[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] Je crois avoir suffisamment combattu aux cinq livres précédents ceux qui pensent que, dans l'intérêt de cette vie mortelle et de ses passagères prospérités, il faut servir cette multitude de faux dieux, convaincus par la vérité chrétiennne de n'être que de vaines idoles, d'impurs esprits, de perfides démons, et après tout des créatures et non le Créateur ; qu'il faut les honorer et leur rendre ce culte d'adoration et de latrie qui n'est dû qu'au seul vrai Dieu. Et cependant, ni ces cinq livres, ni d'autres, quel qu'en soit le nombre, ne sauraient prévaloir (qui l'ignore?) contre la sottise et l'obstination. La vanité, d'ordinaire, n'affiche-t-elle pas une invincible résistance à toutes les forces de la vérité? assurément, pour la perte de l'homme esclave d'un vice si monstrueux. C'est une maladie qui défie toutes les ressources de l'art; ce n'est pas la faute du médecin, si le malade est incurable. Quant à ceux qui portent sur leurs lectures un jugement impartial, exempt du moins des préventions opiniâtres d'une erreur invétérée, ceux-là trouveront, sans doute, que nous avons satisfait, et au delà, aux exigences de la question; peut-être même nous accuseront-ils plutôt d'excès que de défaut. Et cette haine, qui impute à la religion chrétienne les calamités de cette vie, les fléaux et les révolutions du monde, cette haine que les ignorants s'acharnent à répandre, que les savants dissimulent, et qu'ils accréditent contre leurs propres lumières, cédant à la rage d'impiété qui les possède, cette haine ne peut plus être devant les yeux désintéressés que l'absence de toute raison, de toute rectitude, l'effet d'une légèreté téméraire et d'une pernicieuse animosité. Maintenant, suivant l'ordre que je me suis prescrit, il me reste à réfuter et à confondre ceux qui prétendent que ce n'est point pour cette vie, mais pour celle qui doit commencer après la mort, qu'il faut s'adresser à ces dieux que la religion chrétienne détruit; et je veux débuter par cet oracle du psaume : "Heureux celui dont le Seigneur est l'espoir, et qui n'arrête pas ses regards aux vanités et aux folies du mensonge". Mais, au milieu de tant de vanités et de folies, il y a beaucoup moins de dégoût à entendre les philosophes qui réprouvent les opinions et les erreurs des peuples; ces peuples qui élèvent des idoles, établissent ou admettent sur ceux qu'ils nomment dieux immortels des croyances fausses ou indignes, et mêlent aux solennités de leur culte ces honteuses croyances. C'est donc avec ces hommes qui ont témoigné, non pas, il est vrai, par une libre prédication, mais en secret et dans le sourd murmure de leurs conférences, qu'ils réprouvaient cette idolâtrie, que nous pouvons discuter si ce n'est pas le vrai Dieu, auteur de toute créature corporelle et spirituelle, qu'il faut servir pour la vie future, mais cette pluralité des dieux, qui, au sentiment même des plus célèbres, des plus éminents philosophes, doivent à ce seul Dieu leur origine et leur élévation. Quant à ces dieux dont j'ai parlé au quatrième livre, spécialement chargés des plus triviales fonctions, qui pourrait se laisser soutenir qu'ils aient la puissance de donner la vie éternelle? Et ces hommes d'un esprit si subtil et si pénétrant, qui se glorifient, comme d'un immense service rendu à l'humanité, de lui avoir appris quelle prière, quelle demande il faut adresser à chaque divinité, pour éviter cette méprise ridicule, si fréquente dans les scènes comiques, qui fait demander de l'eau à Bacchus et du vin aux nymphes, ces savants hommes conseilleront-ils au serviteur des dieux immortels envoyé par les nymphes à Bacchus, avec cette réponse : «Nous n'avons que de l'eau, demande du vin à Bacchus; » lui conseilleront-ils de s'écrier : « Nymphes, si vous n'avez pas de vin, donnez-moi du moins la vie éternelle? » O prodige d'absurdité! Et n'entendez-vous pas l'éclat de rire des nymphes, ces grandes rieuses? Et si elles ne cherchent point, comme de malins esprits, à tromper ce suppliant, ne vont-elles pas lui dire : « Pauvre homme, penses-tu que nous puissions disposer de la vie, quand, de notre aveu même, nous ne pouvons disposer de la vigne? » N'est-il donc pas de la plus imprudente folie de solliciter ou d'attendre de tels dieux la vie éternelle? Eh quoi ! l'ordre des emplois qui leur sont attribués pour protéger et soutenir cette vie si féconde en misères et si courte en durée, est tellement restreint et divisé qu'on ne saurait demander à l'un ce qui dépend des fonctions d'un autre sans tomber dans un ridicule qui rappelle aussitôt les bouffonneries de la scène ; au théâtre, ces sottises débitées à bon escient par un histrion provoquent les risées, et, dans le monde, gardera-t-on le sérieux quand des sots les débitent par ignorance? Aussi, à quel dieu ou à quelle déesse il faut recourir, pour quel objet il faut l'invoquer, quelles sont les attributions de ces dieux institués par les sociétés humaines, voilà ce que les doctes ont ingénieusement révélé; voilà les enseignements qu'ils laissent à la postérité; ce que l'on peut obtenir de Bacchus, par exemple, ou des nymphes ou de Vulcain, et ainsi des autres que j'ai en partie énumérés au quatrième livre, et en partie passés sous silence? Demander du vin à Cérès, du pain à Bacchus, de l'eau à Vulcain, du feu aux nymphes, est une erreur grossière; quel délire est-ce donc de demander à l'une de ces misérables divinités la vie éternelle? Quand, au sujet de l'empire du monde, nous discutions à quel dieu, à quelle déesse devait s'attribuer le pouvoir de le donner, tous leurs titres débattus, rien ne s'est trouvé plus loin de la vérité que de croire qu'un seul des royaumes de la terre ait dû son établissement à l'un de ces innombrables dieux du mensonge; et n'est-ce pas le dernier degré de la démence et de la stupidité de croire que l'un d'eux puisse accorder un bien, sans contredit et sans comparaison préférable à tous les royaumes de l'univers : la vie éternelle! Et si ces dieux ne peuvent donner les empires du monde, ce n'est pas que leur grandeur les élève tellement au-dessus du néant des puissances humaines, que, du haut de leur majesté, ils n'en daignent prendre souci; mais, de quelque mépris que la pensée de la fragilité de l'homme nous fasse considérer ces sommets chancelants des royaumes de la terre, il n'en est pas moins vrai que c'est l'indignité de ces dieux qui leur interdit le pouvoir de dispenser et de conserver ces vanités mêmes. Et si, comme il résulte des preuves établies aux deux premiers livres, aucun dieu, de la noblesse ou de la plèbe divine, n'est capable de donner aux mortels une puissance mortelle; combien moins de mortels les peut-il faire immortels ? Or, discutant aujourd'hui avec des hommes persuadés qu'il faut servir ces divinités, non pour cette vie, mais pour la vie future, je leur demande s'ils veulent qu'elles soient honorées pour ces vaines faveurs qu'une folle opinion place dans le cercle étroit de leur dépendance; opinion de ceux qui soutiennent cette idolâtrie nécessaire aux intérêts de cette vie mortelle, opinion que je crois avoir suffisamment réfutée, de toutes mes forces du moins, dans les cinq livres précédents. Cela posé, si les adorateurs de Juventas jouissaient d'une jeunesse plus florissante; si les contempteurs de cette déesse étaient inévitablement réservés à une fin précoce ou aux glaces d'une vieillesse anticipée; si la Fortune barbue ornait d'un duvet plus agréable les joues de ses serviteurs, si elle refusait ses dons ou n'accordait qu'une barbe ridicule à ceux qui la dédaignent, nous serions en droit de dire que le pouvoir de chacune de ces déesses n'excède pas les limites de ses fonctions; et qu'ainsi, il ne faut pas demander la vie éternelle à Juventas, qui ne peut accorder un peu de barbe, ni attendre après cette vie aucun bien de la Fortune barbue, dont le pouvoir sur la terre ne va pas jusqu'à nous donner cet âge où la jeunesse fleurit. Si donc le culte de ces déesses n'est pas nécessaire même pour obtenir les faveurs dépendantes des attributions qu'on leur laisse ; et, en effet, combien d'adorateurs de Juventas n'ont eu qu'une jeunesse languissante? combien au contraire, malgré leur mépris, jouissent de toute la vigueur de cet âge? combien, prosternés aux pieds de la Fortune barbue, en retour de leurs prières n'obtiennent rien, ou seulement un poil rare, objet de la risée des contempteurs barbus de la déesse? Eh quoi! lorsque, pour ces biens temporels et fugitifs, le culte de ces dieux est vain et dérisoire, cœur de l'homme, quel est ton délire de croire qu'il puisse te servir pour la vie éternelle? Ceux-là même n'ont pas eu la hardiesse de le dire, qui, établissant sur l'ignorance des peuples les autels de l'idolâtrie, distribuent à chaque dieu son chétif emploi, pour qu'il ne se trouve aucun oisif dans cette multitude divine. [6,2] Où trouver ailleurs que dans Marcus Varron des recherches plus curieuses sur ces matières, des découvertes plus savantes, des considérations plus sûres, des distinctions plus subtiles, en un mot, un traité plus exact et plus complet? Son élocution, il est vrai, a moins de charme, mais il est si plein de sens et de savoir, que, dans toute l'étendue de la science que nous nommons séculière, et que les païens appellent libérale, il instruit l'homme curieux des choses, autant que Cicéron intéresse l'amateur des paroles. Et Cicéron même lui rend ce glorieux témoignage dans ses livres Académiques, où il rapporte qu'il a discuté la question avec Marcus Varron, le plus pénétrant, à coup sûr, dit-il, et sans doute le plus savant de tous les hommes. Il ne dit pas, le plus éloquent ou le plus disert: à cet égard, son infériorité est grande, mais, « à coup sûr, le plus pénétrant des hommes. » Et dans ces mêmes livres, où il soutient qu'il faut douter de tout, il ajoute : « et sans doute le plus savant. » Telle est ici sa certitude, qu'il abjure le doute dont il use partout ailleurs; et voilà qu'au moment de plaider pour le doute académique, il oublie qu'il est académicien! Il commence son dialogue en élevant le mérite littéraire de Varron : « Nous errions dans notre ville comme des voyageurs et des étrangers; tes livres nous conduisent comme par la main à nos demeures ; nous reconnaissons enfin qui et où nous sommes. C'est toi qui nous révèles l'âge de notre patrie, la succession des temps, les droits de la religion et du sacerdoce ; toi qui nous exposes la discipline privée et publique, l'état des quartiers, des lieux; toi qui de toutes choses divines et humaines nous dévoiles les noms, les genres, les fonctions et les causes. » Eh bien, cet homme d'une érudition si vaste et si rare, dont Terentianus parle ainsi en ce vers élégant : « Varron, qui est la science même; » — Varron, qui a tant lu qu'on s'étonne qu'il ait eu le loisir d'écrire, et qui a plus écrit qu'il n'est peut-être possible de lire, cet homme si grand par le génie, si grand par le savoir, s'il se portait adversaire et destructeur de ces prétendues choses divines, objets de ses études, s'il les signalait comme l'oeuvre, non de la religion, mais de la superstition, je doute qu'il réussît à constater plus de ridicules, plus de faits dignes de mépris et de haine. Toutefois, comme il honore les dieux et affirme la nécessité de les honorer, comme de son aveu même, il craint qu'ils ne périssent, non par l'invasion étrangère, mais par l'indifférence des citoyens, comme il se glorifie de les soustraire à leur ruine, et, grâce à son ouvrage, de les conserver dans la mémoire des gens de bien ; précaution plus utile que le dévouement de Métellus ou d'Enée, pour arracher, l'un la statue de Vesta à l'incendie de son temple, l'autre les dieux Pénates aux flammes d'Ilion, — c'est lui, c'est Varron, qui destine à la postérité ces honteuses traditions, également odieuses au sage et à l'insensé, ennemies de la piété véritable! Que faut-il donc penser de lui? subtil et puissant génie, que la grâce de l'Esprit-Saint n'a pas rendu à la liberté, il demeure courbé sous le poids de la coutume et des lois de sa patrie ; et toutefois ce zèle spécieux pour la religion ne va pas jusques à se taire des objets qui lui déplaisent. [6,3] Il a écrit quarante-un livres d'antiquités, qu'il divise en choses humaines et divines ; vingt-cinq livres sont consacrés aux choses humaines, seize aux divines. Quant aux autres divisions, voici la méthode qu'il adopte. Le traité des choses hnmaines se divise en quatre parties chacune de six livres. Il prend les faits et en constate les auteurs, le lieu, l'époque et la nature. Ainsi, les six premiers livres concernent les hommes; les six suivants, les lieux; les six autres, le temps ; les six derniers, les choses : total, vingt-quatre livres précédés d'un premier, servant d'introduction générale. Quant aux choses divines, il suit le même ordre, ordre uniquement applicable à l'énumération des pratiques religieuses; car les offrandes des hommes aux dieux se passent en temps et lieu. Et nous retrouvons encore quatre parties divisées chacune en trois livres. Trois pour les personnes trois pour les lieux, trois pour les temps, trois pour les cérémonies. Et ici se reproduit cette subtile distinction qui signale les auteurs, le lieu, le temps et la nature des offrandes. Mais à qui ces offrandes sont-elles adressées? c'est surtout ce qu'on lui demande, c'est la question la plus intéressante. Les trois derniers livres traitent donc des dieux. Cette division, cinq fois répétée, produit quinze livres, et le total s'élève à seize, parce qu'au début se place un livre isolé qui résume la matière. Enfin, suivant une parfaite analogie, cette division se subdivise elle-méme. Des trois livres qui concernent les hommes, le premier traite des pontifes, le second des augures, le troisième des quindécemvirs. Les trois livres suivants, qui concernent les lieux, comprennent, l'un, les autels privés ; l'autre, les temples; le dernier, les lieux sacrés. Les livres qui ont pour objet le temps, c'est-à-dire les solennités publiques, décrivent successivement les féries, les jeux du cirque et les jeux de la scène. Des trois livres destinés aux choses sacrés, l'un a pour objet les consécrations ; le second, les sacrifices particuliers ; le troisième, les sacrifices publics. A la suite de ce long développement des pompes religieuses, viennent enfin ceux à qui tant d'honneurs sont prodigués; les trois livres restant amènent les dieux : le premier, les dieux certains ; le second, les incertains; le dernier, les dieux principaux et choisis. Dans cette belle ordonnance, c'est en vain que l'on cherche, en vain que l'on espère la vie éternelle; l'espoir même de l'y découvrir est impie : nous l'avons déjà dit, nous le dirons encore. Évidente vérité pour quiconque n'a pas son ennemi dans l'obstination de son propre coeur; car tout cela est de l'institution ou des hommes ou des démons, non pas de ceux que les païens appellent bons démons, mais, pour parler sans détour, de ces esprits d'impureté et de malice dont la subtile jalousie souffle à l'âme humaine ces fausses opinions qui la précipitent de plus en plus dans la vanité, s'opposant à son union avec la vérité éternelle et immuable : perfide haine qui sécrètement suggère ces erreurs à la pensée des impies, parfois même à leurs sens, et déploie tout artifice possible pour les confirmer dans leur égarement. Et Varron, Varron lui-même déclare qu'il parle en premier lieu des choses humaines, puis des divines, parce que les sociétés précèdent les institutions. Mais la véritable religion ne doit pas son origine à une cité terrestre; c'est elle, au contraire, qui établit la céleste cité, et c'est le maître de la vie éternelle, c'est le vrai Dieu qui l'inspire, qui l'enseigne à ses vrais serviteurs. [6,4] Quand Varron avoue qu'il a traité des choses humaines avant les divines parce que ces dernières sont de l'institution des hommes, voici comment il raisonne : le peintre précède le tableau, l'architecte l'édifice, et les cités les institutions civiles. Il dit encore qu'il eût parlé des dieux, s'il eût traité de toute la nature divine, comme s'il ne s'agissait dans son ouvrage que d'une partie de cette nature, et comme si une partie de la nature divine ne devait pas précéder la nature humaine. Et cependant, en ses trois derniers livres, cette exacte division des dieux certains, incertains et choisis, lui laisse-t-elle passer sous silence aucune nature divine? Que prétend-il donc en disant que, s'il traitait à fond de toute nature divine et humaine, il eût épuisé la question des dieux avant d'épuiser celle des hommes? Car enfin il écrit de toute la nature ou de quelque nature, ou de nulle nature divine. Dans le premier cas, nul doute que les choses humaines ne doivent céder le pas. Et, dans le second, pourquoi prendraient-elles les devants? Quoi ? est-ce qu'une fraction de nature divine ne mérite pas la préférence sur toute la nature humaine? Que si l'on croit trop accorder à cette fraction de la préférer à la totalité des choses humaines, du moins lui doit-on cette préférence sur ce qui ne touche que Rome; car ces livres des choses humaines n'embrassent pas l'humanité, ils se bornent aux intérêts romains. Et cependant Varron s'applaudit que, suivant l'ordre de son ouvrage, cette partie même précède la partie des choses divines, comme le peintre précède le tableau, l'architecte l'édifice; aveu manifeste que ces choses divines, comme l'architecture, comme la peinture, sont d'institution humaine. D'où il suit qu'il ne traite d'aucune nature des dieux, et, sans s'expliquer nettement, il le laisse entendre aux habiles. En effet, il se sert d'une expression équivoque, qui, dans l'acception ordinaire, se prend pour "quelque", mais peut également signifier "aucun". Car "aucun" exclut « tout » et « partie.» Et ne dit-il pas : « s'il s'agissait de toute la nature des dieux, l'ordre serait d'en parler avant les choses humaines ? » Et comme la vérité le proclame sans lui, ne fût-il question que d'une partie de la nature divine, encore devrait-elle précéder les choses humaines. Si c'est avec raison qu'elle vient à la suite, elle n'est point. Ce n'est donc pas que Varron veuille préférer les choses humaines aux divines, mais c'est qu'il ne veut pas préférer l'imaginaire au réel; car, lorsqu'il traite la question humaine, il s'appuie sur l'histoire des faits accomplis. Quant à la question divine, que peut-il invoquer ? des opinions vaines et chimériques. Et c'est ce qu'il fait entendre avec une rare habileté d'expression, non seulement par l'ordre même qu'il suit, mais encore par la raison qu'il en donne. Si sur ce point il eût gardé le silence, peut-être soutiendrait-on que telle n'était pas sa pensée. Or la raison qu'il rend lui-même ne permet à cet égard aucune autre conjecture, comme il le prouve assez clairement. Il ne préfère pas la nature humaine à la nature divine, mais les hommes à leurs institutions. Ainsi, l'objet de son traité des choses divines n'est nullement la vérité, essentielle à la nature, mais la fausseté, attribut de l'erreur. Lui-même le reconnaît; et l'aveu en est encore plus formel dans le passage que j'ai signalé au quatrième livre, où il dit qu'il suivrait les principes de la nature, s'il fondait une nouvelle cité, mais qu'enfant de la vieille Rome, il lui était impossible de se dérober au joug de la coutume. [6,5] Et pourquoi admet-il trois genres de théologie ou science des dieux, qu'il nomme mythique, physique et civile? Quelle est la raison de cette distinction ? Si l'usage le permettait, nous traduirions « mythique » par « fabuleux : » car l'expression grecque mythe signifie fable. Quant au synonyme « naturel, » l'usage l'autorise ; et le terme « civil, » Varron lui-même l'emploie. «On appelle mythique, ajoute-t-il, la théologie des poètes; physique, celle des philosophes; civile, celle des peuples. La première, dit-il encore, admet beaucoup de faits contraires à la dignité et à la nature des immortels. C'est un Dieu qui naît ou de la tête, ou de la cuisse, ou de quelques gouttes de sang; c'est un dieu voleur, c'est un dieu adultère, c'est un dieu au service de l'homme. Enfin on attribue aux dieux tous les désordres, non seulement des hommes, mais des hommes les plus infâmes.» Ainsi, quand il peut, quand il ose, quand il croit le pouvoir impunément, Varron déclare sans obscurité, sans équivoque, de quel opprobre ces fables menteuses flétrissent la nature des dieux, car il parle ici, non dela théologie naturelle ou civile, mais de la théologie fabuleuse, qu'il croit pouvoir librement accuser. Et maintenant voici comment il s'exprime sur la théologie naturelle : «Les philosophes, dit-il, ont laissé sur ce sujet de nombreux ouvrages, où ils recherchent le nombre, la résidence, l'espèce et la nature des dieux? Quand ont-ils commencé ? ou bien sont-ils de toute éternité? Quel est le principe de leur être? Est-ce le feu, comme le pense Héraclite? ou les nombres, au sentiment de Pythagore? ou les atomes, suivant Épicure? toutes questions qu'il est plus sûr de débattre dans l'enceinte de l'école qu'en public, au Forum. » Il ne trouve rien à censurer dans cette théologie naturelle, théologie des philosophes. Il se contente de rappeler la diversité de leurs opinions qui enfante tant de sectes dissidentes. Et cependant il éloigne cette théologie du Forum, il la renferme dans les murs de l'école; il la dérobe au peuple, et lui abandonne celle qui n'est que mensonge et obscénités. Chastes oreilles des peuples! chastes oreilles romaines ! leur délicatesse ne peut souffrir les disputes des philosophes sur les dieux immortels; mais les chants des poètes, mais les jeux des histrions, attentatoires à la dignité de ces dieux, mais ces actions imaginaires que l'on n'imputerait pas au plus méprisable des hommes, on les supporte; que dis-je? on les accueille avec joie. Et l'on croit que les dieux y prennent plaisir et que ces spectacles apaisent leur courroux. Sachons distinguer, me dira-t-on, la théologie fabuleuse et naturelle de la théologie civile. Et Varron lui-même n'en fait-il pas la différence? Voyons donc comment il explique cette théologie civile. Je comprends sans peine pourquoi il faut séparer la théologie fabuleuse : c'est qu'elle est fausse, c'est qu'elle est honteuse, c'est qu'elle est indigne. Mais quoi! vouloir séparer la théologie naturelle de la civile, n'est-ce pas avouer que, la civile même est une erreur ? si en effet elle est naturelle, que lui reproche-t-on pour l'exclure? si elle n'est pas naturelle, quels titres lui reconnaît-on pour l'admettre? Et voici pourquoi Varron aborde la question des choses humaines avant celles des choses divines, c'est qu'en traitant la dernière, il n'atteint pas la nature des dieux, mais les institutions des hommes. Examinons néanmoins cette théologie civile. « Elle est, dit Varron, la science nécessaire à tous les citoyens des villes et surtout aux pontifes, science pratique qui règle quels dieux il faut honorer publiquement, à quels pieux devoirs, à quels sacrifices chacun est obligé. Écoutons encore les paroles suivantes : « La première théologie, dit-il, est propre au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité." A laquelle donne-t-il la préférence? Évidemment à la seconde; car, suivant son témoignage, elle appartient au monde, et rien, au sentiment des philosophes, n'est plus excellent que le monde. Quant aux deux autres, la première et la dernière, celle du théâtre, celle de la cité, il les distingue et les sépare. Car il ne s'en va pas nécessairement que ce qui appartient à la cité appartienne au monde. Ne peut-il pas arriver qu'égarée par de fausses opinions, la cité professe un culte et des croyances dont l'objet n'existe ni dans le monde, ni hors du monde? Oü est le théâtre, sinon dans la cité? qui l'a institué, sinon la cité? et pourquoi l'a-t-elle institué, sinon pour les jeux scéniques? et où figurent ces jeux scéniques, sinon entre les choses divines dont Varron parle avec tant d'art ? [6,6] O Marcus Varron, tu es le plus pénétrant et sans aucun doute le plus savant de tous les hommes ; homme toutefois, et non pas dieu, ni même un homme élevé par l'esprit de Dieu en lumière et en liberté, pour découvrir et annoncer les choses divines; tu vois clairement combien il importe de les séparer du mensonge et du néant des choses humaines, mais tu crains d'offenser les opinions immorales et les superstitieuses coutumes des peuples. Et cependant combien ils répugnent à la nature des dieux, de ces dieux mêmes tels que la faiblesse de l'esprit humain se les figurent dans les éléments du monde, tu le sais toi-même après sérieux examen, et tous vos livres le publient hautement. Que fait donc ici l'esprit de l'homme, si excellent qu'il soit? Et cette science humaine que tu possèdes, variée et profonde, vient-elle à ton secours en ce passage critique, tu voudrais honorer les dieux naturels; tu es enchaîné aux autels des dieux civils. Tu en trouves de fabuleux, sur lesquels tu te soulages plus librement de l'indignation qui t'oppresse; et, telle soit ou non ta volonté, l'amertume de tes paroles rejaillit sur ces dieux civils. Ne dis-tu pas, en effet, que les dieux fabuleux sont propres au théâtre; les dieux naturels, au monde; les dieux civils, à la cité? Et le monde n'est-il pas l'oeuvre de Dieu ; le théâtre et la cité, celle des hommes ? et les dieux dont on rit au théâtre ne sont-ils pas les mêmes qu'on adore dans le temple? et les dieux à qui l'on consacre des jeux sont-ils différents de ceux à qui l'on immole des victimes? Ne serait-il pas plus sincère, plus vrai, de diviser les dieux en dieux naturels et dieux institués par les hommes; et d'avouer que, sur ces divinités d'institution humaine, le langage des poètes n'est plus celui des prêtres, quoique le lien d'une commune erreur les associe fraternellement dans une égale complaisance pour les démons, ces mortels ennemis de la doctrine de vérité. Laissant à l'écart cette théologie naturelle dont nous parlerons bientôt, faut-il, dis-moi, solliciter ou attendre la vie éternelle de ces dieux des poètes, de ces dieux du théâtre? Loin de nous, Dieu nous garde, le vrai Dieu, de cette sacrilège démence! Quoi! à ces dieux, amis de tant d'horreurs, et que ces spectacles apaisent, demander la vie éternelle ! non, le délire le plus furieux ne saurait rouler au fond de cet abîme d'impiété. Ni la théologie fabuleuse, ni la théologie civile, n'obtiennent à personne la vie éternelle : l'une imagine, l'autre favorise de honteuses fictions sur les dieux ; l'une sème, l'autre moisonne; l'une répand, l'autre recueille le mensonge; l'une flétrit les choses divines de crimes supposés, l'autre comprend parmi les choses divines la représentation de ces crimes; l'une raconte en vers ces criminelles imaginations des hommes, l'autre les consacre aux dieux mêmes par des fêtes solennelles; l'une chante leurs infâmes désordres, l'autre les aime; l'une les dévoile ou les invente, l'autre leur rend témoignage comme vrais, ou s'en divertit, quoique faux. Impures, détestables toutes deux, la théologie du théâtre fait profession publique d'impudicité, et la théologie civile lui emprunte sa vile parure. Et l'on attendrait la vie éternelle de ce qui souille cette vie temporelle et passagère! si ce n'est que la compagnie des hommes d'iniquité qui s'insinuent dans nos affections et gagnent notre complicité, corrompe à la vérité notre vie, et qu'au contraire elle demeure pure dans la société des démons à qui l'on fait un culte de leurs propres crimes? crimes vrais ? quels monstres ! — crimes faux ? quel culte! Mais peut-être quelqu'un, ignorant de tout ceci, croira-t-il que les seuls chants des poètes et les seuls jeux de la scène proclament ou représentent ces actions indignes de la majesté divine, actions ridicules, odieuses, et que les mystères célébrés par les prêtres, et non par les histrions, sont purs de tant d'obscénités. S'il en était ainsi, eût-on jamais pensé qu'il fallût consacrer aux dieux ces infâmes jeux de la scène? les dieux eussent-ils jamais réclamé ces abominables honneurs ? Mais, si le théâtre lui rend ce culte effronté, c'est que le temple n'est pas plus chaste. Ainsi l'auteur que je cite, cherchant à distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle, nous la représente plutôt comme un mélange de l'une et de l'autre que comme une théologie distincte ; car il dit que les compositions des poètes sont au-dessous de la croyance des peuples, et que l'enseignement des philosophes surpasse la portée du vulgaire. Et cependant, malgré la répugnance mutuelle des deux théologies, on a beaucoup emprunté à l'une et à l'autre pour former la religion civile. "En traitant de cette dernière, dit-il, ses rapports avec celle des poètes ressortiront naturellement". Mais il faut qu'elle nous donne commerce avec les philosophes de préférence aux poètes. On ne peut donc nier certaines affinités avec les poètes. Et toutefois il dit ailleurs que sur les généalogies des dieux, les peuples se sont plutôt attachés aux poètes qu'aux philosophes. C'est qu'il dit tantôt ce qu'on doit faire, et tantôt ce qu'on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour l'utilité et les poètes pour le plaisir. Donc ce que les poètes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont ces crimes des dieux qui précisément divertissent et les peuples et les dieux. Les poètes, de son aveu, écrivent pour le plaisir et non pour l'utilité, et cependant ils écrivent ce que les dieux demandent et ce que les peuples leur dédient. [6,7] Ainsi à la théologie civile revient cette théologie fabuleuse, cette théologie des théâtres et de la scène, remplie de souillures et d'infamies ; celle qu'un jugement unanime condamne et rejette, fait partie de celle à qui l'on croit devoir un culte, des honneurs; et l'une n'est pas attachée à l'autre, de force, comme un membre étranger au reste du corps, non le rapport est parfait; c'est l'intime union d'un organe naturel. Voyez les statues des dieux; démentent-elles la physionomie, l'âge, le sexe, l'attitude que leur donnent les poètes? S'ils ont un Jupiter barbu, un Mercure sans barbe, le Jupiter, le Mercure des pontifes sont-ils différents? Priape est-il moins obscène chez les bouffons que chez les prêtres? Les dieux sacrés offrent-ils à l'adoration un Priape différent de celui que le théâtre livre aux risées? Saturne vieillard, Apollon adolescent ne sont-ils que des masques d'histrions, et non des statues de dieux? Pourquoi Forculus qui préside aux portes, Limentinus au seuil, sont-ils mâles, tandis que leur compagne Cardea qui veille sur le gond est une femme? Ne trouve-t-on pas dans les livres des choses divines des détails que la gravité des poètes juge indignes de leurs chants ? La Diane de la scène marche-t-elle armée, tandis que la Diane de la ville est simplement une jeune fille? Apollon n'est-il cithariste qu'au théâtre, et ne l'est-il plus à Delphes? Mais tout cela est honnête au prix du reste. Quel sentiment ont de Jupiter ceux qui placent sa nourrice au Capitole? Ne confirment-ils point le témoignage d'Évhémère qui assure, non pas avec la légèreté d'un mythologue, mais avec l'exactitude d'un historien, que ces dieux ont été des hommes soumis à la mort? Et quand on appelle à la table de Jupiter ces divinités parasites, n'est-ce pas pour changer le culte en bouffonnerie? Qu'un mime s'avise de dire que des parasites sont admis au festin de Jupiter, ne veut-il pas faire rire? Et Varron le dit ; il le dit, quand il veut attirer aux dieux non des railleries, mais des hommages; il le dit, dans ses livrés, non des choses humaines, mais des choses divines ; non quand il décrit les jeux scéniques, mais quand il nous révèle les droits du Capitole. Enfin la force de la vérité le contraint d'avouer qu'en revêtant les dieux de formes humaines, l'homme les avait crus sensibles aux voluptés de l'homme : car les malins esprits ne manquent pas à leur rôle ; ils ne manquent pas de confirmer par l'illusion dans les âmes humaines ces pernicieuses opinions. Ainsi le surveillant du temple d'Hercule, se trouvant libre et désoeuvré, se mit à jouer seul aux dés, d'une main pour Hercule, et de l'autre pour lui-même, à condition que, s'il gagnait, il ferait un festin des offrandes du temple et obtiendrait à ce prix les faveurs d'une maîtresse, et, si la chance se déclarait pour Hercule, il pourvoirait à ses frais aux plaisirs du dieu. S'étant donc vaincu lui-même au profit de son adversaire, il lui présenta le festin convenu et la fameuse courtisane Larentina. Cette femme s'endort dans le temple, et se voit en songe unie à Hercule, qui lui dit que le jeune homme qu'elle rencontrera d'abord au sortir du temple acquittera la dette d'Hercule. Et en effet le premier qui s'offrit à sa vue, était un jeune homme fort riche nommé Tarutius, qui, l'ayant eue longtemps auprès de lui, la laissa par sa mort héritière de tous ses biens. Maîtresse d'une immense fortune, et jalouse de se montrer reconnaissante des faveurs célestes, Larentina crut plaire aux dieux en instituant le peuple romain son héritier. Elle disparut alors, et l'on trouva son testament, qui lui valut, dit-on, à elle-même les honneurs divins. Si les poètes inventaient, si les comédiens représentaient de pareilles fictions, on dirait assurément qu'elles appartiennent à la théologie fabuleuse et n'ont aucun rapport avec la majesté de la théologie civile. Or, quand un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme imaginations des poètes, mais comme religion des peuples; non comme orgies de théâtre, mais comme pieuses cérémonies; comme institutions, non de la théologie fabuleuse, mais de la théologie civile, ce n'est pas en vain que les historiens représentent sous le masque la honte des dieux, qui est sans mesure, mais c'est en vain que les pontifes, dans les rites sacrés, leur prêtent une décence qui leur est inconnue. Junon a ses mystères, et cela dans sa chère île de Samos, où l'on célèbre son mariage avec Jupiter. Cérès a ses mystères, où l'on cherche Proserpine enlevée par Pluton. Vénus a ses mystères, où l'on pleure le jeune et bel Adonis, son amant, expiré sous la dent d'un sanglier. La mère des dieux a ses mystères, où des eunuques, qu'on appelle Galles, déplorent par leur propre infortune celle d'Atys, charmant jeune homme qu'elle adore, triste victime de sa jalousie de femme. Les fictions de la scène sont moins effrontées. Où est donc la raison de vouloir séparer ces actions fabuleuses, qui appartiennent au théâtre, de cette théologie civile qu'on prétend rattacher à la cité, comme on sépare l'honnête et le décent de l'ignoble et de l'obscène ? Eh quoi ! n'aurait-on pas plutôt à rendre grâces aux historiens, d'épargner les yeux des hommes, et de ne pas dévoiler sur la scène ce que cache l'enceinte du sanctuaire ? Que faut-il penser de ces mystères accomplis dans les ténèbres, quand ceux que l'on produit au jour sont si détestables? Que se passe-t-il en secret avec ces hommes énervés et infâmes? Les païens le savent ; mais ces hommes eux-mêmes, mais leur déplorable et honteuse dégradation, est-ce un secret qu'on puisse nous cacher? Qu'ils persuadent, s'ils peuvent, qu'il ne se pratique rien que de religieux par le ministère de tels hommes; — mais que de tels hommes soient rangés et figurent parmi les choses saintes, le niera-t-on? Nous ignorons les mystères, mais nous connaissons les pontifes. Nous savons encore ce qui se passe sur la scène où jamais ne parut, fût-ce même dans un choeur de courtisanes, pareil monstre de lubricité; et cependant ces comédiens sont marqués du sceau de l'opprobre et de l'infamie; et jamais un honnête homme ne pourrait se charger de leur rôle. Quels sont donc ces mystères où la religion admet pour ministres des hommes que l'obscénité même du Thymèle repousse ? [6,8] Mais à tout cela, dit-on, il est un sens caché, des raisons naturelles qui veulent être expliquées. Comme si, dans cette question, il s'agissait de rechercher les secrets de la physique, et non ceux de la théologie; la connaissance de la nature, et non celle de Dieu. Car, bien que le vrai Dieu soit Dieu par nature et non par opinion, toute nature pourtant n'est pas Dieu. L'homme en effet, l'animal, l'arbre, la pierre, sont autant de natures, et nulle d'elles n'est Dieu. Que si l'explication des mystères de la mère des dieux nous apprend en définitive qu'elle n'est autre que la terre, est-il besoin de recherches plus longues et d'investigations différentes? Est-il une preuve plus évidente à l'appui de l'opinion qui affirme que tous les dieux ont été des hommes? Ils sont sortis de terre, puisque la terre est leur mère. Or, selon la vraie théologie, la terre n'est pas la mère de Dieu; elle est son ouvrage. Mais, de quelque façon que l'on interprète ces mystères et qu'on les rattache à l'ordre naturel, toujours est-il certain que la honte de ces hommes efféminés est une violation de la nature. Désordres, crime, infamie professés à la face des autels, et que les derniers des hommes, au milieu des tortures, rougiraient de confesser! Et d'ailleurs, si ces mystères, convaincus d'être plus honteux que toutes les turpitudes de la scène, s'excusent et se justifient comme étant des emblèmes de la nature, pourquoi ne pas excuser, ne pas justifier de la sorte les fictions des poètes? Eux aussi renferment un sens caché. La plus sauvage, la plus odieuse de leurs imaginations, n'est-elle pas une allégorie? Saturne dévorant ses enfants, c'est, suivant plusieurs interprètes, la durée du temps qui consume tout ce qu'elle produit, ou, suivant l'opinion de Varron, c'est la semence qui retombe sur la terre d'où elle est sortie. Il est encore différentes explications ; et ainsi des autres fables. Et voilà ce qu'on appelle la théologie fabuleuse, et, malgré tant d'ingénieuses interprétations, elle est flétrie, repoussée, réprouvée et retranchée comme calomniant les dieux non seulement de la théologie naturelle, de la théologie des philosophes, mais de la théologie civile, de la théologie des États et des sociétés. Quelle est donc la pensée de ces hommes, prodiges de pénétration et de science, qui ont écrit sur ces matières? Ils enveloppent dans une commune réprobation la théologie fabuleuse et la théologie civile; mais ils n'osent s'élever contre l'une et contre l'autre. Ils flétrissent l'une d'un blâme public, et ils signalent les ressemblances de l'autre avec la première, non pour déterminer un choix, mais pour insinuer le mépris et de l'une et de l'autre. Ainsi, sans danger pour ces timides ennemis de la théologie civile, le mépris de toutes deux donnait accès dans les bons esprits à la théologie dite naturelle. En effet la théologie fabuleuse et la théologie civile sont toutes deux fabuleuses, toutes deux civiles : toutes deux fabuleuses, si l'on considère quels mensonges, quelles obscurités elles recèlent; toutes deux civiles, si l'on songe que les jeux scéniques, appartenant à la théologie fabuleuse, sont compris dans les fêtes des dieux civils et dans le culte public. Comment donc attribuer à aucun de ces dieux le pouvoir d'accorder la vie éternelle; ces dieux convaincus et par leurs statues et par leurs mystères d'offrir avec les dieux de la fable, si manifestement réprouvés, une telle conformité de traits, d'âge, de sexe, d'extérieur, d'alliance, de généalogies, d'honneurs ? toutes circonstances propres à établir qu'ils ont été des hommes dont on a solennellement consacré la vie ou la mort, selon les perfides instigations des démons ; ou du moins que les esprits impurs n'ont laissé échapper aucune occasion de s'insinuer dans les âmes humaines. [6,9] Et ces emplois même des dieux, si misérablement morcelés, et pour quoi l'on prétend qu'il faut leur adresser des prières spéciales, ces emplois dont nous avons déjà tant parlé sans tout dire, ne sentent-ils pas plutôt les bouffonneries des histrions que la majesté des dieux ? Que dirait-on d'un père qui donnerait deux nourrices à son enfant, l'une chargée de la nourriture, l'autre du breuvage, comme on a pour cet office deux déesses, Educa et Potina? — Qu'il est fou, qu'il joue la comédie dans sa maison. On veut que les noms de Liber et de Libera ou Vénus, suivant l'opinion commune, viennent de la délivrance qu'ils procurent après l'union, et qu'en reconnaissance de ce bienfait, en offre dans le même temple le sexe de l'homme à Liber, celui de la femme à Libera. On destine encore à Liber des femmes et du vin pour exciter les sens. Aussi les Bacchanales sont-elles célébrées avec fureur : Varron lui-même avoue que le délire seul peut expliquer les excès des bacchantes. Ces orgies toutefois déplurent dans la suite au sénat plus sage qui les interdit. Peut-être alors reconnut-on ce que les esprits impurs, pris pour dieux, peuvent sur les âmes humaines. Rien de tel assurément ne se passerait sur la scène. Elle présente des jeux, et non des fureurs, quoiqu'il y ait une sorte de fureur à servir des dieux qui se plaisent à de tels spectacles. Mais que prétend Varron, quand, établissant entre l'homme religieux et le superstitieux, cette distinction que l'un redoute les dieux, et que l'autre les honore comme pères, loin de les craindre comme ennemis, parce que, à l'en croire, leur bonté est si grande, qu'il leur en coûte moins de pardonner aux coupables que de frapper un innocent ; que prétend-il, quand aussitôt il remarque qu'on assigne trois dieux à la garde des femmes accouchées, pour prévenir les attaques nocturnes de Silvanus, et que, figurant les trois dieux, trois hommes font de nuit la ronde autour de la maison, qu'ils frappent d'abord le seuil de la porte avec la hache, puis avec le pilon, et le nettoient enfin avec le balai? emblèmes d'agriculture qui défendent l'entrée à Silvanus ; car c'est le fer qui taille et coupe les arbres, c'est le pilon qui broie le froment; c'est le balai qui amoncelle les gerbes, et de là trois divinités prennent leur nom : lntercidona, de l'incision faite par la hache; Pilumnus, du pilon, et Deverra, du balai, trois dieux chargés de préserver l'accouchée des violences de Silvanus! Ainsi, contre la brutalité d'un dieu mauvais, l'assistance des bons serait inutile, s'ils n'étaient trois contre un, et s'ils n'opposaient à ce sauvage et farouche hôte des bois, des symboles d'agriculture qui lui sont contraires. Voilà donc l'innocence et le bon accord de ces dieux! Les voilà, ces dieux protecteurs des villes, plus ridicules que toutes les bouffonneries de la scène! Que le dieu Jugatinus préside à l'union conjugale; à la bonne heure; — mais il faut conduire l'épousée à la demeure de l'époux, et l'on appelle le dieu Domiducus; il faut l'y retenir, c'est l'emploi du dieu Domitius. Pour qu'elle réside avec son mari, survient la déesse Manturna. Que veut-on de plus ? Grâce du moins pour la pudeur humaine! Que la concupiscence de la chair et du sang fasse le reste dans le secret de la honte! Pourquoi remplir la chambre nuptiale de cette troupe divine, quand les paranymphes se retirent? Et on la remplit de ces dieux, non pas afin que la pensée de leur présence soit comme une garantie de chasteté, loin de là; réunis contre une faible fille qu'un tel moment épouvante, tous leurs efforts concourent à lui faciliter la perte de sa virginité. Là se donnent rendez-vous et Subigus, et Prema, et Pertunda, et Vénus, et Priape. Eh quoi ! s'il faut qu'alors le mari soit fortifié du secours des dieux, ne suffirait-il pas d'un seul dieu, d'une seule déesse ? N'est-ce pas assez de Vénus, qui, dit-on, n'est invoquée en ce moment que parce que, sans sa puissance, une femme ne peut cesser d'être vierge? Si les hommes ont encore une pudeur qui manque aux dieux, l'idée de la présence de tant de divinités mâles et femelles, intéressées à ce mystère de l'hyménée, ne doit-elle pas inspirer aux époux assez de honte pour ralentir les désirs de l'un et augmenter les résistances de l'autre ? Quoi ! s'il y a une déesse Virginensis pour détacher la ceinture virginale, un dieu Subigus pour vaincre, une déesse Prema pour réduire, que fait là cette déesse Pertunda? Qu'elle rougisse ! qu'elle sorte! Que du moins l'homme agisse lui-même. C'est une infamie qu'un autre le remplace dans ce devoir que le nom de cette déesse exprime. Pourquoi la souffre-t-on? parce qu'elle est une déesse et non un dieu? Car, si la croyance amenait ici un dieu mâle sous le nom de Pertundus, le mari, pour sauver l'honneur de sa femme, n'aurait-il pas à requérir contre ce dieu bien plus de secours que l'accouchée contre Silvanus! Mais que dis-je? n'y a-t-il pas là un dieu qui n'est que trop viril, l'immonde Priape? Et toutefois c'était une coutume consacrée par la chaste religion des dames romaines, de faire asseoir l'épouse sur le genou de ce monstre! Et puis, que l'on s'applique encore à distinguer la théologie civile de la théologie fabuleuse; la cité, du théâtre; le temple, de la scène; les mystères sacrés, des fictions poétiques ; comme l'on distingue la décence de l'impureté, la vérité du mensonge, la gravité des bagatelles, le sérieux du bouffon, ce qu'il faut rechercher de ce qu'il faut fuir. Vaines subtilités! nous savons la pensée de ceux qui ne doutent pas que la théologie scénique ne dépende de la civile, et que les vers des poètes ne soient le fidèle miroir qui reproduit et expose les traits de celle que l'on n'ose point condamner. Aussi est-ce l'image que l'on accuse, que l'on flétrit librement, afin que les initiés aux secrètes intentions des sages proscrivent à la fois la réalité et le miroir; miroir où les dieux se contemplent avec tant d'amour, que pour les connaître il ne faut pas moins consulter le miroir que la réalité. C'est pourquoi ils enjoignent à leurs adorateurs, par de terribles menaces, de leur dédier ces infâmies de la théologie fabuleuse, de les célébrer aux fêtes solennelles, de les ranger au nombre des choses divines. C'est ainsi qu'ils se déclarent évidemment esprits impurs, et quand ils rattachent à la théologie civile comme à une théologie choisie et approuvée, ce membre différent, cette autre théologie du théâtre, objet de mépris et de réprobation, ils veulent que toutes deux, également tissues de mensonges et d'obscénités, peuplées de dieux imaginaires, se partagent les livres des Pontifes et les chants des poètes. Existe-t-il encore quelque partie différente ? c'est une autre question. Mais, en me bornant à la division de Varron, je crois avoir suffisamment établi l'identité de la théologie civile et de la théologie scénique; et comme elles rivalisent d'absurdité, d'effronterie et de mensonge, loin de la pensée des hommes religieux d'attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle! Varron lui-même, énumérant tous les dieux, commence par Janus, dès l'instant de la conception des hommes, conduit ce dénombrement jusqu'à la décrépitude, jusqu'à la mort, et termine la liste des divinités dévouées à la personne humaine par la déesse Naenia, hymne funèbre qui retentit aux funérailles des vieillards. Il passe ensuite aux dieux affectés, non plus à l'homme, mais aux objets dont il use, nourriture, vêtement, etc., tout ce qui a rapport aux besoins de cette vie. Il précise les fonctions de chacun de ces dieux, l'objet des prières qu'il faut leur adresser; et, dans cette exacte énumération, il ne désigne, il ne nomme aucune divinité de qui l'on doive implorer la vie éternelle, cette vie pour laquelle seule, en définitive, nous sommes chrétiens. Qui donc est assez stupide pour ne pas pénétrer l'intention de ce savant quand il dévoile et explique avec tant de soin la théologie civile, quand il montre sa ressemblance avec celle de la fable, honteuse et diffamée; quand il enseigne que la fabuleuse fait partie de la civile, que veut-il, sinon insinuer dans l'esprit des hommes cette théologie naturelle qu'il attribue aux philosophes? Quand il s'élève contre la théologie fabuleuse, et, n'ayant pas attaqué la civile, en découvre adroitement l'infamie, n'est-ce pas afin que le mépris de l'une et de l'autre ne laisse aux hommes intelligents d'autre choix que celui de la théologie naturelle? Nous en parlerons en temps et lieu plus convenablement, avec la grâce du Dieu de vérité. [6,10] Varron n'a pas eu la liberté de flétrir hautement la théologie civile, si semblable à la théologie du théâtre qu'il condamne; mais cette liberté n'a pas manqué à Sénèque, philosophe, que certaines conjectures nous font croire contemporain des apôtres : liberté hardie parfois, sinon pleine et entière, présente sous sa plume, absente de sa vie. En effet, dans son livre sur la superstition, il s'élève contre la théologie civile avec beaucoup plus d'étendue et de véhémence que Varron contre la théologie scénique et fabuleuse. Voici comment il parle des idoles : «On consacre, dit-il, comme vénérables, comme immortels et inviolables, des dieux faits d'une matière vile et insensible, sous la figure d'hommes, de bêtes et de poissons. Quelquefois on leur prête des corps où les sexes sont confondus. On appelle dieux des objets dont un souffle de vie ferait des monstres." Puis, passant à l'éloge de la théologie naturelle, après avoir résumé les opinions de quelques philosophes, il se pose lui-même cette question : « Ici peut-être me dira-t-on : Croirai-je que le ciel et la terre sont des dieux, qu'il y a des dieux au-dessus de la lune, d'autres au-dessous ? Puis-je souffrir Platon ou Straton le péripatéticien, qui veulent, l'un un dieu sans corps, l'autre un dieu sans âme? » Et il répond : « Quoi donc! as-tu plus de créance aux rêveries de Tatius, de Romulus, de Tullus Hostilius? Tatius fait une déesse de Cloacina ; Romulus fait dieux Picus et Tiberinus; Hostilius divinise la Peur et la Pâleur, hideuses affections de l'homme : l'une, impression de l'âme épouvantée; l'autre, des sens, et plutôt une couleur qu'une maladie. Croiras-tu plutôt à ces dieux, et les placeras-tu dans le ciel?" Mais avec quelle liberté parle-t-il de l'obscène cruauté de ces mystères ! «Celui-ci, dit-il, se retranche la virilité; celui-là se fait aux bras des incisions. Peut-on craindre la colère des dieux quand on se concilie leur faveur à ce prix ? Ah ! s'ils demandent un tel culte, on ne leur en doit aucun. La raison troublée, et comme expulsée de son intime demeure, tombe dans cet excès de fureur qui prétend fléchir les dieux par des actes qui révolteraient même la cruauté des hommes. Ces odieux tyrans dont la tragédie a perpétué la mémoire déchirent les membres de leurs victimes; jamais ils n'ordonnent à un malheureux de se déchirer lui-même. Quelques-uns sont mutilés pour servir au plaisir des rois, jamais un esclave, sur l'ordre de son maître, n'attente à sa propre virilité. Eux, dans leurs temples, se meurtrissent à l'envi. Des blessures, du sang, voilà leurs prières. S'il était loisible de considérer ce qu'ils font et ce qu'ils souffrent, on verrait des actes si contraires à l'honneur, à la liberté, à la raison, qu'il serait impossible de douter de leur délire et de leur fureur, si cette folie était plus rare. L'unique garantie de leur raison est dans la multitude des insensés.» Quant aux scènes dont le Capitole même est le théâtre, que Sénèque rapporte et flétrit généreusement, quels hommes peuvent y paraître que des bouffons et des furieux? Que dire des mystères empruntés à l'Égypte, où l'on célèbre par des lamentations, puis par des cris d'allégresse, la fiction d'Osiris perdu et retrouvé! douleur et joie qu'expriment avec un accent de vérité ces gens qui n'ont rien perdu, rien retrouvé. Sénèque en rit : « Et toutefois, dit-il, cette fureur a un temps limité! le délire est permis une fois l'an. Monte au Capitole, tu rougiras de ces extravagances que la démence publique accomplit comme un devoir. L'un nomme au dieu les divinités qui le saluent, un autre annonce à Jupiter l'heure qu'il est; celui-ci sert de licteur, celui-là de parfumeur, et, par le vain mouvement de ses bras, représente l'exercice réel de sa profession. Junon et Minerve ont des coiffeuses, qui, éloignées de la statue et même du temple, remuent les doigts comme si elles disposaient avec art la chevelure des déesses. Celles-ci tiennent le miroir, celles-là invitent les dieux d'assister à leurs procès. L'un leur présente des requêtes, l'autre les instruit de ses affaires. Un fameux archimime, dans sa vieillesse décrépite, joue chaque jour au Capitole, comme si les dieux goûtaient un acteur que le public ne goûte plus. Enfin, il se trouve là toute espèce d'artisans qui travaillent pour les dieux immortels. » — « Toutefois, ajoute Sénèque un peu plus bas, s'ils vendent à la divinité des services superflus, ils n'engagent pas du moins leurs moeurs et leur honneur. Mais des femmes se tiennent assises au Capitole, se croyant aimées de Jupiter au mépris de Junon, dont la jalousie, disent les poètes, est si terrible. » Varron ne parle point avec cette liberté; il n'a de hardiesse que contre la théologie poétique; il respecte la civile, que Sénèque détruit. Et, en vérité, ces temples sont plus abominables que ces théâtres. Actions réelles d'une part, simples fictions de l'autre. Aussi, la conduite que Sénèque prescrit au sage dans les mystères de la théologie civile, est-elle, non pas une adhésion de conscience, mais une profession purement extérieure. « Le sage, dit-il, observera toutes ces pratiques pour obéir à la loi, sans les croire agréables aux dieux. » Et il ajoute : « Quoi ! nous formons entre les dieux des alliances impies de frères et de soeurs ! Nous marions Mars et Bellone, Vulcain et Vénus, Neptune et Salacia. Nous en laissons quelques-uns dans le célibat, comme s'ils n'eussent pu trouver un parti. Cependant il se présente certaines déesses veuves, telles que Populonia, Fulgora, Rumina. Je ne m'étonne pas toutefois qu'elles n'aient point été recherchées. Ignoble cohue de divinités, que depuis longues années une longue superstition accumule! N'oublions pas que si nous leur rendons un culte, c'est un hommage que nous devons à la coutume et non à leur réalité. » Ainsi, ni les lois ni l'usage n'ont rien institué dans la théologie civile à dessein de plaire aux dieux, ou même d'établir leur réalité, mais cet homme que la philosophie a presque affranchi, cet homme est sénateur du peuple romain ; et il révère ce qu'il méprise, il fait ce qu'il reprend, il adore ce qu'il condamne. La philosophie lui a donné ces vives lumières qui dissipent les superstitions; mais les lois de la cité, la coutume humaine, sans toutefois le pousser sur le théâtre, font de lui, dans le temple, un imitateur des histrions, d'autant plus criminel, que ce personnage qu'il joue, la multitude peut le croire sincère. Moins funeste dans ses jeux, le comédien cherche plutôt à divertir qu'à tromper. [6,11] Entre les autres superstitions de la théologie civile, Sénèque condamne aussi les cérémonies des Juifs, et surtout le sabbat. Il soutient que cette pratique est inutile, que ce septième jour observé est presque la septième partie de la vie perdue dans le repos, et que souvent des intérêts pressants doivent souffrir de cette oisiveté. Quant aux chrétiens, dès lors ennemis déclarés des Juifs, il n'ose en parler ni en bien ni en mal; il craint de les louer, contre l'ancienne coutume de sa patrie, ou de les blâmer, peut-être contre sa propre inclination! Mais c'est en parlant des Juifs qu'il dit : « Et cependant la coutume de cette race criminelle a tellement prévalu, que déjà presque toute la terre la reçoit. Les vaincus font la loi aux vainqueurs. » Il s'étonne, parce qu'il ignore les secrets de la conduite divine. Il exprime ensuite son sentiment sur la religion même des Juifs. « Quelques-uns, dit-il, connaissent du moins les raisons de leur culte. Mais la plus grande partie du peuple le suit sans savoir pourquoi. Or, pourquoi ou comment les mystères des Juifs sont institués par l'autorité divine, comment au temps marqué la même autorité les retire à ce peuple de Dieu qui avait la révélation de la vie éternelle? c'est ce que j'établis ailleurs contre les manichéens, et développerai plus convenablement dans un autre endroit de cet ouvrage. [6,12] Donc, de ces trois théologies que les Grecs appelent mythique, physique, politique, et les Latins fabuleuse, naturelle, civile, ce n'est ni de la fabuleuse, si librement attaquée par les adorateurs de tant de faux dieux; ni de la civile, convaincue de n'être qu'une partie de la première, une image fidèle, que dis-je? plus hideuse encore, qu'il faut attendre la vie éternelle; et si le lecteur trouve insuffisantes les preuves de ce livre, il peut y joindre les considérations développées aux livres précédents, et surtout au quatrième, sur Dieu même comme auteur de la félicité. Car à quelle autre divinité que la félicité seule, les hommes devraient-ils, en vue de la vie éternelle, vouer leur culte et leurs hommages, si la félicité était une déesse? Or, comme elle n'est pas une déesse, mais un don de Dieu, à quel autre Dieu qu'à l'auteur de la félicité nous devons-nous consacrer, nous qui soupirons d'une pieuse flamme après cette vie éternelle où réside la véritable et parfaite félicité? Non, la félicité ne peut être le don d'aucun de ces dieux dont le culte est un cynisme que rien ne surpasse si ce n'est le cynisme de leur courroux quand il manque quelque ordure à leurs fêtes, esprits immondes trahis par leur courroux même; non, après tout ce que j'ai dit, il ne peut à ce sujet rester aucun doute dans l'esprit de personne. Et qui ne donne pas la félicité, peut-il donner la vie éternelle? Car nous appelons ainsi cette vie où la félicité est sans fin. Si l'âme, en effet, vit dans ces éternels supplices réservés aux esprits d'impureté, c'est plutôt alors l'éternité de la mort que celle de la vie. Est-il donc une mort plus profonde et plus terrible que la mort qui ne meurt point? Mais, comme la nature de l'âme, créée immortelle, ne saurait jamais être destituée de toute vie, sa suprême mort est son éloignement de la vie dans l'éternité des supplices. Celui-là donc donne seul la vie éternelle, c'est-à-dire éternellement heureuse, qui donne la véritable félicité. Or ces dieux de la théologie civile étant évidemment incapables de la donner, il ne faut point les servir pour les biens de la terre et du temps, comme nous l'avons montré dans les cinq premiers livres, et moins encore pour cette vie éternelle qui doit commencer à la mort : c'est ce que ce dernier livre établit avec le concours des précédents. Mais la force d'une coutume invétérée a jeté des racines trop profondes : certain lecteur peut-être ne trouve pas encore nos raisons assez puissantes pour entraîner le mépris et l'abjuration de cette théologie civile : qu'il apporte donc son attention sur les pages qui, avec l'aide de Dieu, vont suivre celles-ci.