Six présentations modernes des Histoires d'Ammien Marcellin

 

 

 

Plan

 

·        M. Nisard (1860)

·        R. Pichon (1903)

·        J. Bayet (1965)

·        R. Martin, J. Gaillard (1981)

·        H. Zehnacker, J.-Cl. Fredouille (1993)

·        P. Grimal (1994)

 


 

A. Extrait de :
M. Nisard, Ammien Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus,
Paris, Firmin Didot, 1860, pp. I à III

 

Ammien Marcellin était Grec d'origine, né probablement à Antioche, de parents inconnus, mais gens de naissance ; car Ammien se donne la qualité d'ingenuus, et dans son livre les nobles sont appelés ingenui. Il servit très jeune, sous le règne de Constance, dans une cohorte de cavalerie que commandait en Orient un certain Ursicinus, homme de guerre distingué, qu'il vante en plusieurs endroits de son livre. On le voit ensuite entrer dans les protectores domestici, ou gardes du corps de Constance : c'était une milice recherchée. Jovien commença par être le collègue d'Ammien Marcellin : de «protecteur domestique» il devint «primicier de l'école», et de primicier empereur.

 

Ursicinus fut bientôt envoyé en Gaule pour y faire rentrer sous l'obéissance la colonie des Ubiens, dont s'était emparé un maître de cavalerie d'origine franque, Silvanus. Il emmena avec lui Ammien, qui prit part au succès de la courte campagne dans laquelle Silvanus fut battu et tué. Un nouvel ordre de l'empereur rappela Ursicinus, et l'envoya en Orient. Ammien l'y suivit. Des expéditions eurent lieu, dans lesquelles le chef et son compagnon se distinguèrent, ce dernier à la fois comme négociateur et comme soldat. Ammien faillit y être pris par les Perses. Séparé quelque temps de son chef, et assiégé dans la ville d'Amida, qui fut prise malgré une vigoureuse défense, il parvint à s'échapper  ; et, après diverses aventures, il finit par rejoindre Ursicinus à Antioche.

 

Une disgrâce de palais paya Ursicinus de ses services, en le condamnant à l'oisiveté de la vie privée. Ammien garda son poste de protecteur domestique, et l'on ne sait si ce fut en cette qualité ou avec un grade supérieur qu'il fit la guerre en Perse avec l'empereur Julien.

 

Sous le règne de Valentinien et de Valens, il renonça au métier des armes, et se retira à Antioche. Des vexations qu'il eut à souffrir de la part des gens de loi l'en chassèrent  ; il dit adieu à l'Orient et à sa patrie, et vint à Rome, Valens étant encore vivant. Il s'y fit beaucoup d'amis parmi les personnages de marque ; et désormais tout entier aux lettres, les yeux fixés sur les écrits de Caton le Censeur, de César, de Salluste et de Cicéron, il entreprit d'écrire l'histoire de Rome depuis le règne de Nerva jusqu'à la mort de Valens. On ignore vers quelle époque mourut Ammien.

 

Son ouvrage ne nous est parvenu que mutilé. Des trente et un livres dont il se composait, treize ont péri. Toute cette histoire embrassait une période de près de trois siècles, de l'an 96 à l'an 378. Ce qui nous est resté ne contient que les événements de vingt-cinq années, de 353 à 378. Le quatorzième livre commence à la dix-septième année du règne de Constance ; le trente et unième finit à la mort de Valens, dans sa guerre contre les Goths.

 

Deux très savants hommes, Pierre Pithou et Claude Chifflet, ont voulu qu'Ammien Marcellin ait été chrétien, ou du moins peu éloigné de l'être. Ils l'ont conclu de certains passages où l'historien semble parler avec faveur de la religion nouvelle. Dans un de ces passages, Ammien loue le roi des Perses, Sapor, «d'avoir respecté, dans le sac de deux châteaux forts, des vierges consacrées au culte divin, selon le rit chrétien (Lv. XVIII).» - De telles paroles, dit Chifflet, ont-elles pu sortir d'une bouche non chrétienne? - Ailleurs, Ammien raconte que «Théodose le père traita avec douceur des prêtres du rite chrétien (Lv. XXIX).» - Peut-on douter, dit Chifflet, qu'il ait eu l'intention de louer Théodose pour ce fait? Et l'eût-il loué d'un acte d'humanité envers des chrétiens, s'il n'eût été chrétien lui-même? - Mais voici, ajoute-t-il, qui est plus clair : «Constance, dit Ammien, confondait le christianisme, dans sa pureté et sa simplicité (absolutum et siniplicem), avec une superstition de vieille femme (Lv. XXI).» Or cette superstition, c'est l'arianisme. Qui donc, sinon un chrétien, a pu traiter de superstition de vieille femme l'arianisme? - Ailleurs enfin, Ammien, parlant des martyrs, dit en termes nobles «qu'ils ont su garder, jusqu'à la mort, l'intégrité de leur foi (Lv. XXII).» - Aucun païen, remarque Chifflet, n'eût tenu un tel langage (Claudii Chiffleti de Ammiani libris Monobiblion).

 

Ces passages, à défaut d'autres moyens de savoir les vrais sentiments d'Ammien Marcellin, ne prouveraient qu'une chose : c'est qu'il était ou assez impartial ou assez prudent, au milieu des fortunes diverses du christianisme à cette époque, pour rendre justice aux moeurs des chrétiens, tout en restant indifférent ou étranger à leurs dogmes. Vouloir lui donner une autre gloire que celle d'avoir parlé fort honnêtement, comme dit Bayle, d'une religion qu'il ne suivait pas (Bayle, Dictionnaire, article Ammien Marcellin), c'est ce que ne permettent pas les trop nombreux endroits où Ammien est ouvertement païen, et où il parle des dieux du paganisme comme de ses dieux ; c'est ce que ne permet pas son admiration pour Julien, le véritable héros de son livre, et qu'il semble estimer surtout pour sa fidélité à l'Olympe païen.

 

Comme historien, Ammien ne mérite pas sans doute d'être attelé, comme dit poétiquement Chifflet, «au quadrige triomphant de l'histoire,» avec Salluste, Tite-Live et Tacite ; mais on lui ferait injustice de lui refuser une des meilleures places parmi les historiens de second ordre. Esprit judicieux et sagace toutes les fois qu'il sait bien les faits dont il parle, et qu'il n'est pas gâté par les préjugés de son temps, il réussit à discerner les causes des événements et les mobiles qui font agir les hommes. Il trace même de piquantes peintures des moeurs ; témoin ce portrait de Constance «entrant dans Rome sur un char, courbant sa petite taille sous les portes les plus élevées, 1'oeil fixe, le cou immobile et comme emprisonné, ne tournant le visage ni à droite ni à gauche, un homme de plâtre, que les cahots du char ne peuvent faire bouger, les mains collées au corps, ne se mouchant point, ne touchant point son nez (Lv. XVI) ;» témoin aussi le maître d'armes Lupicinus, «qui relevait ses sourcils comme des cornes (Lv. XX).»

 

Quiconque voudra connaître tous les genres de corruption qui assiégent les cours, l'art des flatteurs, les voies tortueuses par lesquelles on s'insinue dans la faveur des princes, les intrigues des courtisans pour s'entre-détruire, les souffrances de la peur et de l'envie, le faste insensé, les misères de toute sorte dont une poignée d'hommes accable les peuples ; quiconque veut voir une peinture énergique des calamités qu'engendre le despotisme, doit lire, dans Ammien, les livres où il traite du règne de Constance, et le récit du misérable gouvernement de ce prince, le plus vain et le plus dépendant des maîtres, qui croyait ébranler le monde du mouvement de son sourcil, et qui n'était que l'esclave de ses flatteurs, toujours en proie au soupçon ou à la crainte, dans une cour où dominaient les eunuques.

 

S'il est vrai que, par la force de certains traits et la vérité satirique de certaines réflexions morales, Ammien soit supérieur à la partie païenne de la société de son temps, il se rabaisse au niveau des plus ignorants par sa superstition ; en quoi d'ailleurs il avait un exemple dans son héros Julien. Et cependant Ammien raille ce prince de sa crédulité, ce qui ne l'empêche pas de remplir ses récits de présages et de visions de devineresse. Ce même homme, qui sait apercevoir quelquefois dans les passions des hommes les causes des événements, le plus souvent ne voit dans les faits que des prédictions accomplies, et s'évertue à prouver, par des subtilités puériles, qu'un homme sage peut arriver à prédire l'avenir (Lv. XXI).

 

Le style d'Ammien Marcellin est le style de son temps, avec quelques beautés des meilleurs temps. Depuis plus de deux siècles déjà la langue latine avait dégénéré en une sorte de jargon ampoulé, chargé de tropes, mêlant les pompes du style lyrique aux trivialités du langage le plus vulgaire, se grossissant de mots nouveaux, et s'obscurcissant par ses efforts pour éblouir. L'usage des lectures publiques, qui subsistait encore à cette époque, ajoutait une corruption particulière aux causes générales de la corruption de la langue. L'histoire d'Ammien Marcellin fut lue en public, et avec de grands applaudissements. Le célèbre Libanius l'en félicite dans une lettre : «J'ai appris, lui écrit-il, de gens arrivés de Rome, que vous avez lu en public des morceaux de votre ouvrage, et que vous vous proposiez d'en lire d'autres ; j'espère que les louanges données à ce que l'on en connaît vous engageront à presser la publication du reste (Lettres de Libanius)».

 

De là ce langage enflé et sonore, le seul qui pût plaire à un auditoire plus sensible à l'harmonie des mots qu'à la force du sens. C'est pour l'effet de la lecture qu'Ammien prodigue les comparaisons entre son temps et les temps passés ; qu'il apostrophe si souvent la fortune, qu'il accumule les métaphores, qu'il décrit dans le style épique les siéges et les combats. C'est pour les applaudissements des banquettes qu'il affecte l'érudition, qu'il sème ses récits de citations de Cicéron, de vers de Virgile et de Térence ; qu'il s'égare en de vaines digressions sur certaines divinités païennes, sur les obélisques, sur les hiéroglyphes, sur les tremblements de terre, sur les éclipses de soleil et de lune, l'origine des perles, les feux tombés du ciel ; enfin, sur les jurisconsultes et ce, qu'il appelle plaisamment les diverses espèces d'avocats. Cette dernière digression est plutôt une piquante invective contre les gens de loi, dont les tracasseries l'avaient forcé de quitter Autioche.

 

Le meilleur éloge qu'ait reçu l'ouvrage d'Ammien Marcellin, je le trouve dans l'emploi que les historiens modernes ont fait de ses précieux documents. La partie la plus forte de l'histoire de Gibbon est celle où il s'est servi d'Ammien. Avant lui, le profond savoir de Tillemont y avait puisé pour son Histoire des empereurs ; et, de nos jours, M. de Chateaubriand a payé, par quelques épithètes honorables pour Ammien, les emprunts dont il a orné les plus brillantes pages de ses Études historiques.

 

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B. Extrait de :
René Pichon, Histoire de la littérature latine,
Paris, Hachette, 3e édition, 1903, p. 790-794.

 

Mais nul plus qu'Ammien Marcellin ne s'élève au-dessus de ces compilations érudites si sèches et si froides et ne s'en moque davantage :

 

Strepentes ut laesos si praeteritum sit quod imperator locutus est in cena vel omissum ob quam causam gregarii coerciti sunt apud signa.

«Un tas de gens murmurent comme s'ils étaient personnellement blessés lorsque l'on oublie de raconter ce que l'empereur a dit à table ou d'expliquer pourquoi on a réuni une troupe de soldats sous les drapeaux.»

 

Il a plus d'ambition pour son art ; il veut que l'histoire ne s'attache qu'aux grands sujets, et ne relève que ce qui vaut la peine d'être conservé :

 

Historia discurrere per negotiorum celsitudines assueta, non humilium minutias indagare causarum.

«Accoutumée à courir sur les hauts sommets des affaires publiques, elle ne doit pas rechercher avec minutie les choses terre à terre.»

 

Il compare ingénieusement les amateurs de détails à des hommes qui voudraient dénombrer tous les atomes qui volent dans l'espace. Cette recherche de l'infiniment petit lui semble décevante et stérile : il rappelle l'histoire au sentiment de sa grandeur. Cette conception explique le choix de son sujet. Il prend une matière assez étendue pour offrir un intérêt général, assez restreinte pour être traitée par un seul homme : il se tient à égale distance des monographies trop spéciales, comme celles de l'Histoire auguste, et des résumés trop sommaires comme ceux d'Eutrope et d'Aurelius Victor ; il étudie l'histoire de l'Empire depuis l'avènement de Nerva jusqu'à la mort de Valens, c'est-à-dire jusqu'à la veille de l'époque où il écrit. Son ouvrage fait suite à celui de Tacite, et le rappelle de loin. Comme Tacite, Ammien mêle ensemble le récit des intrigues de cour et celui des guerres extérieures ; comme lui, tout en étant vrai dans l'ensemble, il imagine des harangues, afin de donner une impression plus artistique ; comme lui enfin, il s'arrête pour réfléchir et pour juger les hommes, cessant de raconter pour penser.

 

À vrai dire, son sujet est très inférieur à celui de Tacite pour l'intérêt dramatique. Au lieu des lugubres tragédies qui ensanglantent la cour des premiers Césars, l'histoire des IIIe et IVe siècles ne présente qu'une suite monotone d'intrigues sans grandeur et de guerres sans éclat. On se lasse vite de ces querelles incessantes entre Augustes, Césars, préfets de Rome, ou préfets du prétoire ; et quant à ces combats perpétuels contre les peuplades germaines ou les Perses, ils ne donnent lieu à aucune action mémorable. Cependant, comme historien militaire, Ammien Marcellin réussit à donner de l'intérêt au moins à une partie des campagnes qu'il raconte, celle à laquelle il a pris part lui-même. Il a servi sous Julien contre les Perses. On sent qu'il a connu la fatigue et l'ennui de ces longues marches dans les déserts de l'Asie, qu'il a passé ces nuits inquiètes et troublées dont il décrit si bien l'angoisse, qu'il a entendu résonner à ses oreilles «le sifflement lugubre des javelots»,  armorum lugubre sibilantium fragor. À ce point de vue, ses récits militaires ressemblent un peu aux Commentaires de César et décèlent du moins le même amour des armes, le même sentiment vrai et vécu des périls et des peines de la vie militaire.

 

J'ajoute que ce soldat n'est pas confiné exclusivement dans les choses de sa profession ; c'est un savant et un philosophe en même temps qu'un homme de métier. Reprenant la méthode autrefois suivie par Polybe, il introduit dans l'histoire politique ou militaire toute espèce de sciences auxiliaires, depuis la géographie ou la balistique jusqu'à l'astronomie et la physique. On rencontre chez lui des dissertations sur les sujets les plus variés : description de la Syrie ou de la Gaule, détails curieux sur les obélisques et leurs caractères hiéroglyphiques, explication des tremblements de terre, résumé des principes de l'artillerie de ce temps, peinture de la peste d'après les médecins et Thucydide, théorie de l'arc-en-ciel, théorie de l'interprétation des songes ; il connaît tout. Ces digressions brisent un peu l'unité du sujet, mais révèlent un esprit curieux, bien informé, et non pas cantonné dans une spécialité trop étroite.

 

D'ailleurs, sans sortir du sujet, Ammien trouve l'occasion d'exprimer des idées personnelles, dans les portraits, les jugements et les réflexions que les faits lui suggèrent. Après le soldat et le savant, c'est ici le moraliste. Ammien sait porter une appréciation d'ensemble sur les hommes et sur les peuples. Il trace un portrait fort précis des Gaulois, bruyants et querelleurs ; des Aquitains, plus civilisés, plus commerçants, et plus amollis déjà par les moeurs romaines ; des Perses, lâches et efféminés. Le peuple romain est représenté tel qu'il est : l'auteur ne dissimule pas les crimes qui ravagent la société romaine, ni ses travers habituels ; convaincu que la Rome actuelle est déchue de son antique grandeur, il flétrit la vénalité, les débauches, la chasse perpétuelle aux testaments, la folie des courses et des jeux publics, les raffinements de luxe des nobles, la grossièreté de la plèbe. Il aime pourtant cette Rome si malheureuse, «cette ville qui vivra tant qu'il y aura des hommes, dont le nom seul remporte des victoires», victura dum erunt homines Roma,... nomine solo aliquotiens vincens, le «sanctuaire de l'Empire et de la vertu» ; mais cela ne l'empêche pas d'en voir les plaies. Il a ce trait distinctif du philosophe, l'aptitude à s'élever au-dessus des préjugés étroits, à juger les choses de haut, à n'attacher pas trop de prix aux petites conventions et aux passions mesquines. Il rappelle sur un ton mélancolique les vicissitudes de 1a fortune, se moque de ces petits hommes qui s'appellent fièrement «Mon Éternité», et confond leur orgueil en leur montrant la petitesse de Rome dans la terre et de la terre dans l'univers. Cet homme qui s'est si bien battu pour la patrie romaine ne se fait pas illusion sur sa grandeur matérielle et n'oublie pas qu'il y a quelque chose au-delà.

 

Avec une telle hauteur de vues, on comprend qu'Ammien atteigne vite l'impartialité presque absolue. Ce n'est pas chose facile à un moment où la lutte est très vive entre chrétiens et païens et où les passions sont fortement excitées. Il réussit pourtant à tenir la balance égale. Il raille les rivalités des chrétiens pour l'évêché de Rome, mais reconnaît que les prêtres de province sont des modèles de désintéressement. Pour son compte il est païen, d'un paganisme vague et éclectique, trop attaché aux anciens usages pour accepter les nouveautés religieuses : et cependant il ne veut pas qu'on persécute les chrétiens, qu'on abuse contre eux de la loi de lèse-majesté, pas même qu'on leur ferme l'accès des écoles. Julien est son maître, son héros, «le modèle d'une vie meilleure» ; il loue sa bonté pour les provinciaux, sa douceur pour les accusés, son zèle militaire, sa profondeur philosophique : mais 1e portrait n'est pas sans tache, et le peintre n'omet ni l'humeur bavarde et indiscrète de l'empereur, ni sa faiblesse pour ses amis, ni son acharnement contre les chrétiens. Pas plus qu'il ne ferme les yeux sur les lacunes de ce caractère, qu'il aime pourtant d'une affection profonde, il ne charge les défauts des princes qui lui sont moins sympathiques. En signalant la dureté et la cruauté de Constance, il rend justice à ses bonnes qualités, et, tout compte fait, l'appelle un prince de moyenne valeur, medius. Jovien, le successeur de Julien, a commis la plus grande des fautes pour un patriote ardent tel qu'Ammien, il a cédé volontairement à l'ennemi une portion du territoire romain : pourtant l'historien ne le représente pas sous un jour trop sombre. Chez Valentinien, il blâme la sévérité excessive et loue la justice scrupuleuse, l'honnêteté personnelle, la pureté des moeurs ; chez Valens, il flétrit la brutalité et rend hommage à l'activité énergique. Encore déclare-t-il qu'il lui répugne de parler des vices de l'empereur, comme s'il se rendait coupable d'un sacrilège envers la patrie elle-même.

 

Instruit, réfléchi, observateur, tolérant et équitable, Ammien Marcellin est un sage, un historien philosophe, en même temps qu'un citoyen passionné pour le bien de sa patrie et douloureusement ému de ses hontes et de ses discordes. Il ne lui a manqué qu'une forme plus artistique pour avoir fait un chef-d'oeuvre historique. II y a bien chez lui des tableaux colorés, des harangues éloquentes (celle de Julien mourant est restée célèbre par l'élévation philosophique du ton), des métaphores vives et pittoresques. Malheureusement l'ensemble est écrit dans ce style embarrassé et traînant, chargé de périphrases et d'abstractions, qui est celui de la phraséologie officielle d'alors. Seulement ce défaut n'appartient pas à l'auteur, il emploie le jargon de ses contemporains, et c'est tout. Les imperfections de son oeuvre viennent de son époque ; - les mérites, - profondeur dans les réflexions, haute et sereine impartialité dans les jugements, - viennent de son tour d'esprit personnel. Il parle aussi mal que les gens de son temps, mais pense infiniment mieux.

 

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C. Extrait de :
Jean Bayet, Littérature latine,
Paris, Colin, 1965, p. 458-463

 

L'histoire romaine reprit, vers la fin du siècle, toute sa grandeur, dégagée de la biographie anecdotique et du sommaire, grâce à un Grec d'Antioche : Ammianus Marcellinus. Il se donna pour tâche de continuer Tacite. Ses treize premiers livres, qui menaient le lecteur depuis le règne de Nerva (96) jusqu'à 353, sont perdus ; les livres XIV-XXXI racontent en bien plus grand détail les faits (de 353 à 378 : date de la mort de Valens) dont Ammien avait été témoin.

 

L'homme

Ils nous révèlent l'homme : un officier actif et réfléchi, réaliste, pénétré de la grandeur de Rome sur les champs de bataille, écoeuré des intrigues et des cruautés de la cour. Toute une part de son oeuvre est faite de souvenirs et d'impressions personnelles, d'une fraîcheur de touche et d'une lucidité étonnantes, qui donnent l'image la plus vive des milieux romains, surtout militaires, au IVe siècle.

 

[Textes : Impressions de guerre : Ursicin s'échappe de Nisibe (XVIII, 6, 9-15) et Ammien s'enferme dans Amida (XVIII, 8, 11)]

 

L'intelligence d'Ammien est fort vive. Sa curiosité l'égale : il a acquis les connaissances les plus diverses et les plus précises ; il les étale volontiers antiquités, géographie, balistique, médecine, astronomie... Mais elles ne l'oppriment pas. Il juge personnellement des hommes et des faits, souvent de façon mordante ; mais, quand il s'agit des empereurs ou des grands intérêts de l'État, avec la plus haute impartialité : il reconnaît les mérites de Constance, qu'il n'aime pas, les faiblesses de Julien, qui est son héros ; païen, d'une religion d'ailleurs vague et éthérée, il ne manifeste ni haine ni réprobation à l'égard des chrétiens sincères. Cette rare sérénité, il la doit sans doute à son esprit scientifique, mais aussi à son patriotisme réaliste, qui porte au premier plan de ses préoccupations l'unité et l'intégrité de l'Empire.

 

Sa conception de l'histoire

Ammien imite ouvertement Tacite : mais, d'ailleurs, l'alternance guerres-intrigues intérieures est le thème habituel des historiens anciens. Il a donné aux digressions, de tout ordre, mais surtout géographiques et ethnographiques, une importance toute nouvelle ; chaque livre en est volontairement doté ; et il y apporte un sens remarquable des diversités, extérieures et psychologiques : l'histoire gagne ainsi en ampleur et en variété de coloris ; elle tend à devenir universelle, et même à donner le tableau de toute l'activité et de toute la mentalité des peuples en une période donnée. Les discours sont chez Ammien plus fréquents, plus développés que dans Tacite. Les descriptions, d'un pittoresque plus voulu et plus appuyé. Le souci moral, égal : mais le pessimisme, moins constant, y semble plus nuancé ; son expression plastique, au contraire, rehaussée de toutes les couleurs de Juvénal, est plus brutale. Il y a, dans Ammien, des pages de pure satire, proches des virulentes invectives de Claudien, tout en restant, de volonté historique, beaucoup plus impartiales.

 

[Textes : La populace de Rome (XVI, 6, 25) et Mercurius, le «comte des songes» (XV, 3, 5)]

 

Unité spirituelle.

Appliquée au récit d'une période contemporaine et assez trouble par elle-même, cette combinaison de qualités originales spontanées et de procédés littéraires voulus ne va pas sans inégalités ou même confusion ; si intelligent que soit Ammien, il n'a pas toujours proportionné sa narration à l'importance réelle des événements. Son impartialité et son sens puissant de la vie sauvent l'effet général. Mais, surtout l'admiration de Rome, la confiance en son avenir en assurent l'unité ; et, chez lui, ce ne sont pas seulement effusions sentimentales, comme chez maint de ses contemporains : c'est l'idée maîtresse raisonnée d'un homme d'action, qui ne se fait pourtant aucune illusion sur les réalités.

 

[Texte : Entrée de Constance à Rome (XVI, 10, 6-16)]

 

Langue et style

Ammien est un écrivain étrangement compliqué et difficile. Le latin n'était pas sa langue natale : cela se sent. Mais, non content de l'utiliser au mieux, il a voulu en tirer des effets nouveaux, lui faire rendre jusqu'en de subtiles nuances toute la variété de ses impressions ; l'imitation de Tacite broche sur le tout. Il s'agit donc d'un style fabriqué, sans naturel, parfois tout proche du galimatias ; mais capable aussi, à l'occasion, d'une énergie et d'une couleur peu communes.

 

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D. Extrait de :
R. Martin, J. Gaillard, Les genres littéraires à Rome,
T. I, Paris, 1981, p. 139-142

 

 

Ammien Marcellin

C'est, ensuite et surtout, l'Histoire (Res gestae) écrite dans la seconde moitié du IVe siècle par un homme à qui l'on peut reconnaître la qualité de «quatrième grand» de l'historiographie romaine - après Salluste, Tite-Live et Tacite : il s'agit d'Ammien Marcellin, un ancien officier d'origine grecque et orientale (il était né à Antioche), qui est un des grands noms de cette «renaissance constantino-théodosienne» si brillante sur le plan littéraire. À vrai dire, on ne sait pas trop quelle était l'étendue de l'oeuvre d'Ammien, dont nous n'avons conservé que dix-huit livres, numérotés de 14 à 31 (ce dernier étant sans aucun doute le livre final). On considère généralement qu'Ammien a écrit un seul ouvrage en trente-et-un livres, couvrant trois siècles d'histoire, puisqu'il commençait, si l'on en croit la conclusion, à la mort de Nerva et s'achevait à celle de Valens, relatant donc l'histoire romaine de 98 à 378. Mais un fait surprend : c'est que le livre 14, le premier que nous possédions, commence en l'année 354. Cela implique en effet qu'Ammien ait raconté deux siècles et demi en treize livres, et vingt-cinq ans seulement dans les dix-huit parvenus jusqu'à nous... Disproportion extraordinaire, qui a conduit certains critiques à imaginer que l'oeuvre d'Ammien se composait en fait de deux ouvrages, dont le premier allait peut-être de 96 à 337 (mort de Constantin), et le second de 337 à 378 ; dès lors, notre livre 14 serait celui du second ouvrage, et dans les treize premiers livres c'étaient seulement dix-sept ans d'histoire qui étaient relatés - ce qui rétablit les proportions (la conclusion où on lit le nom de Nerva aurait été, dans cette hypothèse, valable pour les deux ouvrages). Mais on peut aussi tort bien admettre que, si Ammien avait pu se permettre d'aller très vite dans la première partie d'un éventuel ouvrage unique, c'est parce que, pour une large part, il lui suffisait de résumer l'Histoire auguste.

 

Langue

Peu importe au demeurant. Il reste que l'oeuvre d'Ammien est originale à plus d'un titre. Tout d'abord, fait unique dans l'historiographie romaine - les Commentaires de César mis à part -, Ammien est lui-même, bien souvent, la matière de son livre ; il parle d'ailleurs de lui à la première personne, ce que même César n'avait pas fait. Il a, en effet, été mêlé, en tant qu'officier supérieur, à plusieurs des événements, notamment militaires, qu'il raconte ; il lui arrive donc de se comporter en véritable mémorialiste, et cela donne une vie et un relief particuliers à nombre d'épisodes. D'autre part, il use d'une écriture étonnante, sur la signification de laquelle il convient de s'interroger. Sa syntaxe est souvent tourmentée, difficile, et surtout sa langue est extraordinairement composite, ce qui a fait parfois parler, à son propos, de «galimatias» : on y trouve en effet, dans une proportion variable, des néologismes et des archaïsmes, des poétismes et des vulgarismes, plus un nombre assez important d'hellénismes. Aussi a-t-on longtemps jugé avec sévérité cette prose manifestement «décadente», qu'un critique du siècle passé appelait «un vrai monstre, une chimère ayant tête de lion, corps de chèvre, jambes de chien et pattes d'ours» (Gimazane). Et l'on expliquait ce caractère monstrueux par le fait qu'Ammien, d'origine grecque, écrivait le latin comme on écrit une langue étrangère quand on l'a apprise dans les écoles et que l'on méconnaît les différences de registre et les variations chronologiques du langage : Ammien serait dans la situation d'un Allemand qui écrirait en français sans percevoir la différence entre la langue de Racine et celle du journalisme contemporain et sans savoir qu'on ne dit pas exactement la même chose quand on désigne l'élément liquide par l' «eau», l'  «onde» ou la «flotte»... De fait, on le voit, par exemple, décrire une redoutable mégère gauloise en train de faire le coup de poing et employer, pour désigner les bras de la virago, un terme qui ne se trouvait avant lui que chez les poètes évoquant les tendres bras de leur bien-aimée... Ou il s'agit là d'une énorme impropriété, ou il s'agit d'un extraordinaire effet d'humour - et dans une thèse récente (fort brillante au demeurant) Guy Sabbah a proposé, justement, de renoncer à l'évaluation traditionnelle de l'écriture d'Ammien, et de voir dans l'écrivain un styliste de premier ordre, un véritable virtuose jouant sur le clavier de la langue avec une maîtrise incomparable. Chacune des deux interprétations soulève une difficulté : dans le premier cas, on se demande pourquoi Ammien s'est infligé le pensum d'écrire dans une langue qu'il maîtrisait mal ; dans le second, on hésite à croire qu'un Grec de formation militaire ait pu parvenir à une telle virtuosité dans le maniement d'une langue étrangère. Disons que le problème posé par le style et la langue d'Ammien n'a pas encore reçu de solution définitive.

 

Idéologie

Par ailleurs, Ammien historien est sans aucun doute un disciple de Tacite. Pessimiste comme lui, il fait alterner comme lui, tout au long de son oeuvre, les sombres intrigues de cour et les aventures militaires. Il juge aussi sévèrement que Tacite et Suétone les empereurs dont il raconte l'histoire - à l'exception d'un seul, Julien, celui que l'Eglise appelle «l'Apostat» parce qu'il tenta de redonner vie au paganisme durant ses quelques années de règne. Païen lui-même, Ammien voit en Julien un héros admirable, digne d'Auguste ou de Trajan, presque un nouvel Énée, et la figure lumineuse du jeune empereur, tombé prématurément sur le champ de bataille, contraste singulièrement avec celles des princes chrétiens, dont la plupart apparaissent comme des hommes sanguinaires et bornés, isolés du monde réel par une cour où tout n'est que complots et intrigues sordides, pour le plus grand malheur de l'Empire. La haine que l'historien nourrit pour les courtisans n'a d'égale que celle qu'il voue aux Barbares : soldat dans l'âme, Ammien a du péril extérieur une conscience aiguë, et il reproche volontiers aux empereurs leur faiblesse dans ce domaine et leur incapacité militaire.

 

Romantisme

Dans l'ensemble, cela donne une oeuvre haute en couleurs, riche en métaphores (notamment animalières) et en descriptions qu'on pourrait qualifier de romantiques - celle des Alpes par exemple -, riche aussi en scènes violentes et mouvementées, en particulier dans les récits de batailles, qui font parfois songer à du cinéma en technicolor : le sang y coule à flots et les cadavres s'amoncèlent. On songe souvent, en lisant les Res gestae, à la Pharsale de Lucain, qui présente les mêmes caractères d'outrance. Comme le notait déjà Dautremer au début du siècle, alors que, pour un historien, le pittoresque est en principe l'accessoire, il est l'essentiel pour Ammien : une bataille, pour lui, n'est pas un événement valant plus par ses conséquences que par lui-même ; elle vaut pour ce qu'elle est, comme spectacle, et par l'émotion qui peut s'en dégager. Au fond, notait le même critique, «Ammien a l'âme épique : par l'abondance de la narration, par l'éclat de la mise en scène, par un certain grossissement des faits et des personnages, par l'usage des comparaisons homériques, ses récits, ceux des campagnes militaires tout au moins, donnent souvent à son oeuvre l'allure d'une épopée historique». Plus récemment, Jacques Fontaine mettait en lumière le caractère à la fois romantique et romanesque de l'oeuvre d'Ammien, et de fait il y a chez lui, si l'on ose dire, de l'Alexandre Dumas. Lisons en effet ces quelques lignes consacrées par un critique à l'auteur des Trois Mousquetaires :«Des personnages historiques résolument stylisés, des héros qui sont des types simplifiés et magnifiés comme de pittoresques marionnettes épiques, des traîtres immédiatement reconnaissables, des silhouettes caricaturales... bref un monde qui n'est fait que de fantaisie, mais dont la présence et le rythme d'action ont presque une sorte de poésie». Il n'y a pas un mot à changer pour que cette appréciation, due à Pierre Citron, s'applique à Ammien Marcellin, dont l'oeuvre a en effet le pittoresque captivant d'un roman de cape et d'épée.

 

Sources

Reste à déterminer quelle est sa valeur historique, sur laquelle on peut émettre des doutes après ce qui vient d'être dit. Qu'Ammien soit un historien «engagé», et que toute son couvre véhicule une idéologie et diffuse un message politique - résistance sans concessions à la poussée des Barbares et retour aux valeurs qui faisaient la grandeur de Rome -, cela est certain, et de ses préférences, on l'a vu, il ne fait pas mystère : il a du monde et de la politique une vision assez manichéenne, et s'il lui arrive d'affirmer son souci d'impartialité absolue et de refuser hautement tout panégyrique ou tout blâme systématique, on peut voir dans ces proclamations des clauses de style dont lui-même n'était pas dupe. Du reste Guy Sabbah a bien montré que son art de la déformation historique subtile n'est pas moindre que celui de César, de sorte qu'il faut le lire avec beaucoup de prudence. Mais, concernant sa valeur historique, un autre problème se pose, celui de savoir sur quelles sources il s'appuie, lui qui raconte, dans les livres par nous conservés, des faits appartenant à l'histoire contemporaine. Pendant longtemps, on a considéré qu'il avait pour sources, d'une part ses souvenirs personnels, d'autre part un certain nombre de témoins qu'il avait pu interroger, enfin des lectures plus ou moins étendues, son oeuvre se fondant donc à la fois sur ce qu'il avait vu, entendu et lu. C'est déjà beaucoup, et l'on ne saurait en dire autant de tous les historiens anciens ; néanmoins Guy Sabbah estime qu'il faut aller encore plus loin, et que l'oeuvre d'Ammien repose sur une documentation historique au sens le plus plein du terme, c'est-à-dire constituée, pour l'essentiel, par des documents véritables - archives et rapports officiels, que l'historien aurait consultés et utilisés avec beaucoup de soin ; il écrivait en effet à une époque où, en raison du despotisme soupçonneux de l'administration centrale, la pratique du rapport était universelle, et il aurait su mettre à profit cette situation. Comment, dès lors, se fait-il qu'on ne s'en soit pas aperçu plus tôt ? C'est, estime G. Sabbah, parce qu'une «affectation de dilettantisme» aurait poussé Ammien à occulter - à l'inverse de ce que font les auteurs de thèses – tout son matériel érudit, à fuir les précisions techniques aussi bien que les données chiffrées, et, pour tout dire, à «poétiser son discours». Il est un historien dans toute l'acception du terme, mais il tient à ce que cela ne se voie pas, et c'est cette élaboration littéraire de l'ceuvre qui donne l'impression qu'il n'a pas travaillé sur des documents sérieux.

 

Flou artistique

Si tel fut réellement le but que s'est assigné Ammien Marcellin, on peut dire qu'il a parfaitement réussi dans son entreprise : l'ensemble de son oeuvre baigne dans les brumes vaporeuses du flou artistique, et cela est particulièrement net dans les épisodes militaires - où pourtant son expérience d'homme de guerre pouvait lui permettre de se montrer rigoureux et précis. L'historien grec Polybe, du reste, avait posé les principes fondamentaux de l'historiographie militaire, en indiquant que l'historien doit répondre aux cinq questions que le lecteur est en droit de se poser à propos de chaque bataille : à quel moment ? en quel lieu ? avec quels effectifs ? en fonction de quelle tactique ? selon quel déroulement ? Or Ammien n'indique à peu près jamais la date précise d'un combat, mais se contente d'une vague «localisation chronologique» ; il est tout aussi avare de précisions topographiques, et ses descriptions les plus détaillées sont en général celles de lieux où il ne se passe rien ou qui n'expliquent en rien le déroulement de l'action ; il chiffre rarement les effectifs aussi bien que les pertes subies par l'armée romaine ou par les ennemis ; et si, en tête de chaque récit, il indique assez bien le raisonnement stratégique du chef, en revanche le déroulement des combats n'est pas souvent présenté avec la netteté qu'on serait en droit d'attendre d'un spécialiste. À cet égard il y a un abîme entre Ammien et César, et il suffit de comparer avec la Guerre des Gaules cette «guerre des Gaules» en miniature que constitue le livre XVI des Res gestae, relatant la campagne de Julien contre les Alamans qui avaient massivement franchi le Rhin, pour que la différence saute aux yeux. Au total, les épisodes militaires relatés par Ammien donnent rarement l'occasion de l'avoir été par un officier compétent en la matière, et donnent à penser que l'historien a voulu éviter de tomber dans le piège de la technicité, et, par une sorte de coquetterie comparable à celle de l'intellectuel qui affecte de ne pas l'être, a volontairement évité ou gommé tout ce qui pouvait faire sentir en lui le professionnel de la guerre : un historien de cabinet aurait sans doute eu à coeur d'afficher sa compétence en matière militaire ; Ammien, homme d'action et de terrain, a bien pu avoir à coeur d'afficher sa compétence poétique, et de parler de la guerre comme s'il n'en avait pas été un technicien.

 

Conclusion

Mais force est de reconnaître que, d'une façon générale, il n'est pas plus précis quand il traite de politique intérieure ou quand il se lance dans des excursus géographiques : parle-t-il d'exécutions capitales à la suite d'un complot, il ne les chiffre pas davantage qu'il ne chiffre les pertes subies sur le champ de bataille ; décrit-il les régions alpestres (sans raison valable, du reste, puis qu'aucun épisode ne s'y déroule), ou les moeurs des Gaulois, qui, elles non plus, n'ont rien à voir avec l'action, il se contente de juxtaposer une série de croquis et de «choses vues» qui font honneur à son talent d'observateur et de peintre, mais laissent sur sa faim le lecteur soucieux d'exactitude et de rigueur scientifique. En fait, Ammien est peintre et poète beaucoup plus qu'il n'est historien et géographe. Et l'on retrouve ici la question déjà posée à propos de son écriture : les «défauts» que nous lui trouvons sont-ils de véritables défauts - résultant d'une incapacité à faire mieux ? ou s'expliquent-ils par une intention littéraire, jointe au fait qu'Ammien écrivait à une époque où la distinction des genres tendait à s'effacer, au profit d'une esthétique transcendant les frontières entre prose et poésie, tandis que s'affirmait le goût pour le spectaculaire et le théâtral ? Comme plus haut, nous dirons qu'il est bien difficile d'apporter à cette question une réponse indubitable. Il reste qu'Ammien est un écrivain attachant, et que son oeuvre d'une extrême richesse et d'un baroquisme savoureux (qu'il soit ou non volontaire) mérite d'être lue au même titre que celle de ses trois grands devanciers.

 

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E. Extrait de :
H. Zehnacker, J.-Cl. Fredouille, Littérature latine,
Paris, PUF, 1993, p. 426-428

 

Ammien Marcellin appartient à cette catégorie d'historiens qui, après avoir été des acteurs de l'histoire, prolongent leur action en écrivant l'histoire. De fait, sa vie comprend deux périodes distinctes. Syrien, d'origine grecque, né à Antioche, Ammien a d'abord été officier de l'armée romaine, «garde du corps» (protector domesticus), auprès d'Ursicin qui exerçait alors (350) le commandement de l'armée d'Orient (magister equitum per Orientem), en résidence à Nisibis (Mésopotamie). Il le suivit à Antioche, à Milan, en Gaule, où il rencontra (356-357) le futur empereur Julien, à Sirmium, de nouveau en Mésopotamie, où il participa à la bataille d'Amida, prise par les Perses (359). Cette défaite, qui entraîna la destitution d'Ursicin, interrompit momentanément la carrière d'Ammien. Mais il est aux côtés de Julien lors de l'expédition contre les Perses au cours de laquelle mourut l'empereur (26 juin 363).

 

Cette fois, la carrière militaire d'Ammien est terminée. On le retrouve à Antioche, en Égypte, en Thrace. Après 375 sans doute, il s'installe à Rome où les lectures qu'il fait de son Histoire obtiennent un franc succès.

 

Commencés vers 380, achevés vers 395, les trente et un livres des Res gestae couvraient deux cent quatre-vingt-trois années d'histoire, du principat de Nerva (96) à la mort de Valens (378). Nous ne possédons plus que les livres XIV à XXXI, correspondant aux années 353 à 378.

 

Le déséquilibre saute aux yeux : les treize premiers livres (perdus) rapportaient des faits qui s'étaient passés durant plus de deux siècles et demi ; les dix-huit que nous avons relatent les événements d'un quart de siècle - c'est-à-dire, en réalité, ceux dont il a été le contemporain informé, voire actif, puisqu'il avait une vingtaine d'années en 353.

 

Mais l'extension temporelle de chacun de ces dix-huit livres n'est pas homogène. Les livres XIV à XXV, conformément à la tradition de l'annalistique, suivent l'ordre chronologique et correspondent approximativement à une année chacun ; les livres XXIII à XXV couvrent ensemble une seule année, celle de l'expédition de Julien contre la Perse (janvier juin 363) et du règne éphémère de Jovien (mort en février 364) ; les livres XXVI à XXXI, enfin, obéissent encore à un autre mode de composition, par épisodes, groupant les événements selon un critère spatial et logique. Cette «hexade» (livres XXVI-XXXI) a été écrite, du reste, non pas dans le prolongement des livres précédents, mais après une interruption, sans doute pour répondre à la demande des lecteurs, alors qu'Ammien avait considéré que son oeuvre était achevée avec le livre XXV.

 

Les Res gestae s'ouvraient sur le principat de Nerva. Ammien prenait ainsi, délibérément et ostensiblement, la suite de Tacite. Celui-ci s'était proposé d'écrire l'histoire sine odio et ira ; son successeur prétend tout autant à l'objectivité et à la véracité : sa règle serait, d'après les dernières lignes de son ouvrage, sine silentio uel mendacio. Mais Tacite n'est pas son seul modèle : il faudrait y joindre Suétone et surtout Polybe. D'autre part, par ses dimensions et par le caractère militaire et politique de ses analyses, l'oeuvre se distingue de celle de Tacite et des autres histoires contemporaines. Il est aussi, essentiellement, en dépit de l'ampleur de la période qu'il a embrassée (près de trois siècles), un historien du présent - d'un présent qu'il a vu, auquel il a participé, ou sur lequel il s'est scrupuleusement informé et documenté. Ce Grec, officier de l'armée romaine, et écrivant en latin, s'est épris de l'empereur romain écrivant en grec : Ammien a cherché à laisser de Julien une image discrètement apologétique. S'il ne voyait pas en lui l'empereur idéal, il appréciait ses convictions et sa politique religieuse, sans pour autant approuver ses mesures antichrétiennes. Et pour sa part, adepte d'un hénothéisme marqué par la philosophie et tolérant, il se garde de polémiquer contre le christianisme, en dépit de quelques traits ambigus ou critiques à son égard.

 

Délaissant les minutiae chères aux biographes, Ammien s'intéresse aux summitates rerum, aux faits essentiels ou qui lui paraissent tels. Il accorde une place importante aux egressus, qui sont moins des digressions que des exposés de caractère technique (sociologique, géographique, religieux, philosophique, etc.) permettant de mieux comprendre les événements relatés.

 

Au service d'une telle ambition, une esthétique et un style particulièrement riches et élaborés. Les grands récits de batailles et de sièges sont célèbres (XVI, 12 : Strasbourg ; XIX, 1-9 : Amida ; XXXI, 13 : Andrinople), mais il faut citer également ceux des procès de Rome (XXVIII, 1) et d'Antioche (XXIX, 1-2), les analyses psychologiques (d'individus, de groupes, d'ethnies), les discours (généralement recomposés), les descriptions, etc. La langue d'Ammien accueille les réminiscences poétiques, mais aussi les formules ou les expressions d'origine institutionnelle ou juridique. La vérité étant toujours complexe, Ammien, pour l'atteindre, ne néglige aucun registre ni aucun procédé : le dépouillement et la uariatio sermonis, la densité et l'abondance, la sévérité et l'image, le concret et l'abstrait, et les intègre souvent dans un phrasé que caractérise un subtil entrelacs des mots.

 

La postérité d'Ammien a souffert du lien étroit très tôt et longtemps noué entre son nom et celui de l'«Apostat». C'est seulement dans les temps modernes et avec les premiers grands historiens de l'Antiquité tardive, comme Lenain de Tillemont (mort en 1698) et E. Gibbon (mort en 1794), que son oeuvre sera utilisée comme l'une des principales sources de notre connaissance de ces vingt-cinq années du IVe siècle.

 

Études

P.-M. Camus, Ammien Marcellin témoin des courants culturels et religieux à la fin du IV siècle, Paris, 1967 ;

G. Sabbah, La méthode d'Ammien Marcellin. Recherches sur la construction du discours historique dans les «Res gestae», Paris, 1978.

 

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F. Extrait de :
P. Grimal, La littérature latine,
Paris, Fayard, 1994, p. 513-514

 

 

Bien qu'il soit né à Antioche, dans la partie orientale de l'Empire, Ammien Marcellin écrit en latin, peut-être parce qu'il pense que la vie politique de Rome reste attachée aux provinces d'Occident. C'est, effectivement, en Gaule, en Italie, en Afrique, que se joue le sort de l'Empire. C'est là que se maintiennent les traditions qui en ont fait la grandeur. C'est à Rome que lui-même se retirera et qu'il donnera des lectures publiques de son ouvrage, une fois éloigné de la vie active. Ammien n'aurait pu écrire en grec sans se renier lui-même, ainsi que ses convictions les plus profondes.

 

Ammien naquit vers 330, dans cette Antioche qui, depuis des siècles, était la ville la plus illustre de Syrie, la mieux aimée aussi des Romains, qui y résidaient volontiers. À l'âge de vingt ans, en 350, il devint protector domesticus, c'est-à-dire soldat de la garde impériale. Il est placé sous les ordres d'Ursicin, qui commande la cavalerie dans l'armée d'Orient. Lui-même a évoqué les intrigues infinies qui se déroulent alors autour de Constance II [livres XIV et XV] et qui aboutissent à la mort du César Gallus et, finalement, à la destitution d'Ursicin. À ce moment, l'armée de Gaule salue Julien du nom d'Auguste et l'empire aurait été une fois de plus déchiré si Constance n'était mort, en Cilicie (le 3 novembre 361). Ammien Marcellin se trouve alors auprès de lui, où il remplit les fonctions d'officier d'intendance. À la mort de Julien, Ammien passe sous les ordres de Jovien qui, lui-même, disparaît bientôt. Ammien quitte l'armée et se retire à Antioche. Pendant près de trente ans, le détail de sa vie nous échappe. Nous le retrouvons seulement en 392, grâce à une lettre que lui adresse Libanios [lettre1063]. Là, il écrit, fréquente la meilleure société, et il voyage.

 

Ayant l'ambition de composer une oeuvre originale, dans la grande tradition des historiens du passé, Ammien se veut le continuateur de Tacite. Celui-ci avait promis d'écrire l'histoire du règne de Nerva, mais n'avait pas donné suite à ce projet. Ammien le reprend. Il commence son livre «à partir du principat du dieu Nerva, et le poursuit jusqu'à la mort de Valens [XXXI, 16, 9]». Une lacune, dans nos manuscrits, nous prive des treize premiers livres. Sur les trente-et-un que comptait l'ouvrage, nous n'en possédons plus que dix-huit, du XIVe au XXXIe, qui couvrent la période allant de 353 à 378. On s'est efforcé d'évaluer, approximativement, le rythme de la rédaction. Selon l'hypothèse la plus vraisemblable, la chronologie de la composition s'établit ainsi : les livres I à IV dateraient de 379-380 ; les quatre suivants de 381 à 382 ; les livres IX à XIII de 383 et 384 ; les livres XIV à XXV de 385 à 392 ; les livres XXVI à XXVIII de 393 à 395 ; les livres XXIX à XXXI de 396 à 398.

 

La seule préoccupation d'Ammien, déclare-t-il, est de rechercher la vérité (ueritatem scrutari [XV, 1, 1]). Pour cela, dans les premiers livres, il rapporte de préférence les faits dont il a été le témoin oculaire, en raison de son âge, puis les récits que lui ont faits les acteurs (uersatos in medio). Cette déclaration vient au moment où il aborde l'histoire de Julien, avec l'année 356. Il fait du premier consulat de Julien (que celui-ci revêt alors) le début d'un ère nouvelle. Julien arrive sur la scène de l'histoire comme un messie. Tiré «des ombrages paisibles de l'Académie», il se révèle comme un irrésistible guerrier et dompte les barbares [XVI, 1, 5]. Il est un nouvel Érechthée, ce roi mythique qui, protégé par Minerve, avait établi la royauté dans Athènes. Comparaison significative. Devant le «miracle de Julien», Ammien ne songe pas à faire intervenir la Providence. Il pense en païen, nullement en chrétien. Il accepte l'idée que la Fortune n'est pas toujours une divinité capricieuse, qu'elle est parfois justicière. Il lui donne alors les noms, couplés, d'Adrastéia et de Némésis (rencontrant ainsi la terminologie d'Apulée [De mundo, 38]), qui ne sont peut-être que l'hellénisation de l'Égyptienne Maat, elle aussi à la fois Vérité et Justice, et souveraine du monde.

 

Le livre XXV, qui est celui de la mort de Julien, nous fait connaître la vision que l'historien a du monde, en même temps que celle de Julien. Elle se rattache étroitement à celle des platoniciens mais présente aussi des traits empruntés au stoïcisme, notamment une théorie de la monarchie, selon laquelle «le but d'un pouvoir absolu conforme à la justice est l'intérêt et le salut des sujets [XXV, 3, 18]»  - proposition à laquelle n'aurait pas contredit Marc Aurèle. La mort de Julien est pour Ammien le prétexte à composer un véritable panégyrique de son héros.

 

Dans les portraits qu'il trace des nombreux personnages de son histoire, Ammien s'efforce de rester objectif, mais il est plus indulgent envers les hommes et les femmes d'autrefois qu'envers ceux de son temps. Rome, par son passé, a mérité sa puissance et le respect des peuples. Mais les «modernes» doivent se garder de tomber dans l'orgueil, les manifestations puériles de vanité, le luxe des vêtements ou des voitures. Il s'ensuit un éloge, bien attendu, des moeurs d'autrefois [XIV, 6].

 

Ammien qui, il l'avoue, ne redoute pas d'écrire un gros livre [XV, 1, 1], s'abandonne parfois au plaisir d'introduire des digressions, telle la géographie ou «chorographie» de la Perse [XXIII, VI, 1-84], en y comprenant des pages d'histoire, d'ethnographie, les principales curiosités du pays, bref tout un héritage venu d'Hérodote et destiné à satisfaire la curiosité d'un temps qui aspire à mieux connaître les hommes et les pays de l'univers entier.

 

Ammien veut être avant tout un historien véritable, non un biographe. Il refuse la tradition de Suétone. «L'histoire, écrit-il, est faite pour parcourir les hauteurs des affaires, non pour rechercher les causes menues...», et il ajoute qu'il vaudrait autant essayer de compter les atomes voltigeant dans le vide [XXVI, 1, 1]. Il croit à la valeur de la culture, à son importance pour la survie de Rome, et déplore que les nobles délaissent les études pour des plaisirs futiles [XIV, 6, 18]. Il a parfaitement compris la nature de la «romanité» et reconnu les forces qui en maintenaient, en dépit de tous les accidents, la cohésion et l'unité.

 

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Composition: J. Poucet
Dernière mise à jour : 25/06/2004