[13,0] LIVRE TREIZIÈME. [13,1] Sorti de ces redoutables problèmes de l'origine du temps et de la naissance du genre humain, je reviens à cette question déjà soulevée de la chute du premier homme, ou plutôt des premiers hommes, question de l'origine et de la transmission de la mort dans l'humanité : l'ordre de mon sujet l'exige. Et d'abord Dieu n'avait pas créé l'homme dans une condition égale à celle de l'ange; l'ange que le péché même ne saurait dévouer à la mort. Fidèle à la loi de l'obéissance, l'homme eût passé sans l'intermédiaire de la mort à l'immortalité angélique, à l'éternité bienheureuse. Rebelle, il devait être frappé d'un juste arrêt de mort : je l'ai déjà dit, au livre précédent. [13,2] Mais il s'agit de méditer plus profondément sur la nature même de la mort. Quoique l'âme humaine ait la certitude d'être immortelle, toutefois elle aussi a sa mort qui lui est propre. Elle est immortelle, en ce sens qu'elle ne cesse point de vivre et de sentir à sa manière. Et le corps est mortel, parce qu'il peut être délaissé de toute vie et qu'il ne vit jamais par lui-même. Or la mort de l'âme arrive quand Dieu la délaisse, comme celle du corps, quand il est délaissé de l'âme. Ainsi la mort de l'un et de l'autre, la mort de tout l'homme, c'est l'âme qui, délaissée de Dieu, délaisse le corps. Dieu cesse d'être sa vie, et elle cesse d'être la vie du corps. Or cette mort de tout l'homme est suivie de celle que l'autorité des saintes lettres appelle la seconde mort, et c'est elle que le Sauveur désigne, quand il dit : « Craignez celui qui a pouvoir de perdre le corps et l'âme dans l'éternel supplice. » Mais, cela ne se pouvant accomplir qu'au temps où l'âme et le corps seront unis d'un indissoluble lien, ne peut-il pas sembler étrange que le corps meure d'une mort qui n'est plus l'éloignement de l'âme, mais la présence même de l'âme, donnant au corps la vie et le sentiment pour souffrir? Car dans l'éternité de la condamnation suprême, la véritable mort de l'âme, c'est de ne plus vivre de Dieu. Et comment serait-ce la mort du corps, puisque la présence de l'âme le fait vivre? Autrement pourrait-il être sensible aux tortures corporelles qui suivront la résurrection? Faut-il dire que, la vie quelle qu'elle soit étant un bien et la douleur un mal, le corps ne vit plus quand l'âme est pour lui plutôt un principe de souffrance que de vie? Dieu est donc la vie de l'âme quand l'âme vit bien : car elle ne peut bien vivre qu'en tant que Dieu opère en elle ce qui est bien. Et l'âme est la vie du corps, tant que le corps vit de l'âme, soit que l'âme vive de Dieu ou non. Car la vie de l'impie, en son corps, n'est pas la vie de l'âme, mais celle du corps; vie que le corps peut même emprunter à l'âme morte, c'est-à-dire délaissée de Dieu, vie propre et inhérente à l'âme, d'où lui vient son immortalité. Or dans les suprêmes rigueurs de la justice, quoique l'homme ne doive point cesser de sentir, toutefois comme ce sentiment ne sera ni le charme de la volupté, ni le bien-être du repos, mais l'aiguillon des douleurs vengeresses, ce n'est pas sans raison qu'il est plutôt appelé une mort qu'une vie. Et l'Écriture l'appelle une seconde mort parce que cette mort arrive après la première séparation des natures unies entre elles, soit l'âme et Dieu, soit le corps et l'âme. C'est donc de cette première mort du corps que l'on peut dire qu'elle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants; et comme la seconde ne saurait être bonne aux bons, il suit qu'elle n'est bonne à personne. [13,3] Ici naît une question qu'il ne faut pas éluder : Cette mort qui opère la séparation de l'âme et du corps est-elle en effet un bien pour les bons? Et, s'il en est ainsi, comment conclure qu'elle soit une peine du péché ? Car, sans le péché, les premiers hommes ne l'eussent point subie. Comment donc peut-elle être bonne aux bons, si elle n'a pu arriver qu'à des méchants? D'autre part, si elle ne pouvait arriver qu'à des méchants, elle devrait, non pas être bonne, mais n'être pas pour les bons. Car pourquoi une peine, où rien n'est à punir ? Il faut donc avouer que, créés pour ne subir aucun genre de mort s'ils ne péchaient point, les premiers hommes pécheurs ont été frappés d'une mort si réelle qu'elle dut atteindre leur postérité même. Car d'eux rien ne pouvait naître qui fût différent d'eux. La grandeur du crime a décidé cette condamnation qui a si profondément altéré leur être, que la mort, peine du péché dans les premiers hommes, est devenue pour les générations suivantes une condition naturelle. L'homme, en effet, ne naît pas de l'homme comme le premier homme est né de la poussière. La poussière n'est que la matière de l'homme primitif; l'homme qui engendre est le père de l'homme. Ainsi la chair n'est pas même nature que la terre, quoique la chair soit formée de la terre. Mais il y a identité parfaite entre l'homme-père et l'homme-fils. Donc tout le genre humain, qui par la femme devait s'épancher en générations, était dans le premier homme, quand le couple criminel reçut l'arrêt de sa condamnation. Et tel il fut, non pas au moment de sa création, mais au moment de son crime et de son châtiment, tel il se reproduit dans les mêmes conditions originelles de mort et de péché. Non que la faute ou le châtiment ait réduit le premier pécheur à cette stupidité, à cette faiblesse d'esprit et de corps que nous remarquons chez les enfants, semblables aux petits des animaux dans leur entrée à la vie, puisque Dieu a précipité leurs parents dans la vie et dans la mort des brutes : « L'homme élevé en honneur, dit l'Écriture, n'a pas compris ; il s'est abaissé jusqu'aux brutes qui n'ont pas l'intelligence, et leur est devenu semblable. » Que dis-je? les plus tendres fruits des animaux, quant à l'usage de leurs membres, quant à la vivacité du sentiment et de l'instinct, sont loin de la lenteur et de la faiblesse des enfants : comme si, semblable à la flèche qui part de l'arc tendu, la force intérieure à l'homme l'élevait au-dessus du reste des animaux d'un vol d'autant plus sublime, que, plus longtemps ramenée en soi, elle a différé son essor. Ce n'est donc pas jusqu'à ces informes essais de la vie de l'enfance que l'injustice de son péché et la justice de sa peine ont rejeté ou précipité le premier homme; mais la nature humaine en lui a été tellement altérée et corrompue qu'il dut souffrir en ses membres toutes les révoltes de la concupiscence et tendre ses mains aux liens de la mort. Criminel et puni, les êtres qui naissent de lui, il les engendre tributaires du péché et de la mort. Quand la grâce du Médiateur délivre les enfants de ces chaînes du péché, ils n'ont qu'une mort à souffrir, celle qui sépare l'âme et le corps; mais, affranchis de la dette du péché, ils ne passent point à la seconde mort et à ses éternelles expiations. [13,4] Me demandera-t-on : Pourquoi la mort, peine du péché, frappe-t-elle encore ceux dont le péché est effacé par la grâce? Question déjà traitée et résolue dans mon ouvrage : Du BAPTÊME DES ENFANTS, où j'ai dit que ces épreuves de la séparation de l'âme et du corps subsistaient, quoique le lien du péché fût rompu, parce que le sacrement régénérateur suivi sur-le-champ de l'immortalité corporelle retrancherait le nerf de la foi, qui n'est foi, qu'à la condition d'attendre dans l'espérance ce que l'on ne voit pas encore dans la réalité. C'est la force et la constance de la foi qui, surtout aux siècles précédents, dut étouffer la crainte de la mort, et les glorieux athlètes de ces luttes divines, les saints martyrs n'eussent recueilli ni palme ni couronne, parce qu'il n'y eût pas eu de combat à livrer, si, au sortir du bain de la régénération, leur sainteté les eût affranchis de la mort corporelle. Eh ! qui n'accourrait puiser avec les petits enfants la grâce du Christ dans le baptême pour conjurer la dernière épreuve? Ainsi, loin d'être éprouvée par la récompense invisible, la foi même ne serait plus dès là qu'elle chercherait et recevrait sans retard la récompense de ses oeuvres. Et maintenant c'est une grâce du Sauveur plus précieuse et plus admirable qui fait servir la peine du péché au triomphe de la justice. Dans le principe, il fut dit à l'homme : « Si tu pèches, tu mourras; » aujourd'hui il est dit au martyr : « Meurs, pour ne point pécher. » Dans le principe il fut dit : « Si vous violez le commandement, vous mourrez de mort; » il est dit aujourd'hui : « Si vous déclinez la mort, vous violerez le commandement. » Ce qu'il fallait craindre alors, afin de ne pas pécher, il faut l'embrasser aujourd'hui sous peine de péché. Ainsi, par l'ineffable miséricorde de Dieu, la peine du crime devient l'arme de la justice, et le supplice du pécheur, le mérite du juste. Alors on recueillit la mort comme salaire du péché; aujourd'hui on accomplit la justice en mourant. Mais il n'en est ainsi que pour les saints martyrs à qui le persécuteur laisse le choix ou de renoncer à la foi ou de souffrir la mort. Car les justes aiment mieux souffrir, en croyant, ce que les premiers injustes ont souffert, pour ne pas croire. Ceux-là en ne péchant pas eussent conjuré la mort; ceux-ci pèchent s'ils la conjurent. Ceux-là sont morts parce qu'ils ont péché; ceux-ci ne pèchent point parce qu'ils meurent. La faute des uns a amené la peine, la peine des autres prévient la faute. Non que la mort, de mal, soit devenue bien ; mais Dieu fait à la foi cette grâce infinie, que la mort, ennemie de la vie, devient la voie de la vie même. [13,5] Voulant montrer toute la puissance malfaisante du péché en l'absence de la grâce, l'Apôtre ne craint pas d'appeler « force du péché » la loi même qui le défend. « Le péché, dit-il, est l'aiguillon de la mort, et la loi est la force du péché : » exacte vérité. La défense de l'action illégitime en accroît le désir, quand l'amour de la justice n'est pas assez fort pour lui prêter un attrait qui l'emporte sur la passion du péché. Or la véritable justice ne peut être aimée, elle ne peut plaire, sans l'assistance de la grâce divine. Mais, de peur que l'expression de «force du péché « ne fît regarder la loi comme un mal ; agitant ailleurs la même question, l'Apôtre dit : « Assurément la loi est sainte; le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc? ajoute-t-il, ce qui est bon, pour moi est devenu la mort ? Non! non! Mais le péché, pour se prouver lui-même, se sert d'un bien comme d'un instrument de mort, afin que par la loi le pécheur et le péché comblent la mesure. La mesure est comblée, en ce sens, qu'une prévarication est ajoutée quand la concupiscence redouble, et méprise la loi même. Pourquoi rappeler ce texte? Pour établir que, si la loi n'est pas un mal quand elle irrite la concupiscence du péché, la mort n'est pas un bien quand elle augmente la gloire de la souffrance, quand l'une, délaissée pour l'iniquité, fait les pécheurs, quand l'autre, embrassée pour la vérité, fait les maryrs. Ainsi la loi est bonne parce qu'elle est la prohibition du péché ; la mort est mauvaise parce qu'elle est le salaire du péché. Mais comme les impies font un mauvais usage des maux et même des biens, comme. les justes en font un bon des biens et même des maux, il suit que les méchants usent mal de la loi, quoique la loi soit un bien; et les bons usent bien de la mort, quoique la mort soit un mal. [13,6] Quant à la mort corporelle, cette séparation de l'âme et du corps que souffrent ceux qu'on appelle mourants, elle n'est bonne à personne. C'est une crise terrible que cette dissociation violente des deux agents unis et liés dans la vie; et la nature gémit tant que la lutte se prolonge, jusqu'à l'entière extinction du sentiment, fruit intérieur de l'embrassement de l'âme et de la chair. Souvent une seule blessure, ou le rapide essor de l'âme, devance l'agonie, et prévient par sa célérité même les angoisses de la souffrance. Quelle que soit donc dans les mourants la crise où un sentiment si douloureux accompagne le sentiment qui se retire, la souffrance pieuse et résignée augmente le mérite de la patience, elle n'ôte rien au caractère de la peine. Ainsi la mort que la famille perpétuée du premier homme transmet comme la peine de la naissance, devient, si la justice et la piété en acquittent le tribut, la gloire de la renaissance ; salaire du péché, quelquefois elle lui obtient d'être affranchi de ses propres créances. [13,7] Quiconque, en effet, même sans avoir été plongé au bain de la régénération, meurt pour confesser le Christ, cette mort ne contribue pas moins à la rémission de ses péchés, que s'il eût été lavé à la source sacrée du baptême. Celui qui a dit : « Nul n'entrera au royaume des cieux qu'il ne renaisse de l'eau et du Saint-Esprit, » prononce ailleurs cette exception : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. » Et ailleurs : « Qui perdra sa vie pour moi, la trouvera. » Voilà pourquoi il est écrit : Précieuse devant le Seigneur est la mort de ses saints. Et quoi de plus précieux qu'une mort qui remet les péchés et comble les mérites ? Et le mérite n'est pas égal en celui qui, ne pouvant retarder sa mort, reçoit le baptême, et, toutes fautes effacées, sort de la vie ; ou en celui qui, pouvant différer de mourir, embrasse la mort pour confesser Jésus-Christ, plutôt que d'attendre sou baptême en le reniant. Et assurément cette lâcheté qui eût renié Jésus-Christ aurait été remise dans l'eau salutaire, puisque le crime suprême y a trouvé le pardon, — le crime des bourreaux de Jésus-Christ! Mais combien est puissante la grâce de cet esprit qui souffle où il veut pour inspirer à ces hommes un si grand amour de Jésus-Christ, qu'au péril de la vie même, un immense espoir de pardon les réduise à l'impuissance de le renier? Cette précieuse mort des saints, prévenus par celle de Jésus-Christ, avance infinie de la grâce qui leur fait donner sans crainte leur propre vie pour le gagner lui-même, cette mort des saints montre que l'antique peine du péché est devenue comme une semence de plus riches moissons de justice. Toutefois il ne s'ensuit pas que la mort doive paraître un bien, si la divine miséricorde, et non sa propre vertu, l'utilise avec tant de gloire ; si jadis désignée à la crainte pour que le péché fût prévenu, elle l'est aujourd'hui à l'acceptation pour que le péché soit évité; commis, qu'il soit effacé, et que la palme de la justice devienne la récompense légitime d'une telle victoire. [13,8] Pensons-y bien, quiconque meurt glorieusement pour la foi et la vérité, conjure la mort. On accepte une partie de la mort pour éviter toute la mort, et surtout pour prévenir la seconde qui ne finira jamais. On accepte la séparation de l'âme et du corps, de peur que la séparation de l'un et de l'autre, précédée de la séparation de l'âme et de Dieu, n'accomplisse la première mort de tout l'homme et n'amène l'éternité de la seconde. Ainsi la mort, en tant que souffrance, en tant que force destructive, n'est bonne à personne; on ne la subit avec gloire qu'en vue d'un bien à conserver ou à obtenir. Mais quand les hommes sont dans la mort, ce n'est pas sans raison qu'on peut la dire mauvaise aux méchants et bonne aux bons. Car, séparées du corps, les âmes des justes sont dans le repos, celles des impies, dans les tourments, jusqu'à ce que les corps des uns revivent pour l'éternelle vie, et les corps des autres pour la mort éternelle ou la seconde mort. [13,9] Or ce temps où les âmes séparées du corps sont dans la paix ou dans les souffrances est-il après la mort? est-il la mort même? S'il est après la mort, ce n'est plus la mort, déjà passée, c'est la vie ultérieure, la vie inhérente à l'âme, qui est bonne ou mauvaise. Car la mort n'était un mal qu'au moment où elle était, c'est-à-dire au moment des souffrances qui l'annoncent, dans cette crise douloureuse, mal suprême dont les bons usent bien. Mais, accomplie, la mort peut-elle être bonne ou mauvaise, puisqu'elle n'est plus? Et si l'on y réfléchit sérieusement, on voit que les angoisses dernières, dans les mourants, ne sont pas la mort même. Car tant qu'ils ont le sentiment, ils vivent, et s'ils vivent encore, il faut reconnaître qu'ils sont aux portes plutôt que dans le sein de la mort; car c'est sa venue qui enlève au corps ce sentiment que les approches de la mort changent en angoisses. Comment donc appeler mourants ceux que la mort ne possède pas encore, ceux qui se débattent dans les suprêmes convulsions de l'agonie? Et cependant c'est avec raison qu'on les dit mourants, car, la mort étant venue, ce n'est plus mourants, mais morts qu'on les appelle. Nul n'est donc mourant, s'il n'est vivant; car en cette extrémité même où sont réduits ceux que nous disons rendre l'âme, celui que son âme n'a pas encore quitté vit encore. Il est donc tout à la fois mourant et vivant, c'est-à-dire qu'il approche dela mort et s'éloigne de la vie ; il est encore dans la vie parce que l'âme est présente au corps, et il n'est pas encore dans la mort, parce que l'âme ne s'est pas retirée du corps. Et, après ce départs s'il n'est pas même alors dans la mort, si la mort est derrière lui, quand dira-t-on qu'il est dans la mort? car nul ne sera mourant, si nul ne peut être à la fois mourant et vivant. Tant que l'âme est au corps, peut-on nier la vie ? Ou s'il faut appeler mourant celui qui déjà sent en son corps l'action de la mort, et si nul ne peut être à la fois vivant ou mourant, quand donc est-on vivant? — Je l'ignore. [13,10] En effet, du moment où l'on a commencé d'être en ce corps qui doit mourir, rien ne se passe en nous qui ne conspire la venue de la mort. Car, pendant la durée de cette vie, s'il faut toutefois l'appeler vie, l'instabilité de notre être ne fait que tendre à la mort. Personne qui, après l'année, n'en soit plus proche qu'avant l'année, demain qu'aujourd'hui, aujourd'hui qu'hier, l'instant qui va suivre que l'instant présent, et l'instant présent que celui qui précède. Car tout le temps que l'on vit est retranché de celui qu'on doit vivre, et de jour en jour ce qui reste diminue, en sorte que le temps de cette vie n'est à la rigueur qu'une course vers la mort, course qui ne se laisse ni interrompre ni ralentir; tous sont emportés d'une égale vitesse, et l'intensité de l'impulsion ne diffère point. Celui dont la vie est plus courte n'a pas de jours plus rapides que celui dont la vie est plus longue. Mais l'égale soustraction des moments égaux, dérobés à l'un et à l'autre, montre que le terme était plus rapproché de l'un, plus distant de l'autre, puisque tous deux couraient d'une égale célérité. Autre chose est de faire plus de chemin, autre chose de marcher plus lentement. Ainsi, quand, avant d'atteindre la mort, on parcourt de plus longs espaces de temps, on ne va pas plus lentement, mais on fait plus de chemin. Si donc chacun de nous commence de mourir, ou d'être dans la mort, du moment où commence en lui l'action de la mort même, c'est-à-dire la soustraction continue de la vie; comme la fin de cette soustraction est la fin de la mort, l'homme alors étant au delà de la mort, et non dans la mort, il suit que, du moment où l'on commence d'être dans le corps, on est dans la mort. Car où tend chaque jour, chaque heure, chaque instant, si ce n'est à consommer l'action de la mort, en sorte que le temps soit « après la mort, » qui, pendant la diminution successive de la vie, était dans la mort? Donc, à dater du moment où il est dans ce corps plutôt mourant que vivant, l'homme n'est jamais dans la vie, s'il est vrai qu'il ne puisse être à la fois dans la vie et dans la mort? Et pourtant n'est-il pas vrai qu'il est à la fois et dans la vie et dans la mort : dans la vie, jusqu'à ce qu'elle disparaisse; dans la mort, car il meurt sans cesse tant que sa vie diminue. En effet, s'il n'est pas dans la vie, qu'est-ce donc que ce retranchement qu'il subit jusqu'à ce que la vie s'évanouisse? S'il n'est pas dans la mort, qu'est-ce donc que cette soustraction même de la vie ? Quand la vie est toute retranchée du corps, n'est-ce pas alors qu'il est exact de dire : « après la mort. » N'était-ce pas la mort, tant qu'il y avait à retrancher de la vie? car, la vie étant toute retranchée, si l'homme n'est plus « dans la mort, » mais « après la mort, quand sera-t-il dans la mort, si ce n'est tant que le retranchement s'opère ? [13,11] S'il est absurde de prétendre qu'avant d'arriver à la mort un homme soit déjà dans la mort (car de quelle mort approche-t-il en achevant le cours de sa vie, s'il est déjà dans la mort? ) comme surtout il serait fort étrange de dire qu'il est tout à la fois vivant et mourant, quand il ne saurait tout à la fois veiller et dormir ; je demande quand il sera mourant? Car, avant que la mort vienne, il n'est pas vivant, mais mourant; et quand, elle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Deux termes bien distincts, l'un avant la mort, l'autre après la mort. Quand donc sera-t-il dans la mort (car c'est alors qu'il est mourant) ; mais dans une situation telle qu'à ces trois temps : avant la mort, dans la mort, après la mort, correspondent ces trois états : vivant, mourant et mort? Quand, dis-je, un homme est-il mourant ou dans la mort, non pas vivant, c'est-à-dire « avant la mort; » non pas mort, c'est-à-dire «après la mort, » mais mourant ou dans la mort? Il est fort difficile de le déterminer. Car, tant que l'âme est au corps, surtout s'il conserve le sentiment, l'homme vit, qui est âme et corps ; et par conséquent il faut dire qu'il est « avant la mort, » et non dans la mort; » mais quand l'âme en se retirant aura enlevé au corps tout sentiment, désormais l'homme est « après la mort, » il est mort. C'est donc entre ces deux moments qu'il passe ; car, s'il vit encore, il est « avant la mort ; » s'il a cessé de vivre, il est « après la mort. » Il est donc impossible de le saisir mourant ou dans la mort. C'est ainsi que, dans le cours des temps, on cherche le présent et on ne le trouve pas ; car le passage du futur au passé est sans espace. Cette raison ne pourrait-elle pas aussi établir la présomption qu'il n'y a point de mort du corps? S'il en est une, quand donc est-elle, puisqu'elle n'est en personne et que personne n'est en elle? Vit-on? elle n'est pas encore; car on est avant la mort, on n'est pas dans la mort. A-t-on cessé de vivre? elle n'est plus; on est après la mort, on n'est pas dans la mort. Et pourtant, si, avant ou après, la mort n'est point, que veut dire : avant la mort, ou après la mort? Paroles vides, si la mort n'est point. Ah ! que n'avons-nous assez bien vécu dans le Paradis pour que la mort, en effet, ne fût pas! Et non seulement elle existe aujourd'hui, mais elle est si pénible que les termes manquent pour l'expliquer, comme les moyens pour la fuir. Conformons-nous donc à l'usage, nous le devons ; disons : « Avant la mort; » avant que la mort arrive, comme l'Écriture a dit : « Avant sa mort, ne louez aucun homme. » Quand la mort est venue, disons : Après la mort de tel ou tel, tel ou tel fait s'est passé. Disons encore, autant qu'il est possible, du temps présent : En mourant, cet homme a fait son testament; en mourant, il a fait tel ou tel legs à tel ou tel ; quoiqu'il n'ait pu disposer ainsi, s'il n'était vivant, « avant la mort, » et non « dans la mort. » Parlons encore le langage de l'Écriture, qui dit sans hésiter que les morts sont « dans la mort » et non « après la mort. » N'y lisons-nous pas : "Il n'est personne dans la mort qui se souvienne de vous"? Car, jusqu'à ce qu'ils revivent, il est fort exact de dire qu'ils sont dans la mort, comme on est dans le sommeil, jusqu'à l'instant du réveil. Et toutefois nous appelons dormant l'homme qui se repose dans le sommeil, sans pouvoir appeler mourant l'homme plongé dans la mort. Car on ne meurt plus de la mort du corps, quand on est séparé de son corps. Et c'est précisément ici que j'ai trouvé toute l'insuffisance du langage pour expliquer comment le mourant même est dit vivre; et l'homme mort, l'homme « après la mort » être encore dans la mort. Et comment peut-il être « après la mort, » s'il est encore dans la mort, » quand surtout nous ne pouvons pas l'appeler mourant, dans le sens où nous appelons dormant, celui qui est dans le sommeil, languissant, celui qui est dans la langueur ; dolent, celui qui est dans la douleur ; vivant, celui qui est dans la vie? Est-ce donc avant qu'ils ressuscitent que les morts sont dits être dans la mort, sans toutefois pouvoir être appelés mourants? Serait-il donc invraisemblable et absurde d'attribuer, non pas à la logique humaine, mais à une intention divine, l'impossibilité grammaticale de décliner régulièrement en latin les modes de ce verbe : MORITUR. ORITUR forme naturellement ORTUS EST, expression du temps passé; et ainsi des autres verbes qui expriment les vicissitudes du passé. Si nous les demandons à MORITUR, il répond : MORTUUS EST, en doublant la lettre U. Car on dit MORTUUS, comme on dit FATUUS, ARDUUS, CONSPICUUS, qui n'ont aucun rapport au passé, et, en tant que noms, se déclinent en dehors du temps. Mais ici, comme pour décliner l'indéclinable, on transforme le nom en participe passé. Il est donc fort rationnel que le verbe lui-même, comme l'action qu'il exprime, demeure indéclinable. Aidés toutefois de la grâce de notre Rédempteur, nous pouvons du moins décliner la seconde mort. Elle, en effet, est beaucoup plus terrible; et, de tous les maux, le pire, cette mort qui ne procède plus de la séparation de l'âme et du corps, mais de l'éternel embrassement de l'un et de l'autre dans les souffrances éternelles. C'est alors que les hommes ne seront plus « avant la mort » et « après la mort, mais toujours « dans la mort, » c'est-à-dire jamais vivants, jamais morts, mais mourants sans fin. Ce sera, en effet, le suprême malheur pour l'homme dans la mort, que la mort même ne meure plus! [13,12] Ainsi, quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes, s'ils transgressaient le commandement imposé par lui, s'ils ne gardaient point l'obéissance; de quelle mort, de celle de I'âme ou du corps ou de tout l'homme ; ou de celle qu'on nomme la seconde mort; il faut répondre : de toutes. Car la prernière comprend celles de l'âme et du corps ; la seconde les comprend toutes. Toute la terre se compose de plusieurs terres ; toute l'Église, de plusieurs Églises; ainsi toute la mort, de toutes les morts. Si donc la première mort en comprend deux, celle de l'âme et celle du corps, quand l'âme, sans Dieu et sans corps, est livrée aux souffrances d'une expiation temporaire; la seconde mort, c'est l'âme séparée de Dieu, et réunie à son corps pour souffrir des peines éternelles. Donc, lorsque Dieu dit au premier homme qu'il a placé dans le Paradis, en lui montrant le fruit défendu : « Du jour que vous en aurez mangé, vous mourrez de mort, » ce n'est pas seulement la première moitié de cette première mort, quand l'âme est privée de Dieu; ni la seconde moitié, quand le corps est privé de l'âme ; ce n'est pas cette première mort tout entière, ce supplice de l'âme séparée de Dieu et du corps ; mais, c'est toutes morts jusqu'à la dernière, jusqu'à la seconde, qui n'est suivie d'aucune autre, c'est toute mort possible que cette menace comprend. [13,13] Car, aussitôt après la transgression du commandement, la grâce divine se retire, et ils demeurent confondus dans la nudité de leur corps. Les premières feuilles de figuier qui, se présentent à eux dans leur trouble, ils en couvrent ces membres dont naguère ils ne rougissaient pas. Ils sentaient donc en leur chair désobéissante un mouvement inconnu, représailles vengeresses de la justice contre leur propre désobéissance. L'âme, enivrée de l'abus de sa propre liberté, dédaigne le service de Dieu, et le corps son premier serviteur, la dédaigne. Elle abandonne volontairement son Seigneur, et elle ne dispose plus à sa volonté de son esclave; elle n'a plus sur sa chair cet empire absolu qu'elle eût conservé toujours, si elle-même fût demeurée soumise à Dieu. Dès ce moment commence cette convoitise de la chair contre l'esprit, cette guerre intérieure avec laquelle nous naissons; originaires de la mort, portant dans nos membres et dans la nature corrompue ce combat où la victoire lui reste; triste hérédité du premier crime. [13,14] Dieu, en effet, a créé l'homme droit; Dieu, auteur de la nature et non du vice; mais volontairement corrompu, et justement condamné, l'homme a transmis avec le sang sa corruption et sa peine. Car nous étions tous en lui, quand tous nous étions lui seul; lui, tombé dans le péché, par la femme, tirée de lui avant le péché. La forme particulière de chaque existence n'était pas encore créée, nul de nous n'était pas en possession de sa vie propre; mais le germe d'où nous devions sortir était déjà cette nature génératrice, qui, altérée par le péché, chargée des liens de la mort, sous une juste condamnation, astreint à une même condition l'homme qui naît de l'homme. Ainsi, de l'abus du libre arbitre sort l'ère de malheurs, et une longue chaîne de misères se déroule, qui conduit le genre humain, dépravé dans sa source et comme flétri dans sa racine, jusqu'à la seconde mort, jusqu'à la mort sans fin, dont celui-là seul est excepté que la grâce divine affranchit. [13,15] Or, comme il a été dit : « Vous mourrez de mort, » et non de « morts, » si nous ne voulons entendre que la seule mort de l'âme abandonnée de sa vie, qui est Dieu même (et ce n'est pas l'abandon de Dieu qui la rend infidèle, mais son infidélité qui cause l'abandon de Dieu : car, pour le mal de l'homme, la volonté humaine prévient Dieu ; pour le bien de l'homme, la volonté de Dieu prévient l'homme, soit qu'il le tire du néant, soit qu'il le retire des abîmes de la chute); si donc nous ne voulons entendre que cette mort dans ces menaçantes paroles de Dieu : « Du jour que vous en aurez mangé, vous mourrez de mort : » comme s'il disait : Du jour que vous m'aurez abandonné par désobéissance, je vous abandonnerai par justice; assurément, par cette mort, il les menaçait de toutes celles qui devaient infailliblement la suivre. Car, à ce mouvement de rébellion qui s'élève en la chair contre l'âme rebelle, à la honte qui les porte à couvrir leur nudité, les premiers coupables sentent cette première mort où Dieu délaisse l'âme. Cette mort, Dieu lui-même la déclare quand il dit à l'homme qui se cache dans le délire de l'épouvante : « Adam, où es-tu? » Dieu n'ignore pas où est l'homme, il ne le cherche pas, mais il lui demande avec reproche où il peut être, si Dieu n'y est pas. Plus tard, quand, brisé par l'âge, épuisé de vieillesse, le corps est à son tour délaissé de l'âme, cette autre mort, nouveau châtiment du péché de l'homme, vient vérifier la menace : « Tu es terre, et tu retourneras en terre, » afin que ces deux morts accomplissent la première, qui est la mort de tout l'homme, et que doit suivre à la fin des temps la seconde mort, s'il n'est délivré par la grâce. Car le corps, qui est de terre, ne saurait retourner en terre sans la mort qui lui est propre, s'il n'était délaissé de sa vie, c'est-à-dire de l'âme. Il est donc constant pour les chrétiens sincèrement attachés à foi catholique que la mort même du corps n'est pas une loi de la nature, car Dieu n'a créé aucune mort pour l'homme : mais le châtiment légitime du péché; c'est la vengeance du crime que Dieu poursuit, quand il dit à l'homme en qui dès lors nous étions tous : "Tu es terre, et tu retourneras en terre." [13,16] Mais ces philosophes, ennemis calomnieux contre lesquels je défends la Cité de Dieu, c'est-à-dire son Église, s'imaginent être sages de tourner en ridicule notre doctrine sur la séparation de l'âme et du corps, que nous regardons comme l'un des châtiments de l'âme, parce que, suivant eux, elle n'atteint la perfection de la béatitude qu'au moment où, dépouillée de tout corps, elle revient à Dieu, simple, seule, et pour ainsi dire nue. Ici peut-être, si leurs propres ouvrages ne me fournissaient aucune réfutation de cette opinion, j'aurais une discussion laborieuse à soutenir pour démontrer que ce n'est point le corps, mais le corps corruptible, qui est à charge à l'âme. Et de là cette parole de l'Écriture, rappelée au livre précédent : "Le corps corruptible appesantit l'âme." L'Écriture ajoute : "corruptible"; car ce n'est pas le corps en soi, mais le corps tel que le péché et la justice l'ont fait, qu'elle représente comme un fardeau pour l'âme. Et l'Écriture n'eût-elle rien ajouté, nous ne devrions pas l'entendre autrement. Mais, quand Platon déclare hautement que les dieux, créatures du Dieu suprême, ont des corps immortels; quand il introduit ce Dieu même, créateur des autres dieux, leur promettant comme une faveur insigne de demeurer éternellement avec leurs corps, sans que jamais aucune mort les en détache, qu'est-ce à dire? Ces sophistes, aujourd'hui, pour inculper la foi chrétienne, feignent d'ignorer ce qu'ils savent! et peu leur importe de combattre leurs propres sentiments, pourvu qu'ils ne cessent de nous contredire ! Car voici, dans la version de Cicéron, les paroles mêmes que Platon prête au Dieu souverain s'adressant à ces dieux qu'il a créés : « Vous, dieux des dieux, considérez de quelles oeuvres je suis l'auteur et le père. Elles ne sauraient périr sans ma volonté, quoique tout être composé de parties soit sujet à dissolution. Mais il est d'un méchant de vouloir briser le lien formé par la raison. Ainsi, ayant commencé d'être, vous ne pouvez naturellement échapper à la mort, ni à la dissolution; cependant vous ne serez jamais dissous; aucune destinée funeste ne prévaudra contre ma volonté. Ma volonté est un lien plus fort pour assurer votre perpétuité que ceux qui viennent d'unir les parties constitutives de votre être. » Voilà donc les dieux, suivant Platon, mortels par la liaison de l'âme et du corps, immortels par le décret et la volonté de Dieu leur créateur. Si donc c'est une peine pour l'âme d'être liée à un corps quel qu'il soit, comment Dieu cherchant à les rassurer pour ainsi dire contre la mort, c'est-à-dire contre la dissolution corporelle, leur promet-il l'immortalité ? non pas en vertu de leur nature, composée et non simple, mais en vertu de son irrésistible volonté qui peut faire que ce qui a commencé ne finisse point, que ce qui est uni ne se dissolve point et demeure incorruptible? Et ce sentiment que Platon professe sur les astres est-il véritable; c'est une autre question; car il ne faut pas lui accorder que dans ces globes étincelants qui, le jour ou la nuit, répandent sur la terre une lumière corporelle, vive une âme particulière, une âme intellectuelle et bienheureuse; ce que Platon affirme encore expressément de l'univers, animal immense, s'il faut l'en croire, en qui tous les autres animaux seraient contenus. Mais, je le répète, c'est une autre question, que je n'ai pas dessein de discuter ici. Et cette opinion, je ne l'ai rapportée que contre ces platoniciens, si fiers de leur nom ou de leur doctrine, qu'ils rougiraient d'être chrétiens; leur orgueil repousse ce nom qu'il faudrait partager avec la multitude; ils le repoussent comme un déshonneur: insolents porteurs de manteaux, plus leur nombre est petit, plus leur superbe est grande. Cherchant le point où ils puissent combattre la doctrine chrétienne, ils attaquent l'éternité des corps, comme s'il y avait contradiction à vouloir la félicité de l'âme et à désirer son éternelle union avec le corps, lien d'angoisses, à les entendre ; et cependant Platon, leur auteur et leur maître, prétend que c'est un don particulier que le Dieu souverain fait aux dieux son ouvrage, en leur accordant de ne pas mourir, c'est-à-dire d'être inséparablement liés à leurs corps. [13,17] Ces philosophes soutiennent encore que des corps terrestres ne peuvent être immortels; et cependant cette terre, membre central de leur Dieu, non du Dieu souverain, mais d'un grand Dieu toutefois, c'est-à-dire ce monde visible, ils n'hésitent pas à la déclarer éternelle. Si donc le Dieu souverain leur a fait, suivant eux, un autre Dieu, ce monde, supérieur aux autres divinités; s'ils regardent ce Dieu comme un animal, corps immense en qui une âme raisonnable ou intellectuelle est renfermée, et disposant des quatre éléments comme de membres situés chacun suivant l'ordre et la convenance; membres dont, à leur gré, pour prévenir la mort d'un tel dieu, ils déclarent la liaison indissoluble et éternelle; si en un mot la terre, nombril de ce vaste corps, est éternelle, pourquoi donc les corps des autres animaux terrestres ne pourraient-ils, par la volonté de Dieu, être éternels? C'est, disent-ils, qu'il faut rendre la terre à la terre d'où les corps des animaux sont tirés; et par conséquent il est nécessaire que cette terre organisée se dissolve et meure, pour retourner à la terre matrice, à la terre immuable et éternelle. Or, qu'un autre vienne en dire autant du feu, et prétendre qu'il faut rendre au feu universel ces corps sortis de lui pour devenir les animaux célestes; l'immortalité que Platon semble promettre à ces dieux au nom de Dieu même va-t-elle donc succomber au choc de cette discussion ! Ou, s'il n'en est pas ainsi, est-ce parce que Dieu ne le veut pas, Dieu dont aucune puissance, dit Platon, ne peut vaincre la volonté? Qui empêche donc que Dieu n'ait la même volonté à l'égard des corps terrestres, puisqu'il peut faire que ce qui a commencé existe sans fin ; que ce qui est uni, demeure indissoluble, que ce qui est tiré des éléments ne retourne pas aux éléments ; et cette puissance, Platon l'accorde à Dieu. Pourquoi donc lui refuserait-il celle de préserver de la mort les êtres terrestres? Est-ce donc à la volonté des platoniciens, et non pas à la foi des chrétiens, qu'il faut mesurer la puissance divine? Ainsi les philosophes auront pu connaître les conseils et la puissance de Dieu, impénétrables aux prophètes ; ainsi la lumière manque aux prophètes inspirés de l'Esprit-Saint qui leur découvre, autant qu'il lui plaît, les volontés de Dieu; et elle éclaire les philosophes, livrés à la merci des conjectures humaines. Encore devaient-ils se mettre assez en garde, non seulement contre l'ignorance, mais plutôt contre l'orgueil obstiné, pour ne pas se contredire eux-mêmes jusqu'à soutenir, d'une part, de toutes les forces de leurs raisonnements que l'âme ne saurait être heureuse si elle ne fuit tout corps quel qu'il soit, et, d'autre part, que la félicité. suprême appartient aux âmes des dieux, liées néanmoins à des corps éternels; celles des dieux célestes à des corps de feu; celle de Jupiter, qui, dans leur système, n'est autre que ce monde, à tous les éléments matériels dont se compose cette sphère immense, de la terre aux cieux. Cette âme, si l'on en croit Platon, du point milieu de la terre que les géomètres appellent centre, rayonne et s'étend, suivant certaine mélodie des nombres, jusqu'aux dernières hauteurs du ciel; d'où il suit que ce monde est un animal souverainement grand, souverainement heureux, éternel, dont l'âme, élevée au plus haut degré de sagesse et de bonheur, demeure à jamais fidèle à son corps, et dont le corps, quoique formé de tant d'éléments divers, ne peut retarder ni appesantir cette âme où il puise incessamment la vie. Voilà donc ce qu'ils permettent à leurs imaginations, et ils n'accorderont pas à la volonté divine la puissance d'immortaliser des corps terrestres, où les âmes vivent à l'avenir éternellement heureuses, sans en être appesanties, sans en être séparées par la mort? Et cependant, à les en croire, il en est ainsi pour les dieux, dans des corps de feu, et pour Jupiter, le roi de ces dieux, dans tous les éléments corporels. Si l'âme, en effet, ne peut être heureuse qu'en fuyant tout corps, que ces dieux fuient donc les globes célestes, que Jupiter fuie du ciel et de la terre! S'ils ne le peuvent, les voilà malheureux. Mais les philosophes reculent devant cette alternative; n'osant attribuer à leurs dieux le divorce du corps et de l'âme, de peur qu'on ne les accuse d'adorer des mortels : ou la privation de la béatitude, de peur d'avouer le malheur de leurs dieux. Il n'est donc pas vrai que pour obtenir la félicité il faille se dérober à tout corps, mais seulement à ce corps périssable, fâcheux, pesant, qui meurt chaque jour; non tel que la bonté de Dieu l'a fait aux premiers hommes, mais tel que la peine du péché l'a forcé d'être. [13,18] Mais, disent-ils, il est nécessaire que le poids naturel des corps les fixe à terre ou les y précipite : par conséquent ils ne sauraient être dans le ciel. A la vérité les premiers hommes étaient sur la terre, sous les fertiles et délicieux ombrages du paradis. Mais il faut répondre à l'objection, en considération du corps avec lequel Jésus-Christ monta au ciel, ou en considération de ceux qui attendent les saints à la résurrection. Que l'on soumette donc la pesanteur des corps eux-mêmes à un examen plus sérieux. Si, en effet, des métaux qui ne pourraient reposer sur l'eau sans plonger à l'instant se transforment en vases que l'industrie humaine rend capables de surnager, ira-t-on contester à Dieu les secrets de sa toute puissance? Et si Platon accorde à sa volonté souveraine de pouvoir affranchir de toute fin ce qui a commencé, de toute dissolution ce qui est uni, quand d'ailleurs l'union de l'incorporel au corps est infiniment plus merveilleuse que celle d'un corps à une autre substance corporelle; sera-t-il plus difficile à Dieu de dégager une masse d'argile du poids qui la précipite, et d'assurer à des esprits parfaitement heureux la liberté de mouvoir des corps terrestres, il est vrai, mais incorruptibles, de les mouvoir, dès qu'il leur plaît, où il leur plaît, avec une agilité inconnue? Que si les anges peuvent enlever d'où ils veulent et placer où ils veulent des animaux terrestres quels qu'ils soient, ne le peuvent-ils donc qu'à la condition de les soulever avec effort? Pourquoi donc les esprits des saints élevés dans la gloire ne pourraient-ils librement porter ou arrêter leurs corps à leur gré? Le poids des corps, comme l'expérience nous l'apprend, est en raison de leur masse : plus il y a de matière, plus la pesanteur est grande; et cependant l'âme sent plus léger le fardeau du corps robuste et sain que du corps amaigri et débile. Et quoique l'homme vigoureux de santé soit aux épaules d'autrui plus pesant que le même homme consumé de langueur, toutefois il est plus agile à mouvoir, à porter son corps, dans la santé, qui lui donne plus de masse, que dans les souffrances de la maladie ou de la faim, qui l'épuisent. Tant il est vrai que sur l'état des corps, même corruptibles et mortels, le poids et la densité ont moins d'influence que le tempérament et l'équilibre. Et quelles paroles pourraient mesurer la distance infinie qui sépare ce que maintenant nous appelons la santé et l'immortalité future? Cessez donc, philosophes, d'invoquer la pesanteur des corps pour contredire notre foi. Ne pourrais-je encore leur demander pourquoi ils refusent de croire qu'un corps puisse être dans le ciel, quand le globe terrestre se balance dans le vide? Mais peut-être pourraient-ils trouver un argument plus spécieux dans l'attrait qui fait graviter toute pesanteur vers le centre du monde? Voilà donc ce que je réponds : Si les dieux inférieurs auxquels Platon a délégué la formation de l'homme, ont pu séparer du feu la vertu de brûler sans lui interdire celle de briller par les yeux; ce Dieu souverain, cette volonté toute puissante à qui Platon accorde d'affranchir de toute fin ce qui a commencé, et de toute dissolution des substances liées ensemble, aussi différentes, aussi étrangères l'une à l'autre que le corps et l'esprit; lui refuserez-vous de pouvoir ôter la corruption à la chair de l'homme en lui donnant l'immortalité, conserver sa nature dans la convenance et l'harmonie de ses organes, en l'allégeant du poids de cette argile? Mais c'est à la fin de cet ouvrage que je veux, s'il plaît à Dieu, approfondir les questions de la foi en la résurrection des morts et en leur immortalité corporelle. [13,19] Je reviens maintenant à mes explications sur les corps des premiers hommes, et j'affirme que cette mort, bonne pour les bons, cette mort connue non seulement d'un petit nombre par l'intelligence ou la foi, mais de tous par l'expérience, cette mort qui, séparant l'âme et le corps, fait que ce corps animé, qui évidemment vivait, cesse évidemment de vivre, non, cette mort n'eût pu les atteindre, si leur péché n'eût mérité ce salaire. Car, bien que les âmes des justes trépassés vivent en paix, ce dont il n'est point permis de douter, il est si vrai néanmoins qu'il vaudrait mieux pour elles vivre avec leurs corps sains et robustes, que ceux qui font de l'absence du corps une condition de la félicité parfaite, condamnent eux-mêmes cette opinion par leurs propres sentiments. Qui d'entre eux, en effet, oserait préférer leurs sages aux dieux; ces sages, mortels ou déjà morts, c'est-à-dire sortis de leurs corps ou assurés d'en sortir un jour, à ces dieux immortels qui, dans Platon, reçoivent du Dieu suprême, comme un immense bienfait, la promesse d'une vie indissoluble, d'une éternelle union avec leurs corps ? Or, suivant Platon, la plus haute faveur où, après une vie pieuse et juste, l'homme puisse prétendre, c'est d'être, au sortir de son corps, reçu dans le sein de ces dieux qui n'abandonnent jamais le leur : « Afin de remonter, libre de tout souvenir, aux régions terrestres, avec le désir nouveau de rentrer dans les liens corporels : » paroles admirées dans Virgile qui les emprunte au dogme platonique. C'est en effet l'opinion de Platon que les âmes humaines ne peuvent pas résider toujours dans leurs corps, dont la nécessité de la mort les sépare; et que, d'autre part, elles ne peuvent pas toujours demeurer sans corps, mais qu'elles tournent dans un cercle éternel de mort et de renaissance. Voilà donc ce qui distingue le sage du reste des hommes; c'est qu'après sa mort, élevé au ciel, il repose un peu plus longtemps dans l'astre où sa place est marquée, pour retourner, oublieux de ses misères passées, vaincu par le désir d'avoir un corps, aux travaux et aux souffrances de l'humanité; tandis que les hommes qui auront vécu d'une vie stupide retrouveront incessamment les corps dus à leurs mérites, corps d'hommes ou de brutes. Ainsi, en leur refusant des corps avec lesquels elles puissent vivre dans une immortelle union, Platon assujettit même les âmes vertueuses et sages à cette condition de ne pouvoir ni résider toujours dans leurs corps, ni demeurer sans leurs corps dans une éternelle pureté. Ce dogme de Platon, Porphyre, contemporain de l'ère chrétienne, le répudie avec honte, je l'ai dit aux livres précédents, et non seulement il exclut l'âme humaine du corps de la brute, mais il veut qu'affranchie à jamais de tout lien corporel, l'âme du sage, fuyant tout corps, demeure éternellement heureuse dans le sein du Père. Ainsi craignant de céder la victoire à Jésus-Christ qui promet aux saints la vie éternelle, lui aussi proclame l'éternelle félicité des âmes purifiées, sans aucun retour à leurs anciennes misères, et, pour lutter contre Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps incorruptibles, et déclare que les âmes vivront éternellement sans ces corps d'argile, que dis-je? sans aucune espèce de corps. Et cette opinion, quelle qu'elle soit, ne l'a pas décidé à relever ses disciples de l'adoration des divinités corporelles. N'est-ce donc pas que, pour n'être unies à aucun corps, il ne croit point ces âmes humaines meilleures que les dieux? Que si ces sophistes n'osent pas, comme ils ne l'oseront pas, je l'affirme, préférer les âmes aux dieux souverainement heureux, malgré leur union à des corps éternels, pourquoi donc la foi chrétienne leur paraît-elle absurde quand elle enseigne que, sans le péché, les hommes, créés pour n'être jamais séparés de leurs corps, et recevant en récompense du commandement gardé le don de l'immortalité, eussent à jamais vécu avec leurs corps; et que les saints, à la résurrection, reprendront ces mêmes corps compagnons de leurs labeurs ici-bas, assurés désormais, dans leur chair, contre toute corruption, toute langueur; dans leur béatitude, contre toute affliction, toute adversité? [13,20] Ainsi, aux âmes des fidèles trépassés la mort est légère, parce que leur chair repose en espérance, quelque outrage qu'ait reçu cette chair inanimée. Car, n'en déplaise à Platon, ces âmes soupirent après leurs corps, non par oubli du passé, mais par souvenir des promesses de celui qui ne trompe jamais et qui leur assure le compte de leurs cheveux. La résurrection de ces corps, où elles ont tant souffert, où elles ne souffriront plus à l'avenir, elles l'attendent avec un désir tempéré de patience. Cette chair, en effet, qu'elles ne haïssaient pas quand il fallait contre les révoltes de son infirmité s'armer des droits de l'esprit, combien leur est-elle précieuse, devenue spirituelle? Et s'il est permis d'appeler charnel l'esprit esclave de la chair, la chair esclave de l'esprit peut être légitimement appelée spirituelle, non qu'elle se transforme en esprit, comme plusieurs l'infèrent de ces paroles : « Le corps est semé animal pour ressusciter spirituel, » mais, parce que, soumise à l'esprit, avec une souveraine et admirable facilité d'obéissance qui garantit au désir même de l'immortalité la certitude d'être accompli, elle ne sent plus les épines de la douleur et le fardeau de cette périssable argile. Car alors elle ne sera pas seulement telle qu'elle est aujourd'hui dans la meilleure santé, mais encore tout autre qu'elle n'était dans les premiers hommes avant le péché. Bien qu'en effet ils ne dussent pas mourir, s'ils n'eussent péché, ils avaient toutefois besoin d'aliments, en tant qu'hommes dont le corps n'était pas encore spirituel, mais animal et terrestre. Le dépérissement et la vieillesse ne les conduisaient point, il est vrai, à la nécessité de mourir; car une grâce admirable de Dieu leur faisait puiser la vie à cet arbre fertile planté avec l'arbre défendu au milieu du paradis; ils empruntaient cependant leur nourriture aux fruits de tous les arbres, un seul excepté, un seul interdit, non comme substance mauvaise, mais afin de glorifier ce bien de pure et simple obéissance, suprême vertu de la créature raisonnable qui demeure dans son ordre de soumission à Dieu son créateur. Si donc en cueillant le fruit de l'arbre défendu, il ne s'agissait pas de cueillir un mal, le mal était de cueillir. Or ils se nourrissaient de tous les autres fruits pour éloigner du corps animal l'angoisse de la faim et de la soif, et ils goûtaient de ceux de l'arbre de vie pour conjurer de toutes parts l'invasion de la mort sur les ruines de la vieillesse que le temps précipite. Partout ailleurs, l'aliment; ici, le mystère. Ce fruit de vie, n'est-il pas, dans le paradis terrestre, comme dans le paradis spirituel, la sagesse de Dieu dont il est écrit : « C'est un arbre de vie pour qui l'embrasse. » [13,21] Aussi, tout ce paradis même où la tradition véritable de la Sainte Écriture place les premiers auteurs du genre humain, plusieurs l'entendent spirituellement, et traduisent ces arbres chargés de fruits en oeuvres de vie, en vertus morales; comme si ces expressions, purement symboliques, ne reposaient sur aucune réalité visible et corporelle. Quoi donc! il faut nier comme impossible le paradis terrestre, parce que l'on peut le prendre en un sens spirituel? Ainsi, deux femmes n'auront pas existé, Agar et Sara, mères des deux fils d'Abraham, nés, l'un de l'esclave, l'autre de la femme libre; parce que l'apôtre découvre ici la figure des deux Testaments? et il ne sera pas vrai que, sous la verge de Moïse, l'eau soit sortie de la pierre, parce que la pierre peut figurer Jésus-Christ même? « La pierre, dit encore l'apôtre, était Jésus-Christ. » Non, il n'est point défendu de voir dans le paradis terrestre, la vie des bienheureux; dans ses quatre fleuves, les quatre vertus, la prudence, la force, la tempérance et la justice; dans ses arbres, toutes les sciences utiles; dans leurs fruits, les oeuvres pieuses; dans l'arbre de vie, la sagesse, mère de tous biens; dans l'arbre de la science du bien et du mal, l'expérience du commandement transgressé. Car la peine que Dieu décerne contre le pécheur est un bien, en tant que justice; elle n'est pas un bien pour l'homme qui la subit. Et tout cela peut encore mieux s'entendre comme prophéties de l'Église. Ainsi, le paradis c'est l'Église elle-même, selon le témoignage du Cantique des cantiques; les quatre fleuves du paradis sont les quatre évangiles; les arbres fruitiers, les saints; les fruits, leurs oeuvres; l'arbre de vie, le Saint des saints, le Christ; l'arbre de la science du bien et du mal, le libre arbitre de la volonté. L'homme en effet, contempteur de la volonté divine, ne saurait faire de lui-même qu'un usage funeste; et il apprend ainsi combien il est différent de s'attacher au bien commun de tous, ou de se complaire en son propre bien. Car celui qui s'aime ne se donne qu'à lui-même, et il est inévitable que, débordant de tristesses et de craintes, s'il sent toutefois ses maux, il s'écrie avec le psalmiste : « Mon âme, se retournant vers elle-même, s'est troublée; » et reconnaissant son crime : Seigneur, c'est en vous que je garderai toute ma force. Que l'on adapte ces explications du paradis au sens spirituel, celles-ci et autres semblables, rien n'empêche, pourvu toutefois que l'on ne déroge en rien à la foi que réclame la profonde sincérité du récit historique. [13,22] Donc les corps des justes, tels qu'ils seront après la résurrection, n'auront besoin d'aucun arbre pour.détourner les ravages de la maladie et de la vieillesse, avant-coureurs de la mort, ni d'aucun aliment corporel pour conjurer l'impression douloureuse de la faim et de la soif. Revêtus du privilége de l'immortalité, inviolable et certain, il leur sera loisible de prendre à leur gré des aliments, sans que la nécessité les y porte ; à l'exemple des anges, qui, dans leurs apparitions visibles et sensibles, ont voulu parfois s'associer en apparence aux besoins de l'homme. Et il ne faut pas supposer que cette action des anges n'ait été qu'illusion, quand ils demandaient aux hommes l'hospitalité, quoique ceux-ci, ignorant quels hôtes ils recevaient, aient pu leur prêter les besoins de l'humanité. « Vous m'avez vu manger, dit l'ange à Tobie, mais vos yeux seuls voyaient : » c'est-à-dire, Vous pensiez que, comme vous, je prenais des aliments pour réparer mes forces. Que si cependant il est permis d'adopter sur les anges telle autre opinion comme plus probable, du moins la foi chrétienne n'hésite-t-elle pas à affirmer que le Christ lui-même après sa résurrection, quoique déjà revêtu d'une chair spirituelle et toutefois véritable, ait partagé avec ses disciples le pain et le breuvage. Ce n'est pas, en effet, la faculté, mais la nécessité de manger et de boire qui disparaîtra du corps; - corps spirituel, non qu'il cesse d'être corps, mais en tant que vivifié par l'esprit. [13,23] Et les corps, qui ont une âme vivante, et non encore un esprit vivifiant, on les appelle corps animaux; corps, et non pas âmes. Ainsi des corps appelés spirituels; gardons-nous de croire qu'ils deviennent esprits : ils conservent la substance de la chair, mais l'esprit vivifiant les affranchit de la pesanteur et de la corruption charnelle. L'homme ne sera plus alors terrestre, mais céleste; non que ce corps tiré de la terre cesse d'être lui-même, mais c'est que, par le don de Dieu, changeant de qualité, sans perdre sa nature, ce corps devient capable d'habiter le ciel même. Or le premier homme, l'homme terrestre, formé de la terre, est créé en âme vivante, et non en esprit vivifiant; c'était le prix réservé à son obéissance. Donc ce corps qui avait besoin d'aliments contre les souffrances de la faim et de la soif, ce corps qui ne possédait pas l'indestructible, l'absolue immortalité, que l'arbre de vie défendait de la nécessité de la mort et maintenait dans le printemps de la jeunesse, ce corps n'était pas spirituel, il était animal, cela n'est pas douteux; et toutefois il ne devait pas mourir, si, au mépris des prédictions et des menaces de Dieu, son crime ne l'eût précipité dans le châtiment, Et maintenant, repoussé de l'arbre de vie, livré comme une proie au temps et à la vieillesse, les aliments qui, hors du paradis même, ne lui sont pas refusés, soutiennent cette même vie que, dans un corps animal, mais destiné, pour prix de son obéissance, à devenir spirituel, l'innocence du paradis eût pu prolonger à jamais. Et quand nous entendrions aussi de cette mort évidente qui rompt le lien de l'âme et du corps, ces paroles de Dieu : « Du jour où vous aurez mangé de ce fruit, vous mourrez de mort », il ne doit pas néanmoins sembler étrange que ce lien n'ait pas été brisé le jour même où fut cueilli le fruit défendu et mortel. Car c'est ce même jour où la nature en nos premiers pères change et s'altère, où la justice qui leur interdit l'accès de l'arbre de vie les réduit à la nécessité de la mort corporelle, nécessité que nous apportons en naissant. Aussi l'apôtre ne dit pas : Le corps doit mourir à cause du péché; - mais : « Le corps est mort à cause du péché; et l'esprit est vie à cause de la justice; » et il ajoute : « Que si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son esprit qui habite en vous. » Et le corps, qui est maintenant en âme vivante, sera dès lors en esprit vivifiant; toutefois l'apôtre l'appelle mort, en tant que lié par la nécessité de mourir. Mais dans le paradis il était tellement en âme vivante, quoique non pas en esprit vivifiants que l'on ne pouvait lui appliquer l'expression de mort; car il fallait qu'il commît le crime pour être soumis à la nécessité de mourir. Et lorsque Dieu, par cette parole : « Adam, où es-tu ? déclare la mort de l'âme délaissée de Dieu, comme par cette autre parole : "Tu es terre, et en terre tu retourneras", il déclare la mort du corps délaissé de l'âme, il faut croire que, s'il ne dit rien de la seconde mort, c'est qu'il a voulu la tenir secrète jusqu'à la révélation du Testament nouveau où cette seconde mort est publiée, afin que la première mort, commune à tous, parût évidemment venir du péché, commun à tous en un seul; quant à la seconde mort, elle n'est pas commune à tous à cause de ceux que « Dieu, dit l'Apôtre, a appelés selon son décret; qu'il a connus dans sa prescience, et prédestinés à devenir conformes à l'image de son fils, afin qu'il fût l'aîné de plusieurs frères; » et ces frères, la grâce de Dieu, par le médiateur, les délivre de la seconde mort. Le premier homme a donc été créé dans un corps animal, et c'est le témoignage de l'Apôtre, quand, voulant distinguer du corps, animal maintenant, ce même corps, spirituel dans la résurrection : « ll est semé plein de corruption;, dit-il, et il se lèvera incorruptible; il est semé avec ignominie, et il se lèvera glorieux; il est semé dans l'anéantissement, il se lèvera vigoureux ; il est semé corps animal, il se lèvera corps spirituel. Comme il y a corps animal, ajoute-t-il, il y a aussi corps spirituel. » Et pour montrer ce que c'est qu'un corps animal : "Il est écrit, dit-il : Le premier homme a été créé en âme vivante." Ainsi, quoique en parlant du premier homme qui fut appelé Adam, l'Écriture ne dise point, au moment où l'âme lui fut inspirée par le souffle de Dieu : et l'homme a été créé dans un corps animal, mais « L'homme a été créé en âme vivante; » il est évident néanmoins que ces paroles désignent le'corps animal. Quant au corps spirituel, il montre comment il faut l'entendre en ajoutant : « Mais le second Adam, en esprit vivifiant; » expressions qui marquent le Christ, dont la résurrection est si réelle, qu'il ne peut plus désormais mourir. Il continue : « Or ce n'est pas le corps spirituel qui précède, mais le corps animal, puis le spirituel; » d'où il suit plus clairement encore que c'est bien le corps animal qu'il désigne en ces termes : Le premier homme fut créé en âme vivante; - et le corps spirituel, quand il ajoute : « Mais le second Adam, en esprit vivifiant. » Ainsi, d'abord le corps animal, le corps du premier Adam, qui toutefois, sans le péché, ne devait pas mourir; notre corps, celui de la nature dégradée et corrompue, tel que l'a fait le péché qui le soumet à la nécessité de la mort; tel que le Christ l'a daigné prendre pour nous, non par nécessité, mais par puissance; — et puis, le corps spirituel, tel qu'il est déjà dans le Christ, comme dans notre chef, tel qu'il sera dans ses membres à la dernière résurrection des morts. L'Apôtre signale ensuite la différence de ces deux hommes : « Le premier homme est l'homme terrestre, l'homme formé de la terre; le second est l'homme céleste, l'homme venu du ciel: terrestres sont les enfants de l'homme terrestre; célestes seront les enfants de l'homme céleste; et comme nous revêtons l'image de l'homme terrestre, revêtons aussi l'image de l'homme du ciel. Et tel est l'enseignement de l'Apôtre, afin que le sacrement régénérateur commence en nous l'oeuvre de notre renaissance : « Tous tant que vous êtes, dit-il ailleurs, baptisés en Jésus-Christ, vous avez revêtu Jésus-Christ; » mais elle ne sera réellement accomplie qu'à l'heure où ce qui est animal en nous par la naissance deviendra spirituel par la résurrection. J'emprunte encore les paroles de l'Apôtre : "L'espérance nous sauve". Or, l'homme terrestre que nous revêtons, cette filiation du crime et de la mort, c'est la génération qui nous le transmet; mais l'image de l'homme céleste, ce don de la grâce et de la vie éternelle reçu dans la régénération, ce n'est que par le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme, que nous pouvons la revêtir. Il est l'Homme céleste que nous montre l'Apôtre, parce qu'il est venu du ciel se revêtir du corps de notre terrestre mortalité, afin de le revêtir à son tour de sa céleste immortalité. Et ceux dont il est le Précurseur, il les appelle aussi célestes, parce qu'ils deviennent ses membres par sa grâce, pour être avec eux un même Christ, tête et corps. C'est ce qu'il déclare dans la même épître en termes plus évidents encore : « Par un homme la mort, et par un homme la résurrection des morts. Tous meurent en Adam, tous revivront en Jésus-Christ ; » c'est- à-dire en un corps spirituel, en esprit vivifiant. Non que tous ceux qui meurent en Adam deviennent les membres de Jésus-Christ ; beaucoup plus, au contraire, seront pour l'éternité frappés de la seconde mort. Mais l'expression « tous » signifie que dans ce corps animal nul ne meurt qu'en Adam, et que nul, dans le corps spirituel, ne revit qu'en Jésus-Christ. Gardons-nous donc de penser qu'à la résurrection nous aurons un corps semblable à celui du premier homme avant le péché. Et cette expression : « terrestres, les enfants de l'homme terrestre, » ne doit pas s'entendre du corps tel que le péché l'a fait. Il ne faut pas croire qu'avant le péché le corps de l'homme fût spirituel, et que la peine du péché le rendît animal. Cette opinion supposerait bien peu d'attention aux paroles du grand Docteur : « S'il y a corps animal, il y a aussi corps spirituel. Il est écrit : "Le premier homme, Adam fut créé en âme vivante." Est-ce donc après le péché qu'il en arrive ainsi, quand il est évident que tel fut le premier état de l'homme, d'après le témoignage du bienheureux Apôtre, témoignage qu'il emprunte à la loi pour définir le corps animal? [13,24] C'est donc par inadvertance que, dans ce passage de l'Écriture, où on lit : « Dieu souffla contre la face de l'homme un esprit de vie, et l'homme fut créé en âme vivante, » plusieurs entendent non pas l'âme donnée au premier homme, mais celle qu'il avait déjà, vivifiée par le Saint-Esprit. Voici la raison de leur sentiment : Notre Seigneur Jésus-Christ, après sa résurrection, souffle en disant à ses disciples : « Recevez le Saint-Esprit. » Et d'une même action ils concluent à un effet semblable, comme si l'Évangéliste ajoutait : Et les disciples furent créés en âme vivante. S'il l'eût dit, que faudrait-il entendre, sinon que l'esprit de Dieu est à certains égards la vie des âmes, et que sans lui les âmes raisonnables doivent passer pour mortes, quoique les corps vivent de leur présence? Mais il n'en fut pas ainsi au moment de la création de l'homme, et ces paroles du livre sacré l'attestent : « Dieu fit l'homme poussière de la terre, » ce que d'autres ont cru expliquer plus clairement ainsi : « Et Dieu forma l'homme du limon de la terre, » parce qu'il est écrit aux versets précédents : « Or une fontaine s'élevait de la terre, et en arrosait toute la surface; » de là, ce limon humain, ce composé de terre et d'eau : car aussitôt l'Écriture ajoute: « Et Dieu forma l'homme poussière de la terre, » selon le texte grec sur lequel l'Écriture a été traduite en langue latine. Que l'on rende par "formauit" ou par "finxit" l'expression grecque g-eplasen, peu importe à la question, "finxit" est néanmoins le terme propre. Mais la crainte de l'équivoque a décidé ceux qui ont préféré le mot "formauit"; car, dans la langue latine, l'usage a plutôt approprié l'expression "fingere" aux feintes du mensonge. C'est donc cet homme formé de la poussière ou du limon de la terre, c'est-à-dire de la poussière humectée, cet homme, dis-je, et, pour me servir des expressions littérales de l'Écriture, cet homme « poussière de la terre, » qui devint, comme l'Apôtre l'enseigne, corps animal quand il reçut l'âme. « Et l'homme fut fait en âme vivante; » c'est-à-dire cette poussière pétrie devint âme vivante. Mais, dit-on, il avait déjà une âme, autrement le texte sacré ne l'appellerait pas homme : car l'homme, ce n'est pas le corps seul; ce n'est pas l'âme seule; l'homme, c'est l'être composé de l'âme et du corps. Or, c'est la vérité que l'âme n'est pas tout l'homme, mais la partie supérieure de l'homme ; et que le corps n'est pas tout l'homme, mais la partie inférieure de l'homme; c'est l'un et l'autre qui, réunis, portent le nom d'homme, nom que chacun d'eux en particulier conserve quand on parle de l'un ou de l'autre en particulier. Et quelle loi pourrait abroger dans le discours ordinaire cette locution habituelle : - Cet homme est mort; et maintenant il est dans le repos ou dans les supplices, - quoique l'on ne puisse ainsi parler que de l'âme, et : - Cet homme est enseveli en tel ou tel lieu ; - quoique cela ne se puisse entendre que du corps. Dira-t-on que tel n'est pas le langage ordinaire des divines Écritures? Mais, au contraire, l'Ecriture accorde si expressément ici son témoignage à nos paroles, que, lors même que ces deux substances sont unies dans l'homme vivant, elle appelle homme néanmoins chacune en particulier ; l'âme, homme intérieur; le corps, homme extérieur; comme s'il y avait deux hommes, quand en effet l'un et l'autre ne sont qu'un homme. Mais il faut comprendre sur quoi l'Écriture dit l'homme fait à l'image de Dieu, sur quoi elle le dit terre et devant retourner en terre. Elle parle d'abord selon l'âme raisonnable, telle que le souffle, ou, si l'on préfère ce mot : « l'inspiration » de Dieu l'a créée en l'homme, elle parle ensuite selon le corps, selon l'homme que Dieu forma de la poussière, à qui une âme fut donnée pour devenir corps animal, c'est-à-dire âme vivante. Ainsi, quand le Seigneur souffle et dit à ses disciples : « Recevez le Saint-Esprit, » il nous enseigne que l'Esprit-Saint n'est pas seulement l'Esprit du Père, mais aussi celui de son Fils unique, car le même esprit est l'Esprit du Père et du Fils, avec l'un et l'autre, Trinité; Père, Fils et Saint-Esprit, créateur et non créature. En effet, ce souffle sensible sorti des lèvres corporelles, n'était pas la substance et la nature du Saint-Esprit, mais plutôt un signe, je le repète, pour nous apprendre que l'Esprit-Saint est commun au Père et au Fils; car ils n'ont pas chacun un esprit; il n'est qu'un esprit pour tous deux. Or, l'Ecriture désigne toujours l'Esprit-Saint par le mot grec g-pneuma; c'est ainsi que le Seigneur l'appelle, quand, l'exprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses disciples, et, en aucun passage des livres saints, jamais, que je sache, il ne se présente sous un autre nom. Mais, au verset de la Genèse où nous lisons : Et Dieu forma l'homme, poussière de la terre, et il souffla contra sa face, » ou « il lui inspira un esprit de vie ; » le grec ne dit point g-pneuma, nom du Saint-Esprit, mais g-pnoeh, terme affecté plutôt à la créature qu'au Créateur; aussi plusieurs écrivains latins ont-ils, pour marquer la différence, préféré traduire cette expression par souffle que par esprit. Et il est aussi au texte grec, dans ce passage d'Isaïe où Dieu dit : « J'ai créé tout souffle, » c'est-à-dire, et sans aucun doute, toute âme. Ce mot g-pnoeh a donc en latin pour synonymes ordinaires : souffle, esprit, inspiration, aspiration, quand il s'agit même de Dieu; mais g-pneuma n'a jamais d'autre sens que celui d'esprit ; soit l'esprit de l'homme : « Qui des hommes, dit l'Apôtre, sait ce qui est de l'homme, que l'esprit de l'homme qui est en lui ? » - soit l'esprit de la brute, ainsi qu'il est écrit au livre de Salomon : « Qui sait si l'esprit de l'homme monte en haut dans le ciel, et si l'esprit de la brute descend en bas dans la terre ? » - soit même cet esprit corporel qui a aussi le nom de vent : « le feu, la grêle, la neige, la glace, esprit de la tempête! » s'écrie le Psalmiste ; — soit enfin l'Esprit créateur, qui est celui dont Notre-Seigneur dit dans l'Évangile : « Recevez le Saint-Esprit, » en l'exprimant par le souffle de sa bouche, etc. : Allez, baptisez toutes les nations au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; » paroles où la Trinité elle-même hautement et excellemment se déclare. Nous lisons encore : « Dieu est Esprit. » Et ainsi en vingt pages de l'Écriture où les Grecs emploient g-pneuma, et non g-pnoeh, les Latins « esprit, » et non « souffle. » Ainsi, quand, au verset de la Genèse où il est écrit : « Dieu inspira à l'homme un esprit de vie, » ou plutôt : « souffla contre sa face un esprit de vie, » le grec porterait g-pneuma et non g-pnoeh, il ne s'ensuivrait pas toutefois que nous dussions entendre ici l'Esprit créateur, qui, dans la Trinité, est proprement appelé le Saint-Esprit; car évidemment, comme je l'ai déjà remarqué, g-pneuma ne se dit pas seulement du Créateur, mais aussi de la créature. Mais, dit-on, l'Écriture n'ajouterait pas ces mots : « de vie, » "Esprit de vie," - si elle ne voulait désigner le Saint-Esprit. Elle n'ajouterait pas non plus «vivante : — « L'homme fut créé en âme vivante, » si elle ne voulait exprimer la vie de l'âme, qui lui est divinement communiquée par le don de l'Esprit de Dieu. L'âme, dit-on encore, vivante d'une vie qui lui est propre, qu'était-il besoin d'ajouter « vivant, » sinon pour signifier cette vie que le Saint-Esprit lui donne ? Or qu'est-ce à dire? Et n'est-ce pas ici montrer autant de diligence à soutenir des conjectures humaines que de négligence à méditer les Écritures divines ? En coûte-t-il donc beaucoup, sans aller plus loin, de lire au même livre, quelques versets plus haut : « Que la terre produise des âmes vivantes, » quand tous les animaux terrestres sont créés ; et quelques pages au delà, toujours au même livre, en coûte-t-il beaucoup de remarquer ces paroles : « Et tout ce qui a esprit de vie; et tout homme qui était sur la terre mourut, » quand l'Écriture raconte le déluge, où tout être vivant périt. Si donc nous retrouvons et une âme vivante et un esprit de vie, même dans les brutes, suivant le langage ordinaire des saints livres, comme précisément au verset où nous lisons : « Tout ce qui a esprit de vie, » le grec emploie g-pnoeh et non g-pneuma, que ne disons-nous aussi : Qu'était-il besoin d'ajouter « vivante, » puisque l'âme ne saurait être si elle ne vit ; ou, après « esprit, » d'ajouter « de vie ? » Mais il est clair que ces locutions : « esprit de vie, âme vivante, » l'Écriture s'en sert, suivant son langage habituel, pour marquer, dans les animaux ou les corps animés, ce sentiment corporel dont l'âme est le principe. Et dans la création de l'homme, nous oublions encore que l'Écriture demeure tout à fait fidèle à son style accoutumé, quand elle nous enseigne qu'en recevant l'âme raisonnable, non pas émanée de la terre ou des eaux, comme l'âme des autres créatures charnelles, mais éclose au souffle créateur de Dieu, l'homme néanmoins est créé pour vivre en un corps animal, corps où réside une âme vivante, comme ces animaux dont l'Écriture a dit : « Que la terre produise toute âme vivante; » et quand elle dit également qu'ils ont l'esprit de vie, le texte grec portant toujours g-pneh et non g-pneuma, assurément ce n'est point l'Esprit-Saint, c'est l'âme vivante que cette expression désigne. Mais, dit-on encore, le souffle de Dieu sort de la bouche de Dieu ; et si nous prenons ce souffle pour l'âme, il faut nécessairement accorder qu'elle est égale et consubstantielle à cette sagesse qui dit : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut. » Toutefois la sagesse ne dit pas qu'elle est le souffle de Dieu, mais qu'elle est sortie de sa bouche. Or, comme il nous est possible à nous-mêmes de former un souffle, non de notre nature intime, mais de l'air répandu autour de nous, qui, par l'aspiration, s'introduit en nous et sort de nous par la respiration ; assurément le Dieu tout-puissant peut bien tirer, non de sa nature, non de la création qu'il domine, mais du néant, le souffle qu'il « inspire au corps de l'homme, souffle incorporel sorti de l'être incorporel, mais muable, de l'être immuable, et créé, parce qu'il vient de l'être incréé. Apprenez encore, vous qui voulez parler des Écritures sans prêter une attention suffisante au langage des Écritures, apprenez que ce n'est point seulement ce qui est consubstantiel ou égal à Dieu qu'elles représentent sortant de sa bouche; écoutez ou lisez cette parole de Dieu même : « Tu es tiède, tu n'es ni chaud ni froid; je vais te vomir de ma bouche. » Il n'y a donc aucun motif pour résister à ces paroles si claires de l'Apôtre, quand, distinguant du corps spirituel le corps animal, du corps où nous serons un jour, le corps où nous sommes aujourd'hui, il dit : "Le corps est semé animal , il se lèvera spirituel"; il y a corps animal et il y a corps spirituel; il est écrit : Le premier homme, Adam a été créé en âme vivante, le second Adam en esprit vivifiant. Or ce n'est pas le corps spirituel qui précède, mais le corps animal, puis le spirituel. Le premier homme est l'homme terrestre, l'homme formé de la terre; le second est l'homme céleste, l'homme venu du ciel. Terrestres sont les enfants de l'homme terrestre, célestes seront les enfants de l'homme céleste! Et comme nous revêtons l'image de l'homme terrestre, revêtons aussi l'image de l'homme du ciel; paroles déjà citées. Ainsi, le corps animal, dans lequel, dit l'Apôtre, le premier homme, Adam fut créé, était constitué, non pas à ne pouvoir mourir, mais à ne mourir pas si l'homme évitait le péché. Car celui que l'esprit vivifiant rendra spirituel et immortel ne pourra désormais mourir, non plus que l'âme créée immortelle, quoique le péché semble lui donner la mort en lui retirant une part de sa vie, l'esprit de Dieu, c'est-à-dire le principe même de la vie sage et heureuse; elle vit néanmoins d'une vie misérable , mais qui lui est propre, car elle a été créée immortelle; comme les anges infidèles, quoique le péché les ait frappés de mort, en ce sens qu'ils ont abandonné la source de la vie qui est Dieu, vie où ils pouvaient s'abreuver de sagesse et de félicité ; et cependant ils n'ont pu descendre jusqu'à la mort où l'on cesse de vivre et de sentir, car ils ont été créés immortels ; aussi, après le dernier jugement, la seconde mort où ils seront précipités leur laissera la vie et le sentiment pour souffrir. Mais les hommes, appartenant à la grâce de Dieu, concitoyens des saints anges dans l'éternelle béatitude, seront tellement transformés par le don du corps spirituel, qu'ils ne relèveront plus ni du péché ni de la mort ; et ce vêtement d'immortalité, comme celui des anges, ne pourrait même être enlevé par le péché. La substance de la chair demeure, il est vrai, mais la corruption et la pesanteur de la chair ont disparu. Reste une question qui veut être discutée, et, avec l'assistance du Dieu de vérité, Notre-Seigneur, résolue. Si le mouvement impur et rebelle de la chair est né du péché de désobéissance dans les premiers hommes aussitôt que la grâce divine les eût délaissés, mouvement qui ouvre leurs yeux, éveille leur attention sur leur nudité, mouvement dont la honteuse résistance à l'ordre de la volonté les porte à couvrir leur honte; quelle eût été la loi de la génération, s'ils fussent demeurés dans l'innocence primitive? Mais il faut clore ce livre, et d'ailleurs il est impossible de resserrer dans les limites de quelques paroles une telle question. - Il est donc plus convenable d'en remettre l'examen au livre suivant.