, le prophète Élisée, bien que corporellement absent, vit son serviteur Giezi recevoir des présents de Naaman le Syrien que le prophète avait guéri de la lèpre : ce miresérable serviteur se croyant à l'abri de la connaissance comme des regards de son maître; combien plus ce corps spirituel permettra-t-il aux saints de tout voir, non seulement les yeux fermés, mais aussi corporellement absents? Car alors régnera cette perfection dont parle l'Apôtre, quand il dit: « Nous connaissons en partie, et nous devinons en partie ; mais, à l'avénement du parfait, le partiel sera aboli. » Et pour montrer par quelque similitude la distance infinie de la vie future à cette vie, quel que soit le degré de sainteté où l'on arrive : « Quand j'étais enfant, j'avais les goûts d'un enfant, je parlais, je pensais en enfant; mais, devenu homme, j'ai dépouillé tout ce qui était de l'enfant. Nous voyons maintenant dans un miroir et en énigme; alors nous verrons face à face. Aujourd'hui je connais en partie, alors je connaîtrai comme je suis connu. » Si donc en cette vie, où la science des plus sublimes prophètes n'est que la connaissance de l'enfant à peine comparable à celle de l'homme, Élisée, vit toutefois son serviteur Giezi recevoir des présents en un lieu où lui-même n'était pas, faut-il croire qu'à l'avènement de toute perfection, quand cette argile corruptible aura cessé de peser sur l'âme, devenue incorruptible, ne lui sera plus un fardeau, les saints ne puissent se passer pour voir de ces yeux corporels dont le prophète Élisée n'eut pas besoin lorsque, absent, il vit son serviteur Giezi? Car, selon les Septante, voici les paroles du prophète à Giezi : « Mon esprit n'allait-il pas avec toi, quand cet homme s'est détourné de son char pour venir à ta renconte, et que tu as reçu cet argent ? » Ou, selon la version du prêtre Jérôme sur l'hébreu : « Mon esprit n'était-il pas présent, quand cet homme est descendu de son char au devant de toi ? » Ainsi le prophète dit qu'il a vu de l'esprit, éclairé d'une lumière surnaturelle et indubitablement divine. Mais combien plus abondante sera cette grâce dans les saints, alors que Dieu sera tout en tous. Et toutefois les yeux du corps auront leur fonction et seront à leur place, et l'esprit s'en servira par le ministère du corps spirituel. Bien qu'en effet ce grand prophète n'en ait pas besoin pour voir un homme absent, ce n'est pas à dire qu'il ne s'en servît point pour voir les objets présents : objets qu'il pouvait néanmoins voir de l'esprit et les yeux fermés, comme, absent, il vit ce qui se passait en son absence. Gardons-nous donc de prétendre qu'en l'autre vie les saints ne pourront voir Dieu, les yeux fermés; Dieu, qu'ils verront toujours de l'esprit. Mais le verront-ils aussi des yeux du corps, lorsqu'ils les auront ouverts ; c'est la question. Car, si leurs yeux tels qu'ils seront, spirituels en un corps spirituel, n'ont pas une autre vertu que ces yeux tels que nous les avons aujourd'hui, assurément ils seraient impuissants à voir Dieu ; leur puissance sera donc infiniment différente, si par eux l'on voit cette nature incorporelle qui n'est point contenue en un lieu ; tout entière partout. Quoique nous disions en effet que Dieu est au ciel et sur la terre, « Je remplis le ciel et la terre » (dit-il lui-même par la bouche du prophète), dirons-nous qu'une partie de lui-même est au ciel, et une autre sur la terre ? Il est tout entier dans le ciel, tout entier sur la terre, non pas alternativement, mais tout à la fois, chose impossible à toute nature corporelle. Cette vue sera donc infiniment plus puissante; et ce n'est pas à dire qu'elle l'emporte en pénétration sur celle que l'on attribue à certaines espèces d'aigles ou de reptiles (car, quelle que soit la clairvoyance des animaux, ils ne peuvent voir que des corps) ; mais ce sera l'excellence de ces yeux, de voir même l'incorporel. Et peut-être est-ce cette vue pénétrante qui en ce corps mortel aura pour un moment été donnée aux yeux du saint homme Job, quand il dit à Dieu : « Mon oreille d'abord vous avait entendu ; et maintenant mon oeil vous voit ; et c'est pourquoi je me suis méprisé moi-même, et la honte m'a consumé, et je me suis vu n'être que terre et que cendre. » Bien que ceci puisse sans difficulté s'entendre de l'oeil de l'esprit, ces yeux dont l'Apôtre dit : « Qu'il éclaire les yeux de votre coeur. » Or, que Dieu ne se voie de ces yeux-là, c'est ce dont ne doute pas le chrétien qui reçoit d'un coeur fidèle cette parole de notre divin maître : « Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. » Mais Dieu se verra-t-il aussi des yeux du corps, c'est la question que nous agitons. En effet, ce qui est écrit "Et toute chair verra le salut de Dieu," peut, avec la plus grande facilité, s'entendre comme s'il était dit : Et tout homme verra le Christ de Dieu qui a été vu en corps, et en corps sera vu, quand il jugera les vivants et les morts. Or, qu'il soit le salut de Dieu, c'est ce que beaucoup d'autres témoignages de l'Écriture déclarent, mais plus évidemment encore ces paroles du vénérable vieillard Siméon, qui, prenant le Christ enfant entre ses bras, s'écrie : « C'est maintenant, Seigneur, que vous congédiez votre serviteur en paix, puisque mes yeux ont vu votre salut. » Et ce passage de Job, tel qu'il se trouve dans le texte hébreu "Dans ma chair, je verrai Dieu" annonce indubitablement la résurrection de la chair; et toutefois il n'a pas dit: Je verrai par ma chair. Que s'il l'eût dit, on pourrait l'entendre de Jésus-Christ Dieu, qui par la chair sera vu dans la chair. Mais : « Dans ma chair, je verrai Dieu, » peut s'entendre ainsi : Je serai dans ma chair, quand je verrai Dieu. Et cette expression de l'Apôtre « face à face » ne nous oblige pas à croire que nous verrous Dieu par cette face corporelle où résident les yeux corporels, lui que nous verrons incessamment de l'esprit. Car si l'homme intérieur n'avait aussi sa face, l'Apôtre ne dirait pas : « Mais nous, contemplant à face dévoilée la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de clartés en clartés, comme par l'esprit du Seigneur. » Et nous n'entendons pas autrement ces paroles du psaume : "Approchez de lui, et vous serez radieux, et vos faces ne rougiront pas"; car c'est par la foi que l'on approche de Dieu, et assurément cette foi est du coeur et non du corps. Mais, comme nous ignorons à quel degré de perfection peut atteindre le corps spirituel (car ici l'expérience nous manque), l'autorité de l'Écriture ne venant pas à notre rencontre et à notre secours avec un texte qui ne soit susceptible d'aucun autre sens, il faut nécessairement que nous trouvions en nous l'application de cet oracle de la sagesse : "Les pensées des mortels sont timides, et nos prévoyances incertaines". S'il était certain, d'après le raisonnement des philosophes, qu'il y eût entre les objets de l'entendement et ceux des sens un tel partage qu'il fût impossible d'atteindre l'intelligible par le corps, et que l'âme ne pût par elle-même voir les réalités corporelles, il y aurait égalemedt certitude que Dieu ne saurait être vu par les yeux du corps même spirituel. Mais et la saine raison et l'autorité des prophètes se jouent de ce vain raisonnement. Quel est en effet l'homme assez détourné de la vérité pour oser dire que Dieu ne connaît pas les objets corporels? Et cependant a-t-il donc un corps pour connaître ces objets par les yeux de ce corps? Et ce que je viens de dire du prophète Élisée, n'est-ce pas une preuve assez évidente que l'esprit, même sans le ministère du corps, peut voir les objets corporels? Lorsque son serviteur reçoit ces présents, le fait se passe corporellement, et toutefois le prophète le voit non des yeux du corps, mais par l'esprit. Or, comme il est constant que les corps se voient par l'esprit, pourquoi refuser à la puissance inconnue du corps spirituel de voir même l'esprit par le corps ? Car Dieu est esprit. Et puis chacun de nous connaît-il sa propre vie, la vie dont il jouit en ce corps ; principe végétatif et vivifiant des organes terrestres, autrement que par sentiment intérieur; tandis que la vie dans les autres, tout invisible qu'elle soit, il la voit de l'oeil corporel. Comment, en effet, discernons-nous les corps vivants de ceux qui ne vivent point, sinon parce que nous voyons à la fois et le corps et la vie que nous ne pouvons voir que par le corps? Mais la vie sans le corps échappe à l'oeil corporel. Il est donc possible, et il est fort croyable que dans l'ordre futur notre vue des corps renouvelés, du ciel nouveau et de la terre nouvelle, ne sera pas sans la vue de Dieu présent partout et gouvernant toutes choses corporelles; nous le verrons, par nos corps transformés, en tous les corps où nos yeux se porteront, nous le verrons dans une transparente clarté, non pas comme à cette heure où les perfections invisibles de Dieu ne se laissent voir, que par ses oeuvres, à l'intelligence, dans le miroir et en énigme ; déterminés plutôt encore par la foi qui nous fait croire, que par l'aspect de ces objets corporels que les yeux corporels nous font voir. Mais comme nous voyons les hommes avec qui nous vivons, vivre et produire tous les mouvements de la vie, nous ne croyons pas seulement, nous voyons qu'ils vivent; vie qui, sans leurs corps, se déroberait à nos yeux, quoique par le corps nous l'apercevions en eux, sans la moindre incertitude; ainsi, partout ou nous promènerons les yeux spirituels de nos corps spirituels, nous verrons Dieu incorporel gouverner toutes choses, et nous le contemplerons même par les corps. Ainsi donc, ou Dieu se verra par ces yeux, élevés à une puissance voisine de l'esprit qui leur permettra d'atteindre la nature incorporelle, ce qu'il est impossible de prouver par aucun exemple ou témoignage des divines Écritures, ou bien, hypothèse plus compréhensible, Dieu nous sera si clair et si connu, qu'il sera vu d'esprit par chacun de nous en chacun de nous, vu en lui-même, vu dans le ciel nouveau et la terre nouvelle ; dans toute créature qui alors sera ; vu même par le corps dans tout corps, partout où les yeux spirituels du corps spirituel dirigeront leur subtil rayon. Et nos pensées aussi seront transparentes. Car alors s'accomplira la parole de l'Apôtre : "Ne jugez pas avant le temps - - - jusqu'à ce que le Seigneur vienne et qu'il éclaire les secrètes ténèbres. Et il dévoilera les pensées du coeur, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due". [22,30] Alors quelle félicité, quand, tout mal cessant, tout bien sortant de l'obscurité, on ne se livrera plus qu'aux louanges de Dieu qui sera tout en tous! Et que ferait-on autre chose, là, où l'on doit être à l'abri et des langueurs de l'oisiveté et des angoisses de l'indigence? J'en ai d'ailleurs l'assurance par ces accents du saint cantique qui frappent mes yeux ou mes oreilles : « Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur; ils vous loueront dans les siècles des siècles ! » Ces membres, ces organes du corps incorruptible, asservis aujourd'hui dans la diversité de leurs fonctions à l'empire de la nécessité, alors que la nécessité ne sera plus, mais la parfaite et certaine et inaltérable et éternelle félicité, concourront tous à la gloire de Dieu. Car ces mesures de l'harmonie corporelle, intérieurement et extérieurement distribuées en toutes les parties du corps, sortiront alors du secret qui nous les dérobe, et, de concert avec tant d'autres merveilles révélées à cette heure, elles entraîneront par le charme de leur intelligible beauté les âmes intelligentes à la louange de l'artisan sublime. Or quels seront les mouvements de ces corps transformés; je n'oserais hasarder aucune décision, là où tout passe mon intelligence. Mais mouvement, attitude, expression, tout sera dans la convenance, là où rien ne sera qui puisse blesser la convenance. Toutefois il est certain que le corps sera soudain où l'esprit voudra; et l'esprit ne voudra rien qui ne convienne à l'esprit et au corps. C'est là que résidera la vraie gloire, qui ne sera donnée ni par l'erreur, ni par la flatterie. Là, le véritable honneur qui ne sera refusé à qui le mérite, ni déféré à l'indigne; et il ne saurait y avoir de candidat indigne, là ou nul ne saurait être s'il n'est digne. Là, enfin, la véritable paix où l'on ne souffrira rien de contraire ni de soi même, ni des autres. L'auteur même de la vertu en sera la récompense, et cette récompense qu'il lui a promise, la plus grande et la meilleure de toutes, c'est lui-même. Et quel autre sens, en effet, peut avoir cette parole du prophète : « Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple, » sinon : Je serai ce dont ils pourront se rassasier; je serai tout ce que les hommes peuvent légitimement désirer : vie, santé, nourriture, abondance et gloire, honneur et paix, tous biens en un mot? Et tel est le sens véritable de ce mot de l'Apôtre : « Afin que Dieu soit tout en tous. » Il sera la fin de nos désirs, lui que l'on verra sans fin, que l'on aimera sans dégoût, qu'on glorifiera sans lassitude. Cette grâce, cette affection, cette occupation seront, ainsi que la vie éternelle, communes à tous. Quels seront d'ailleurs, à proportion des mérites, les divers degrés d'honneur et de gloire; qui pourrait le dire, car qui pourrait l'imaginer? Mais nul doute que ces degrés ne doivent être. Et c'est encore un des grands biens de la Cité céleste que l'inférieur ne porte aucune envie au supérieur, comme les anges aujourd'hui n'envient point la gloire des archanges. Et chacun sera aussi peu jaloux d'être ce qu'il n'aura pas reçu d'être, bien que lié de la plus intime union à qui aura reçu, que le doigt n'est jaloux d'être l'oeil, puisque l'un et l'autre organe concourent à l'harmonieuse composition du même corps. Ainsi, au don plus ou moins grand attribué à chacun, un autre se joindra, le don de ne pas désirer au delà de son partage. Et ce n'est pas à dire que le libre arbitre ne sera plus, quand l'attrait du péché aura cessé. Il sera d'autant plus libre, qu'il échangera par sa délivrance l'attrait de pécher contre l'indéclinable attrait de ne plus pécher. Car ce premier libre arbitre donné à l'homme, quand l'homme fut créé dans la rectitude primitive, était le pouvoir de ne pas pécher, mais aussi le pouvoir de pécher. Ce second libre arbitre sera d'autant plus puissant qu'il sera l'impossibilité même de pécher, par le don de Dieu toutefois, et non par aucune force propre à la nature. C'est, en effet, autre chose d'être Dieu ou de participer de Dieu. Dieu, par nature, ne peut pécher; l'être qui participe de Dieu reçoit de lui de ne pouvoir pécher. Or cet ordre devait être suivi dans le don divin, que l'homme reçut par un premier libre arbitre, de pouvoir ne pas pécher, et par un second, de ne pouvoir pécher; l'un comme épreuve, l'autre comme récompense. Mais, comme cette fragile nature a péché quand elle avait pouvoir de pécher, une grâce plus abondante la délivre pour l'amener à cette liberté de ne pouvoir pécher. Et comme la première immortalité qu'Adam perdit en péchant était le pouvoir de ne pas mourir, la seconde sera l'impossibilité de mourir; comme le premier libre arbitre était le pouvoir de ne pas pécher, et le second, l'impossibilité de pécher. Ainsi la volonté de la justice et de l'équité sera inamissible dans l'homme au même degré que le désir de la félicité. Car, en péchant, c'est la piété, c'est le bonheur, que nous avons délaissés; mais, en perdant le bonheur, nous n'en avons pas perdu le désir. Eli quoi ! si Dieu ne peut pécher, niera-t-on son libre arbitre? La volonté de cette Cité sainte sera donc une en tous et indivisible en chacun, volonté libre, délivrée de tout mal, remplie de tout bien, jouissant des intarissables délices de l'éternelle joie dans l'oubli de ses fautes et de ses misères, mais non dans l'oubli de la délivrance et de la reconnaissance qu'elle doit à son libérateur. Quant à la connaisance, l'âme aura le souvenir des maux passés; quant au sentiment, profond oubli. Ainsi, un habile médecin connaît presque toutes les maladies du corps, suivant les révélations de la science ; mais selon l'expérience de la douleur, la plupart lui demeurent inconnues. Et comme il y a deux manières de connaître les maux, soit par la puissance de l'esprit qui les atteint du regard, soit par l'impression des sens qui les éprouvent (car les vices se connaissent autrement par l'étude de la sagesse que par la honteuse expérience d'une vie déréglée ), il y a aussi deux manières de les oublier. Autrement les oublie celui qui les a connus par la science, autrement celui qui les a soufferts ; celui-là les oublie en abdiquant sa science, celui-ci en dépouillant sa misère. C'est suivant ce second oubli que les saints n'auront plus le souvenir des maux passés. Ils seront exempts de tous ces maux, sans qu'il leur en reste le plus léger sentiment. Et toutefois cette puissance de connaître, qui sera grande en eux, ne saurait ignorer non seulement leur misère passée, mais encore l'éternelle misère des damnés. Que s'ils doivent ignorer leurs anciennes misères, comment, selon la parole du prophète, chanteront-ils dans l'éternité les miséricordes du Seigneur? Et quoi de plus doux à la Cité sainte que ce Cantique à la gloire du Sauveur, et de sa grâce et de son sang qui a payé notre rançon? Là s'accomplira cette parole "Reposez-vous, et voyez que je suis le Seigneur." C'est là le grand et véritable sabbat qui n'a pas de soir : sabbat que le Seigneur annonce dans la création primitive : Et "Dieu se reposa de toutes ses oeuvres le septième jour; et il bénit ce jour, et il le sanctifia, parce qu'il se reposa en ce jour de toutes les oeuvres qu'il avait entrepris de créer." Car nous serons nous-mêmes, « le septième jour, » alors que nous serons remplis et comblés de sa bénédiction, de sa sanctification. Là, dans le repos, nous verrons que c'est lui qui est Dieu; nature souveraine que nous avons prétendu nous-mêmes usurper, quand nous sommes tombés des hauteurs de son alliance, à la voix du séducteur : « Vous serez comme des dieux! Infidèles à ce Dieu qui nous eût faits dieux, si l'ingratitude ne nous eût détachés de sa communion. Et qu'avons-nous fait hors de lui, que de défaillir dans sa colère? Refaits par lui, et parfaits d'une grâce plus abondante, nous verrons, en cet éternel repos, que c'est lui qui est Dieu, dont nous serons pleins lorsqu'il sera tout en tous. Car nos bonnes oeuvres, quand nous savons les attribuer plutôt à lui qu'à nous-mêmes, nous sont imputées pour obtenir ce sabbat. Que si nous nous les attribuons, ce sont oeuvres serviles : et il est dit du sabbat : « Vous n'y ferez aucune oeuvre servile. » Et de là cette parole du prophète Ézéchiel : « Je leur ai donné mes sabbats comme signe d'alliance entre eux et moi, afin qu'ils sachent que je suis le Seigneur qui les sanctifie. » Alors nous le saurons parfaitement, quand nous serons parfaitement en repos, quand nous verrons parfaitement que c'est lui-même qui est Dieu. Si l'on compte les âges comme autant de jours, selon les divisions exprimées dans les Écritures, ce sabbat se dévoile encore plus clairement, puisqu'il se trouve le septième. En effet le premier âge, que nous comparons au premier jour, se prend depuis Adam jusqu'au déluge, et le second depuis le déluge jusqu'à Abraham, tous deux égaux, non par le nombre des jours, mais par celui des générations : car il y en a dix dans chaque période. Depuis Abraham, selon la supputation de l'évangéliste Mathieu, trois âges suivent jusqu'à la venue de Jésus-Christ, qui comprennent chacun quatorze générations, l'un depuis Abraham jusqu'à David, l'autre depuis David jusqu'à la captivité de Babylone, et la troisième depuis cette captivité jusqu'à la naissance temporelle du Christ : en tous cinq âges. Le sixième s'écoule présentement et ne doit être mesuré par aucun nombre certain de générations. « Ce n'est pas à vous, dit le Seigneur, de connaître les temps dont mon Père se réserve la disposition. Après le sixième âge, Dieu se reposera comme en un septième jour, lorsqu'il fera reposer ce septième jour, que nous serons nous-mêmes, dans sa divinité. Traiter ainsi en particulier de chacun de ces âges serait trop long. Cependant cette septième époque sera notre sabbat qui n'aura point de soir, mais que doit terminer un dimanche éternel, consacré par la résurrection du Christ et figurant l'éternel repos, non seulement de l'esprit, mais du corps. Là nous serons en paix, et nous verrons; nous verrons et nous aimerons; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle autre fin pour nous que d'arriver au royaume qui n'a point de fin? Je me suis acquitté, ce me semble, avec l'aide du Seigneur, de la dette de cette oeuvre immense. Si l'on trouve que j'en ai dit trop ou trop peu, que l'on me pardonne. Si l'on pense que j'en ai dit assez, que l'on en rende grâces non pas à moi, mais avec moi, à Dieu. Ainsi soit-il.