Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Achilles Tatius (d'Éphèse ?)


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 385-386

 

C'est une entreprise romanesque apparemment tout à fait différente que nous présente Achille Tatius avec son roman Leucippé et Clitophon. Nous ne connaissons pas l'auteur et nous ne sommes pas sûrs de ses dates mais on s'accorde généralement à le placer à la fin du IIe siècle ou au début du IIIe ap. J.-Chr. Clitophon est un jeune Syrien qui tombe amoureux de la belle Leucippé; tous deux sont obligés de fuir leurs familles et mille aventures leur arrivent : ils font naufrage, sont pris par les brigands en Égypte, libérés par des soldats; Leucippé passe plusieurs fois pour morte. Clitophon épouse à son corps défendant une veuve séduisante. Poursuivis devant la justice à Éphèse, ils arrivent à se disculper et le roman se termine par de multiples mariages : celui des héros et ceux de leurs compagnons.

L'intrigue n'a rien d'original et obéit aux lois du genre, mais l'intérêt du roman est ailleurs et particulièrement dans la manière dont l'auteur traite ces épisodes convenus. D'abord le sentiment amoureux qui remplit le roman a une tonalité plutôt singulière : Clitophon n'est pas d'emblée amoureux de Leucippé et nous assistons, fait exceptionnel, au développement de sa passion. En outre ses premières intentions ne répondent point aux convenances romanesques : il cherche à pénétrer dans la chambre de Leucippé, ce qu'il ferait sans la vigilance de la mère. Leucippé du reste est à demi consentante : c'est progressivement qu'elle prendra conscience des exigences strictes de la vertu. Ces variations sur le thème de l'amour et du désir ne cesseront pas d'un bout à l'autre du roman depuis les philtres d'amour jusqu'à l'étrange comportement de Clitophon qui, rassuré sur le sort de Leucippé, cède aux instances de la belle Mélitté au moment même où l'épreuve semblait terminée.
Aussi paradoxales sont la profession de foi d'un pédéraste convaincu et ingénieux, les dissertations sur l'amour et ses assauts. On dirait que l'auteur est heureux de montrer son brio et que le roman est le prétexte au déploiement de sa virtuosité.

Aussi spécieux sont les procédés du metteur en scène. Pour corser l'intrigue Achille Tatius n'hésite pas à faire intervenir des truquages de théâtre qui font glisser le récit vers les prestiges de l'illusion comique. Tout aussi arrangées sont les aventures de nos héros qui peuvent se permettre de subir victorieusement les traditionnelles mises à l'épreuve de leur vertu, tout simplement parce que la formulation des conditions à remplir est biaisée. Les plaidoiries et les réquisitoires sont eux aussi à la limite de la mauvaise foi; l'auteur joue avec la Fortune et la Vertu un jeu où l'habileté l'emporte sur les scrupules. On dirait d'un homme de loi retors et ironique, soucieux avant tout de faire valoir ses talents.

Ajoutons que l'ouvrage est tout encombré de digressions brillantes : descriptions d'oeuvres d'art ou de curiosités, théories paradoxales sur les sentiments et la manière d'être; Achille Tatius plus qu'un conteur s'y révèle un sophiste brillant, amusant, soucieux de piquer plus que de convaincre, tout à fait proche dans ses intentions et dans ses méthodes d'un Lucien ou d'un Alciphron. Peu d'authenticité mais une sorte de verve, une malice un peu racoleuse, une feinte naïveté, une grande maîtrise dans la conduite d'un récit qui ne laisse jamais en repos.

Voici comment deux amis sauvent l'héroïne que des brigands comptent sacrifier. Satyros expose à Ménélas un plan ingénieux à base de truquages (III, 21). « Nous allons prendre une peau de mouton, la plus mince possible, puis nous la coudrons de façon à en faire une outre à peu près de la dimension d'un ventre humain; ensuite nous l'emplirons d'entrailles d'animaux, avec du sang, puis nous coudrons ce ventre postiche... ensuite nous harnacherons la jeune fille avec cet appareil, nous l'envelopperons dans une grande robe... (on frappera la jeune fille avec une épée truquée)... les brigands ne sauraient découvrir le stratagème, car les peaux de moutons seront dissimulées et l'on verra jaillir sous le couteau les entrailles. »

Appartient aussi à la comédie, la scène où Clitophon, contrairement à toutes les convenances romanesques, a pénétré par ruse dans la chambre de Leucippé avec la complicité de celle-ci. La mère, alertée par un cauchemar, les surprend et lance en giflant sa fille cette apostrophe dont le caractère excessif dénonce le ton parodique : « Leucippé, tu as détruit mes espérances. Hélas ! Sostratos (père de Leucippé), toi à Byzance, tu fais la guerre pour que d'autres puissent se marier, et à Tyr tu es déjà vaincu. Les noces de ta propre fille t'ont été dérobées. Ah! malheureuse que je suis. Je ne pensais pas te voir mariée de la sorte. Il aurait mieux valu que tu restes à Byzance ! Que tu aies été violée selon les lois de la guerre ! que ce fût même un Thrace victorieux qui te viole ! Le malheur subi sous la contrainte n'aurait pas été un déshonneur! » Et elle ajoute, brusquement inquiète : « Au moins, n'était-ce pas un esclave? » (II, 23).

L'ouvrage peut se lire à deux niveaux : un roman d'aventures, plein de péripéties, et un pastiche plein de clins d'oeil destinés à souligner la distance qui sépare le récit des stéréotypes.


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Dernière mise à jour : 16/11/2005