Six présentations modernes des Histoires d'Ammien Marcellin |
·
M. Nisard (1860)
·
R. Pichon (1903)
·
J. Bayet (1965)
·
R. Martin, J. Gaillard (1981)
·
H. Zehnacker, J.-Cl. Fredouille (1993)
·
P. Grimal (1994)
A. Extrait de :
M. Nisard,
Ammien Marcellin, Jornandès, Frontin,
Végèce, Modestus,
Paris, Firmin Didot, 1860, pp. I à III
Ammien Marcellin était Grec
d'origine, né probablement à Antioche, de parents inconnus, mais gens de
naissance ; car Ammien se donne la qualité d'ingenuus, et dans son livre les nobles sont appelés ingenui. Il servit très jeune, sous le
règne de Constance, dans une cohorte de cavalerie que commandait en Orient un
certain Ursicinus, homme de guerre distingué, qu'il vante en plusieurs endroits
de son livre. On le voit ensuite entrer dans les protectores domestici, ou gardes du corps de Constance :
c'était une milice recherchée. Jovien commença par être le collègue d'Ammien
Marcellin : de «protecteur domestique» il devint «primicier de l'école»,
et de primicier empereur.
Ursicinus fut bientôt envoyé en
Gaule pour y faire rentrer sous l'obéissance la colonie des Ubiens, dont s'était
emparé un maître de cavalerie d'origine franque, Silvanus. Il emmena avec lui
Ammien, qui prit part au succès de la courte campagne dans laquelle Silvanus
fut battu et tué. Un nouvel ordre de l'empereur rappela Ursicinus, et l'envoya
en Orient. Ammien l'y suivit. Des expéditions eurent lieu, dans lesquelles le
chef et son compagnon se distinguèrent, ce dernier à la fois comme négociateur
et comme soldat. Ammien faillit y être pris par les Perses. Séparé quelque
temps de son chef, et assiégé dans la ville d'Amida, qui fut prise malgré une
vigoureuse défense, il parvint à s'échapper ;
et, après diverses aventures, il finit par rejoindre Ursicinus à Antioche.
Une disgrâce de palais paya
Ursicinus de ses services, en le condamnant à l'oisiveté de la vie privée.
Ammien garda son poste de protecteur domestique, et l'on ne sait si ce fut en
cette qualité ou avec un grade supérieur qu'il fit la guerre en Perse avec
l'empereur Julien.
Sous le règne de Valentinien et
de Valens, il renonça au métier des armes, et se retira à Antioche. Des
vexations qu'il eut à souffrir de la part des gens de loi l'en chassèrent ; il dit adieu à l'Orient et à sa patrie, et
vint à Rome, Valens étant encore vivant. Il s'y fit beaucoup d'amis parmi les
personnages de marque ; et désormais tout entier aux lettres, les yeux
fixés sur les écrits de Caton le Censeur, de César, de Salluste et de Cicéron,
il entreprit d'écrire l'histoire de Rome depuis le règne de Nerva jusqu'à la
mort de Valens. On ignore vers quelle époque mourut Ammien.
Son ouvrage ne nous est parvenu
que mutilé. Des trente et un livres dont il se composait, treize ont péri.
Toute cette histoire embrassait une période de près de trois siècles, de l'an
96 à l'an 378. Ce qui nous est resté ne contient que les événements de
vingt-cinq années, de 353 à 378. Le quatorzième livre commence à la
dix-septième année du règne de Constance ; le trente et unième finit à la
mort de Valens, dans sa guerre contre les Goths.
Deux très savants hommes, Pierre
Pithou et Claude Chifflet, ont voulu qu'Ammien Marcellin ait été chrétien, ou
du moins peu éloigné de l'être. Ils l'ont conclu de
certains passages où l'historien semble parler avec faveur de la religion
nouvelle. Dans un de ces passages, Ammien loue le roi des Perses, Sapor, «d'avoir
respecté, dans le sac de deux châteaux forts, des vierges consacrées au culte
divin, selon le rit chrétien (Lv. XVIII).» - De telles paroles, dit Chifflet,
ont-elles pu sortir d'une bouche non chrétienne? - Ailleurs, Ammien raconte que
«Théodose le père traita avec douceur des prêtres du rite chrétien (Lv. XXIX).»
- Peut-on douter, dit Chifflet, qu'il ait eu l'intention de louer Théodose pour
ce fait? Et l'eût-il loué d'un acte d'humanité envers des chrétiens, s'il n'eût
été chrétien lui-même? - Mais voici, ajoute-t-il, qui est plus clair :
«Constance, dit Ammien, confondait le christianisme, dans sa pureté et sa
simplicité (absolutum et siniplicem),
avec une superstition de vieille femme (Lv. XXI).» Or cette superstition, c'est
l'arianisme. Qui donc, sinon un chrétien, a pu traiter de superstition de
vieille femme l'arianisme? - Ailleurs enfin, Ammien, parlant des martyrs, dit
en termes nobles «qu'ils ont su garder, jusqu'à la mort, l'intégrité de leur
foi (Lv. XXII).» - Aucun païen, remarque Chifflet, n'eût tenu un tel langage
(Claudii Chiffleti de Ammiani libris
Monobiblion).
Ces passages, à défaut d'autres
moyens de savoir les vrais sentiments d'Ammien Marcellin, ne prouveraient
qu'une chose : c'est qu'il était ou assez impartial ou assez prudent, au
milieu des fortunes diverses du christianisme à cette époque, pour rendre
justice aux moeurs des chrétiens, tout en restant indifférent ou étranger à
leurs dogmes. Vouloir lui donner une autre gloire que celle d'avoir parlé fort
honnêtement, comme dit Bayle, d'une religion qu'il ne suivait pas (Bayle, Dictionnaire, article Ammien Marcellin),
c'est ce que ne permettent pas les trop nombreux endroits où Ammien est
ouvertement païen, et où il parle des dieux du paganisme comme de ses
dieux ; c'est ce que ne permet pas son admiration pour Julien, le
véritable héros de son livre, et qu'il semble estimer surtout pour sa fidélité
à l'Olympe païen.
Comme historien, Ammien ne mérite
pas sans doute d'être attelé, comme dit poétiquement Chifflet, «au quadrige
triomphant de l'histoire,» avec Salluste, Tite-Live et Tacite ; mais on
lui ferait injustice de lui refuser une des meilleures places parmi les
historiens de second ordre. Esprit judicieux et sagace toutes les fois qu'il
sait bien les faits dont il parle, et qu'il n'est pas gâté par les préjugés de
son temps, il réussit à discerner les causes des événements et les mobiles qui
font agir les hommes. Il trace même de piquantes peintures des moeurs ;
témoin ce portrait de Constance «entrant dans Rome sur un char, courbant sa
petite taille sous les portes les plus élevées, 1'oeil fixe, le cou immobile et
comme emprisonné, ne tournant le visage ni à droite ni à gauche, un homme de
plâtre, que les cahots du char ne peuvent faire bouger, les mains collées au
corps, ne se mouchant point, ne touchant point son nez (Lv. XVI) ;» témoin
aussi le maître d'armes Lupicinus, «qui relevait ses sourcils comme des cornes
(Lv. XX).»
Quiconque voudra connaître tous
les genres de corruption qui assiégent les cours, l'art des flatteurs, les
voies tortueuses par lesquelles on s'insinue dans la faveur des princes, les
intrigues des courtisans pour s'entre-détruire, les souffrances de la peur et
de l'envie, le faste insensé, les misères de toute sorte dont une poignée
d'hommes accable les peuples ; quiconque veut voir une peinture énergique
des calamités qu'engendre le despotisme, doit lire, dans Ammien, les livres où
il traite du règne de Constance, et le récit du misérable gouvernement de ce
prince, le plus vain et le plus dépendant des maîtres, qui croyait ébranler le
monde du mouvement de son sourcil, et qui n'était que l'esclave de ses
flatteurs, toujours en proie au soupçon ou à la crainte, dans une cour où
dominaient les eunuques.
S'il est vrai que, par la force
de certains traits et la vérité satirique de certaines réflexions morales,
Ammien soit supérieur à la partie païenne de la société de son temps, il se
rabaisse au niveau des plus ignorants par sa superstition ; en quoi d'ailleurs
il avait un exemple dans son héros Julien. Et cependant Ammien raille ce prince
de sa crédulité, ce qui ne l'empêche pas de remplir ses récits de présages et
de visions de devineresse. Ce même homme, qui sait apercevoir quelquefois dans
les passions des hommes les causes des événements, le plus souvent ne voit dans
les faits que des prédictions accomplies, et s'évertue à prouver, par des
subtilités puériles, qu'un homme sage peut arriver à prédire l'avenir (Lv. XXI).
Le style d'Ammien Marcellin est
le style de son temps, avec quelques beautés des meilleurs temps. Depuis plus
de deux siècles déjà la langue latine avait dégénéré en une sorte de jargon
ampoulé, chargé de tropes, mêlant les pompes du style lyrique aux trivialités
du langage le plus vulgaire, se grossissant de mots nouveaux, et
s'obscurcissant par ses efforts pour éblouir. L'usage des lectures publiques,
qui subsistait encore à cette époque, ajoutait une corruption particulière aux
causes générales de la corruption de la langue. L'histoire d'Ammien Marcellin
fut lue en public, et avec de grands applaudissements. Le célèbre Libanius l'en
félicite dans une lettre : «J'ai appris, lui écrit-il, de gens arrivés de
Rome, que vous avez lu en public des morceaux de votre ouvrage, et que vous
vous proposiez d'en lire d'autres ; j'espère que les louanges données à ce
que l'on en connaît vous engageront à presser la publication du reste (Lettres
de Libanius)».
De là ce langage enflé et sonore,
le seul qui pût plaire à un auditoire plus sensible à l'harmonie des mots qu'à
la force du sens. C'est pour l'effet de la lecture qu'Ammien prodigue les
comparaisons entre son temps et les temps passés ; qu'il apostrophe si
souvent la fortune, qu'il accumule les métaphores, qu'il décrit dans le style
épique les siéges et les combats. C'est pour les applaudissements des
banquettes qu'il affecte l'érudition, qu'il sème ses récits de citations de
Cicéron, de vers de Virgile et de Térence ; qu'il s'égare en de vaines
digressions sur certaines divinités païennes, sur les obélisques, sur les
hiéroglyphes, sur les tremblements de terre, sur les éclipses de soleil et de
lune, l'origine des perles, les feux tombés du ciel ; enfin, sur les
jurisconsultes et ce, qu'il appelle plaisamment les diverses espèces d'avocats.
Cette dernière digression est plutôt une piquante invective contre les gens de
loi, dont les tracasseries l'avaient forcé de quitter Autioche.
Le meilleur éloge qu'ait reçu
l'ouvrage d'Ammien Marcellin, je le trouve dans l'emploi que les historiens
modernes ont fait de ses précieux documents. La partie la plus forte de
l'histoire de Gibbon est celle où il s'est servi d'Ammien. Avant lui, le
profond savoir de Tillemont y avait puisé pour son Histoire des empereurs ; et, de nos jours, M. de Chateaubriand
a payé, par quelques épithètes honorables pour Ammien, les emprunts dont il a
orné les plus brillantes pages de ses Études
historiques.
B. Extrait
de :
René Pichon, Histoire
de la littérature latine,
Paris, Hachette, 3e édition, 1903, p.
790-794.
Mais nul plus
qu'Ammien Marcellin ne s'élève au-dessus de ces compilations érudites si sèches
et si froides et ne s'en moque davantage :
Strepentes ut laesos si praeteritum sit quod
imperator locutus est in cena vel omissum ob quam causam gregarii coerciti sunt
apud signa.
«Un tas de gens murmurent comme
s'ils étaient personnellement blessés lorsque l'on oublie de raconter ce que
l'empereur a dit à table ou d'expliquer pourquoi on a réuni une troupe de
soldats sous les drapeaux.»
Il a plus
d'ambition pour son art ; il veut que l'histoire ne s'attache qu'aux
grands sujets, et ne relève que ce qui vaut la peine d'être conservé :
Historia discurrere per negotiorum celsitudines
assueta, non humilium minutias indagare causarum.
«Accoutumée à courir sur les hauts sommets des
affaires publiques, elle ne doit pas rechercher avec minutie les choses terre à
terre.»
Il compare
ingénieusement les amateurs de détails à des hommes qui voudraient dénombrer
tous les atomes qui volent dans l'espace. Cette recherche de l'infiniment petit
lui semble décevante et stérile : il rappelle l'histoire au sentiment de
sa grandeur. Cette conception explique le choix de son sujet. Il prend une
matière assez étendue pour offrir un intérêt général, assez restreinte pour
être traitée par un seul homme : il se tient à égale distance des monographies
trop spéciales, comme celles de l'Histoire
auguste, et des résumés trop sommaires comme ceux d'Eutrope et d'Aurelius
Victor ; il étudie l'histoire de l'Empire depuis l'avènement de Nerva
jusqu'à la mort de Valens, c'est-à-dire jusqu'à la veille de l'époque où il
écrit. Son ouvrage fait suite à celui de Tacite, et le rappelle de loin. Comme
Tacite, Ammien mêle ensemble le récit des intrigues de cour et celui des
guerres extérieures ; comme lui, tout en étant vrai dans l'ensemble, il
imagine des harangues, afin de donner une impression plus artistique ;
comme lui enfin, il s'arrête pour réfléchir et pour juger les hommes, cessant
de raconter pour penser.
À vrai dire,
son sujet est très inférieur à celui de Tacite pour l'intérêt dramatique. Au
lieu des lugubres tragédies qui ensanglantent la cour des premiers Césars,
l'histoire des IIIe et IVe siècles ne présente qu'une suite monotone
d'intrigues sans grandeur et de guerres sans éclat. On se lasse vite de ces
querelles incessantes entre Augustes, Césars, préfets de Rome, ou préfets du
prétoire ; et quant à ces combats perpétuels contre les peuplades
germaines ou les Perses, ils ne donnent lieu à aucune action mémorable.
Cependant, comme historien militaire, Ammien Marcellin réussit à donner de
l'intérêt au moins à une partie des campagnes qu'il raconte, celle à laquelle
il a pris part lui-même. Il a servi sous Julien contre les Perses. On sent
qu'il a connu la fatigue et l'ennui de ces longues marches dans les déserts de
l'Asie, qu'il a passé ces nuits inquiètes et troublées dont il décrit si bien
l'angoisse, qu'il a entendu résonner à ses oreilles «le sifflement lugubre des
javelots», armorum lugubre sibilantium fragor. À ce point de vue, ses récits
militaires ressemblent un peu aux Commentaires
de César et décèlent du moins le même amour des armes, le même sentiment vrai
et vécu des périls et des peines de la vie militaire.
J'ajoute que
ce soldat n'est pas confiné exclusivement dans les choses de sa
profession ; c'est un savant et un philosophe en même temps qu'un homme de
métier. Reprenant la méthode autrefois suivie par Polybe, il introduit dans
l'histoire politique ou militaire toute espèce de sciences auxiliaires, depuis
la géographie ou la balistique jusqu'à l'astronomie et la physique. On rencontre
chez lui des dissertations sur les sujets les plus variés : description de
la Syrie ou de la Gaule, détails curieux sur les obélisques et leurs caractères
hiéroglyphiques, explication des tremblements de terre, résumé des principes de
l'artillerie de ce temps, peinture de la peste d'après les médecins et
Thucydide, théorie de l'arc-en-ciel, théorie de l'interprétation des
songes ; il connaît tout. Ces digressions brisent un peu l'unité du sujet,
mais révèlent un esprit curieux, bien informé, et non pas cantonné dans une
spécialité trop étroite.
D'ailleurs,
sans sortir du sujet, Ammien trouve l'occasion d'exprimer des idées
personnelles, dans les portraits, les jugements et les réflexions que les faits
lui suggèrent. Après le soldat et le savant, c'est ici le moraliste. Ammien
sait porter une appréciation d'ensemble sur les hommes et sur les peuples. Il
trace un portrait fort précis des Gaulois, bruyants et querelleurs ; des
Aquitains, plus civilisés, plus commerçants, et plus amollis déjà par les moeurs
romaines ; des Perses, lâches et efféminés. Le peuple romain est
représenté tel qu'il est : l'auteur ne dissimule pas les crimes qui
ravagent la société romaine, ni ses travers habituels ; convaincu que la
Rome actuelle est déchue de son antique grandeur, il flétrit la vénalité, les
débauches, la chasse perpétuelle aux testaments, la folie des courses et des
jeux publics, les raffinements de luxe des nobles, la grossièreté de la plèbe.
Il aime pourtant cette Rome si malheureuse, «cette ville qui vivra tant qu'il y
aura des hommes, dont le nom seul remporte des victoires», victura dum erunt homines Roma,... nomine solo aliquotiens vincens,
le «sanctuaire de l'Empire et de la vertu» ; mais cela ne l'empêche pas
d'en voir les plaies. Il a ce trait distinctif du philosophe, l'aptitude à
s'élever au-dessus des préjugés étroits, à juger les choses de haut, à
n'attacher pas trop de prix aux petites conventions et aux passions mesquines.
Il rappelle sur un ton mélancolique les vicissitudes de 1a fortune, se moque de
ces petits hommes qui s'appellent fièrement «Mon Éternité», et confond leur
orgueil en leur montrant la petitesse de Rome dans la terre et de la terre dans
l'univers. Cet homme qui s'est si bien battu pour la patrie romaine ne se fait
pas illusion sur sa grandeur matérielle et n'oublie pas qu'il y a quelque chose
au-delà.
Avec une
telle hauteur de vues, on comprend qu'Ammien atteigne vite l'impartialité
presque absolue. Ce n'est pas chose facile à un moment où la lutte est très
vive entre chrétiens et païens et où les passions sont fortement excitées. Il réussit pourtant à tenir la balance égale. Il
raille les rivalités des chrétiens pour l'évêché de Rome, mais reconnaît que
les prêtres de province sont des modèles de désintéressement. Pour son compte
il est païen, d'un paganisme vague et éclectique, trop attaché aux anciens
usages pour accepter les nouveautés religieuses : et cependant il ne veut
pas qu'on persécute les chrétiens, qu'on abuse contre eux de la loi de
lèse-majesté, pas même qu'on leur ferme l'accès des écoles. Julien est son
maître, son héros, «le modèle d'une vie meilleure» ; il loue sa bonté pour
les provinciaux, sa douceur pour les accusés, son zèle militaire, sa profondeur
philosophique : mais 1e portrait n'est pas sans tache, et le peintre
n'omet ni l'humeur bavarde et indiscrète de l'empereur, ni sa faiblesse pour
ses amis, ni son acharnement contre les chrétiens. Pas plus qu'il ne ferme les
yeux sur les lacunes de ce caractère, qu'il aime pourtant d'une affection
profonde, il ne charge les défauts des princes qui lui sont moins sympathiques.
En signalant la dureté et la cruauté de Constance, il rend justice à ses bonnes
qualités, et, tout compte fait, l'appelle un prince de moyenne valeur, medius. Jovien, le successeur de Julien,
a commis la plus grande des fautes pour un patriote ardent tel qu'Ammien, il a
cédé volontairement à l'ennemi une portion du territoire romain : pourtant
l'historien ne le représente pas sous un jour trop sombre. Chez Valentinien, il
blâme la sévérité excessive et loue la justice scrupuleuse, l'honnêteté
personnelle, la pureté des moeurs ; chez Valens, il flétrit la brutalité
et rend hommage à l'activité énergique. Encore déclare-t-il qu'il lui répugne
de parler des vices de l'empereur, comme s'il se rendait coupable d'un
sacrilège envers la patrie elle-même.
Instruit,
réfléchi, observateur, tolérant et équitable, Ammien Marcellin est un sage, un
historien philosophe, en même temps qu'un citoyen passionné pour le bien de sa
patrie et douloureusement ému de ses hontes et de ses discordes. Il ne lui a
manqué qu'une forme plus artistique pour avoir fait un chef-d'oeuvre
historique. II y a bien chez lui des tableaux colorés, des harangues éloquentes
(celle de Julien mourant est restée célèbre par l'élévation philosophique du
ton), des métaphores vives et pittoresques. Malheureusement l'ensemble est
écrit dans ce style embarrassé et traînant, chargé de périphrases et
d'abstractions, qui est celui de la phraséologie officielle d'alors. Seulement
ce défaut n'appartient pas à l'auteur, il emploie le jargon de ses
contemporains, et c'est tout. Les imperfections de son oeuvre viennent de son
époque ; - les mérites, - profondeur dans les réflexions, haute et sereine
impartialité dans les jugements, - viennent de son tour d'esprit personnel. Il
parle aussi mal que les gens de son temps, mais pense infiniment mieux.
C. Extrait de :
Jean
Bayet, Littérature latine,
Paris,
Colin, 1965, p. 458-463
L'histoire romaine reprit, vers
la fin du siècle, toute sa grandeur, dégagée de la biographie anecdotique et du
sommaire, grâce à un Grec d'Antioche : Ammianus Marcellinus. Il se donna
pour tâche de continuer Tacite. Ses treize premiers livres, qui menaient le
lecteur depuis le règne de Nerva (96) jusqu'à 353, sont perdus ; les
livres XIV-XXXI racontent en bien plus grand détail les faits (de 353 à
378 : date de la mort de Valens) dont Ammien avait été témoin.
L'homme
Ils nous
révèlent l'homme : un officier actif et réfléchi, réaliste, pénétré de la
grandeur de Rome sur les champs de bataille, écoeuré des intrigues et des
cruautés de la cour. Toute une part de son oeuvre est faite de souvenirs et
d'impressions personnelles, d'une fraîcheur de touche et d'une lucidité
étonnantes, qui donnent l'image la plus vive des milieux romains, surtout
militaires, au IVe siècle.
[Textes : Impressions de guerre :
Ursicin s'échappe de Nisibe (XVIII, 6, 9-15) et Ammien s'enferme dans Amida
(XVIII, 8, 11)]
L'intelligence
d'Ammien est fort vive. Sa curiosité l'égale : il a acquis les
connaissances les plus diverses et les plus précises ; il les étale
volontiers antiquités, géographie, balistique, médecine, astronomie... Mais
elles ne l'oppriment pas. Il juge personnellement des hommes et des faits,
souvent de façon mordante ; mais, quand il s'agit des empereurs ou des
grands intérêts de l'État, avec la plus haute impartialité : il reconnaît
les mérites de Constance, qu'il n'aime pas, les faiblesses de Julien, qui est
son héros ; païen, d'une religion d'ailleurs vague et éthérée, il ne
manifeste ni haine ni réprobation à l'égard des chrétiens sincères. Cette rare
sérénité, il la doit sans doute à son esprit scientifique, mais aussi à son
patriotisme réaliste, qui porte au premier plan de ses préoccupations l'unité
et l'intégrité de l'Empire.
Sa conception de l'histoire
Ammien imite ouvertement
Tacite : mais, d'ailleurs, l'alternance guerres-intrigues intérieures est
le thème habituel des historiens anciens. Il a donné aux digressions, de tout
ordre, mais surtout géographiques et ethnographiques, une importance toute
nouvelle ; chaque livre en est volontairement doté ; et il y apporte
un sens remarquable des diversités, extérieures et psychologiques :
l'histoire gagne ainsi en ampleur et en variété de coloris ; elle tend à
devenir universelle, et même à donner le tableau de toute l'activité et de
toute la mentalité des peuples en une période donnée. Les discours sont chez
Ammien plus fréquents, plus développés que dans Tacite. Les descriptions, d'un
pittoresque plus voulu et plus appuyé. Le souci moral, égal : mais le
pessimisme, moins constant, y semble
plus nuancé ; son expression plastique, au contraire, rehaussée de toutes
les couleurs de Juvénal, est plus brutale. Il y a, dans Ammien, des pages de
pure satire, proches des virulentes invectives de Claudien, tout en restant, de
volonté historique, beaucoup plus impartiales.
[Textes : La populace de Rome
(XVI, 6, 25) et Mercurius, le «comte des songes» (XV, 3, 5)]
Unité spirituelle.
Appliquée au
récit d'une période contemporaine et assez trouble par elle-même, cette
combinaison de qualités originales spontanées et de procédés littéraires voulus
ne va pas sans inégalités ou même confusion ; si intelligent que soit
Ammien, il n'a pas toujours proportionné sa narration à l'importance réelle des
événements. Son impartialité et son sens puissant de la vie sauvent l'effet
général. Mais, surtout l'admiration de Rome, la confiance en son avenir en
assurent l'unité ; et, chez lui, ce ne sont pas seulement effusions
sentimentales, comme chez maint de ses contemporains : c'est l'idée
maîtresse raisonnée d'un homme d'action, qui ne se fait pourtant aucune illusion
sur les réalités.
[Texte : Entrée de
Constance à Rome (XVI, 10, 6-16)]
Langue et style
Ammien est un écrivain
étrangement compliqué et difficile. Le latin n'était pas sa langue
natale : cela se sent. Mais, non content de l'utiliser au mieux, il a voulu
en tirer des effets nouveaux, lui faire rendre jusqu'en de subtiles nuances
toute la variété de ses impressions ; l'imitation de Tacite broche sur le
tout. Il s'agit donc d'un style fabriqué, sans naturel, parfois tout proche du
galimatias ; mais capable aussi, à l'occasion, d'une énergie et d'une
couleur peu communes.
D.
Extrait de :
R. Martin, J. Gaillard, Les
genres littéraires à Rome,
T. I, Paris, 1981, p. 139-142
Ammien Marcellin
C'est,
ensuite et surtout, l'Histoire (Res
gestae) écrite dans la seconde moitié du IVe siècle par un homme à qui l'on
peut reconnaître la qualité de «quatrième grand» de l'historiographie romaine -
après Salluste, Tite-Live et Tacite : il s'agit d'Ammien Marcellin, un
ancien officier d'origine grecque et orientale (il était né à Antioche), qui
est un des grands noms de cette «renaissance constantino-théodosienne» si
brillante sur le plan littéraire. À vrai dire, on ne sait pas trop quelle était
l'étendue de l'oeuvre d'Ammien, dont nous n'avons conservé que dix-huit livres,
numérotés de 14 à 31 (ce dernier étant sans aucun doute le livre final). On
considère généralement qu'Ammien a écrit un seul ouvrage en trente-et-un
livres, couvrant trois siècles d'histoire, puisqu'il commençait, si l'on en
croit la conclusion, à la mort de Nerva et s'achevait à celle de Valens,
relatant donc l'histoire romaine de 98 à 378. Mais un fait surprend :
c'est que le livre 14, le premier que nous possédions, commence en l'année 354.
Cela implique en effet qu'Ammien ait raconté deux siècles et demi en treize
livres, et vingt-cinq ans seulement dans les dix-huit parvenus jusqu'à nous...
Disproportion extraordinaire, qui a conduit certains critiques à imaginer que
l'oeuvre d'Ammien se composait en fait de deux ouvrages, dont le premier allait
peut-être de 96 à 337 (mort de Constantin), et le second de 337 à 378 ;
dès lors, notre livre 14 serait celui du second ouvrage, et dans les treize
premiers livres c'étaient seulement dix-sept ans d'histoire qui étaient relatés
- ce qui rétablit les proportions (la conclusion où on lit le nom de Nerva
aurait été, dans cette hypothèse, valable pour les deux ouvrages). Mais on peut
aussi tort bien admettre que, si Ammien avait pu se permettre d'aller très vite
dans la première partie d'un éventuel ouvrage unique, c'est parce que, pour une
large part, il lui suffisait de résumer l'Histoire
auguste.
Langue
Peu importe
au demeurant. Il reste que l'oeuvre d'Ammien est originale à plus d'un titre.
Tout d'abord, fait unique dans l'historiographie romaine - les Commentaires de César mis à part -, Ammien
est lui-même, bien souvent, la matière de son livre ; il parle d'ailleurs
de lui à la première personne, ce que même César n'avait pas fait. Il a, en
effet, été mêlé, en tant qu'officier supérieur, à plusieurs des événements,
notamment militaires, qu'il raconte ; il lui arrive donc de se comporter
en véritable mémorialiste, et cela donne une vie et un relief particuliers à
nombre d'épisodes. D'autre part, il use d'une écriture étonnante, sur la
signification de laquelle il convient de s'interroger. Sa syntaxe est souvent
tourmentée, difficile, et surtout sa langue est extraordinairement composite,
ce qui a fait parfois parler, à son propos, de «galimatias» : on y trouve
en effet, dans une proportion variable, des néologismes et des archaïsmes, des
poétismes et des vulgarismes, plus un nombre assez important d'hellénismes.
Aussi a-t-on longtemps jugé avec sévérité cette prose manifestement
«décadente», qu'un critique du siècle passé appelait «un vrai monstre, une
chimère ayant tête de lion, corps de chèvre, jambes de chien et pattes d'ours»
(Gimazane). Et l'on expliquait ce caractère monstrueux par le fait qu'Ammien,
d'origine grecque, écrivait le latin comme on écrit une langue étrangère quand
on l'a apprise dans les écoles et que l'on méconnaît les différences de
registre et les variations chronologiques du langage : Ammien serait dans
la situation d'un Allemand qui écrirait en français sans percevoir la
différence entre la langue de Racine et celle du journalisme contemporain et
sans savoir qu'on ne dit pas exactement la même chose quand on désigne
l'élément liquide par l' «eau», l'
«onde» ou la «flotte»... De fait, on le voit, par exemple, décrire une
redoutable mégère gauloise en train de faire le coup de poing et employer, pour
désigner les bras de la virago, un terme qui ne se trouvait avant lui que chez
les poètes évoquant les tendres bras de leur bien-aimée... Ou il s'agit là
d'une énorme impropriété, ou il s'agit d'un extraordinaire effet d'humour - et
dans une thèse récente (fort brillante au demeurant) Guy Sabbah a proposé,
justement, de renoncer à l'évaluation traditionnelle de l'écriture d'Ammien, et
de voir dans l'écrivain un styliste de premier ordre, un véritable virtuose
jouant sur le clavier de la langue avec une maîtrise incomparable. Chacune des
deux interprétations soulève une difficulté : dans le premier cas, on se
demande pourquoi Ammien s'est infligé le pensum d'écrire dans une langue qu'il
maîtrisait mal ; dans le second, on hésite à croire qu'un Grec de
formation militaire ait pu parvenir à une telle virtuosité dans le maniement
d'une langue étrangère. Disons que le problème posé par le style et la langue
d'Ammien n'a pas encore reçu de solution définitive.
Idéologie
Par ailleurs,
Ammien historien est sans aucun doute un disciple de Tacite. Pessimiste comme
lui, il fait alterner comme lui, tout au long de son oeuvre, les sombres
intrigues de cour et les aventures militaires. Il juge aussi sévèrement que
Tacite et Suétone les empereurs dont il raconte l'histoire - à l'exception d'un
seul, Julien, celui que l'Eglise appelle «l'Apostat» parce qu'il tenta de
redonner vie au paganisme durant ses quelques années de règne. Païen lui-même,
Ammien voit en Julien un héros admirable, digne d'Auguste ou de Trajan, presque
un nouvel Énée, et la figure lumineuse du jeune empereur, tombé prématurément
sur le champ de bataille, contraste singulièrement avec celles des princes
chrétiens, dont la plupart apparaissent comme des hommes sanguinaires et
bornés, isolés du monde réel par une cour où tout n'est que complots et
intrigues sordides, pour le plus grand malheur de l'Empire. La haine que
l'historien nourrit pour les courtisans n'a d'égale que celle qu'il voue aux
Barbares : soldat dans l'âme, Ammien a du péril extérieur une conscience
aiguë, et il reproche volontiers aux empereurs leur faiblesse dans ce domaine
et leur incapacité militaire.
Romantisme
Dans
l'ensemble, cela donne une oeuvre haute en couleurs, riche en métaphores
(notamment animalières) et en descriptions qu'on pourrait qualifier de
romantiques - celle des Alpes par exemple -, riche aussi en scènes violentes et
mouvementées, en particulier dans les récits de batailles, qui font parfois
songer à du cinéma en technicolor : le sang y coule à flots et les
cadavres s'amoncèlent. On songe souvent, en lisant les Res gestae, à la Pharsale
de Lucain, qui présente les mêmes caractères d'outrance.
Comme le notait déjà Dautremer au début du siècle, alors que, pour un
historien, le pittoresque est en principe l'accessoire, il est l'essentiel pour
Ammien : une bataille, pour lui, n'est pas un événement valant plus par
ses conséquences que par lui-même ; elle vaut pour ce qu'elle est, comme
spectacle, et par l'émotion qui peut s'en dégager. Au fond, notait le même
critique, «Ammien a l'âme épique : par l'abondance de la narration, par
l'éclat de la mise en scène, par un certain grossissement des faits et des
personnages, par l'usage des comparaisons homériques, ses récits, ceux des
campagnes militaires tout au moins, donnent souvent à son oeuvre l'allure d'une
épopée historique». Plus récemment, Jacques Fontaine mettait en lumière le
caractère à la fois romantique et romanesque de l'oeuvre d'Ammien, et de fait
il y a chez lui, si l'on ose dire, de l'Alexandre Dumas. Lisons en effet ces
quelques lignes consacrées par un critique à l'auteur des Trois Mousquetaires :«Des
personnages historiques résolument stylisés, des héros qui sont des types
simplifiés et magnifiés comme de pittoresques marionnettes épiques, des
traîtres immédiatement reconnaissables, des silhouettes caricaturales... bref
un monde qui n'est fait que de fantaisie, mais dont la présence et le rythme
d'action ont presque une sorte de poésie». Il n'y a pas un mot à changer pour
que cette appréciation, due à Pierre Citron, s'applique à Ammien Marcellin,
dont l'oeuvre a en effet le pittoresque captivant d'un roman de cape et d'épée.
Sources
Reste à déterminer
quelle est sa valeur historique, sur laquelle on peut émettre des doutes après
ce qui vient d'être dit. Qu'Ammien soit un historien «engagé», et que toute son
couvre véhicule une idéologie et diffuse un message politique - résistance sans
concessions à la poussée des Barbares et retour aux valeurs qui faisaient la
grandeur de Rome -, cela est certain, et de ses préférences, on l'a vu, il ne
fait pas mystère : il a du monde et de la politique une vision assez
manichéenne, et s'il lui arrive d'affirmer son souci d'impartialité absolue et
de refuser hautement tout panégyrique ou tout blâme systématique, on peut voir
dans ces proclamations des clauses de style dont lui-même n'était pas dupe. Du
reste Guy Sabbah a bien montré que son art de la déformation historique subtile
n'est pas moindre que celui de César, de sorte qu'il faut le lire avec beaucoup
de prudence. Mais, concernant sa valeur historique, un autre problème se pose,
celui de savoir sur quelles sources il s'appuie, lui qui raconte, dans les
livres par nous conservés, des faits appartenant à l'histoire contemporaine.
Pendant longtemps, on a considéré qu'il avait pour sources, d'une part ses
souvenirs personnels, d'autre part un certain nombre de témoins qu'il avait pu
interroger, enfin des lectures plus ou moins étendues, son oeuvre se fondant
donc à la fois sur ce qu'il avait vu, entendu et lu. C'est déjà beaucoup, et
l'on ne saurait en dire autant de tous les historiens anciens ; néanmoins
Guy Sabbah estime qu'il faut aller encore plus loin, et que l'oeuvre d'Ammien
repose sur une documentation historique au sens le plus plein du terme,
c'est-à-dire constituée, pour l'essentiel, par des documents véritables -
archives et rapports officiels, que l'historien aurait consultés et utilisés
avec beaucoup de soin ; il écrivait en effet à une époque où, en raison du
despotisme soupçonneux de l'administration centrale, la pratique du rapport
était universelle, et il aurait su mettre à profit cette situation. Comment,
dès lors, se fait-il qu'on ne s'en soit pas aperçu plus tôt ? C'est,
estime G. Sabbah, parce qu'une «affectation de dilettantisme» aurait poussé
Ammien à occulter - à l'inverse de ce que font les auteurs de thèses – tout son
matériel érudit, à fuir les précisions techniques aussi bien que les données
chiffrées, et, pour tout dire, à «poétiser son discours». Il est un historien
dans toute l'acception du terme, mais il tient à ce que cela ne se voie pas, et
c'est cette élaboration littéraire de l'ceuvre qui donne l'impression qu'il n'a
pas travaillé sur des documents sérieux.
Flou artistique
Si tel fut
réellement le but que s'est assigné Ammien Marcellin, on peut dire qu'il a
parfaitement réussi dans son entreprise : l'ensemble de son oeuvre baigne
dans les brumes vaporeuses du flou artistique, et cela est particulièrement net
dans les épisodes militaires - où pourtant son expérience d'homme de guerre
pouvait lui permettre de se montrer rigoureux et précis. L'historien grec
Polybe, du reste, avait posé les principes fondamentaux de l'historiographie
militaire, en indiquant que l'historien doit répondre aux cinq questions que le
lecteur est en droit de se poser à propos de chaque bataille : à quel
moment ? en quel lieu ? avec
quels effectifs ? en fonction de quelle
tactique ? selon quel déroulement ? Or
Ammien n'indique à peu près jamais la date précise d'un combat, mais se
contente d'une vague «localisation chronologique» ; il est tout aussi
avare de précisions topographiques, et ses descriptions les plus détaillées
sont en général celles de lieux où il ne se passe rien ou qui n'expliquent en
rien le déroulement de l'action ; il chiffre rarement les effectifs aussi
bien que les pertes subies par l'armée romaine ou par les ennemis ; et si,
en tête de chaque récit, il indique assez bien le raisonnement stratégique du
chef, en revanche le déroulement des combats n'est pas souvent présenté avec la
netteté qu'on serait en droit d'attendre d'un spécialiste. À cet égard il y a
un abîme entre Ammien et César, et il suffit de comparer avec la Guerre des Gaules cette «guerre des
Gaules» en miniature que constitue le livre XVI des Res gestae, relatant la campagne de Julien contre les Alamans qui
avaient massivement franchi le Rhin, pour que la différence saute aux yeux. Au
total, les épisodes militaires relatés par Ammien donnent rarement l'occasion
de l'avoir été par un officier compétent en la matière, et donnent à penser que
l'historien a voulu éviter de tomber dans le piège de la technicité, et, par
une sorte de coquetterie comparable à celle de l'intellectuel qui affecte de ne
pas l'être, a volontairement évité ou gommé tout ce qui pouvait faire sentir en
lui le professionnel de la guerre : un historien de cabinet aurait sans
doute eu à coeur d'afficher sa compétence en matière militaire ; Ammien,
homme d'action et de terrain, a bien pu avoir à coeur d'afficher sa compétence
poétique, et de parler de la guerre comme s'il n'en avait pas été un technicien.
Conclusion
Mais force
est de reconnaître que, d'une façon générale, il n'est pas plus précis quand il
traite de politique intérieure ou quand il se lance dans des excursus géographiques : parle-t-il
d'exécutions capitales à la suite d'un complot, il ne les chiffre pas davantage
qu'il ne chiffre les pertes subies sur le champ de bataille ; décrit-il
les régions alpestres (sans raison valable, du reste, puis qu'aucun épisode ne
s'y déroule), ou les moeurs des Gaulois, qui, elles non plus, n'ont rien à voir
avec l'action, il se contente de juxtaposer une série de croquis et de «choses
vues» qui font honneur à son talent d'observateur et de peintre, mais laissent
sur sa faim le lecteur soucieux d'exactitude et de rigueur scientifique. En
fait, Ammien est peintre et poète beaucoup plus qu'il n'est historien et
géographe. Et l'on retrouve ici la question déjà posée à propos de son
écriture : les «défauts» que nous lui trouvons sont-ils de véritables
défauts - résultant d'une incapacité à faire mieux ? ou
s'expliquent-ils par une intention littéraire, jointe au fait qu'Ammien
écrivait à une époque où la distinction des genres tendait à s'effacer, au
profit d'une esthétique transcendant les frontières entre prose et poésie,
tandis que s'affirmait le goût pour le spectaculaire et le théâtral ?
Comme plus haut, nous dirons qu'il est bien difficile d'apporter à cette question
une réponse indubitable. Il reste qu'Ammien est un écrivain attachant, et que
son oeuvre d'une extrême richesse et d'un baroquisme savoureux (qu'il soit ou
non volontaire) mérite d'être lue au même titre que celle de ses trois grands
devanciers.
E.
Extrait de :
H. Zehnacker, J.-Cl. Fredouille, Littérature latine,
Ammien
Marcellin appartient à cette catégorie d'historiens qui, après avoir été des
acteurs de l'histoire, prolongent leur action en écrivant l'histoire. De fait,
sa vie comprend deux périodes distinctes. Syrien, d'origine grecque, né à
Antioche, Ammien a d'abord été officier de l'armée romaine, «garde du corps» (protector domesticus), auprès d'Ursicin
qui exerçait alors (350) le commandement de l'armée d'Orient (magister equitum per Orientem), en
résidence à Nisibis (Mésopotamie). Il le suivit à Antioche, à Milan, en Gaule,
où il rencontra (356-357) le futur empereur Julien, à Sirmium, de nouveau en
Mésopotamie, où il participa à la bataille d'Amida, prise par les Perses (359).
Cette défaite, qui entraîna la destitution d'Ursicin, interrompit momentanément
la carrière d'Ammien. Mais il est aux côtés de Julien lors de l'expédition
contre les Perses au cours de laquelle mourut l'empereur (26 juin 363).
Cette fois,
la carrière militaire d'Ammien est terminée. On le retrouve à Antioche, en
Égypte, en Thrace. Après 375 sans doute, il s'installe à Rome où les lectures
qu'il fait de son Histoire obtiennent
un franc succès.
Commencés
vers 380, achevés vers 395, les trente et un livres des Res gestae couvraient deux cent quatre-vingt-trois années
d'histoire, du principat de Nerva (96) à la mort de Valens (378). Nous ne
possédons plus que les livres XIV à XXXI, correspondant aux années 353 à 378.
Le
déséquilibre saute aux yeux : les treize premiers livres (perdus)
rapportaient des faits qui s'étaient passés durant plus de deux siècles et
demi ; les dix-huit que nous avons relatent les événements d'un quart de
siècle - c'est-à-dire, en réalité, ceux dont il a été le contemporain informé,
voire actif, puisqu'il avait une vingtaine d'années en 353.
Mais
l'extension temporelle de chacun de ces dix-huit livres n'est pas homogène. Les
livres XIV à XXV, conformément à la tradition de l'annalistique, suivent
l'ordre chronologique et correspondent approximativement à une année
chacun ; les livres XXIII à XXV couvrent ensemble une seule année, celle
de l'expédition de Julien contre la Perse (janvier juin 363) et du règne
éphémère de Jovien (mort en février 364) ; les livres XXVI à XXXI, enfin,
obéissent encore à un autre mode de composition, par épisodes, groupant les
événements selon un critère spatial et logique. Cette «hexade» (livres XXVI-XXXI) a été écrite, du reste, non pas dans le prolongement
des livres précédents, mais après une interruption, sans doute pour répondre à
la demande des lecteurs, alors qu'Ammien avait considéré que son oeuvre était achevée
avec le livre XXV.
Les Res gestae s'ouvraient
sur le principat de Nerva. Ammien prenait ainsi, délibérément et
ostensiblement, la suite de Tacite. Celui-ci s'était proposé d'écrire
l'histoire sine odio et
ira ; son successeur prétend tout autant à l'objectivité
et à la véracité : sa règle serait, d'après les dernières lignes de son
ouvrage, sine silentio
uel mendacio. Mais Tacite n'est pas son seul modèle : il
faudrait y joindre Suétone et surtout Polybe. D'autre part, par ses dimensions
et par le caractère militaire et politique de ses analyses, l'oeuvre se
distingue de celle de Tacite et des autres histoires contemporaines. Il est
aussi, essentiellement, en dépit de l'ampleur de la période qu'il a embrassée
(près de trois siècles), un historien du présent - d'un présent qu'il a vu,
auquel il a participé, ou sur lequel il s'est scrupuleusement informé et
documenté. Ce Grec, officier de l'armée romaine, et écrivant en latin, s'est
épris de l'empereur romain écrivant en grec : Ammien a cherché à laisser
de Julien une image discrètement apologétique. S'il ne voyait pas en lui
l'empereur idéal, il appréciait ses convictions et sa politique religieuse,
sans pour autant approuver ses mesures antichrétiennes. Et pour sa part, adepte
d'un hénothéisme marqué par la philosophie et tolérant, il se garde de
polémiquer contre le christianisme, en dépit de quelques traits ambigus ou
critiques à son égard.
Délaissant
les minutiae chères
aux biographes, Ammien s'intéresse aux summitates rerum, aux faits essentiels ou qui lui
paraissent tels. Il accorde une place importante aux egressus, qui sont
moins des digressions que des exposés de caractère technique (sociologique,
géographique, religieux, philosophique, etc.) permettant de mieux comprendre
les événements relatés.
Au service
d'une telle ambition, une esthétique et un style particulièrement riches et
élaborés. Les grands récits de batailles et de sièges sont célèbres (XVI,
12 : Strasbourg ; XIX, 1-9 : Amida ; XXXI, 13 :
Andrinople), mais il faut citer également ceux des procès de
Rome (XXVIII, 1) et d'Antioche (XXIX, 1-2), les analyses psychologiques
(d'individus, de groupes, d'ethnies), les discours (généralement recomposés),
les descriptions, etc. La langue d'Ammien accueille les réminiscences
poétiques, mais aussi les formules ou les expressions d'origine
institutionnelle ou juridique. La vérité étant toujours complexe, Ammien, pour
l'atteindre, ne néglige aucun registre ni aucun procédé : le dépouillement
et la uariatio sermonis, la densité
et l'abondance, la sévérité et l'image, le concret et l'abstrait, et les
intègre souvent dans un phrasé que caractérise un subtil entrelacs des mots.
La postérité
d'Ammien a souffert du lien étroit très tôt et longtemps noué entre son nom et
celui de l'«Apostat».
C'est seulement dans les temps modernes et avec les premiers grands historiens
de l'Antiquité tardive, comme Lenain de Tillemont (mort en 1698) et E. Gibbon (mort en 1794), que son oeuvre
sera utilisée comme l'une des principales sources de notre connaissance de ces
vingt-cinq années du IVe siècle.
Études
P.-M. Camus, Ammien Marcellin témoin des courants
culturels et religieux à la fin du IV siècle, Paris,
1967 ;
G. Sabbah, La méthode d'Ammien Marcellin. Recherches
sur la construction du discours historique dans les «Res gestae», Paris, 1978.
F. Extrait de :
P. Grimal, La littérature latine,
Paris, Fayard, 1994, p. 513-514
Bien qu'il soit né à Antioche, dans la partie orientale
de l'Empire, Ammien Marcellin écrit en latin, peut-être parce qu'il pense que
la vie politique de Rome reste attachée aux provinces d'Occident. C'est,
effectivement, en Gaule, en Italie, en Afrique, que se joue le sort de
l'Empire. C'est là que se maintiennent les traditions qui en ont fait la
grandeur. C'est à Rome que lui-même se retirera et qu'il donnera des lectures
publiques de son ouvrage, une fois éloigné de la vie active. Ammien n'aurait pu
écrire en grec sans se renier lui-même, ainsi que ses convictions les plus
profondes.
Ammien naquit vers 330, dans cette Antioche qui, depuis
des siècles, était la ville la plus illustre de Syrie, la mieux aimée aussi des
Romains, qui y résidaient volontiers. À l'âge de vingt ans, en 350, il devint protector domesticus, c'est-à-dire
soldat de la garde impériale. Il est placé sous les ordres d'Ursicin, qui
commande la cavalerie dans l'armée d'Orient. Lui-même a évoqué les intrigues
infinies qui se déroulent alors autour de Constance II [livres XIV et XV] et
qui aboutissent à la mort du César Gallus et, finalement, à la destitution
d'Ursicin. À ce moment, l'armée de Gaule salue Julien du nom d'Auguste et
l'empire aurait été une fois de plus déchiré si Constance n'était mort, en
Cilicie (le 3 novembre 361). Ammien Marcellin se trouve alors auprès de lui, où
il remplit les fonctions d'officier d'intendance. À la mort de Julien, Ammien
passe sous les ordres de Jovien qui, lui-même, disparaît bientôt. Ammien quitte
l'armée et se retire à Antioche. Pendant près de trente ans, le détail de sa
vie nous échappe. Nous le retrouvons seulement en 392,
grâce à une lettre que lui adresse Libanios [lettre1063]. Là, il écrit,
fréquente la meilleure société, et il voyage.
Ayant l'ambition de composer une oeuvre originale, dans
la grande tradition des historiens du passé, Ammien se veut le continuateur de
Tacite. Celui-ci avait promis d'écrire l'histoire du règne de Nerva, mais
n'avait pas donné suite à ce projet. Ammien le reprend. Il commence son livre «à partir du
principat du dieu Nerva, et le poursuit jusqu'à la mort de Valens [XXXI, 16, 9]». Une lacune, dans
nos manuscrits, nous prive des treize premiers livres. Sur les
trente-et-un que comptait l'ouvrage, nous n'en possédons plus que dix-huit, du
XIVe au XXXIe, qui couvrent la période allant de 353 à 378. On s'est efforcé
d'évaluer, approximativement, le rythme de la rédaction. Selon l'hypothèse la
plus vraisemblable, la chronologie de la composition s'établit ainsi : les
livres I à IV dateraient de 379-380 ; les quatre suivants de 381 à
382 ; les livres IX à XIII de 383 et 384 ; les livres XIV à XXV de
385 à 392 ; les livres XXVI à XXVIII de 393 à 395 ; les livres XXIX à
XXXI de 396 à 398.
La seule préoccupation d'Ammien, déclare-t-il, est de
rechercher la vérité (ueritatem scrutari
[XV, 1, 1]). Pour cela, dans les premiers livres, il rapporte de préférence les
faits dont il a été le témoin oculaire, en raison de son âge, puis les récits
que lui ont faits les acteurs (uersatos
in medio). Cette déclaration vient au moment où il aborde l'histoire de
Julien, avec l'année 356. Il fait du premier consulat de Julien (que celui-ci
revêt alors) le début d'un ère nouvelle. Julien arrive sur la scène de
l'histoire comme un messie. Tiré «des ombrages paisibles de l'Académie», il se révèle comme un
irrésistible guerrier et dompte les barbares [XVI, 1, 5]. Il est un nouvel
Érechthée, ce roi mythique qui, protégé par Minerve, avait établi la royauté
dans Athènes. Comparaison significative. Devant le «miracle de Julien», Ammien ne songe
pas à faire intervenir la Providence. Il pense en païen, nullement en chrétien.
Il accepte l'idée que la Fortune n'est pas toujours une divinité capricieuse,
qu'elle est parfois justicière. Il lui donne alors les noms, couplés,
d'Adrastéia et de Némésis (rencontrant ainsi la terminologie d'Apulée [De mundo, 38]), qui ne sont peut-être
que l'hellénisation de l'Égyptienne Maat, elle aussi à la fois Vérité et
Justice, et souveraine du monde.
Le livre XXV, qui est celui de la mort de Julien, nous
fait connaître la vision que l'historien a du monde, en même temps que celle de
Julien. Elle se rattache étroitement à celle des platoniciens mais présente
aussi des traits empruntés au stoïcisme, notamment une théorie de la monarchie,
selon laquelle «le but d'un pouvoir absolu conforme à la justice est
l'intérêt et le salut des sujets [XXV, 3, 18]» - proposition à laquelle n'aurait pas
contredit Marc Aurèle. La mort de Julien est pour Ammien le prétexte à composer
un véritable panégyrique de son héros.
Dans les portraits qu'il trace des nombreux personnages
de son histoire, Ammien s'efforce de rester objectif, mais il est plus
indulgent envers les hommes et les femmes d'autrefois qu'envers ceux de son
temps. Rome, par son passé, a mérité sa puissance et le respect des peuples.
Mais les «modernes» doivent se garder de tomber dans l'orgueil, les manifestations puériles de
vanité, le luxe des vêtements ou des voitures. Il s'ensuit un éloge, bien
attendu, des moeurs d'autrefois [XIV, 6].
Ammien qui, il l'avoue, ne redoute pas d'écrire un gros
livre [XV, 1, 1], s'abandonne parfois au plaisir d'introduire des digressions,
telle la géographie ou «chorographie» de la Perse [XXIII, VI, 1-84], en y comprenant des pages
d'histoire, d'ethnographie, les principales curiosités du pays, bref tout un
héritage venu d'Hérodote et destiné à satisfaire la curiosité d'un temps qui
aspire à mieux connaître les hommes et les pays de l'univers entier.
Ammien veut être avant tout un historien véritable, non
un biographe. Il refuse la tradition de Suétone. «L'histoire, écrit-il, est
faite pour parcourir les hauteurs des affaires, non pour rechercher les causes
menues...», et il ajoute qu'il vaudrait autant essayer de compter les atomes
voltigeant dans le vide [XXVI, 1, 1]. Il croit à la valeur de la culture, à son
importance pour la survie de Rome, et déplore que les nobles délaissent les
études pour des plaisirs futiles [XIV, 6, 18]. Il a parfaitement compris la
nature de la «romanité» et reconnu les forces qui en maintenaient, en dépit de tous les accidents,
la cohésion et l'unité.
[Retour à : Corpora]
UCL |FLTR |Itinera Electronica |Bibliotheca Classica Selecta (BCS) |
Ingénierie en Technologies de l'Information : B. Maroutaeff - J. Schumacher Composition: J. Poucet Dernière mise à jour : 25/06/2004 |