[7,0] LIVRE SEPTIÈME. [7,1] I. Si je redouble de zèle et d'efforts contre ces vieilles et pernicieuses opinions, ennemies de la piété véritable, pour les arracher, pour les extirper du fond ténébreux des âmes où la longue erreur du genre humain les attache par de fortes et profondes racines, en coopérant selon la faible mesure de mes forces, avec le secours d'en haut, à la grâce de celui qui seul, comme vrai Dieu, peut accomplir cette oeuvre, les esprits plus vifs souffriront assurément sans impatience ces développements nouveaux, et l'intérêt du prochain les empêchera de trouver superflu ce qu'ils sentent ne leur être pas nécessaire. C'est que la question est d'une haute importance, quand il s'agit d'annoncer que la Divinité vraie et vraiment sainte, qui soutient notre fragilité de tous les secours qu'elle réclame, ne veut point que notre recherche et nos hommages aient pour fin cette vie mortelle, fugitive vapeur! mais la vie bienheureuse, qui n'est rien moins que l'éternité. Cette Divinité, je dirai même cette déité (expression que l'on a déjà empruntée à la langue grecque pour rendre plus exactement l'idée de g-theotehs), elle ne se trouve point dans la théologie civile, que Varron développe en seize livres; en d'autres termes, ce n'est point par ce culte, par ces dieux tels que la cité les a institués, que l'on arrive à la félicité de la vie éternelle; et les esprits qui ne sont pas encore convaincus par le sixième livre que je viens d'achever, peut-être après la lecture de celui-ci, n'auront plus rien à désirer pour dissiper leurs doutes. Car il peut se rencontrer des gens qui s'imaginent qu'à ces dieux souverains et choisis, que Varron comprend dans son dernier livre, et dont nous avons peu parlé, doivent s'adresser nos prières pour obtenir la vie éternellement heureuse. Et je n'alléguerai point ici ce mot de Tertullien plus piquant que vrai : « Si l'on choisit les dieux comme les oignons, tout ce qui n'est pas de choix, est de rebut. » Non, je n'admets pas cela; car il est clair que, dans l'élite même, on peut encore en choisir quelques-uns pour les investir de fonctions plus élevées et plus importantes; comme dans les camps, entre les jeunes soldats que l'on a choisis, on fait un choix lorsqu'il s'agit d'un coup de main. Et quand l'Église élit ceux qui doivent la conduire, ce choix n'est pas la réprobation des autres, puisque tous les fidèles sont à juste titre appelés élus. Dans un édifice on choisit les pierres angulaires sans rejeter les autres qui ont aussi leur destination. On cueille des grappes de raisin que l'on mange, sans cependant dédaigner celles qu'on laisse au pressoir. Il est inutile d'insister; l'évidence parle elle-même. Aussi de ce choix de quelques dieux, il ne s'ensuit pas qu'il faille blâmer ou celui qui en parle ou leurs adorateurs ou ces dieux mêmes, mais il s'agit d'examiner quels sont ces dieux, et pourquoi on les a choisis. [7,2] II. Voici les dieux choisis que Varron comprend en un seul livre : Janus, Jupiter, Saturne, Genius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, Tellus, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus, Vesta : vingt en tout, douze mâles, huit femelles. Or, ces divinités sont-elles appelées choisies à cause de l'importance de leurs fonctions dans le monde, ou de leur popularité plus étendue et plus honorée? Si elles doivent ce privilége à la nature de leurs emplois, devait-on les trouver en concurrence avec cette plèbe de dieux à qui sont réservées les plus infimes attributions? Et Janus le premier ne préside-t-il pas à la conception des enfants, origine nécessaire de tous ces petits emplois distribués aux petits dieux? Et la semence génératrice ne regarde-t-elle pas Saturne? Et Liber, et Libéra, la même, dit-on, que Vénus, ne doivent-ils pas leur assistance, l'un à l'homme, l'autre à la femme, dans l'oeuvre de la génération ? Tous ces dieux sont du nombre des dieux choisis. Mais intervient ici une déesse Mena, qui préside aux règles des femmes, fille de Jupiter, et cependant inconnue. Or l'emploi dont elle est en possession, Varron l'assigne également à Junon, la reine même des dieux choisis; c'est en qualité de Junon Lucine qu'elle prête son concours à sa belle-fille Mena. Ici se présentent encore deux autres dieux, des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l'un donne la vie, l'autre le sentiment à l'enfant qui va naître. Et malgré leur bassesse, ils lui donnent beaucoup plus que tant de dieux souverains et choisis. Car, sans la vie et le sentiment, ce fardeau qu'une femme porte dans son sein est-il autre chose qu'un misérable amas de terre et de limon ? [7,3] III. Quelle raison fait donc descendre tant de dieux choisis à ces fonctions infimes, quand Vitumnus et Sentinus, ces dieux ensevelis dans l'obscurité, l'emportent par la supériorité de leurs emplois? Car c'est Janus, dieu choisi, qui introduit la semence; c'est Saturne, Dieu choisi, qui fournit la semence même; c'est Liber, dieu choisi, c'est Libera, la même que Cérès ou Vénus, qui en facilite l'émission; c'est Junon, déesse choisie, qui procure les ordinaires aux femmes pour l'accroissement de leur fruit (encore lui faut-il l'assistance de Mena, fille de Jupiter); et c'est Vitumnus, c'est Sentinus, dieux obscurs et inconnus, qui donnent, l'un la vie, l'autre le sentiment, bienfaits aussi supérieurs à ceux des autres divinités qu'ils sont au-dessous des dons de l'intelligence et de la raison. Car autant les êtres doués de raison et d'intelligence l'emportent sur ceux qui, privés de l'une et de l'autre, végètent dans l'abrutissement des sens et de la vie animale, autant les êtres vivants et sensibles surpassent la nature brute et inanimée. Ainsi, au rang des dieux choisis, Vitumnus, auteur de la vie, Sentinus, auteur du sentiment, devraient être élevés de préférence à Janus, à Saturne, à Liber, à Libera, qui règlent les divers mouvements de cette semence, vile matière à laquelle on ne saurait penser avant qu'elle n'ait reçu le sens et la vie. Et ces dons choisis ne viennent point des dieux choisis, mais de je ne sais quelles divinités inconnues, éclipsées par la gloire des autres. Janus, va-t-on me répondre, préside à tous commencements ; aussi peuvent justement s'attribuer à lui les préliminaires de la conception; Saturne préside à toutes semences; aussi ne saurait-on distraire de ses attributions la semence de l'homme ; Liber et Libera président à l'émission de tous les germes, et entre autres de celui qui développe les générations humaines; Junon préside à toute purification, à tout enfantement; son assistance ne peut donc manquer au soulagement et à la délivrance des femmes; pour Vitumnus et Sentinus, qu'a-t-on à répondre? leur empire s'étend-il décidément sur tout ce qui a le sentiment et la vie? que si une telle puissance leur est dévolue, à quel rang ne faut-il pas les élever? car tout ce qui naît de semence naît dans la terre et de la terre. Mais vivre et sentir, suivant l'opinion commune, appartient même aux divinités sidérales. Si l'on prétend limiter le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus aux êtres qui vivent dans la chair par le ministère des sens, pourquoi ce dieu qui fait tout vivre et sentir, ne donne-t-il pas aussi la vie et le sentiment à la chair, et dans l'ensemble de son oeuvre n'a-t-il pas assuré ce don à la génération humaine? Et qu'est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus ? Que si celui qui dispose du don de la vie et des sens gouverne universellement toutes choses et abandonne à ces petits dieux, comme à des serviteurs, le soin des êtres charnels trop bas et trop infimes, ces dieux choisis sont-ils donc dans une telle pénurie d'esclaves qu'ils n'aient pu trouver sur qui se décharger de pareilles fonctions, obligés malgré toute leur noblesse et leur distinction, de partager la tâche de ces dieux inconnus ? Junon, déesse choisie, reine des dieux, "soeur et femme de Jupiter", est pour les enfants l'humble Iterduca, associée dans cet emploi à ces obscures déesses Abéona, Adéona ! Ici on invoque, pour obtenir aux enfants l'intelligence, la déesse Mens, qui n'est pas admise dans l'élite divine. Et cependant l'homme peut-il recevoir un plus magnifique présent? Est-ce donc en qualité d'Iterduca et de Domiduca que Junon est élevée en honneur, comme s'il était fort utile de se promener et d'être ramené, sans l'intelligence? Et la déesse auteur de ce précieux don, est oubliée de ceux qui ont formé l'élite divine! Elle méritait assurément d'être préférée à Minerve, qui entre autres attributions de détail est chargée de la mémoire des enfants. Peut-on douter en effet qu'il ne vaille infiniment mieux être doué d'un bon esprit que de la plus vaste mémoire? On ne saurait être méchant avec un esprit droit ; mais il est des hommes pervers, doués d'une mémoire admirable, et leur perversité est d'autant plus profonde qu'ils peuvent moins oublier leurs mauvaises pensées. Et cependant Minerve est au rang des dieux choisis, Mens se perd dans une vile multitude. Parlerai je encore et de la Vertu et de la Félicité dont j'ai déjà tant parlé au livre précédent ; on en fait des déesses, et on ne les range pas au nombre des dieux choisis quand on y place Mars et Orcus, l'artisan et l'hôte de tant de trépas! Voyant donc, en ces mêmes emplois divisés entre les divinités subalternes, les dieux choisis concourir avec elles comme le sénat avec le peuple, et laisser même à quelques inférieurs des fonctions plus éminentes, que reste-t-il à penser, sinon que les dieux doivent leur dignité et le titre qui les distingue, non pas à l'importance de leur rôle dans le gouvernement du monde, mais à leur popularité? Aussi Varron lui-même dit-il que plusieurs grands dieux, auteurs de dieux célèbres, sont tombés, comme il arrive aux hommes, dans une obscurité profonde. Si donc la Félicité ne dut pas être élevée au rang des dieux choisis, parce que ce n'est point le mérite, mais le hasard, qui fait leur élévation, du moins devait y figurer, de préférence même à tout autre, la Fortune qui, dit-on, dispense ses faveurs, non pas au gré de la raison, mais suivant les caprices du sort. Elle dut assurément occuper la place d'honneur, elle qui a fait précisément sur ces dieux choisis l'épreuve de sa puissance; car évidemment ce n'est ni l'éminence de leur vertu, ni le privilége d'une juste félicité, mais, suivant l'expression même de leurs adorateurs, la téméraire puissance de la fortune qui leur a valu ce titre! Et peut-être l'éloquent Salluste pensait-il aux dieux mêmes quand il disait : "Oui, en toutes choses la Fortune domine, et c'est elle qui, par caprice plutôt que par raison, fait la gloire ou l'obscurité." Car enfin pour quelle raison Vénus est-elle célèbre, et la vertu inconnue, quand leurs droits sont les mêmes et leurs mérites si différents? Que si la renommée dépend de l'attrait qu'on inspire, Vénus en effet est recherchée de préférence à la Vertu, mais pourquoi donc la déesse Minerve est-elle en faveur quand la déesse Pecunia est dans l'oubli ? La cupidité n'a-t-elle pas pour les hommes plus de charme que la science? Entre ceux mêmes qui exercent un art, à peine en trouve-t-on dont l'industrie soit gratuite. Si donc le choix des dieux est laissé au jugement d'une multitude aveugle, pourquoi la déesse Pecunia n'est-elle pas préférée à Minerve, puisque tant d'hommes travaillent pour elle? Et si ce choix dépend d'un petit nombre de sages, pourquoi la vertu n'est-elle pas préférée à Vénus, quand la raison lui assure hautement la préférence? Mais du moins, si la Fortune, qui, au sentiment des hommes les plus portés à reconnaître son influence, "en toutes choses domine, et par caprice, plutôt que par raison, fait la gloire ou l'obscurité," si la Fortune, dis-je, a eu sur les dieux mêmes un tel pouvoir qu'au gré de ses téméraires fantaisies elle les a faits célèbres ou obscurs, assurément elle devrait occuper entre les dieux choisis le rang souverain, puisqu'elle exerce sur ces dieux mêmes une souveraine puissance ? Quoi ! serait-ce que la Fortune trouve ici la fortune contraire ? Elle est donc contraire à elle-même pour ne point partager avec les autres une noblesse qu'elle leur donne? [7,4] IV. L'homme passionné pour la gloire et les grandeurs aurait sujet de féliciter les dieux choisis et d'envier leur fortune, s'il n'était évident que ce choix les destine moins aux honneurs qu'aux outrages. La foule obscure est protégée contre les opprobres par son obscurité même. Nous rions, il est vrai, en voyant tant de petits dieux vaquer aux fonctions que le caprice des opinions humaines leur distribue; aussi nombreux que ces collecteurs subalternes ou ces artisans de la voie des Orfévres, dont les ateliers ne laissent sortir aucun vase qu'il n'ait passé par une foule de mains pour arriver à cette perfection que l'habileté d'un seul eût pu lui donner. Mais la division de la main-d'oeuvre n'a pas d'autre but que d'abréger et de faciliter pour chaque artisan l'apprentissage d'une partie de l'art. La parfaite pratique d'un art dans son ensemble serait le fruit d'un trop lent et trop difficile labeur. Toutefois à peine, entre les dieux non choisis, s'en trouverait-il un seul qu'un crime ait déshonoré; entre les choisis, au contraire, à peine un seul qui ne soit marqué d'une note d'infamie. Les grands dieux descendent aux vils emplois des petits, mais les petits ne s'élèvent point jusqu'aux grands dans les hautes régions du crime. Pour Janus, je ne sache rien à la vérité que l'on ait publié contre son honneur. Peut-être a-t-il mené une vie plus pure, plus éloignée des forfaits et des vices. Il recueille avec bonté Saturne fugitif, partage avec lui son royaume, et c'est ainsi que deux villes s'élèvent : Janiculum et Saturnia. Mais ces hommes, insatiables pourvoyeurs d'infamies pour le culte de leurs dieux, trouvant la vie de celui-ci moins honteuse, le déshonorent par une statue monstrueusement difforme. Ils le représentent avec deux ou quatre fronts, comme si sa personne était double. Vertueux Janus, ne devrait-il pas avoir d'autant moins de front que ces dieux infâmes en ont davantage? [7,5] V. Mais écoutons plutôt les explications physiques dont les païens cherchent à déguiser la honte de leur erreur, comme sous le voile d'une doctrine profonde. Varron signale ces explications : "L'antiquité, dit-il, a imaginé les statues des dieux, et leurs attributs et leurs ornements, afin que la vue de ces emblèmes élevât les hommes initiés aux mystères de la doctrine, à la vision intellectuelle de l'âme du monde et de ses parties, c'est-à-dire des dieux véritables. Ceux qui les ont représentés sous les traits de l'homme paraissent s'être attachés à la ressemblance de l'âme des mortels qui réside dans le corps humain avec l'âme immortelle. Si, par exemple, on plaçait dans les temples des vases propres à distinguer les dieux; dans le temple de Bacchus, un oenophore désignant par le contenant le contenu; ainsi, cette statue sous forme humaine représente l'âme raisonnable, substance identique à la substance divine, et dont le corps est comme le vase." Voilà donc les mystères de doctrine que le savant Varron a pénétrés et qu'il révèle au monde ! Mais, dis-nous, ô le plus ingénieux des hommes! en sondant ces profonds mystères, as-tu donc perdu cette raison qui t'inspirait ces paroles : « Les premiers inventeurs des statues divines ont éloigné la crainte et augmenté l'erreur. Sans idoles, les vieux Romains professaient un culte plus pur. » C'est grâce à ces vieux Romains que tu oses parler ainsi contre leurs descendants. Car, s'ils eussent aussi adoré des idoles, ce sentiment parfois si vrai qui t'élève contre elles, tu l'étoufferais peut-être dans le silence de la crainte, et ces mystères d'erreur et de mensonge, tu les propagerais avec plus d'éloquence et de zèle. Et toutefois ton âme, cette âme si éclairée, si intelligente, combien elle est à plaindre! Malgré toute sa science, elle n'a pu atteindre son Dieu, ce Dieu qui l'a faite et n'a pas été fait avec elle, créature et non partie de ce Dieu qui est, non pas l'âme de tout, mais le créateur de toute âme ; unique lumière qui fait la béatitude de l'âme quand elle n'est point rebelle à la grâce. Or quels sont ces mystères et quelle estime il en faut faire : ce qui suit l'apprendra. Cependant ce savant homme reconnaît l'âme du monde et ses parties comme des dieux véritables ; d'où il suit évidemment que toute sa théologie, même la naturelle, à qui il accorde tant d'importance, n'a pu s'élever au delà de l'âme raisonnable. Il est très court sur le sujet de la théologie naturelle dans ce livre on nous verrons s'il peut, par des explications physiques, rattacher à cette théologie la théologie civile, la dernière qui traite des dieux choisis. S'il le peut, toute la théologie devient naturelle. Et alors qu'était-il besoin de poser avec tant de soin cette habile distinction? Et si cette distinction est juste, la théologie naturelle même qui lui plaît tant n'est pas vraie, car elle n'atteint que l'âme; elle n'atteint pas le vrai Dieu, qui est aussi l'auteur de l'âme. Combien donc la civile est-elle plus abjecte et plus fausse, qui ne sort pas de la nature corporelle, comme le prouvent ces interprétations subtiles et savantes dont quelques-unes devront être nécessairement rappelées? [7,6] VI. Varron, dans le prologue de son traité sur la théologie naturelle, dit encore qu'il regarde Dieu comme l'âme du monde, appelé par les Grecs g-kosmos, et que ce monde est Dieu. Or, comme l'homme sage, composé de corps et d'esprit, doit néanmoins à l'esprit ce nom de sage, ainsi le monde est appelé Dieu, à cause de l'esprit qui l'anime, quoiqu'il soit esprit et corps. Ceci semble un aveu tel quel de l'existence d'un seul Dieu; mais, pour en introduire plusieurs, il ajoute que le monde se divise en deux parties, le ciel et la terre; le ciel en deux autres, l'éther et l'air, et la terre aussi, en eau et continent ; que l'éther occupe la première région, l'air la seconde, l'eau et la terre les dernières ; que ces quatre parties sont pleines d'âmes; l'éther et l'air, d'âmes immortelles; l'eau et la terre, d'âmes mortelles; que des limites extrêmes de la circonférence du ciel au cercle de la lune, résident les âmes éthérées, astres, étoiles, dieux célestes que l'on atteint, non seulement par la pensée, mais aussi par la vue; qu'entre la sphère de la lune et les dernières cimes de la région des orages et des vents, habitent les âmes aériennes que l'esprit conçoit, qui échappent aux yeux, les âmes appelées héros, lares, génies. Voilà le résumé qu'il donne dans le prologue de cette théologie naturelle qui a tant d'attrait pour lui, comme pour la plupart des philosophes. J'en devrai faire un examen plus sévère, quand, par la grâce miséricordieuse du vrai Dieu, j'aurai fini ce qu'il me reste à dire des dieux choisis. [7,7] VII. Mais Janus, par lequel cette théologie commence, quel est-il? je le demande. C'est le monde, me dit-on. Réponse courte et claire assurément. Cependant pourquoi lui attribue-t-on l'origine des choses, et la fin à un autre qu'on nomme Terminus? Car on assure que c'est en raison des origines et des fins, qu'indépendamment des dix mois qui s'écoulent de mars à décembre, deux mois sont dédiés à ces deux dieux, janvier à Janus, février à Terminus. C'est pourquoi, dit-on encore, les terminales se célèbrent en février, temps où se pratique une solennité expiatoire appelée "februum", d'où le mois prend son nom. Quoi donc? l'origine des choses appartient au monde, à Janus, et la fin lui échappe, et il faut un autre dieu ? N'est-il pas reconnu néanmoins que tout ce qui s'élève en ce monde se termine en ce monde? Étrange inconséquence ! on donne à ce dieu une demi-puissance, et à sa statue un double visage! L'allégorie ne serait-elle pas plus ingénieuse, qui, réunissant Janus et Terminus, présenterait une face aux origines et l'autre aux fins? Car on ne peut agir sans considérer ces deux termes. Quiconque, en effet, n'envisage pas le commencement de son action ne sait pas en prévoir la fin. Ainsi, à la mémoire qui se retourne vers le passé, se lie nécessairement l'attention qui se porte sur l'avenir. Qui oublie ce qu'il commence saura-t-il comment il peut finir? Que si l'on croyait qu'en ce monde la vie bienheureuse commence et qu'elle reçoit son complément hors du monde, le pouvoir de Janus serait réduit aux commencements; Terminus, préféré sans nul doute, ne se verrait pas exclu du nombre des dieux choisis. Et même, dès ici-bas, où le commencement et la fin des choses temporelles se partagent entre ces deux dieux, Terminus ne doit-il pas obtenir plus d'honneur? car la joie est plus vive quand on achève. Tout début est rempli d'inquiétude; elle ne cesse que les projets ne soient conduits à leur terme ; c'est au terme que l'on aspire de tous ses efforts, de toutes ses pensées, de tous ses voeux. L'on ne triomphe que d'une entreprise terminée. [7,8] VIII. Mais passons à l'explication de la statue du double Janus. On lui donne deux visages, l'un devant, l'autre derrière ; et c'est, dit-on, parce que notre bouche ouverte ressemble au rnonde : aussi les Grecs ont-ils appelé le palais g-OURANOS, et quelques poètes latins, CAELUM. L'ouverture de notre bouche a deux issues : l'une, extérieure, vers les dents; l'autre, intérieure, vers la gorge. Voilà donc où le monde est arrivé, grâce à ce nom grec ou poétique du palais ? Et quel rapport à l'âme, à la vie éternelle? Qu'un tel dieu soit honoré seulement pour la salive qui entre ou sort sous ce ciel, sous ce palais dont les deux portes s'ouvrent pour elle. Mais quoi de plus absurde que de ne pouvoir trouver dans ce monde même deux portes opposées qui introduisent dans son sein ou en rejettent tout ce qu'il lui plaît, et de vouloir de notre bouche, de notre gosier, si différent du monde, composer l'emblème du monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble en rien? D'autre part, quand on lui donne quatre fronts, en le nommant double Janus, on interprète ainsi par rapport aux quatre parties du monde, comme si le monde regardait partout hors de soi, ainsi que Janus regarde par tous ses visages. Et puis, si Janus est le monde, si le monde se compose de quatre parties, la statue de Janus au double visage est fausse, ou si elle est vraie en ce sens qu'ordinairement par le nom d'Orient et d'Occident on entend le monde entier; cependant, en nommant les deux autres parties le Midi et le Septentrion, disons-nous que le monde est double, comme l'on appelle double Janus à quatre fronts? A coup sûr, on ne saurait trouver dans le monde rien d'analogue à ces quatre parties qui s'ouvrent à l'entrée et à la sortie de toutes choses, comme on trouve dans la bouche même de l'homme un rapport à Janus double-front. Mais peut-être Neptune vient-il au secours, en nous offrant un poisson, qui, indépendamment de la bouche et du gosier, présente à droite et à gauche l'ouverture de ses ouïes? Et cependant, malgré tant d'issues, aucune âme ne peut fuir la vanité, si elle n'écoute cette parole de la Vérité : « Je suis la porte. » [7,9] IX. Quel est encore ce Jovis qu'ils nomment aussi Jupiter? "C'est, dit-on, le dieu dont dépendent les causes de tout ce qui s'accomplit dans le monde". Immense pouvoir, comme l'atteste ce vers si célèbre de Virgile : « Heureux qui peut s'élever à la connaissance des causes ! » Pourquoi donc Janus est-il préféré à ce dieu? Qu'il nous réponde cet homme, prodige de science et de pénétration ! « C'est, dit-il, qu'à Janus appartient le commencement; à Jupiter la perfection. Aussi la souveraineté lui est-elle justement déférée. Car la perfection efface l'origine; si l'une a la priorité de temps, l'autre a la priorité d'importance. Rien de plus juste s'il s'agissait ici de distinguer dans les choses l'origine et le point culminant de leur développement. Partir est le commencement d'une action; arriver en est le terme. L'étude est le commencement d'une action; la compréhension de la science en est le terme. Ainsi, en toutes choses, le commencement précède et la fin couronne. Mais c'est un différend déjà vidé entre Janus et Terminus. Or ce sont les causes efficientes, et non pas les effets, que l'on attribue à Jupiter, et il est impossible que les effets et leurs commencements précèdent les causes d'un seul instant; car ce qui agit précède toujours ce qui arrive. Si donc les commencements appartiennent à Janus, est-ce à dire qu'ils devancent les causes que l'on attribue à Jupiter? Comme rien n'arrive, ainsi rien ne commence que la cause efficiente ne précède. Si ce dieu, souverain arbitre des causes et des existences et de tous les phénomènes naturels, est ce Jupiter que les peuples honorent par des infamies et des outrages, ils se chargent d'un plus grand sacrilége que s'ils ne reconnaissaient point de dieu. Ne vaudrait-il pas mieux donner le nom de Jupiter à quelque objet digne de ces honteux et criminels honneurs, et supposer un fantôme pour le blasphémer en liberté, comme on supposa, dit-on, une pierre à-la voracité de Saturne, plutôt que de représenter le même dieu tonnant et adultère, maître du monde et esclave de l'impudicité, arbitre des existences et des causes quand le vice est la cause unique de ses actions ? Et puis, je le demande, quel rang entre les dieux va-t-on assigner à ce Jupiter, si Janus est le monde? L'auteur déjà cité ne nous a-t-il pas dit que les vrais dieux sont le monde et ses parties? Et par conséquent, aux yeux des païens, tout ce qui n'est pas cela n'est pas vrai Dieu. Dira-t-on que Jupiter est l'âme du monde et que Janus est son corps, ou le monde visible? Alors comment Janus peut-il rester Dieu, puisqu'il est reconnu que ce n'est point le corps du monde qui est Dieu, mais son âme et ses parties? Aussi Varron dit très clairement que, suivant lui, Dieu est l'âme du monde, et le monde même est Dieu. Et comme l'homme sage, composé de corps et d'esprit, doit à l'esprit ce nom de sage, ainsi le monde est appelé Dieu à cause de l'esprit qui l'anime, quoiqu'il soit esprit et corps. Ainsi, le corps seul du monde n'est pas Dieu ; mais ou son âme seule ou son âme et son corps tout ensemble; à condition toutefois que ce ne soit point le corps, mais l'esprit qui le fasse Dieu. Si donc Janus est le monde, et si Janus est Dieu, pour que Jupiter puisse aussi l'être, va-t-on dire qu'il est partie de Janus ? N'a-t-on pas plutôt coutume de tout lui attribuer ? On connaît ce vers : « Tout est plein de Jupiter? » Donc, pour que Jupiter soit Dieu et surtout roi des dieux, il faut nécessairement qu'il soit le monde; il le faut, pour qu'il règne sur les autres dieux, sur ses parties. C'est en ce sens que Varron, dans le livre qu'il a écrit à part sur le culte des dieux, rapporte quelques vers de Valérius Soranus; les voici : « Jupiter tout-puissant, père des rois, des dieux, de toutes choses, mère des dieux, dieu un et tous dieux. » Et Varron les explique ainsi : Jupiter est mâle, en tant qu'il répand la semence; femelle en tant qu'il la reçoit. Jupiter est le monde, et toutes les semences viennent de lui et rentrent en lui. C'est pourquoi Soranus appelle Jupiter père et mère, et dit avec autant de raison qu'il est à la fois un et tout. Car le monde est un, et tout est en lui. [7,10] X. Si donc Janus est le monde, si Jupiter est le monde, si le monde est un, pourquoi Janus et Jupiter sont-ils deux dieux ? Pourquoi ont-ils, chacun à part, leurs temples, leurs autels, leurs cérémonies, leurs statues? Mais, dit-on, autre est la puissance des commencements ; autre, celle des causes ; et c'est pourquoi l'une porte le nom de Janus, l'autre celui de Jupiter. Quoi ! si un homme exerce un double pouvoir, une double profession, verra-t-on en lui deux magistrats, deux artisans? Et d'un seul dieu, unique arbitre des commencements et des causes, on fait deux dieux, parce que les commencements et les causes sont deux choses différentes ! Qu'on multiplie donc Jupiter par tous les noms que lui donne la diversité de ses puissances; noms qui tirent leur origine de tant d'objets différents. En voici quelques-uns. [7,11] XI. On le nomme Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, etc.; toutes dénominations du même dieu. Elles lui sont données pour des causes et des puissances différentes; mais néanmoins on ne l'oblige pas de se multiplier en autant de dieux. Il triomphe de tout et il est invincible ; secourable aux faibles, il a la puissance de précipiter et de maintenir, d'affermir et de renverser, il est la solive du monde qu'il contient et soutient ; il est la mamelle féconde où tous les êtres animés puisent la vie. Fonctions inégales, grandes et petites, auxquelles toutefois un seul paraît suffire. Il est, à nos yeux, entre les causes et les commencements des choses (pour quoi on a voulu faire du monde deux dieux, Jupiter et Janus), une liaison plus intime qu'entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux. Et cependant, pour ces deux opérations dont l'importance et la dignité sont loin d'être égales, on n'a pas cru à la nécessité de faire deux dieux, on s'est contenté du seul Jupiter, sous les noms de Tigillus et de Ruminus. Je ne dirai pas qu'il valait mieux attribuer l'allaitement des animaux à Junon qu'à Jupiter, quand surtout il existe une déesse Rumina pour le seconder et le servir dans cet emploi; car on pourrait, j'imagine, me répondre que Junon n'est autre que Jupiter, comme l'attestent ces vers de Valérius Soranus : « Jupiter tout-puissant, père des rois, des dieux, de toutes choses, père et mère des dieux. » Pourquoi donc l'appeler Ruminus, si un regard plus attentif nous fait découvrir qu'il est aussi la déesse Rumina? Que s'il nous a paru indigne de la majesté des dieux que, dans un seul épi de blé, l'un fût destiné à prendre soin des noeuds du tuyau, l'autre de l'enveloppe des grains, combien est-il plus indigne qu'une fonction aussi vile que celle de présenter la mamelle aux animaux réclame le concours de deux divinités dont l'une n'est autre que Jupiter, le dieu suprême, partageant ses fonctions non pas avec sa compagne, mais avec je ne sais quelle obscure Rumina; à moins que lui-même ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina ; Ruminus pour les mâles, Rumina pour les femelles. Je dirais qu'on n'a pas voulu donner à Jupiter un nom féminin, s'il n'était appelé dans les vers précédents : « Père et Mère, » et si parmi tous ses surnoms je ne trouvais aussi celui de Pecunia, l'une de ces petites divinités dont nous avons parlé au quatrième livre. Mais comme tous, hommes et femmes, ont de l'argent, que ne dit-on Pecunia et Pecunius, ainsi que Rumina et Ruminus ? Pourquoi non? [7,12] XII. Mais la raison que l'on donne de ce nom, n'est-elle pas ingénieuse ? Jupiter, dit-on, est appelé Pecunia parce que tout est à lui. O sublime raison d'un nom divin! c'est celui même qui possède toutes choses quel'on flétrit de ce vil et injurieux nom de Pecunia. Qu'est-ce donc au prix des trésors du ciel et de la terre, que tous ces vains objets que possèdent les hommes sous cette dénomination de Pecunia? C'est assurément l'Avarice qui impose ce nom à Jupiter pour absoudre les amateurs de l'argent, comme donnant leur coeur non pas à quelque obscure divinité, mais au roi même des dieux. Il n'en serait pas ainsi s'il était appelé Richesse. Autre chose est la richesse, autre chose est l'argent. Car l'homme sage, juste, vertueux, qu'il ait peu ou point d'argent, nous l'appelons riche. Que dis-je? il est riche par ses vertus qui le rendent content de ce qui suffit aux besoins du corps. L'avare est pauvre, au contraire, lui dont la cupidité est toujours béante. Que doit être pour le sage cette théologie où le roi des dieux porte le nom d'un objet que le sage n'a jamais envié ? Que si cette doctrine pouvait donner quelque lumière utile aux salut et à la vie de l'éternité, n'était-il pas plus simple d'appeler ce dieu souverain de l'univers, non Pecunia, mais Sapientia; cette sagesse dont l'amour purifie le coeur des souillures de l'avarice, de l'amour même de Pecunia? [7,13] XIII. Mais pourquoi parler encore de ce Jupiter, si les autres se réduisent à lui? Et que devient l'opinion de la pluralité des dieux, si lui seul comprend tous les autres, soit que l'on attribue la divinité à ses parties ou à ses puissances, soit que cette âme, qu'on croit répandue partout, emprunte ses noms divers aux éléments constitutifs de ce monde visible, aux opérations multipliées de la nature, regardés comme autant de dieux ? Qu'est-ce en effet que Saturne? C'est, dit Varron, l'un des principaux dieux qui a sous son empire toutes les semences. Mais, lorsqu'il commente les vers de Soranus, Varron ne nous apprend-il pas que Jupiter est le monde, qu'il répand hors de soi et recueille en soi toutes les semences ? C'est donc lui qui a toutes les semences sous son empire. Qu'est-ce que Genius? Le dieu, dit Varron, qui préside à toute génération. Et à quel autre peut-on attribuer ce pouvoir qu'au monde invoqué par le poète en ce vers ? « Jupiter, père et mère. » Et quand Varron dit ailleurs que Genius est l'âme raisonnable de chaque homme, et qu'ainsi chacun a son Genius; quand, d'autre part, il dit que l'âme du monde est Dieu, ne nous amène-t-il pas à penser que l'âme du monde est comme le Genius universel? C'est donc lui que l'on appelle Jupiter : car, si tout Genius est Dieu et si l'âme de tout homme est Genius, il suit que l'âme de tout homme est Dieu. Que si l'absurdité seule de cette proposition la fait rejeter des païens mêmes, que reste-t-il, sinon d'appeler spécialement et par excellence Genius ce Dieu qu'on dit l'âme du monde, c'est-à-dire Jupiter? [7,14] XIV. Quant à Mercure, à Mars, faute de pouvoir les rattacher à aucune partie du monde, à aucune action divine sur les éléments, on les fait présider à certains actes humains, on les fait ministres de la parole et de la guerre. Si le premier, Mercure, dispose aussi de la parole des dieux, le roi des dieux lui-même est soumis à sa domination; car c'est à Mercure qu'il doit la permission ou la faculté de parler : ce qui est absurde. Que si Mercure n'a de pouvoir que sur la parole humaine, est-il croyable que Jupiter s'abaisse jusqu'à présenter la mamelle aux enfants; que dis-je ? aux animaux mêmes (d'où lui vient le nom de Ruminus); et qu'il demeure étranger à la parole de l'homme, à ce don qui nous assure la prééminence sur les brutes? Ainsi donc Jupiter est le même que Mercure. Que si la parole même s'appelle Mercure, comme l'indiquent tous les attributs prêtés à ce dieu, (« Mercure en effet, ne signifie-t-il pas « qui court au milieu ? parce que la parole court entre les hommes ; et les Grecs le nomment « Hermès, » parce que la parole ou l'interprétation qui en dérive, se dit, « Hermeneia : » d'où vient encore qu'il préside au commerce; parce qu'entre les vendeurs et les acheteurs la parole est, pour ainsi dire, médiatrice; et les ailes qu'on lui met à la tête et aux pieds sont les emblèmes de la parole qui vole par les airs, comme le nom de Messager qu'on lui donne, signifie que la parole est la messagère de nos pensées) : si donc Mercure est la parole, de leur aveu même, il n'est plus dieu. Or, comme ils se font des dieux qui ne sont pas même des démons, les supplications qu'ils offrent aux esprits immondes les livrent non pas aux dieux, mais aux démons. Et dans l'impossibilité d'assigner à Mars aucun élément, aucune partie du monde pour y seconder l'oeuvre de la nature, ils en font le dieu de la guerre, oeuvre des hommes, - oeuvre peu digne d'envie! Si donc la Félicité faisait régner une paix perpétuelle, Mars n'aurait rien à faire. Que si Mars est la guerre même, comme Mercure est la parole, plût au ciel que la guerre ne fût pas plus réelle que cette divinité n'est véritable! [7,15] XV. Mais peut-être les étoiles qui portent les noms des dieux sont-elles ces dieux mêmes. Car il en est une qu'on appelle Mercure; il en est une qu'on appelle Mars; il en est une qu'on appelle Jupiter ; et cependant Jupiter passe pour être le monde. Il en est une qu'on appelle Saturne; et toutefois on ne lui accorde pas une influence médiocre, puisqu'elle préside au développement des semences. Il en est une, la plus lumineuse de toutes, qui se nomme Vénus, et néanmoins on veut que Vénus soit encore la lune; quoique pour cet astre éclatant, comme pour la pomme d'or, un différend s'élève entre Junon et Vénus. Quelques-uns attribuent l'astre du jour à Vénus, d'autres à Junon ; mais, comme de coutume, Vénus l'emporte, car elle réunit en sa faveur presque toutes les voix : à peine remarque-t-on un contradicteur. Or qui ne rirait en songeant que Jupiter passe pour le roi des dieux, quand son étoile se lève si pâle auprès de l'étoile de Vénus? Car ne devrait-elle pas être d'autant plus radieuse qu'il est plus puissant? On répond qu'elle ne paraît moins brillante qu'en raison de son élévation et de sa distance infinie de la terre. Mais, si elle doit son élévation à la puissance du Dieu, pourquoi Saturne est-il plus élevé que Jupiter? Eh quoi ! le mensonge de la fable qui fait Jupiter roi n'a donc pu monter jusqu'aux astres; et Saturne vaincu dans son royaume, vaincu dans le Capitole, triomphe-t-il du moins dans le ciel? - Pourquoi, d'autre part, refuser une étoile à Janus ? Est-ce parce qu'il est le monde, et que toutes sont en lui ? Jupiter est le monde aussi, et toutefois il en a une. Janus est-il donc entré de son mieux en composition, et tous les visages qu'on lui donne sur la terre sont-ils un dédommagement de l'étoile qui lui manque au ciel? Et si l'on fait de Mercure et de Mars des parties du monde et conséquem- ment des dieux à cause de leurs étoiles seulement (car, à coup sûr, la parole et la guerre ne sont pas des parties du monde, mais des actes humains), pourquoi tous ces signes célestes composés non d'une seule étoile, mais chacun de plusieurs, et placés au plus haut de l'éther, où la constance du mouvement assure aux constellations un cours invariable, pourquoi le Bélier, et le Taureau, et le Cancer, et le Scorpion, sont-ils privés d'autels, de sacrifices, de temples ; pourquoi ne pas les admettre, sinon dans l'élite du moins dans la plèbe des dieux ? [7,16] XVI. On veut qu'Apollon soit astrologue et médecin; et cependant, pour le placer en quelque partie du monde, on dit encore de lui qu'il est le soleil, et de Diane, sa soeur, qu'elle est la lune, et on lui confie la surveillance des chemins. Elle est vierge, parce que le chemin est stérile. Tous deux ont des flèches, parce que ce sont deux astres qui lancent leurs rayons du ciel sur la terre. Vulcain est le feu; Neptune, l'eau; et Dis ou Orcus, la région inférieure du monde. On donne à Liber, à Cérès, la direction des semences ; mâles à l'un, femelles à l'autre; à l'un leur élément liquide, à l'autre, leur élément sec : et cela se rapporte encore au monde ou à Jupiter qui est appelé père et mère, en tant qu'il répand hors de son sein et y recueille toute semence. On veut aussi que la grande Mère des dieux soit Cérès, qui n'est autre que la terre, et qu'elle soit encore Junon. C'est pourquoi on lui attribue les causes secondes, quoique l'on dise de Jupiter qu'il est père et mère des dieux, parce que, dit-on, le monde est Jupiter même. Et Minerve aussi, dont on fait la déesse des arts, on dit, faute de trouver une étoile où la loger, qu'elle est la région supérieure de l'éther. On dit qu'elle est la lune. Et Vesta, ne passe-t-elle pas encore pour la plus grande déesse, parce qu'elle est la terre, quoique l'on range dans ses attributions ce feu léger mis au service de l'homme, et non le feu violent, semblable à celui de Vulcain? Ainsi tous les dieux choisis ne sont donc que le monde : les uns, le monde entier, comme Jupiter; les autres, ses parties, comme Genius, la grande Mère, le soleil, la lune, ou plutôt Apollon et Diane. Souvent un seul dieu est plusieurs choses; souvent une seule chose est plusieurs dieux. Un même dieu est plusieurs choses : Jupiter est le monde, Jupiter est le ciel, Jupiter est une étoile. Junon est la reine des causes secondes, et Junon est l'air, Junon est la terre, et, si elle l'emportait sur Vénus, Junon serait encore une étoile. Et Minerve également est la partie supérieure de l'éther, et Minerve est la même que la lune, que l'on place aux dernières limites de cet élément. Une même chose est plusieurs dieux : le monde est Jupiter, le monde est Janus ; la terre est Junon, elle est la grande Mère, elle est encore Cérès. [7,17] XVII. Et toutes les fables que je viens d'exposer sont plutôt embrouillées qu'éclaircies par leurs interprétations, elles montent et retombent, jouets de l'éternel flux et reflux de l'erreur. Varron lui-même préfère douter de tout que de rien affirmer. Après avoir achevé le premier de ses trois derniers livres sur les dieux certains, voici comme, au début du second, il parle des dieux incertains : « Si j'exprime ici des opinions douteuses au sujet des dieux, on ne m'en doit pas faire un crime. Permis à tout autre, s'il le juge nécessaire et possible, d'énoncer un jugement positif. Quant à moi, je me laisserais plutôt amener à révoquer en doute ce que j'ai dit au premier livre, qu'à tirer sur tout ce qui me reste à dire une conclusion certaine. » Ainsi, non content d'écrire sur les dieux incertains, il rend incertain ce qu'il a écrit sur les dieux certains. Mais, dans le troisième livre, qu'il consacre aux dieux choisis, passant de quelques considérations préliminaires sur la théologie naturelle aux vanités et aux mensonges de la théologie civile, où, loin d'être conduit par la vérité des choses, il sera plutôt arrêté par l'autorité des ancêtres : « Je vais parler ici, dit-il, des dieux du peuple romain, dieux publics et célèbres, auxquels on a dédié des temples et dressé des statues. Mais, suivant l'expression de Xénophanes de Colophon, j'exposerai ce que je pense et non ce que j'affirme. L'homme sur ce point en est réduit à l'opinion, Dieu seul a la science. Il va donc écrire sur des choses qui ne comportent ni une intelligence claire, ni une ferme croyance, mais seulement des opinions et des doutes ; institutions purement humaines, dont il ne promet de discourir qu'en tremblant. En effet, il sait bien que le monde existe, qu'il y a un ciel peuplé d'astres étincelants, une terre riche de semences. Il croit de pleine assurance que ce merveilleux ensemble de l'univers, que toute la nature est conduite et réglée par une force invisible et toute-puissante : mais peut-il affirmer également que Janus est le monde? peut-il découvrir comment Saturne, père de Jupiter, en devient le sujet, et autres mystères semblables? [7,18] XVIII. La raison la plus vraisemblable qui se puisse donner, c'est que les dieux ont été des hommes, et à la flatterie qui les a faits dieux ils doivent ces solennités et ces rites qu'elle a su composer suivant l'esprit, le caractère, les actes et la destinée de chacun. En s'insinuant peu à peu dans les âmes humaines, semblables à celles des démons et passionnées pour l'erreur, ces traditions sacrilèges se sont répandues partout, accréditées par les ingénieux mensonges des poètes et les séductions des esprits de malice. Et, en effet, qu'un fils impie, craignant d'être tué par un père dénaturé, chasse ce père d'un royaume qu'il convoite ; cela est moins extraordinaire que l'interprétation de Varron, quand il prétend que la victoire de Jupiter sur Saturne n'est que la préexistence de la cause à la semence : car, s'il en était ainsi, Saturne n'eût été ni le prédécesseur, ni le père de Jupiter. La cause précède toujours la semence, et n'en est jamais engendrée. Mais, quand ils prétendent relever de vaines fables et des actions purement humaines en leur cherchant des raisons dans l'ordre de la nature, ces hommes dont la pénétration est si grande se trouvent réduits à de telles extrémités, que leur égarement même nous force de les plaindre. [7,19] XIX. "On raconte, dit Varron, que Saturne dévorait ce qui naissait de lui, parce que les semences rentrent là où elles ont pris naissance. Quant à cette motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie qu'avant la précieuse invention du labourage, les semences étaient enfouies dans les sillons par la main de l'homme." Saturne devrait donc être la terre, et non la semence; car c'est la terre qui pour ainsi dire, dévore ce qu'elle produit, quand les semences sorties de son sein y rentrent de nouveau. Et cette glèbe engloutie à la place de Jupiter, quel rapport a-t-elle avec la semence que la main de l'homme recouvre de terre? Ce grain enseveli n'est-il pas dévoré comme le reste? Et cependant cette glèbe présentée à Saturne, et qui lui dérobait Jupiter, ne donnerait-elle pas à penser qu'après avoir ensemencé la motte on retire la semence, comme si la glèbe qui couvre le grain ne servait pas plutôt à le faire dévorer ? Et maintenant Jupiter est la semence, et non la cause de la semence, comme on vient de le dire. Mais quoi ! en expliquant des folies, est-il possible de trouver une parole sensée? « Saturne a une faux, dit encore Varron, à cause de l'agriculture. » Mais assurément sous son règne l'agriculture était encore inconnue; c'est pourquoi on le place aux temps primitifs, parce que, suivant les interprétations du même auteur, les premiers hommes vivaient des fruits que la terre produisait sans culture. Est-ce en échange du sceptre que Saturne reçoit une faux? prince oisif aux anciens jours, va-t-il devenir, sous le règne de son fils, laborieux mercenaire? Varron ajoute que dans certains pays, comme à Carthage, des enfants lui étaient immolés; les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes, parce que, de toutes les semences, le genre humain est la plus excellente. Qu'est-il besoin d'insister davantage sur cette barbare ineptie? qu'il nous suffise de remarquer et de tenir pour avéré que ces explications ne se rapportent nullement au vrai Dieu, nature vivante, incorporelle, immuable, à qui doit être demandée la vie éternellement heureuse, mais qu'elles sont toutes limitées aux objets sensibles, soumis au temps, au changement, à la mort. Quant à l'attentat commis par Saturne sur le Ciel, son père, voici le sens que Varron y découvre : c'est que la semence divine appartient à Saturne et non pas au Ciel ; parce que, autant que l'on en peut juger, rien ne naît au Ciel de semence. Mais quoi! si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter, car il est invariablement reconnu que le Ciel est Jupiter. Ainsi donc les opinions qui ne viennent pas de la vérité se ruinent d'elles-mêmes, et d'ordinaire, sans impulsion étrangère. Varron dit aussi que Saturne est appelé "Kronos", mot grec qui signifie Temps, parce que sans le temps aucun germe ne saurait être fécond. Voilà ce que l'on raconte de Saturne, et beaucoup d'autres particularités qui toutes se rapportent à la semence. Mais du moins, avec une telle puissance, Saturne devrait suffire à son emploi ; pourquoi donc faire intervenir d'autres dieux, comme Liber et Libéra ou Cérès? divinités dont Varron récapitule les fonctions relatives aux semences avec autant de détails que s'il n'eût rien dit de Saturne? [7,20] XX. Entre les mystères de Cérès on distingue surtout ceux d'Eleusis, que les Athéniens célébraient avec tant de pompe. Varron n'en dit rien que ce qui regarde l'invention du froment due à Cérès et le rapt de sa fille Proserpine que Pluton lui enleva. Il voit là un symbole de la fécondité des semences. Cette fécondité vint à manquer quelques jours, et, la terre demeurant désolée et stérile, on put croire que la fille de Cérès ou la fécondité même enlevée par Pluton était retenue aux enfers. On célébra ce malheur par un deuil public, et la fécondité reparut. Le retour de Proserpine fit éclater la joie et instituer ces solennités. Varron ajoute que ces mystères renferment encore beaucoup d'autres traditions toutes relatives à l'invention des blés. [7,21] XXI. Quant aux mystères de Liber, qu'ils font présider aux semences liquides, et non seulement à la liqueur des fruits où le vin a le premier rang, mais encore aux semences animales, dire en quels excès d'infamie ils sont tombés, j'en ai honte, car mon récit se prolonge encore, et néanmoins il le faut pour confondre tant d'arrogante stupidité. Entre les rites nombreux que je suis forcé d'omettre, Varron raconte qu'en certains lieux de l'Italie les fêtes de Bacchus se célébraient avec un tel cynisme qu'en son honneur l'on adorait les parties viriles de l'homme ; et, dédaignant même la pudeur du secret, ce culte étalait au grand jour le triomphe de l'infamie. Car, pendant le temps de ces solennités, ce membre honteux, promené sur un char, parcourait les environs de Rome, puis entrait dans la ville même. A Lavinium, tout un mois était donné à Liber, durant lequel on proférait les plus horribles obscénités jusqu'à ce que l'infâme idole eût traversé le Forum pour rentrer dans sa demeure. Et il fallait qu'en public la plus honnête mère de famille vînt déposer une couronne sur ce monstrueux objet! Et pour rendre Liber propice aux semences, pour détourner des champs tout sacrilége, il fallait donc qu'une femme fît publiquement ce qui sur le théâtre devrait être interdit même à une courtisane, en présence des femmes honnêtes. C'est pourquoi on n'a pas cru que Saturne pût suffire aux semences, afin sans doute que, trouvant l'occasion de multiplier ses dieux, abandonnée du seul Dieu véritable en punition de ses adultères, et, par un besoin de vice toujours plus impérieux, prostituée à une multitude de fausses divinités, l'âme impure se livrât aux immondes embrassements des démons. [7,22] XXII. Neptune n'avait-il pas déjà pour femme Salacia, qui passe pour la région inférieure des eaux de la mer? Pourquoi donc lui donner encore Venilia ? Quelle autre raison qu'un instinct de l'âme pervertie qui multiplie sans nécessité le culte et l'invocation des démons? Mais enfin qu'on expose le sens mystérieux de cette belle théologie, la raison secrète qui va peut-être faire tomber toutes nos censures? « Venilia, dit Varron, est l'eau qui vient briser contre le rivage ; Salacia, celle qui retourne dans le fond de la mer. » Pourquoi donc faire deux déesses quand l'eau est la même qui va et revient? En vérité, c'est une fureur comparable à celle des flots soulevés, que cette passion pour la pluralité des dieux. Quoique cette onde qui va et revient soit la même, néanmoins, sous un misérable prétexte, elle invoque deux démons de plus pour se flétrir encore davantage, cette âme, qui s'en va, mais sans retour! Je t'en conjure, ô Varron! je vous en conjure, lecteurs des écrits de ces savants hommes, qui vous glorifiez d'y avoir tant appris, de grâce donnez-nous ici une explication conforme sinon à cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, du moins à cette âme du monde et à ses parties que vous croyez des dieux véritables. Que de cette partie de l'âme du monde qui pénètre la mer vous ayez fait un dieu, Neptune, c'est une erreur presque tolérable. Mais dites-moi, cette eau qui vient au rivage et reflue dans la mer, fait-elle deux parties du monde ou deux parties de l'âme du monde? Il n'y a là de sens que pour celui qui a perdu le sens. Pourquoi donc vous a-t-on fait deux déesses? N'est-ce pas que la sagesse de vos ancêtres a pris soin, non de vous confier à la garde de plusieurs divinités, mais de vous livrer en proie à cette horde de démons, amie des vanités et du mensonge? Pourquoi d'ailleurs cette explication fait-elle perdre à Salacia la partie inférieure de la mer où elle était soumise à son mari? Car, en la confondant avec le flux et reflux, vous l'élevez à la surface; ou bien, pour se venger d'une rivale, aurait-elle chassé cet infidèle époux des régions supérieures de la mer? [7,23] XXIII. Il n'y a qu'une terre, peuplée, il est vrai, d'êtres animés; toutefois ce n'est qu'un grand corps et la dernière partie du monde. Pourquoi donc veut-on qu'elle soit une déesse? Est-ce parce qu'elle est féconde? Et pourquoi les hommes ne seraient-ils pas plutôt des dieux, puisqu'ils la rendent féconde, mais par la culture, et non par le culte? On nous dit : Cette partie de l'âme du monde qui la pénètre en fait une déesse. Comme si dans les hommes l'âme n'était pas plus évidente; l'âme, dont l'existence n'est point mise en question. Et cependant les hommes ne passent nullement pour des dieux; et, lamentable erreur! c'est à ces êtres tombés au-dessous d'eux, qu'ils vont offrir leur adoration et l'hommage de leur dépendance. Au même livre des dieux choisis, Varron affirme que l'âme universelle de la nature a trois degrés : « Dans le premier, elle pénètre toutes les parties du corps vivant; elle ne donne pas la sensibilité, mais seulement le principe de vie. Cette force, dit-il, s'insinue dans les os, dans les ongles, dans les cheveux. C'est ainsi que nous voyons autour de nous les plantes se nourrir, s'accroître, et, quoique privées de sentiment, développer une vie propre. Au second degré, l'âme est sensitive, et communique la sensibilité à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, au goût et au toucher. Le dernier degré, c'est l'esprit où domine l'intelligence; noble privilége qu'entre tous les êtres mortels l'homme possède seul. Et comme elle assimile l'homme à Dieu, cette partie de l'âme universelle dans le monde s'appelle Dieu, et dans l'homme Genius. Ainsi, dans le monde, les pierres et la terre que nous voyons, où le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os, comme les ongles de Dieu. Le soleil, la lune, les étoiles que nous sentons, par lesquels il sent, sont ses sens. L'éther est son esprit, dont l'influence étendue jusqu'aux astres fait les dieux; ce que les astres en communiquent à la terre est la déesse Tellus, et ce qui de là passe dans les océans est le dieu Neptune. Laisse donc là, ô Varron, cette prétendue théologie naturelle, où, après tant de détours et d'égarements à travers des sentiers difficiles, tu es venu chercher un repos à tes fatigues. Reviens à la théologie civile : je t'y retiens. J'ai encore un mot à te dire. Je pourrais bien demander ici : La terre et les pierres, que l'on compare à nos os et à nos ongles, sont-elles comme eux dépourvus de sens et d'intelligence? ou leur donnera-t-on l'intelligence parce qu'ils appartiennent à l'homme doué d'intelligence? Est-il donc moins extravagant d'appeler dieux, dans le monde, la terre et les pierres, que d'appeler hommes nos os et nos ongles? Mais c'est un débat à vider avec les philosophes; je ne m'adresse encore qu'au politique. Car, bien qu'il ait voulu, selon toute apparence, relever la tête et respirer comme un air libre dans la théologie naturelle, il est possible que certaines réflexions sur son livre et sur lui-même lui aient suggéré les paroles précédentes, pour détourner le soupçon que les anciens Romains et les autres peuples eussent rendu à Tellus et à Neptune un vain culte. Mais je dis : si la terre est une, pourquoi cette partie de l'âme du monde qui la pénètre ne fait-elle pas une seule divinité sous le nom de Tellus? A la vérité, que deviendraient alors Orcus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune, et sa femme Proserpine, qui, suivant une autre opinion rapportée dans le même ouvrage, n'est pas la fécondité de la terre, mais sa partie inférieure? Dira-t-on que l'âme du monde, en traversant la région supérieure de la terre, est Dis! qu'elle est Proserpine aux régions inférieures : alors que devient Tellus? Ce tout qu'elle était se divise en deux parties, en deux divinités, et elle-même reste comme un tiers dont on ne peut dire ni ce qu'il est, ni où il est. Mais Orcus et Proserpine, dira-t-on, ne sont que la déesse Tellus. Il n'y a pas trois dieux, mais un ou deux seulement. Et cependant c'est trois que l'on désigne, c'est trois que l'on reconnaît, c'est trois qui ont leurs autels, leurs sanctuaires, leurs sacrifices, leurs statues, leurs prêtres; autant de sacriléges, autant de démons qui violent l'âme prostituée. Dites-moi encore, en quelle partie de la terre descend l'âme du monde pour faire le dieu Tellumo? - Erreur, répond Varron; c'est la même terre qui a double vertu : l'une masculine, pour produire la semence; l'autre féminine, pour la recevoir et la nourrir : de l'une lui vient le nom de Tellus, et de l'autre celui de Tellumo. Pourquoi donc les prêtres, au rapport même de Varron, ajoutent-ils encore deux divinités, sacrifiant à ces quatre dieux : Tellus, Tellumo, Altor et Rusor? On sait pourquoi aux deux premiers. Mais pourquoi à Altor ? Parce que, dit-il, tout ce qui est né reçoit de la terre son aliment. Pourquoi à Rusor? Parce que tous les êtres retournent à la terre. [7,24] XXIV. Ces quatre vertus que la terre recèle doivent donc lui conférer quatre noms, et non pas en faire quatre dieux. C'est au même Jupiter, c'est à la même Junon que se rapportent tant de noms divers; c'est à un seul dieu, c'est à une seule déesse que sont attribuées plusieurs vertus; mais la pluralité des noms ne fait pas la pluralité des dieux. Il arrive souvent à ces femmes déshonorées de repousser par un sentiment de honte et de repentir cette foule d'amants qu'elles ont cherchés dans leur folle ivresse. Ainsi l'âme avilie, prostituée aux esprits impurs, se lasse quelquefois de sa honte accoutumée; elle se lasse de multiplier ses dieux pour multiplier ses adultères. Car Varron lui-même, comme s'il rougissait de cette foule de divinités, veut que Tellus ne soit qu'une seule déesse. « On l'appelle aussi, dit-il, la grande Mère; et le tambour qu'on lui donne est la figure du globe terrestre ; les tours dont elle est couronnée sont les villes; les siéges qui l'environnent expriment son immobilité au milieu du mouvement général. Les Galles attachés à son service indiquent que pour obtenir des semences il faut s'attacher à la terre, parce que tout est renfermé dans son sein. S'ils s'agitent devant elle, c'est, dit-il encore, pour montrer que le repos est interdit au laboureur, qu'il lui reste toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales d'airain que leurs mains font retentir est le symbole du bruit des instruments du labourage; et elles sont d'airain, parce que l'agriculture se servait d'airain avant la découverte du fer. Le lion libre et apprivoisé signifie qu'il n'est point de terre si rebelle et si sauvage que le travail de l'homme ne puisse dompter. Les divers noms et surnoms donnés à Tellus Mère, ajoute-t-il, ont fait croire qu'il s'agissait de plusieurs dieux. On pense que Tellus est Ops, parce que le travail l'améliore; qu'elle est la mère, parce que sa fécondité est immense; la grande Mère, parce qu'elle produit les aliments; Proserpine, parce que les blés sortent de son sein; Vesta, parce que l'herbe est son vêtement. C'est ainsi, et non sans raison, qu'on rapporte plusieurs déesses à celle-ci. » Or, si elle est seule déesse, elle qui, au jugement de la vérité, n'est pas même une déesse, pourquoi donc en imaginer plusieurs? A une seule plusieurs noms, soit; mais autant de déesses que de noms, absurdité! Varron s'incline sous l'autorité d'une antique erreur, et même après le jugement qu'il vient d'exprimer, il tremble encore et ajoute : "Cette dernière opinion ne contredit point celle de nos ancêtres, qui admettaient ici plusieurs déesses." Quoi ! ces deux opinions s'accordent? Est-il donc indifférent de dire qu'une seule déesse a plusieurs noms ou qu'il y a plusieurs déesses? « Cependant, dit-il, il peut arriver qu'une chose soit une et que plusieurs autres choses soient en elle. » Qu'il y ait plusieurs choses dans un seul homme, je l'accorde; s'ensuit-il donc qu'il y ait plusieurs hommes? Plusieurs circonstances se rencontrent en une seule déesse, s'ensuit-il qu'il y ait plusieurs déesses? Mais allez, faites; divisez, réunissez, multipliez, confondez et mêlez. Les voilà donc, ces sublimes mystères de Tellus et de la grande Mère, et par eux tout se rapporte à des semences périssables, à la pratique de l'agriculture! Voilà le but et le terme de ces tambours, de ces tours, de ces Galles, de ces mouvements convulsifs, de ces cymbales sonores, de ces lions symboliques; et en tout cela se trouve-t-il une promesse de la vie éternelle? Comment la honte de ces prêtres eunuques consacrés au service de la grande déesse peut-elle indiquer que pour obtenir la semence il faut s'attacher à la terre, puisque ce service même les condamne à la stérilité? Comment, en s'attachant à la déesse, pourraient-ils obtenir une semence qu'ils n'ont pas, quand leur ministère les prive même de celle qu'ils ont? Est-ce là dévoiler le sens ou l'abomination des mystères? Et l'on ne remarque pas quel ascendant a obtenu la malice des démons, qui, n'osant beaucoup promettre aux hommes, exigent d'eux néanmoins de tels attentats. Si la terre n'était pas une déesse, les hommes travailleraient à tirer de son sein la semence, et ils ne séviraient pas contre eux-mêmes pour perdre en son honneur ce qu'ils demandent à sa fécondité. Si la terre n'était pas une déesse, elle deviendrait féconde sous la main de l'homme, et elle n'obligerait pas l'homme à se rendre stérile de sa propre main. Qu'aux fêtes de Bacchus, une femme honnête couronne la virilité humaine à la vue de la multitude, et que peut-être, à ce spectacle, le front couvert de sueur et de honte, s'il reste encore aux hommes quelque pudeur, assiste le mari lui-même ! - Que dans la célébration des noces, l'on fasse asseoir la nouvelle épouse sur le genou d'un Priape, ces infamies ne sont qu'une misérable bagatelle au prix de ces mystères d'obscénité cruelle, de cruauté obscène, où l'artifice des démons flétrit les deux sexes, sans toutefois les détruire. Là, on craint les sorts jetés sur la campagne; ici, l'on ne craint pas la mutilation des membres. Là, la pudeur de la jeune épouse est profanée, mais elle ne perd ni sa fécondité, ni sa virginité même; ici la virilité est retranchée : ce n'est pas une femme de plus, c'est un homme de moins. [7,25] XXV. Il n'est point question d'Atys ; et Varron ne cherche aucune explication de ces amours dont le prêtre Galle célèbre la mémoire par son infâme mutilation. Mais les savants et les sages de la Grèce découvrent là une allégorie admirable et sainte. C'est à leurs yeux un emblème de la beauté printanière de la nature. Atys, si l'on en croit le célèbre philosophe Porphyre, est l'image des fleurs ; son malheur représente la chute de la fleur avant le fruit. Ce n'est donc pas un homme ou ce qui est à peine un homme, mais seulement le sexe que l'on compare à la fleur. Car le sexe tomba seul de l'homme vivant, que dis-je? le sexe ne tomba point; il ne fut point détaché, mais déchiré, et la perte de cette fleur ne fut suivie que de stérilité. Cet homme, reste de lui-même, que signifie-t-il? A quoi se rapporte cette violence? Quel sens en tirer? Ces vains et inutiles efforts prouvent assez qu'il faut en croire ce que la renommée a publié et dicté sur un homme fait eunuque. Ici le silence de Varron témoigne hautement son mépris pour une explication que le plus savant des Romains ne pouvait ignorer. [7,26] XXVI. Et ces hommes voués au service de la grande Mère, ces efféminés, dont la consécration même est un outrage à la pudeur de l'un et de l'autre sexe, qu'on a vus encore de nos jours dans les places et les rues de Carthage, les cheveux parfumés, le visage fardé, les membres amollis, la démarche lascive, demander publiquement de quoi soutenir leur infâme existence; Varron, si ma mémoire est fidèle, ne parle d'eux nulle part. Ici l'interprétation manque, la raison rougit, la parole s'arrête. La grande Mère l'emporte sur tous les dieux ses enfants, non par l'excellence de la divinité, mais par l'énormité du crime. C'est une monstruosité qui fait pâlir celle de Janus. Il n'est hideux que par la difformité de ses statues; elle est hideuse par la cruauté de ses mystères. Lui, n'a de membres superflus qu'en effigie. Elle mutile réellement les membres humains. Les désordres, les incestes de Jupiter sont au-dessous de cette infamie. Séducteur de tant de femmes, Jupiter ne déshonore le ciel que du seul Ganymède; mais elle, par ces efféminés de profession, souille la terre et outrage les cieux. Peut-être en ce genre de cruauté obscène, pourrait-on lui comparer ou lui préférer Saturne, qui, dit-on, mutile son père ; mais, dans les mystères de ce dieu, les hommes s'entretuent, ils ne s'outragent pas eux-mêmes. Ce dieu dévora ses fils, disent les poètes ; ce que les philosophes interprètent à leur gré. La vérité historique est qu'il les mit à mort. Aussi les Carthaginois lui sacrifiaient leurs enfants, sacrifices que les Romains ont repoussés. Mais la grande Mère des dieux introduit des eunuques dans les temples romains, et cette infâme coutume s'est perpétuée. On croyait donc que cette déesse soutenait le courage en retranchant la virilité. Eh! que sont au prix de cette abomination les larcins de Mercure, l'impudicité de Vénus, les adultères et incestes des autres dieux? Ici j'invoquerais le témoignage des livres mêmes, si chaque jour le théâtre ne reproduisait ces horreurs par le chant et la danse? Et que sont-elles en effet, comparées à cette infamie qui n'appartient qu'à la grande Mère? Fiction de poètes, dit-on; mais, ô honte! est-ce une fiction que les plaisirs que trouvent les dieux à de tels spectacles? Que la scène ou la poésie publie tous ces crimes : témérité, impudence des poètes, j'y consens. Mais qu'ils soient mis au nombre des choses et des solennités divines, sur l'ordre et la menace des dieux mêmes, le crime n'est-il pas aux dieux? Ne se déclarent-ils pas ainsi démons et séducteurs d'âmes misérables? Quant à ces eunuques voués par leur sang au culte de la grande Déesse, les poètes ici cessent d'inventer. L'horreur les réduit au silence. Voilà donc ces dieux choisis auxquels l'homme se doit consacrer pour vivre heureusement après la mort, quand, dès ici-bas, il ne peut vivre honnêtement à leur service, courbé sous le joug des plus honteuses superstitions, esclave des esprits impurs. « Tout cela, dit Varron, se rapporte au monde; » à l'immonde, devrait-il dire. Or est-il rien dans le monde qui ne se puisse rapporter au monde? Pour nous, ce que nous cherchons, c'est une âme qui, affermie par la vraie religion, n'adore pas le monde comme son Dieu, mais l'admire en vue de Dieu, comme l'oeuvre de Dieu, et, délivrée de toute souillure mondaine, s'élève pure à Dieu, créateur du monde. [7,27] XXVII. La célébrité de ces dieux choisis a donc servi non pas à éclairer leurs vertus, mais à sauver leur honte de l'oubli; ce qui porte à croire qu'ils ont été des hommes, comme l'atteste la poésie d'accord avec l'histoire. Virgile ne dit-il pas : « Saturne le premier, fuyant la poursuite de Jupiter, descendit de l'Olympe, souverain exilé ; » et toutes les circonstances de cet événement sont développées dans l'histoire d'Évhémère, qu'Ennius a traduite en langue latine. Mais, comme ce point est suffisamment discuté par les écrivains grecs et latins qui ont combattu l'erreur, je ne veux pas m'y arrêter plus longtemps. Quant aux raisons naturelles apportées par des hommes, dont la pénétration égale la science, pour transformer ces faits humains en faits divins, plus je les considère, moins je vois qu'on y puisse rien trouver qui ne se rattache à des oeuvres terrestres et temporelles, à une nature corporelle et muable, fût-elle invisible, qui ne saurait être le vrai Dieu. S'il s'agissait du moins d'allégories convenables à la religion, il serait assurément déplorable qu'elles ne servissent pas à répandre la connaissance du vrai Dieu; on pourrait se consoler toutefois par l'absence de tant de pratiques honteuses et de commandements infâmes. Or, comme il y a crime, lorsqu'à la place du vrai Dieu, qui seul peut faire la béatitude de l'âme où il habite, l'âme ou le corps reçoivent un hommage, combien plus criminel est le culte quand celui qui le rend y perd à la fois le salut de son âme et l'honneur de son corps ? Que des temples, des prêtres, des sacrifices, que tous ces tributs dus au seul Dieu de vérité, soient consacrés à quelque agent de la nature, à quelque esprit créé, lors même qu'il ne serait ni impur, ni pervers, c'est un mal assurément; non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte, mais parce qu'ils ne doivent servir qu'en l'honneur de celui à qui cet hommage et ce culte appartiennent. Que si par de ridicules et monstrueuses statues, par des sacrifices homicides, par ces couronnes déposées sur de honteux organes, par ces prix décernés à l'adultère, par ces incisions et ces mutilations cruelles, ces consécrations d'hommes efféminés, ces spectacles effrontés et obscènes, l'on prétend rendre honneur au vrai Dieu, c'est-à-dire au créateur de toutes les âmes, de tous les corps, le crime n'est point d'adorer celui qui ne doit pas l'être, mais de l'adorer autrement qu'il doit l'être. Et maintenant que tant d'horreurs et d'infamies soient un hommage offert, non pas au Dieu véritable, au créateur de l'âme et du corps, mais à une créature si parfaite qu'elle soit, ou âme ou corps, ou âme et corps tout ensemble, il y a là un double attentat contre Dieu, car c'est adorer au lieu de lui ce qui n'est pas lui, et lui offrir un culte qui ne doit être offert ni à lui, ni à tout autre que lui. Or quel est le caractère du culte païen, quel mélange d'horreurs et d'infamies, c'est chose notoire; mais l'objet de ce culte serait moins évident si l'histoire n'attestait que ces abominables hommages ont été arrachés par les menaces des dieux mêmes. Plus de doute maintenant; ce sont les esprits de malice et d'impureté que toute cette théologie civile attire sous ces stupides emblèmes pour s'emparer de ces coeurs abrutis. [7,28] XXVIII. Toute la science, toute la pénétration, toute la subtilité du raisonnement de Varron sont donc impuissantes à rattacher ces dieux au ciel et à la terre. Vains efforts ! ces dieux glissent de ses mains, ils se dérobent, ils s'écoulent. Avant de parler des déesses, il s'exprime ainsi : « Comme je l'ai dit au premier livre en parlant des dieux, les dieux procèdent de deux principes, le ciel et la terre, d'où est venue cette division en dieux célestes et dieux terrestres. Aux livres précédents, nous avons commencé par le ciel en traitant de Janus, que les uns prennent pour le ciel et les autres pour le monde. Et nous commencerons par Tellus le traité des déesses. » J'observe ici toutes les perplexités de ce grand génie. Il s'attache à certaines analogies qui lui permettent de rapporter au ciel le principe actif, et le principe passif à la terre; c'est pourquoi il attribue à l'un la puissance masculine, à l'autre la vertu féminine; et il ne voit pas que celui par qui tant de phénomènes se produisent est celui-là même qui a fait le ciel et la terre. C'est ainsi que plus haut il exprime les mystères des dieux de Samothrace, et, promettant de dévoiler aux siens des choses inconnues, s'engage comme par serment à leur adresser ces révélations étranges. Plusieurs indices, à l'entendre, lui apprennent que, de ces statues divines, l'une est l'emblème du ciel, celle-ci de la terre, celle-là de ces types généraux que Platon appelle les idées. Il veut que le ciel soit Jupiter, la terre Junon, et les idées Minerve. Le ciel est le principe, la terre est la matière et les idées sont les types de toutes choses. Et Platon, soit dit en passant, attribue aux idées une telle puissance que, suivant lui, ce n'est pas le ciel qui eût rien créé sur leur modèle, mais elles-mêmes qui auraient créé le ciel. Je me contente de remarquer que, dans ce livre des dieux choisis, Varron perd de vue cette notion des trois divinités, dans lesquelles il avait, pour ainsi dire, tout compris. Car n'attribuait-il pas au ciel les dieux, à la terre les déesses, et, dans ce nombre, Minerve qu'il venait précédemment d'élever au-dessus du ciel même? et puis Neptune, divinité mâle, ne réside-t-il pas dans la mer qui dépend plutôt de la terre que du ciel? Et Dis, Pluton chez les Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, n'est-il pas également un dieu terrestre, habitant la partie supérieure de la terre et laissant à sa femme Proserpine les régions inférieures. Que devient donc cette distinction des dieux appartenant au ciel et des déesses appartenant à la terre? Où est la solidité, le sens, la conséquence, la fixité de toutes ces opinions ? Tellus est le principe des déesses ; c'est la grande Mère, et c'est devant elle que hurlent ces orgies d'hommes infâmes qui se tordent et se déchirent. Et Janus est la tête des dieux; Tellus, la tête des déesses! Qu'est-ce à dire? L'erreur multiplie la première, la fureur possède la seconde. Quels vains efforts pour rattacher tout cela au monde? Et, quand l'on y réussirait, l'âme pieuse adorera-t-elle jamais le monde à la place du vrai Dieu ? Et cependant l'évidence démontre l'impuissance de leur tentative. Qu'ils imputent donc ces fables à des hommes morts, aux esprits pervers, et toute difficulté cessera. [7,29] XXIX. Et, en effet, tout ce que cette théologie rattache au monde par des raisons naturelles, combien plus aisément et sans crainte d'aucune opinion sacrilége pourrait-on le rapporter au vrai Dieu, auteur du monde, auteur de toutes les âmes et de tous les corps? Et cette vérité, je l'établis ainsi. Nous adorons Dieu, et non pas le ciel et la terre, ces deux parties constitutives du monde; ni l'âme, ni les âmes répandues dans tous les corps vivants; mais le Dieu, auteur du ciel et de la terre, et de tout ce qui est compris dans leur sein, auteur de toute âme, quelle qu'elle soit. Parcourons donc ces oeuvres du seul et vrai Dieu, oeuvres dont les païens se sont fait cette multitude de fausses divinités, cherchant à couvrir de quelque sens spécieux I'abomination de leurs mystères. Nous adorons ce Dieu qui assigne aux natures, dont il est le créateur, l'origine et la fin de leur mouvement et de leur durée; qui a en soi le principe, la connaissance et la disposition des causes ; auteur de la vertu des semences, qui a doué telles créatures vivantes qu'il lui a plu de l'âme raisonnable, de l'esprit, et leur donne la faculté et l'usage de la parole ; qui, suivant son bon plaisir, communique aux intelligences le privilége de prédire les événéments futurs, qui lui-même révèle l'avenir par l'organe de ses prophètes et guérit par la main de ses serviteurs; arbitre de la guerre elle-même, dont il détermine le commencement, le progrès et le but, lorsqu'il juge nécessaire de corriger ou de châtier ainsi le genre humain; créateur et régulateur de cet élément du feu dont il tempère la dévorante activité, la subordonnant au besoin de l'immense nature ; modérateur souverain des eaux universelles; créateur du soleil, le plus brillant des astres, dont il règle l'influence et le mouvement; lui, qui ne laisse pas les enfers en dehors de sa domination toute- puissante; lui, qui dispense la vertu séminale aux substances séches ou humides destinées à la nourriture de l'homme; lui qui donne à la terre sa base et sa fécondité, qui fait aux hommes et aux animaux largesse de ses fruits; providence ordonnatrice des causes premières et des causes secondes; qui assigne à la lune son cours, ouvre dans le ciel et sur la terre des routes au déplacement des corps; inspire à l'esprit humain, sa créature, la connaissance des arts nécessaires au soutien de la nature et de la vie; instituteur de l'union des sexes pour la propagation des espèces, qui accorde l'usage habituel de ce feu terrestre auquel les sociétés humaines empruntent lumière et chaleur : voilà cette activité universelle que le savant et ingénieux Varron veut partager entre les dieux choisis par je ne sais quelles interprétations physiques qu'il doit aux traditions ou à ses propres conjectures. Or cette activité appartient au seul Dieu véritable, et n'appartient qu'à lui, présent partout, indépendant de tout lieu, libre de tout lien, indivisible, immuable, emplissant le ciel et la terre, non de l'immensité de son être, mais de la présence de sa toute-puissance. Il gouverne donc sa création, en laissant aux créatures mêmes une certaine spontanéité de mouvement et d'action. Rien ne saurait être sans lui, et pourtant rien n'est lui. Il agit souvent par le ministère des anges, mais lui seul est le principe de la félicité des anges. Souvent, pour des raisons particulières, il envoie ses anges aux hommes, et toutefois ce n'est point par les anges, mais par lui-même, qu'il veut faire aussi la béatitude des hommes. C'est donc de ce seul vrai Dieu que nous espérons la vie éternelle. [7,30] XXX. Car, outre ces bienfaits que, dans le gouvernement de la nature dont je viens de parler, il répand sur les bons et sur les méchants, il nous donne encore un immense témoignage de son amour, témoignage qui ne regarde que les bons. Et en effet, quoique ce don sublime d'être et de vivre et de contempler le ciel et la terre, de posséder l'intelligence et la raison qui nous élève jusqu'à le connaître, lui, le créateur de tant de merveilles, nous laisse impuissants à lui rendre de justes actions de grâces, toutefois, en songeant à cette miséricorde, qui, loin de nous abandonner sous le faix écrasant de nos péchés, à nos ténèbres, à notre cécité coupable, nous envoie son Verbe, son Fils unique dont l'humilité daigne se revêtir de notre chair, naître et souffrir afin de nous apprendre de quel prix est l'homme aux yeux de Dieu, nous purifie de tous nos péchés par ce sacrifice unique, et répand avec son Esprit-Saint la charité dans nos coeurs, pour nous élever au-dessus de tous les obstacles et nous introduire dans le repos éternel, dans les ineffables délices de la vision bienheureuse : quels coeurs, quelles paroles suffiraient aux actions de grâces! [7,31] XXXI. Dès l'origine même du genre humain, les anges ont annoncé aux élus par des signes et des révélations appropriées au temps, ce mystère de la vie éternelle. Puis le peuple hébreu a été rassemblé en société pour figurer ce mystère, et c'est au sein de ce peuple, que, par l'organe de certains hommes, les uns initiés, les autres étrangers à l'intelligence de leurs prédictions, tout ce qui, depuis l'avénement du Christ jusqu'à nos jours et jusqu'aux temps futurs, devait s'accomplir a été prédit, et cette race juive est dispersée par toutes les nations pour servir de témoignage aux Écritures qui montrent la promesse du salut éternel en Jésus-Christ. Car non seulement toutes les prophéties qui sont littérales et les préceptes contenus dans ces lettres saintes, règles des moeurs et de la piété, mais encore rites sacrés, sacerdoce, tabernacle, temple, autels, sacrifices, cérémonies, solennités, ce culte en un mot dû à Dieu, le culte de latrie, tout était figure et prédiction de ces accomplissements qui se rapportent à la vie éternelle des justes en Jésus-Christ, accomplissements que nous croyons de foi, dont nos yeux sont témoins ou que notre confiance espère. [7,32] XXXII. Cette religion, la seule véritable, a convaincu les dieux des nations de n'être que des esprits immondes, qui, profitant de la migration de certaines âmes humaines, ou revêtant la forme de quelque autre créature, aspirent à se faire passer pour dieux. Leur impur orgueil se repaît d'honneurs divins, abominable mélange de crimes et d'obscénités, et leur jalousie envie aux âmes humaines un salutaire retour vers le Dieu de vérité. C'est de ce joug cruel et impie que l'homme est affranchi, quand il croit en celui qui lui donne, pour se relever, l'exemple d'une humilité égale à l'orgueil qui a fait la chute des démons, et dans ce nombre, avec tous ces dieux, dont j'ai longuement parlé, et tant d'autres adorés des nations étrangeres, il faut encore ranger ceux dont il s'agit ici, cette élite divine, et, pour ainsi dire, ce sénat des dieux qui doivent leur élévation non pas à la dignité de leurs vertus, mais à la popularité de leurs crimes; ces dieux dont Varron s'efforce de rattacher le mystère à des faits naturels. Il cherche un voile décent à tant d'infamies, et ne trouve aucune explication concordante ou plausible. Car les causes de ces mystères ne sont pas celles qu'il croit ou qu'il veut faire croire. Si en effet elles étaient telles ou semblables, quoique inutiles au culte du vrai Dieu et à la vie éternelle, fin suprême de la religion, cependant ces explications telles quelles, tirées de la nature, pourraient diminuer un peu de l'horreur inspirée par certaines pratiques obscènes ou honteuses dont le sens serait ignoré. Et c'est ainsi que Varron, cherchant à dévoiler les allégories des fictions scéniques ou des mystères sacrés, réussit moins, il est vrai, à justifier le théâtre par le temple qu'à condamner le temple par le théâtre. Mais ses efforts tendent, à la faveur de ces prétendues interprétations naturelles, à atténuer la répugnance que tant d'infamies soulèvent dans l'âme humaine. [7,33] XXXIII. Et cependant, au témoignage même de ce savant homme, les secrets de cette théologie, dévoilés par les livres de Numa Pompilius, n'ont pu souffrir le jour; on les a jugés indignes non seulement d'être portés par la lecture à la connaissance des esprits religieux, mais encore d'être conservés par écrit dans la profondeur des ténèbres. Et je vais satisfaire à la promesse que j'ai faite, au troisième livre de cet ouvrage. Voici ce qu'on lit dans le traité de Varron du culte des dieux : "Un certain Terentius, dit-il, possédait un héritage au pied du Janicule. Et son bouvier, passant la charrue près du tombeau de Numa Pompilius, exhuma les livres où ce roi avait consigné les raisons de l'institution des mystères. Ces livres sont portés au préteur. Ce magistrat jette les yeux sur les premières pages, et croit devoir en référer au sénat. Les principaux de cette assemblée ayant parcouru quelques-unes des raisons que Numa rendait des institutions religieuses, le sénat respecta les établissements de l'ancien roi, mais il décida que l'intérêt de la religion exigeait que ces livres fussent brûlés par le préteur. » Permis à chacun d'en croire ce qu'il lui plaît. Permis même à tout habile défenseur d'une impiété si grande de débiter ici ce que l'amour insensé de la dispute lui peut suggérer. Il me suffit de remarquer que les révélations de Numa sur les causes des mystères dont il fut l'instituteur devaient rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres même, et qu'une curiosité illicite avait initié Numa aux secrets des démons consignés dans cet écrit destiné à les rappeler à son souvenir; secrets néanmoins que jamais, tout roi qu'il était et n'ayant personne à craindre, il n'osa ni communiquer, ni effacer, ni détruire. Il veut en dérober la connaissance aux hommes pour ne pas leur découvrir d'étranges abominations; il appréhende d'attirer sur lui en les supprimant le courroux des démons. Il les enfouit en un lieu qu'il croit sûr, ne doutant pas que la charrue dût jamais passer si près de son tombeau. Mais le sénat craint aussi de condamner la religion des ancêtres, il est forcé de respecter les institutions de Numa, et cependant il juge ces livres si pernicieux qu'il défend de les rendre à la terre de peur que la curiosité humaine ne poursuive avec plus d'ardeur une découverte dérobée à sa recherche, et il ordonne de livrer aux flammes ce monument d'iniquité. Croyant à la nécessité de la célébration de ces mystères, l'erreur dans l'ignorance de leurs causes, lui parait préférable au trouble que leur révélation jetterait dans la république. [7,34] XXXIV. Comme il ne recevait de la part de Dieu ni ange, ni prophète, Numa eut recours à l'hydromancie pour apercevoir dans l'eau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre d'eux les mystères et les rites qu'il devait instituer. Selon Varron, ce genre de divination, venu des Perses, fut employé par Numa, et plus tard par le philosophe Pythagore. Il dit qu'on interroge aussi les enfers par l'effusion du sang, pratique que, suivant lui, les Grecs appellent nécromancie. Mais hydromancie ou nécromancie, c'est tout un, puisqu'on demande également aux morts le secret de `l'avenir ; comment? cela regarde les païens. Quant à moi, je ne prétends pas qu'avant la naissance du Sauveur, ces arts divinatoires fussent défendus par la loi chez les peuples païens et frappés d'une peine rigoureuse. Non, je ne l'assure pas; peut-être même étaient-ils permis. Ce que je dis, c'est que, par cette science occulte, Numa connut ces mystères qu'il établit, dont il dissimula les causes, tant il eut peur de ce qu'il avait appris! et que le Sénat livra aux flammes les livres dépositaires de ces secrets. Que sert-il donc à Varron de prêter à ces mystères je ne sais quelles raisons empruntées à la nature, raisons qui seules n'auraient pas appelé une telle condamnation sur les livres de Pompilius ou qui eussent provoqué un semblable décret du Sénat contre l'ouvrage même que Varron dédie à César Pontife? Or, l'eau que Numa puisait pour ses pratiques d'hydromancie fit naître, comme Varron l'explique, la fiction de son mariage avec la nymphe Égérie. Tant il est vrai que, par l'assaisonnement du mensonge, les faits véritables se changent en fables. C'est donc par l'hydromancie que la curiosité de ce roi fut initiée aux mystères qu'il consigna dans les livres des pontifes et aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui seul la connaissance; révélations qu'il fit, pour ainsi dire, mourir avec lui, puisqu'il prit tant de soin de les ensevelir, loin des regards des hommes, dans les ténèbres de son sépulcre. Il fallait assurément ou que la perversité des démons y fût dévoilée dans toutes ses horreurs, et que cette théologie civile parût exécrable à des hommes qui en avaient reçu tant de rites infâmes; ou bien qu'il y fût enseigné que ces dieux prétendus n'étaient que des hommes morts, dont une longue erreur avait chez presque toutes les nations consacré l'apothéose et les autels, à la joie des démons qui recevaient ces honneurs à la place de morts que leurs artifices faisaient passer pour dieux. Mais une providence inconnue du vrai Dieu a permis que, gagnés à Numa par l'art de l'hydromancie, ils lui aient fait ces amicales confidences, et n'a pas permis qu'ils l'avertissent de brûler plutôt que d'ensevelir ces secrets en mourant. Et, pour en prévenir la publicité, ils n'ont pu détourner ni la charrue qui les exhume, ni la plume de Varron qui nous transmet le souvenir de cet événement, car ils ne peuvent rien au delà de ce qui leur est permis. Et la justice de Dieu, équitable et profonde, ne leur laisse de pouvoir que sur ceux qui méritent d'être livrés à leurs traits ou entièrement assujettis à leur perfide domination. Mais combien étaient pernicieuses, combien éloignées du culte de la véritable divinité ces révélations que le sénat jette au feu, plus hardi que Pompilius, qui n'ose que les ensevelir! Que celui-là donc qui exile toute piété de cette vie même demande à ces abominables mystères la vie éternelle; mais que celui qui rejette tout commerce avec les esprits de malice ne redoute rien de cette superstition qui les honore, et reconnaisse la véritable religion qui les dévoile et les surmonte.