[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] CHAPITRE Ier : Sur la parure. Un jeune homme qui étudiait la rhétorique s'était présenté à lui; ses cheveux étaient arrangés avec un grand art, et toute sa toilette était recherchée. Réponds-moi, lui dit-il : N'y a-t-il pas des chiens et des chevaux qui te semblent beaux? D'autres qui te semblent laids? Et n'en est-il pas de même dans toutes les autres espèces d'animaux? — Je le trouve, dit l'étudiant. — N'y a-t-il pas aussi des hommes qui te semblent beaux, et d'autres qui te semblent laids? — Et comment ne serait-ce pas? — Est-ce donc pour la même cause que nous appelons chacun de ces êtres beaux dans son genre, ou chacun d'eux l'est-il pour une cause particulière? Voici qui te fera voir ce qu'il en est. Nous voyons que le chien est né pour une certaine fin, le cheval pour une autre, et le rossignol, je le prends au hasard, pour une autre encore. On a donc le droit de dire d'une manière générale que chaque être est beau, quand il a les perfections qui sont dans sa nature; et, comme la nature de chaque espèce d'êtres est différente, il me semble aussi que chacune d'elles a sa beauté différente. Cela n'est-il pas vrai? — Oui. — Ce qui fait donc la beauté du chien, fait la laideur du cheval ; et ce qui fait la beauté du cheval, fait la laideur du chien, puisque leurs natures sont différentes. — Cela me semble. — Ce qui fait la beauté de l'athlète au Pancrace, ne fait pas le bon lutteur, et ferait un coureur, ridicule; et le même homme qui est beau dans le Pentathle, est fort laid dans la lutte. — Cela est vrai. — Qu'est-ce donc qui fait la beauté de l'homme, si ce n'est ce qui fait la beauté du chien et du cheval, chacun dans leur genre? — C'est cela même. — Qu'est-ce donc qui fait la beauté d'un chien? La présence de ce qui est la perfection du chien. Et la beauté d'un cheval? La présence de ce qui est la perfection du cheval. Qui fera donc celle d'un homme, si ce n'est la présence de la perfection humaine? Si donc, jeune homme, tu veux être beau, cherche à acquérir la perfection humaine. Mais quelle est-elle? Vois quels sont ceux que tu loues lorsque tu loues impartialement. Sont-ce les hommes justes ou les hommes injustes? — Les justes. — Les hommes chastes ou les libertins? — Les hommes chastes. — Ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes ou ceux qui ne le sont pas? — Ceux qui en sont maîtres. — Te rendre tel, sache-le donc, c'est te faire beau; si tu y manques, tu, seras laid inévitablement, alors même que tu emploierais tous les moyens pour être beau en apparence. Je ne sais plus que te dire après cela; car, si je te dis ce que je pense, je te fâcherai, et tu me quitteras, peut-être pour ne plus revenir; et, si je ne te le dis pas, vois un peu ce que j'aurai fait : tu seras venu vers moi, pour que je te serve à quelque chose, et je ne t'aurai servi à rien ; tu seras venu à moi comme à un philosophe, et je ne t'aurai pas parlé comme un philosophe. N'est-ce pas de la cruauté à ton égard que de te laisser sans te corriger? Si plus tard tu devenais raisonnable, tu aurais le droit de me faire des reproches. Qu'est-ce qu'Epictète a donc aperçu en moi (pourrais-tu dire), pour que, me voyant venir à lui tel que j'étais, il m'ait ainsi laissé avec mes défauts, sans jamais me dire même un seul mot? A-t-il donc tant désespéré de moi? N'étais-je pas jeune? N'écoutais-je pas ce qu'on me disait? Combien n'y a-t-il pas d'autres jeunes gens à qui l'âge fait faire souvent les mêmes fautes qu'à moi? J'ai entendu dire qu'un certain Polémon, de jeune libertin qu'il était, s'était converti ainsi. Admettons qu'Epictète n’ait pas cru que je pouvais être un Polémon, mais du moins il pouvait corriger ma façon de me coiffer; il pouvait m'enlever mes colliers, me faire renoncer à m'épiler; et il s'est tu, quand il me voyait, dirai-je avec quel accoutrement? Je ne te dis pas, moi, à qui convient cet accoutrement ; mais tu le diras, toi, quand tu seras revenu à toi-même; tu sauras alors ce qu'il est, et ce que sont les gens qui se le donnent. Si tu me faisais plus tard ces reproches, que pourrais-je dire pour ma défense? Que, si j'avais parlé, tu n'aurais pas suivi mes avis? Mais est-ce que Laius suivit ceux d'Apollon? Est-ce que, en le quittant, il ne s'enivra pas, et n'envoya pas promener l'oracle? Eh bien! cela empêcha-t-il Apollon de lui dire la vérité? Et certes, moi, je ne sais pas si tu suivras ou non mes avis, tandis qu'Apollon savait très bien que Laïus ne suivrait pas les siens ; et il lui dit vrai, pourtant! Et pourquoi le lui dit-il? Mais pourquoi aussi est-il Apollon? Pourquoi rend-il des oracles? Pourquoi a-t-il pris pour lui ce rôle de prophète? Pourquoi est-il une source de vérité, vers laquelle on se rend de toutes les parties de la terre habitée? Pourquoi porte-t-il écrit sur le fronton de son temple : Connais-toi toi-même? Ce que personne ne songe à faire. Est-ce que Socrate persuadait à tous ceux qui venaient le trouver de s'occuper d'eux-mêmes? Pas à un sur mille. Et cependant, comme c'était là le rôle qui lui avait été assigné par Dieu, ainsi qu'il le dit lui-même, y manqua-t-il jamais? Au contraire, que dit-il à ses juges? Si vous me renvoyez, à la condition de ne plus faire ce que je fais, je ne vous obéirai pas, et je ne changerai pas de conduite. J'accosterai les jeunes gens, les vieillards, tous ceux en un mot qui se trouveront sur ma route, et je leur demanderai ce que je leur demande maintenant; et ce sera à vous surtout, mes concitoyens, que je le demanderai, parce que vous m'appartenez de plus près par le sang. — As-tu donc tant le loisir, ô Socrate (lui répond-on), de t'occuper des affaires des autres et de ce qui ne te regarde pas? Que t'importe ce que nous faisons? Et qu'as-tu à venir nous dire : Toi qui es mon camarade et mon parent, tu ne t'occupes pas de toi, et tu deviens pour la ville un mauvais citoyen, pour tes parents un mauvais parent, pour tes voisins un mauvais voisin? Toi, de ton côté, qui donc es-tu? C'est alors qu'il est beau de dire : Je suis celui qui doit s'occuper des hommes. Ce n'est pas le premier bouvillon venu qui ose tenir tête au lion; mais, quand il se présente un taureau pour lui tenir tête, avise-toi donc de dire à ce taureau : Qui es-tu? Et de quoi t'occupes-tu? O homme, dans toutes les espèces il y a des individus d'élite : il y en a parmi les bœufs, parmi les chiens, parmi les abeilles, parmi les chevaux. Ne va pas dire à l'individu d'élite : Qui donc es-tu? Sinon, il trouvera quelque part une voix pour te dire : Moi, je suis ce qu'est la pourpre dans le manteau. Ne me demande donc pas de ressembler aux autres; ou bien prends-t-en à ma nature, qui m'a fait différent des autres. Est-ce donc là ce que je suis, moi Epictète? Mais comment puis-je l'être? Et toi, es-tu donc capable d'écouter la vérité? Plût au ciel que tu le fusses! Mais cependant, puisque j'ai été pour ainsi dire condamné à porter la barbe blanche et le vieux manteau, et que tu es venu vers moi comme vers un philosophe, je ne te traiterai pas avec rigueur, ni comme un incurable, et je te dirai : Jeune homme, qui veux-tu rendre beau? Sache d'abord qui tu es, et ne songe à te parer qu'après cela. Tu es un homme, c'est-à-dire un être animé, destiné à mourir, et qui doit faire un usage raisonnable de tout ce que ses sens lui présentent. Qu'est-ce qui est donc raisonnable? Ce qui est conforme à la nature, et parfait (en son genre). Or, qu'y a-t-il de plus excellent en toi? L'animal? Non. L'être mortel? Non. L'être pourvu des sens? Non. Ce que tu as de plus excellent en toi, c'est ta raison. Voilà ce qu'il te faut embellir et parer. Quant à ta chevelure, laisse-la au gré de celui qui l'a disposée comme il l'a voulu. Voyons; quels différents noms portes-tu encore? Es-tu un homme ou une femme? —Un homme. —Pare donc un homme en toi et non pas une femme. Celle-ci est née avec une peau lisse et douce : si elle a beaucoup de poils, elle est un phénomène, et on la montre à Rome parmi les phénomènes. Mais chez l'homme ceci arrive précisément quand il n'a pas de poils. Si c'est naturellement qu'il n'en a pas, il est un simple phénomène; mais, s'il se les est ôtés et enlevés lui-même, que ferons-nous de lui? Où le montrerons-nous? Quelle affiche lui composerons-nous? Je vous ferai voir un homme qui aime mieux être une femme qu'un homme. O le merveilleux spectacle! Tout le monde s'extasiera devant une pareille affiche. Par Jupiter! je crois que ceux qui s'épilent ne le font que parce qu'ils ne comprennent pas que c'est là ce qu'ils font. O homme, que peux-tu reprocher à la nature pour ton compte? De t'avoir fait homme? Quoi donc! ne devait-elle faire que des femmes? A quoi te servirait alors de te parer? Et pour qui te parerais-tu, si tout le monde était femme? Mais les poils te déplaisent! Eh bien! enlève-toiles tous et complètement. Enlève ce... (Quel nom lui donner?) qui est la cause des poils. Fais-toi femme de tout point, pour que nous ne nous y trompions pas. Ne sois pas moitié homme et moitié femme. A qui veux-tu plaire? A ces dames. Plais-leur comme un homme. —Oui, mais elles aiment les peaux lisses. — Puisses-tu te faire pendre! Si elles aimaient les hommes qui se prostituent, irais-tu te prostituer? Est-ce donc là ton rôle? N'es-tu né que pour être aimé des femmes sans mœurs? Est-ce de toi alors que nous ferons un citoyen de Corinthe, et, au besoin, un préfet de la ville, un directeur de la jeunesse, un préteur, un président des jeux? Voyons; quand tu seras marié, voudras-tu encore te faire épiler? Pour qui le ferais-tu, et dans quel but? Puis, quand tu auras des enfants, nous les présenteras-tu épilés, pour les faire admettre au nombre des citoyens? O le bon citoyen! O le bon sénateur! O le bon orateur! Sont-ce là les jeunes gens qu'il nous faut souhaiter d'avoir et d'élever? Non pas, jeune homme, par tous les Dieux! Mais, après m'avoir entendu te parler ainsi, dis-toi en me quittant : Ce n'est pas Epictète qui m'a dit cela (car d'où l'aurait-il tiré?); c'est un Dieu bienveillant qui me l'a dit par sa bouche. Autrement, il ne serait pas venu à la pensée d'Epictète de me tenir ce langage, lui qui n'a l'habitude de parler ainsi à personne. Allons donc, et obéissons au Dieu, pour ne pas nous exposer à sa colère? N'est-ce pas là ce que tu dois te dire? Si un corbeau t'avertit par ses croassements, tu crois que ce n'est pas lui qui t'avertit, mais Dieu par lui: diras-tu donc, lorsque Dieu t'avertit par la voix d'un homme, que ce n'est pas lui qui a fait parler ainsi cet homme, pour que tu connusses la puissance de la divinité, qui avertit les uns d'une façon, les autres d'une autre, mais qui fait toujours passer ses avis les plus graves et les plus importants par la bouche de son meilleur messager? N'est-ce pas, en effet, ce que dit le poète? Car nous lui avons dit d'avance, en lui envoyant Mercure, le vigilant meurtrier d'Argus, de ne pas le tuer, et de ne pas épouser sa femme. N'était-ce pas là ce que Mercure devait descendre lui dire? Aujourd'hui, de même, les dieux te disent, en t'envoyant Mercure, leur messager et le meurtrier d'Argus : Ne perds pas ton temps à changer ce qui est bien ; laisse l'homme être un homme, la femme être une femme, la beauté de l’homme être la beauté de l'homme, et sa laideur aussi être la laideur de l'homme. C'est qu'en effet ta chair et tes poils ne sont pas toi ; ce qui est toi, c'est ta faculté de juger et de vouloir. Fais la belle, et tu seras beau. Pour le moment, je n'ose pas te dire que tu es laid; car c'est, je crois, le mot que tu voudrais le moins entendre. Mais vois ce que dit Socrate au plus beau et au plus élégant de tous les hommes, à Alcibiade : Tâche donc d'être beau. Et que lui dit-il pour cela? Lui dit-il : Arrange ta chevelure, et fais épiler tes jambes? A Dieu ne plaise! Il lui dit : Donne tes soins à ta faculté de juger et de vouloir. Débarrasse-toi de tes faux jugements. Comment faut-il donc traiter le corps? Suivant sa nature. Mais c'est un autre que ce soin regarde ; laisse-le lui. — Faut-il donc être sale? — A Dieu ne plaise! Mais ce que tu dois tenir propre, c'est l'être que tu es par ta nature : si tu es homme, maintiens-toi propre comme un homme; si tu es femme, comme une femme; si tu es enfant, comme un enfant. — Noir, dis-tu ; mais enlevons aussi au lion sa crinière, pour qu'il ne soit pas sale ; et au coq sa crête, car lui aussi doit être propre. — Oui, mais comme un coq ; et cet autre, comme un lion; et le chien de chasse, comme un chien de chasse. [3,2] CHAPITRE II : Des choses auxquelles il faut exercer l'élève; et de notre négligence de ce qu'il y a de plus important. Il est trois choses qu'il faut apprendre par l'exercice à celui qui doit devenir un sage : d'abord à désirer et à redouter, pour qu'il ne manque jamais ce qu'il désire, et ne tombe jamais dans ce qu'il redoute; en second lieu, à vouloir les choses et à les repousser, ou, plus simplement, à faire ce qu'il doit, pour qu'il agisse toujours suivant l'ordre et la raison, et sans négligence; en troisième lieu, à ne jamais se tromper, à ne jamais juger au hasard, en un mot à bien donner son assentiment. Le point principal, celui qui presse le plus, est celui qui touche aux troubles de l'âme; car ces troubles ne se produisent jamais, que parce qu'on a été frustré dans ses désirs, ou parce qu'on est tombé dans ce qu'on redoutait. Voilà ce qui engendre en nous les perturbations, les désordres, l'idée que nous sommes malheureux et misérables, les plaintes, les gémissements, la haine ; voilà ce qui fait les haineux et les jaloux; voilà ce qui nous empêche d'écouter les bonnes raisons. En seconde ligne est le point relatif au devoir. Car nous n'avons pas à être insensibles comme les statues, mais à remplir nos obligations naturelles et adventices, soit au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen. Le troisième point ne regarde que ceux qui sont déjà bien avancés : il a pour objet de les rendre infaillibles, en empêchant qu'aucune idée se glisse en eux à leur insu et sans être examinée, même dans le sommeil, même dans l'ivresse, même dans les moments d'humeur noire. Ce point-là est au-dessus de nous. Mais les philosophes de nos jours laissent de côté le premier et le second point, pour s'occuper uniquement de ce troisième; et ils sont tout entiers aux arguments captieux, interrogatifs, hypothétiques, mensongers. Il est vrai, en effet, qu'on doit en pareille matière aussi, quand elle se rencontre, savoir se préserver de l'erreur; mais qui doit cela? Le Sage. Toi donc, n'y a-t-il que cela qui te manque? Es-tu parfait dans tout le reste? Ne faiblis-tu jamais en face d'un écu? Si tu aperçois une belle fille, sais-tu résister à sa vue? Si ton voisin fait un héritage, n'en éprouves-tu aucune peine? Rien ne te manque-t-il aujourd'hui, que d'être inébranlable dans tes opinions? Malheureux que tu es! C'est en tremblant que tu apprends toutes ces belles choses, en mourant de peur d'être méprisé, et en t'informant si on ne parle pas de toi. Si quelqu'un vient te dire : Comme on demandait quel était le plus grand philosophe, une personne présente a dit : le seul philosophe, c'est un tel! ta petite âme, qui était de la taille d'un doigt, grandit de deux coudées. Mais, si quelqu'un de ceux qui étaient là a répondu : Tu parles en l'air; un tel ne vaut pas la peine qu'on l'entende! Que sait-il, en effet? Il en est aux premiers éléments, et rien de plus! te voici hors de toi, sans couleur, et tu t'écries aussitôt : Je lui montrerai qui je suis, et que je suis un grand philosophe! Cela se voit rien que par là. Quelle autre démonstration veux-tu en donner? Diogène (ne le sais-tu pas?) montrait un jour un sophiste, en étendant le doigt du milieu. Celui-ci s'en fâcha. Voilà ce qu'est un tel dit le philosophe; Je vous l'ai montré. C'est, qu'en effet, ce n'est pas avec le doigt que se montre un homme, comme une pierre ou un morceau de bois; mais montrez ses opinions, et alors en lui vous aurez montré l'homme. Voyons tes opinions à toi aussi. N'est-il pas évident que tu comptes pour rien ta faculté de juger et de vouloir, que tes yeux se tournent hors de toi sur ce qui ne dépend pas de toi, sur ce que dira un tel, sur ce qu'il pensera de toi? Te trouve-t-il savant? Croit-il que tu as lu Chrysippe et Antipater? Car s'il va jusqu'à Archédémus, te voilà au comble du bonheur! Pourquoi meurs-tu encore de peur de ne pas nous montrer ce que tu es? Veux-tu que je te dise ce que tu nous montres. Tu nous montres devant nous un homme sans cœur et qui se plaint toujours, un homme toujours en colère, un lâche, qui blâme tout, qui accuse tout le monde, qui n'est jamais tranquille, un homme qui n'a rien de solide en lui. Voilà ce que tu nous as montré. Va-t'en donc lire Archédémus ; puis, si un rat tombe chez toi et fait du bruit, te voilà mort! Ce qui t'attend, c'est une mort semblable à celle de … quel est-il?.... à celle de Crinis. Lui aussi était fier, parce qu'il savait tout Archédémus. Malheureux! ne veux-tu pas renoncer à toutes ces connaissances, qui ne sont pas faites pour toi? Elles conviennent à ceux qui peuvent les acquérir, étant déjà au-dessus de tous les troubles de l'âme; à ceux qui peuvent dire : Je n'ai ni colère, ni chagrin, ni haine ; il n'y a pour moi, ni entraves, ni contrainte. Que me reste-t-il à faire? J'ai du loisir, et je suis en repos. Voyons comment on doit se tirer de la conversion des syllogismes ; comment, après avoir posé une hypothèse, on évitera de tomber dans l'absurde. Voilà ceux auxquels ces études conviennent. Quand on a une navigation heureuse, on a le droit d'allumer du feu, de dîner, et même, à l'occasion, de chanter et de danser; mais toi, c'est quand le navire est en danger de sombrer, que tu viens déployer tes plus hautes voiles. [3,3] CHAPITRE III : De ce qui sert de matière à l'homme de bien, et du principal but de ses efforts. La matière sur laquelle le sage travaille, c'est sa partie maîtresse, tandis que son corps est la matière du médecin et du maître de gymnastique, et son champ, celle du cultivateur. Sa tâche est d'user des idées conformément à la nature. Or, toute âme est née, d'une part, pour adhérer à la vérité, repousser l'erreur, et retenir son jugement en face de ce qui est douteux ; de l'autre, pour se porter avec amour vers ce qui est bien, écarter de soi ce qui est mal, et ne faire ni l'un ni l'autre pour ce qui n'est ni bien ni mal. Si les banquiers, en effet, non plus que les vendeurs de légumes, ne peuvent pas refuser la monnaie de César; si, dès qu'on la leur montre, il faut, bon gré mal gré, qu'ils livrent ce qu'on leur achète en échange ; semblable chose est vraie de l'âme : le bien qui se montre l'attire immédiatement à lui, le mal l'en éloigne. Jamais l'âme ne refusera le bien qui se montrera clairement à elle, pas plus que le banquier la monnaie de César. C'est de là que découlent tous les actes de l'homme et de Dieu. C'est pour cela que le bien passe avant tous les liens du sang. Ce n'est pas mon père qui m'intéresse, c'est mon bien. — Es-tu donc réellement si dur? — Oui, car c'est là ma nature même : le bien est la monnaie que Dieu m'a donnée à moi. C'est pourquoi, dès que le bien est différent de l'honnête et du juste, c'en est fait de mon père, de mon frère, de ma patrie, et de toute chose. Ferai-je fi de mon bien, pour que tu l'aies, et te le céderai-je? Pour quel motif? — Je suis ton père. — Oui, mais tu n'es pas mon bien. — Je suis ton frère. — Oui, mais tu n'es pas mon bien. Si, au contraire, nous plaçons le bien dans une volonté et dans un jugement droits, respecter les liens du sang devient lui-même un bien ; et dès-lors celui qui cède quelqu'une des choses extérieures, arrive par cela même au bien. — Ton père te prend ton argent. — Il ne me fait pas de tort. — Ton frère aura plus de terres que toi. — Qu'il en ait autant qu'il le veut. Aura-t-il donc par là plus de conscience? plus de probité? plus de dévouement fraternel? C'est qu'en effet c'est là une richesse dont personne ne peut me déposséder; pas même Jupiter. Il ne l'a pas voulu, en effet. Bien loin de là : il l'a remise entre mes mains, et il me l'a donnée telle qu'il la possède lui-même, affranchie de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement. Chacun a sa monnaie particulière; montrons-la lui, et nous aurons ce qu'il vend en échange. Un proconsul voleur est arrivé dans la province; quelle est la monnaie à son usage? L'argent. Montre-lui de l'argent, et emporte ce que tu veux. C'est un coureur de femmes qui est arrivé; quelle est la monnaie à son usage? Les jolies filles. Prends ta monnaie, lui dit-on, et vends-moi cette minime affaire. Donne, et reçois en retour. Un autre aime les jeunes garçons. Donne-lui sa monnaie, et prends ce que tu veux. Un autre aime la chasse. Donne-lui cheval ou chien; et, avec force larmes et soupirs, il te vendra en échange ce que tu voudras. Il y a quelqu'un en effet qui l'y contraint au-dedans de lui : celui qui a réglé que ce serait là sa monnaie. C'est là le terrain sur lequel il faut s'exercer avant tout. Lorsque tu es sorti dès le matin, quelque chose que tu voies ou que tu entendes, examine, et réponds comme à une interrogation. Qu'as-tu vu? Un beau garçon ou une belle fille? Applique ta règle. L'objet relève-t-il de ton libre arbitre, ou n'en relève-t-il pas? — Il n'en relève pas. — Eh bien! rejette. — Qu'as-tu vu? — Un homme qui pleurait la mort de son fils. — Applique ta règle. La mort ne relève pas de notre libre arbitre. Enlève de devant nous. — J'ai rencontré un des consuls. — Applique ta règle. Qu'est-ce que le consulat? Une chose qui relève de notre libre arbitre ou qui n'en relève pas? — Une chose qui n'en relève pas. — Enlève encore; ce n'est pas là une monnaie de bon aloi; rejette-la, tu n'en as que faire. Si nous faisions cela, si nous nous exercions ainsi depuis le matin jusqu'à la nuit, il en résulterait quelque chose, de par tous les Dieux! Mais maintenant tout ce qui s'offre à nos sens nous saisit aussitôt, et nous tient bouche béante. Ce n'est qu'à l'école que nous nous réveillons un peu, et encore! Puis, quand nous en sommes dehors, si nous apercevons un homme qui pleure, nous disons : Il est perdu! Si nous apercevons un consul, nous disons : L'heureux homme! un exilé, Le malheureux! un pauvre, L'infortuné! Il n'a pas de quoi manger! Ce sont là de faux jugements qu'il faut retrancher de notre esprit, et c'est une chose qui demande tous nos efforts. Qu'est-ce en effet que crier et gémir? Une manière de voir. Qu'est-ce que le malheur? Une manière de voir. Qu'est-ce que les révoltes, les désaccords, les reproches, les récriminations, les blasphèmes, les paroles inutiles? Il n'y a dans tout cela que des manières de voir, et rien autre : des façons de juger les choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, en les tenant pour bonnes ou pour mauvaises. Que quelqu'un ne tienne pour telles que les choses qui relèvent de son libre arbitre, et je lui garantis un bonheur constant, quoiqu'il se passe autour de lui. L'âme est comme un bassin plein d'eau, et les idées sont comme les rayons qui tombent sur cette eau. Lorsque l'eau est en mouvement, il semble que les rayons aussi soient en mouvement, quoiqu'ils n'y soient réellement pas. De même, quand une âme est prise de vertige, ce n'est ni dans ses connaissances ni dans ses talents qu'est le trouble, mais dans l'esprit même qui les a en lui. Qu'il reprenne son assiette, ils reprendront la leur. [3,4] CHAPITRE IV : Contre ceux qui, au théâtre, donnent des marques inconvenantes de faveur. Un procurateur de l'Epire avait favorisé un histrion d'une manière inconvenante, et le public lui avait dit des injures; il était venu alors raconter ces injures à Epictète, et il s'indignait contre ceux qui les lui avaient adressées. Qu'ont-ils fait de mal, lui dit celui-ci? Ils ont donné des marques de leur faveur, tout comme toi. — Mais peut-on en donner de pareilles? dit notre homme. — Quand ils te voyaient, répliqua Epictète, toi leur magistrat, toi l'ami et le procurateur de César, témoigner ainsi ta faveur, ne pouvaient-ils pas de même témoigner la leur? Car, si l'on ne doit pas témoigner ainsi sa faveur, commence par ne pas témoigner la tienne; ou, si on le doit, pourquoi leur en veux-tu de t'avoir imité? Qui la multitude peut-elle imiter, si ce n'est vous qui êtes au-dessus d'elle? Et, quand elle va au théâtre, sur qui a-t-elle les yeux, si ce n'est sur vous? Vois, dit-on, comme l'intendant de César regarde le spectacle! Il a crié! Je crierai donc, moi aussi. Il trépigne d'enthousiasme! Je trépignerai donc aussi. Ses esclaves, assis à ses côtés, poussent des clameurs! Moi, je n'ai pas d'esclaves; je vais à moi seul, si je le puis, en pousser autant que tous. Il te fallait savoir, quand tu es entré au théâtre, que tu y entrais pour servir de règle et d'exemple aux autres, sur la manière dont on doit regarder. Pourquoi donc t'ont-ils injurié? parce que tout homme hait ce qui le contrarie. Ces gens voulaient qu'un tel fût couronné ; toi tu voulais que ce fût un autre : ils te contrariaient, tu les contrariais. Tu t'es trouvé le plus fort ; ils ont fait ce qu'ils pouvaient faire : ils ont injurié qui les contrariait. Que voudrais-tu donc? que tu fisses ce que tu veux, et que ces gens ne pussent même pas dire ce qu'ils veulent? Qu'y a-t-il d'étonnant qu'ils aient agi ainsi? Les laboureurs n'injurient-ils pas Jupiter, quand il les contrarie? Les matelots ne l'injurient-ils pas aussi? Cesse-t-on jamais d'injurier César? Eh bien! est-ce que Jupiter ne le sait pas? Est-ce que les paroles qu'on a dites ne sont pas rapportées à César? Que fait-il donc? Il sait que, s'il punissait tous ceux qui l'injurient, il n'aurait plus sur qui régner. Que conclure de là? Que tu devais te dire, en arrivant au théâtre, non pas : Il faut que Sophron soit couronné ; mais, j'aurai soin dans cette occasion que ma volonté soit conforme à la nature. Personne ne m'est plus cher que moi-même. Il serait donc ridicule de me nuire à moi-même, pour faire triompher l'un des comédiens. Quel est donc celui que je veux voir vainqueur? Celui qui le sera. De cette façon celui qui vaincra sera toujours celui que j'aurai voulu. — Mais je veux, dis-tu, que la couronne soit à Sophron! Fais célébrer alors dans ta maison tous les jeux que tu voudras, et proclame le vainqueur aux jeux Néméens, aux Pythiens, aux Isthmiques et aux Olympiques. Mais en public pas d'empiétements : ne t'arroge pas ce qui appartient à tous. Sinon, supporte les injures; car, lorsque tu agis comme la multitude, tu te mets toi-même à son niveau. [3,5] CHAPITRE V : Contre ceux qui partent parce qu'ils sont malades. Je suis malade ici, dit quelqu'un; je veux m'en retourner chez moi. — Est-ce que chez toi tu ne seras plus malade? Ne veux-tu pas te demander si tu ne fais pas ici quelque chose qui serve à l'amélioration de ta faculté de juger et de vouloir? Car, si tu ne fais pas de progrès, c'est inutilement, en effet, que tu es venu. Va-t'en, et occupe-toi de ta maison. Car, si ta partie maîtresse ne peut être conforme à la nature, ton champ du moins le pourra; tu augmenteras tes écus; tu soigneras ton vieux père; tu vivras sur la place publique; tu seras magistrat; et, corrompu, tu feras en homme corrompu quelqu'une des choses qui sont la conséquence de ce titre. Mais, si tu avais la conscience de t'être délivré de quelques opinions mauvaises, et de les avoir remplacées par d'autres ; si tu avais fait passer ton âme de l'amour des choses qui ne relèvent pas de ton libre arbitre à l'amour de celles qui en relèvent ; si, quand tu dis : Hélas! tu ne le disais ni à cause de ton père, ni à cause de ton frère, mais à cause de ton moi, est-ce que alors tu te préoccuperais encore de la maladie? Ne sais-tu pas, en effet, qu'il faut que la maladie et la mort viennent nous saisir au milieu de quelque occupation? Elles saisissent le laboureur à son labour et le marin sur son navire. Que veux-tu être en train de faire quand elles te prendront? Car il faut qu'elles te prennent en train de faire quelque chose. Si tu sais quelque chose de meilleur que ceci à faire au moment où elles te prendront, fais-le. Pour moi, puisse-t-il m'arriver d'être pris par elles ne m'occupant d'autre chose que de ma faculté de juger et de vouloir, pour que, soustraite aux troubles, aux entraves, à la contrainte, elle soit pleinement libre! Voilai les occupations où je veux qu'elles me trouvent, afin de pouvoir dire à Dieu : Est-ce que j'ai transgressé tes ordres? Est-ce que j'ai mal usé des facultés que tu m'avais données? Mal usé de mes sens? De mes notions à priori? T'ai-je jamais rien reproché? Ai-je jamais blâmé ton gouvernement? J'ai été malade, parce que tu l'as voulu. Les autres aussi le sont, mais moi je l'ai été sans mécontentement. J'ai été pauvre, parce que tu l'as voulu, mais je l'ai été, content de l'être. Je n'ai pas été magistrat, parce que tu ne l'as pas voulu; mais aussi je n'ai jamais désiré de magistrature. M'en as-tu jamais vu plus triste? Ne me suis-je pas toujours présenté à toi le visage radieux, n'attendant qu'un ordre, qu'un signe de toi? Tu veux que je parte aujourd'hui de ce grand spectacle du monde; je vais en partir. Je te rends grâce, sans réserve, de m'y avoir admis avec toi, de m'avoir donné d'y contempler tes œuvres et d'y comprendre ton gouvernement. Que ce soit là ce que je pense, écrive ou lise, au moment où me prendra la mort! — Mais, dans ma maladie, ma mère ne me tiendra pas la tête! — Va-t'en donc près de ta mère, car tu mérites bien qu'on te tienne la tête, quand tu es malade. — Mais chez moi j'étais couché dans un lit élégant! — Va donc trouver ton lit; tu mérites de t'y coucher en bonne santé. Ne te prive pas de ce que tu peux te procurer là-bas. Et que dit Socrate? Comme un autre, dit-il, est heureux des progrès qu'il fait faire à son champ, et tel autre à son cheval, ainsi moi je suis heureux chaque jour quand je sens les progrès que je fais. En quoi donc étaient ces progrès? Dans l'art des jolies phrases? — Tais-toi, mon cher! — Dans l'étude de la Logique? — Que dis-tu là? — Je ne vois pourtant pas autre chose dont s'occupent les philosophes. — N'est-ce donc rien à tes yeux que de n'adresser jamais de reproches à personne, ni à la divinité, ni à l'homme? Que de ne blâmer personne? Que d'avoir toujours le même visage, en sortant comme en rentrant? C'était là ce que savait faire Socrate; et jamais cependant il ne se vanta de savoir ou d'enseigner quelque chose. Si quelqu'un lui demandait l'art des jolies phrases ou la science de la Logique, il le conduisait à Protagoras ou à Hippias, comme il aurait conduit à un jardinier celui qui serait venu lui demander des légumes. Or, quel est celui de vous qui a de pareils principes? Si vous les aviez, vous seriez heureux d'être malades, d'être pauvres, et même de mourir. S'il est quelqu'un de vous qui soit amoureux d'une jolie fille, il sait que je dis vrai. [3,6] CHAPITRE VI : Miscellanées. Quelqu'un lui demandait pourquoi les progrès étaient plus grands autrefois, quand aujourd'hui l'on exerce davantage sa raison. — Mais à quoi l'exerce-t-on? dit-il. Et en quoi les progrès étaient-ils plus grands alors? Car ce à quoi on l'exerce aujourd'hui, il est aisé de voir qu'aujourd'hui encore on y fait des progrès. Aujourd'hui c'est à analyser des syllogismes qu'on l'exerce; c'est à cela qu'on fait des progrès. Autrefois on l'exerçait à maintenir la partie maîtresse en conformité avec la nature; et c'était à cela aussi qu'on faisait des progrès. N'intervertis donc pas les choses; et, quand tu travailles à une, ne demande pas à faire des progrès dans une autre. Cherche plutôt s'il y a quelqu'un parmi vous qui s'applique à vivre et à se conduire conformément à la nature, et qui n'y fasse pas de progrès. Tu ne trouveras personne. Le Sage est invincible : il ne combat, en effet, que là où il est le plus fort. Tu veux ce qui est dans mon champ : prends-le ; prends mes serviteurs; prends mon pouvoir; prends mon corps; mais tu ne feras pas que mes désirs soient trompés, ou que je tombe dans ce que je cherche à éviter. Le Sage ne descend au combat que pour les choses qui dépendent de son libre arbitre ; comment alors ne serait-il pas invincible! Quelqu'un lui demandait ce que c'était que le sens commun; il répondit : On peut appeler oreille commune celle qui se borne à distinguer les mots, tandis que celle qui distingue les notes n'est plus l'oreille commune, mais celle d'un artiste. De même, il est des choses que comprennent d'après des prédispositions communes tous ceux qui n'ont pas l'esprit complètement à l'envers. C'est ce côté de notre intelligence que j'appelle le sens commun. Il n'est pas facile d'amener à la philosophie les jeunes gens d'une trempe molle, pas plus qu'il ne l'est de prendre du fromage mou avec un hameçon. Quant à ceux d'une heureuse nature, vous avez beau les détourner de la philosophie, ils ne s'y attachent qu'avec plus de force. Aussi Rufus en détournait-il le plus souvent, parce que c'était là sa pierre de touche des bonnes et des mauvaises natures. Jetez une pierre en l'air, disait-il, et elle redescendra vers la terre, en vertu même de ce qu'elle est; de même, plus vous écarterez un heureux naturel de ce pourquoi il est fait, plus il y tendra avec force. [3,7] CHAPITRE VII : A un disciple d'Epicure, qui était chargé de réformer des villes libres. Le réformateur (c'était un disciple d'Epicure) était venu trouver Epictète; celui-ci lui dit : c'est notre rôle, à nous ignorants, de vous interroger vous autres philosophes, comme les étrangers qui arrivent dans une ville interrogent les habitants qui la connaissent. Dites-nous ce qu'il y a de meilleur dans le monde, pour que, lorsque nous le saurons, nous allions le chercher et le contempler, comme font les étrangers dans les villes. Que trois sortes de choses aient été données à l'homme, une âme, un corps, et les objets extérieurs, c'est ce que ne conteste presque personne; mais il vous reste à nous apprendre par votre réponse quelle est la meilleure des trois. Quelle est celle que nous indiquerons comme telle aux hommes? La chair? Est-ce donc par amour de sa chair, et pour lui faire plaisir, qu'au cœur de l'hiver Maximus alla par mer jusqu'à Cassiope, en accompagnant son fils? — Non, dit notre homme; et à Dieu ne plaise! —Ne convient-il donc pas, dit Epictète, de donner tous ses soins à ce qu'il y a de meilleur? — C'est ce qui convient le plus au monde. — Qu'avons-nous donc de meilleur que le corps? — L’âme, dit l'autre. — Mais qu'est-ce qui vaut le mieux, le bien de la partie la meilleure, ou celui de la partie la moins bonne? — Celui de la partie la meilleure. — Tout ce qui est un bien pour l’âme dépend-il de notre libre arbitre, ou n'en dépend-il pas? — Il en dépend. — Eh bien! le plaisir de l’âme dépend-il donc de notre libre arbitre? — Oui. — Mais de quoi naît ce plaisir? Est-ce qu'il naît de lui-même? Cela est un non sens; car il faut qu'il y ait antérieurement quelque bien réel et supérieur, dont la possession fasse naître le plaisir dans notre âme. Notre homme l'avouait. D'où donc naît ce plaisir dont nous jouissons dans notre âme? Car, s'il naît des choses de l'âme, voilà le vrai bien trouvé. Il ne se peut pas, en effet, que le bien soit une chose, et que ce dont nous avons raison de jouir, en soit une autre. Quand le principe n'est pas bon, la conséquence n'est pas bonne. Car, pour que la conséquence soit bonne, il faut que le principe soit bon. Mais vous vous garderez de parler ainsi, si vous êtes dans votre bon sens, car ces paroles sont en contradiction avec Epicure et avec vos autres dogmes. Il reste donc que ce soit du corps que naissent les plaisirs ressentis par l'âme ; que le corps par suite occupe le premier rang, et que le bien véritable soit en lui. Aussi Maximus a-t-il agi sottement, s'il a fait ce voyage par mer pour autre chose que pour son corps, c'est-à-dire pour ce qu'il y a de meilleur. Il fait sottement aussi de s'abstenir du bien d'autrui, le juge qui peut s'en emparer. Veillons seulement, si tu le veux bien, à ce qu'il le fasse en secret, en sûreté, sans que personne le sache. Car ce qu'Epicure en personne appelle un mal, ce n'est pas de voler, mais d'être découvert; et c'est parce qu'on ne peut jamais avoir une entière assurance de rester inconnu, qu'il vous dit : Ne volez pas. Mais je vous dis, moi, que, si nous le faisons adroitement et en nous cachant bien, nous ne serons pas découverts. Nous avons d'ailleurs à Rome des amis et des amies qui sont puissants; puis les Grecs sont faibles, et pas un d'eux n'osera venir à Rome pour cela. Pourquoi donc t'abstenir de ce qui est ton bien? C'est une sottise et une absurdité. Et quand même tu me dirais que tu t'en abstiens, je ne te croirais pas. Car de même qu'il est impossible d'adhérer à l'erreur ou de ne pas adhérer à la vérité, quand elles sont évidentes, de même il est impossible de s'abstenir d'un bien évident. Or, l'argent est un bien, et la plus abondante source de plaisirs. Pourquoi ne t'en procureras-tu pas? Pourquoi donc aussi ne corromprons-nous pas la femme de notre voisin, si nous pouvons le faire en secret? Et, si son mari s'amuse à réclamer, pourquoi ne pas lui rompre le cou par-dessus le marché? C'est ce que tu feras, si tu veux être philosophe comme il faut l'être, si tu veux l'être complètement, et te conformer à tes principes. Si tu ne le fais pas, tu ne différeras en rien de nous autres qu'on nomme Stoïciens; car nous aussi nous agissons autrement que nous ne parlons. Seulement, chez nous, ce sont les paroles qui sont honorables, et les actions qui sont honteuses ; chez toi, par une dépravation et une perversité toutes contraires, ce seront les principes qui seront honteux, et les actions qui seront honorables. Au nom du ciel, te représentes-tu une ville d'Epicuriens? Moi je ne me marie pas (dit l'un)! Ni moi non plus (dit l'autre)! car il ne faut pas se marier. Mais il ne faut pas non plus avoir d'enfants, ni s'occuper du gouvernement. Qu'arrivera-t-il donc? D'où viendront les citoyens? Qu'est-ce qui les instruira? Qui sera le surveillant de la jeunesse? Qui sera son maître de gymnastique? Qui se chargera de son éducation? Lui donnera-t-on l'éducation des Lacédémoniens, ou celle des Athéniens? Prends-moi un jeune homme, et élève-le suivant tes principes! Mauvais sont tes principes : ils sont le bouleversement des États, le poison des familles, le déshonneur des femmes. Homme, renonces-y! Tu vis dans une ville capitale ; il te faut être magistrat, rendre équitablement la justice, t'abstenir du bien d'autrui, ne trouver belle aucune femme que la tienne, ne trouver beau aucun jeune garçon, aucun objet en or ou en argent! Cherche des principes d'accord avec ceux-là; et, en partant d'eux, tu te passeras gaiment de tant d'objets si propres à nous attirer et à triompher de nous! Que n'arriverait-il pas, au contraire, si aux séductions des objets nous ajoutions avec toi l'invention d'une philosophie, qui nous pousse vers eux et accroît leur puissance? Dans un vase d'argent ciselé, qu'est-ce qui a le plus de prix, la matière ou l'art? (évidemment c'est l'art). Eh bien! La chair est la matière de la main, et ce qu'il y a d'essentiel, c'est ce que fait la main. Par suite donc, il y a pour nous, vis-à-vis des objets trois sortes de convenances, les unes relatives à leur substance, les autres aux qualités de cette substance; puis celles enfin qui sont les essentielles. De même, dans l'homme aussi, ce n'est pas à la matière, c'est-à-dire à la chair, qu'il faut attacher du prix, mais à ce qu'il y a d'essentiel. Et qu'est-ce qui est essentiel? Gouverner, se marier, avoir des enfants, honorer Dieu, prendre soin de ses parents; bref, désirer ou éviter, se porter vers les choses ou les repousser, comme il convient de le faire dans chaque cas, conformément à notre nature. Et quelle est notre nature? D'être libres, nobles et honnêtes. Est-il en effet un autre être animé qui rougisse? En est-il un autre qui ait l'idée de la honte? Quant au plaisir, il faut le subordonner à tout cela, comme un serviteur, et comme un aide, qui doit évoquer en nous la bonne volonté, et faire que nous nous renfermions dans les actes conformes à la nature. — Mais je suis riche, dis-tu, et je n'ai besoin de rien! — Pourquoi donc te donnes-tu encore des airs de philosophe? Tu as assez de tes vases d'or et d'argent! Qu'as-tu besoin de principes? — Mais je suis aussi le juge des Grecs! — Sais-tu juger? Qui t'a fait le savoir? — César a signé mon brevet! — Qu'il t'en signe un, pour juger la musique, qu'y gagneras-tu? Après tout, comment es-tu devenu juge? De qui as-tu baisé la main? de Symphorus ou de Numénius? Aux pieds du lit de qui t'es-tu couché? A qui as-tu envoyé des cadeaux? Et ne comprends-tu pas qu'être juge ne vaut que ce que vaut Numénius? — Mais je puis jeter en prison qui je veux. — Comme tu peux jeter une pierre. — Mais je puis faire bâtonner qui je veux. — Comme tu peux faire bâtonner un âne. Ce n'est pas comme cela qu'on commande à des hommes. Commande-nous comme à des êtres raisonnables. Montre-nous notre intérêt, et nous te suivrons. Montre-nous ce qui doit nous nuire, et nous nous en détournerons. Fais que nous t'imitions, comme Socrate faisait qu'on l'imitât. C'était vraiment lui qui commandait comme à des hommes, lui qui amenait les gens à lui soumettre leurs désirs, leurs aversions, leurs intentions pour ou contre les choses. Fais ceci; ne fais pas cela (dis-tu); sinon, je te jetterai en prison. — Ce n'est pas encore là commander à des êtres raisonnables. Mais voici qui l'est : Fais ceci comme Jupiter l'a ordonné ; si tu ne le fais pas, tu auras une punition, un châtiment. Quel châtiment? Nul autre que de ne pas avoir fait ce que tu devais : tu y auras perdu ta droiture, ton honnêteté, ta modération. Ne cherche pas de châtiments plus grands que ceux-là. [3,8] CHAPITRE VIII : Comment il faut s’exercer contre ce que les sens nous montrent. Comme on s'exerce contre les questions captieuses, de même on devrait s'exercer chaque jour contre ce que les sens nous montrent; car eux aussi nous présentent des questions. Le fils d'un tel est mort. Réponds : La chose ne relève pas du libre arbitre ; ce n'est donc pas un mal. — Le père d'un tel l'a déshérité! Que t'en semble? — La chose ne relève pas du libre arbitre ; ce n'est donc pas un mal. — César l'a condamné. — La chose ne relève pas du libre arbitre; ce n'est donc pas un mal. — Il s'en est affligé. — C'est là une chose qui relève du libre arbitre ; elle est un mal. — Il l'a supporté courageusement. — La chose relève du libre arbitre ; elle est un bien. Si nous prenions cette habitude, nous ferions des progrès. Car notre affirmation ne dépasserait jamais les données évidentes de nos sens. Ton fils est mort! — Eh bien! qu'est-il arrivé? Mon fils est mort. — Rien de plus? — Rien. — Ton vaisseau a péri! — Eh bien! qu'est-il arrivé? Mon vaisseau a péri! — Un tel a été conduit en prison. — Eh bien! qu'y a-t-il? Un tel a été conduit en prison. Pour qu'il y ait là un mal, il faut que chacun l'y ajoute du sien. — Mais Jupiter a tort de faire tout cela. — Pourquoi? Parce qu'il t'a donné la résignation? Parce qu'il t'a donné l'élévation de l'âme? Parce qu'il n'a pas mis le mal dans les choses elles-mêmes? Parce qu'il t'a donné la possibilité de souffrir tout cela, et d'être heureux encore? Parce qu'il te tient la porte ouverte, quand il n'agit pas dans ton sens? Homme (te dit-il), sors, et ne m'accuse plus. Veux-tu connaître les dispositions des Romains pour les philosophes? Ecoute-moi. Italicus, qui passe pour leur plus grand philosophe, s'emportait en ma présence contre ses esclaves. Il avait souffert d'eux des choses intolérables : Je ne puis le supporter plus longtemps, dit-il ; vous me perdez : vous me rendrez semblable à cet homme! Et il me montrait. [3,9] CHAPITRE IX : A un rhéteur qui s'en allait à Rome pour un procès. Au moment de partir pour Rome, où il avait un procès au sujet de sa charge, quelqu'un était venu trouver Epictète ; celui-ci s'informa de la cause de son voyage ; et, comme l'autre lui demandait ce qu'il pensait de l'affaire : Me demandes-tu, lui dit-il, ce que tu pourras faire à Rome, et si tu y dois réussir ou échouer? Je ne puis rien t'apprendre à cet égard. Mais, si tu me demandes comment tu t'y conduiras, je puis te dire que, si tu penses bien, tu te conduiras bien ; et que, si tu penses mal, tu te conduiras mal. Car la cause de nos actes est toujours notre façon de juger des choses. Qui t'a fait désirer d'être nommé préfet de Gnosse? Ta manière de juger des choses. Qui te fait t'embarquer maintenant pour Rome? Ta manière de juger des choses. Tu pars malgré la saison, malgré les périls, malgré la dépense! C'est qu'il le faut sans doute. Mais qu'est-ce qui te le dit? Ta manière de juger des choses. Si donc nos façons de juger sont causes de tout, et que quelqu'un juge mal, il faut bien que l'effet chez lui soit de même qualité que la cause. Aurions-nous donc tous des opinions saines? En auriez-vous de telles, toi et ton adversaire également? Mais d'où viendrait alors votre désaccord? Les aurais-tu plus justes que les siennes? Pourquoi cela? Tu crois voir; mais lui aussi, et les fous pareillement. C'est là un mauvais critérium. Montre-moi plutôt que tu as examiné tes opinions et que tu en as pris soin. Tu fais aujourd'hui la traversée de Rome afin d'être préfet de Gnosse; jouir, en restant chez toi, des honneurs que tu as déjà, ne te suffit pas ; tu aspires à une dignité plus haute et, plus éclatante. Eh bien! quand as-tu fait pareille traversée pour examiner tes opinions, et t'en débarrasser, si elles étaient mauvaises? Qui as-tu été trouver pour cela? Quel temps y as-tu consacré? Quelle époque de ta vie? Récapitule ces jours-là en toi-même, si tu as peur de moi. Est-ce quand tu étais enfant, que tu te rendais compte de tes opinions? Ne faisais-tu pas alors tout ce que tu faisais de la même manière qu'aujourd’hui? Quand tu étais jeune homme, que tu allais entendre les rhéteurs, et que tu déclamais pour ton propre compte, que croyais-tu qui te manquât? Quand tu fus devenu homme, que tu t'es occupé de politique, que tu as plaidé des causes, que tu t'es fait une réputation, qui donc te semblait à ta hauteur? Quand aurais-tu souffert qu'on examinât si tu n'avais pas des opinions fausses? Que veux-tu donc que je te dise? Aide-moi toi-même dans cette affaire. Je n'ai rien à t'apprendre là-dessus; et toi, si c'est pour cela que tu es venu vers moi, tu n'y es pas venu comme vers un philosophe, mais comme tu aurais été vers un marchand de légumes ou vers un savetier. Sur quoi donc les philosophes peuvent-ils nous apprendre quelque chose? Sur les moyens de mettre et de maintenir, quoi qu'il arrive, notre faculté maîtresse en conformité avec la nature. Cela te semble-t-il une si petite affaire? — Non; c'en est une très grosse au contraire. — Eh bien! crois-tu qu'il n'y faille que peu de temps, et que ce soit une chose qu'on puisse apprendre en passant? Si tu le peux, toi, apprends-la. Tu diras après cela : J'ai causé avec Epictète ; autant avoir valu causer avec une pierre! avec une statue! C'est qu'en effet tu m'auras vu, mais rien de plus; tandis que causer avec quelqu'un comme avec un homme, c'est apprendre de lui ses opinions, et lui révéler à son tour les siennes. Apprends de moi mes opinions, montre-moi les tiennes, et tu pourras dire après cela que tu as causé avec moi. Examinons-nous l'un l'autre. Si j'ai quelque opinion fausse, enlève-la-moi ; si tu as des opinions à toi, expose-les devant moi. C'est ainsi qu'on cause avec un philosophe. Ce n'est pas là ce que tu fais ; mais en passant par ici tu dis : - Tandis que nous louons le vaisseau, nous pourrons bien aussi voir Epictète. Voyons ce qu'il dit. - Puis, quand tu es débarqué : - Ce n'est rien qu'Epictète ! dis-tu ; il a fait des solécismes et des barbarismes ! - Et, en effet, de quelle autre chose êtes-vous capables de juger quand vous venez à moi? « Mais, si je m'applique à ce que tu veux, dis-tu, je n'aurai point de terres, non plus que toi; je n'aurai point de coupes d'argent, non plus que toi; je n'aurai point de beaux bestiaux, non plus que toi. » A cela il me suffit peut-être de répondre: « Mais je n'en ai pas besoin; tandis que toi, après avoir beaucoup acquis, tu auras encore besoin d'autre chose. Que tu le veuilles ou non, tu es plus pauvre que moi. » — De quoi donc ai-je besoin? — De ce que tu n'as pas : de l'empire sur toi-même, de la conformité de ta pensée avec la nature, de la tranquillité de l'esprit. Que j'aie un patron, ou non, que m'importe à moi? Beaucoup t'importe à toi. Je suis plus riche que toi; car je ne m'inquiète pas de ce que César pense de moi; et je ne vais pas faire ma cour à personne. Voilà ce que j'ai, moi, au lieu de vases d'argent et de vases d'or. Toi, ta vaisselle est d'or, mais ta raison, mais tes opinions, tes jugements, tes vouloirs, tes désirs, tout cela est de terre cuite. Maintenant, quand tout cela chez moi est conforme à la nature, pourquoi ne m'appliquerais-je pas en plus à l'art de raisonner? N'ai-je pas du loisir? Et rien vient-il déranger ma pensée? Que puis-je faire tandis que rien ne me dérange? Et puis-je trouver quelque chose de plus digne d'un homme? Vous, lorsque vous n'avez aucune occupation, vous êtes tout hors de vous, vous allez au théâtre, ou vous errez à l'aventure; pourquoi le philosophe, dans ces moments-là, ne travaillerait-il pas sa propre raison? Tu donnes tes soins à des cristaux, moi au syllogisme Le menteur. Tu donnes tes soins à des porcelaines, moi au syllogisme négatif. Tout ce que tu as te paraît peu de chose ; ce que j'ai me parait toujours beaucoup. Tes désirs sont insatiables; les miens sont remplis. Qu'un enfant plonge le bras dans un vase d'une embouchure étroite, pour en tirer des figues et des noix, et qu'il en remplisse sa main, que lui arrivera-t-il? Il ne pourra la retirer, et pleurera. Lâches-en quelques-unes (lui dit-on), et tu retireras ta main. Toi, fais de même pour tes désirs. Ne souhaite qu'un petit nombre de choses, tu les obtiendras. [3,10] CHAPITRE X : Comment doit-on supporter les maladies? Quand vient le moment d'appliquer quelques-uns de nos principes, il faut toujours les avoir là présents : à table, ceux qui sont pour la table; aux bains, ceux qui sont pour le bain ; au lit, ceux qui sont pour le lit. Que tes yeux trop faibles ne donnent jamais entrée au sommeil, avant que tu n'aies passé en revue toutes tes actions de la journée. Quelle loi ai-je violée? Quel acte ai-je fait? A quel devoir ai-je failli? Pars de là et continue. Puis, si tu as fait du mal, reproche-le toi; si tu as fait du bien, sois-en content. Voilà des vers qu'il faut retenir pour les mettre en pratique, et non pas pour les débiter à haute voix, comme on débite le Péan Apollon! Dans la fièvre à son tour, ayons présents les principes qui sont faits pour elle, bien loin de les laisser de côté tous en masse et de les oublier, parce que nous avons la fièvre. M'arrive ce qui voudra, t'écries-tu, si je m'occupe encore de philosophie! Je m'en irai quelque part, où je ne songerai qu'aux soins de mon corps, et où la fièvre ne me viendra plus! Mais qu'est-ce que s'occuper de philosophie? N'est-ce pas se préparer contre les événements? Ne comprends-tu pas alors que tes paroles reviennent à dire : M'arrive ce qui voudra, si je me prépare encore à supporter avec calme les événements! C'est comme si quelqu'un renonçait au jeu du Pancrace, parce qu'il y aurait reçu des coups. Encore est-il tout loisible dans ce cas de cesser la lutte et de ne plus être battu ; tandis que nous, si nous cessons de nous occuper de philosophie, qu'est-ce que nous y gagnerons? Que doit donc dire le philosophe, à chaque chose pénible qui lui arrive? Voilà ce à quoi je me suis préparé, ce en vue de quoi je me suis exercé. Dieu te dit : Donne-moi une preuve que tu t'es préparé à la lutte suivant toutes les règles, que tu t'es nourri comme on doit le faire, que tu as fréquenté le gymnase, que tu as écouté les leçons du maître. Vas-tu maintenant mollir à l'instant décisif? Voici le moment d'avoir la fièvre; qu'elle vienne, et sois convenable. Voici le moment d'avoir soif; aie soif, et sois convenable. Voici le moment d'avoir faim; aie faim, et sois convenable. Cela ne dépend-il pas de toi? Quelqu'un peut-il t'en empêcher? Le médecin t'empêchera de boire; mais il ne peut t'empêcher d'être convenable en ayant soif. Il t'empêchera de manger ; mais il ne peut t'empêcher d'être convenable en ayant faim. — Mais (en cet état) je ne puis pas étudier! — A quelle fin étudies-tu donc, esclave? N'est-ce pas pour arriver au calme? à la tranquillité? N'est-ce pas pour te mettre et te maintenir en conformité avec la nature? Or, quand tu as la fièvre, qui t'empêche de mettre cet accord entre la nature et ta partie maîtresse? C'est ici le moment de faire tes preuves ; c'est ici l'épreuve du philosophe ; car la fièvre fait partie de la vie, comme la promenade, les traversées, les voyages par terre. Est-ce que tu lis en te promenant? — Non. — Eh bien, c'est la même chose quand tu as la fièvre. Si tu restes convenable, en te promenant, tu es ce que doit être un promeneur; si tu es convenable, en ayant la fièvre, tu es ce que doit être un fiévreux. Qu'est-ce donc qu'être convenable en ayant la fièvre? C'est de ne t'en prendre ni à Dieu ni aux hommes ; c'est de ne pas te désoler de ce qui arrive; c'est d'attendre dignement et convenablement la mort; c'est de faire tout ce que l'on t'ordonne ; c'est de ne pas t'effrayer de ce que va dire le médecin, quand il arrive, et de ne pas te réjouir outre mesure, quand il te dit : Tu te portes bien. Qu'est-ce là, en effet, te dire de bon? Car, lorsque tu te portais bien, qu'y avait-il là de bon pour toi? C'est encore de ne pas te désespérer, quand il te dit : Tu te portes mal. Qu'est-ce, en effet, que se mal porter? Approcher du moment où l'âme se sépare du corps. Qu'y a-t-il donc là de terrible? Est-ce que, si tu n'en approches pas maintenant, tu n'en approcheras pas plus tard? Est-ce encore que le monde doit être bouleversé par ta mort? Pourquoi donc flattes-tu le médecin? Pourquoi lui dis-tu: Si tu le veux, maître, je serai en bonne santé? Pourquoi lui donner un motif de porter haut la tête? Pourquoi ne pas l'estimer juste ce qu'il vaut? Le cordonnier est pour mon pied, le charpentier pour ma maison, et le médecin, à son tour, pour mon misérable corps, c'est-à-dire pour quelque chose qui n'est pas à moi, pour un être mort né. Voilà ce qu'a à faire le fiévreux ; et, s'il le fait il est ce qu'il doit être. La tâche du philosophe, en effet, n'est pas de sauvegarder les choses du dehors, son vin, son huile, son corps, mais de sauvegarder sa partie maîtresse. Comment se conduira-t-il vis-à-vis les choses du dehors? Il s'en occupera dans la mesure que la raison comporte. Et alors quand aura-t-il encore à s'effrayer? Quand aura-t-il encore à se mettre en colère? Quand aura-t-il encore à trembler pour des choses qui ne sont pas à lui, et qui ne méritent pas qu'il en fasse cas? Voici, en effet, les deux pensées qu'il faut avoir toujours présentes : c'est qu'en dehors de notre libre arbitre, il n'y a rien de bon ni de mauvais, et qu'il ne faut pas vouloir conduire les événements, mais les suivre. Mon frère ne devait pas se conduire ainsi avec moi. Oui ; mais c'est à lui d'y voir ; et quant à moi, de quelque façon qu'il se soit conduit, j'agirai envers lui comme je le dois. Car voilà ce qui me regarde, tandis que l'autre chose ne me regarde pas ; voilà ce que nul ne peut empêcher, tandis qu'on peut empêcher l'autre chose. [3,11] CHAPITRE XI : Miscellanées. Il y a des châtiments déterminés comme par une loi, pour ceux qui désobéissent au gouvernement de Dieu. Celui qui, en dehors du libre arbitre, croira à quelque bien, sera jaloux, envieux, flatteur, et toujours dans l'agitation; celui qui croira à quelque mal, sera triste, désolé, dans les larmes, dans le désespoir. Et cependant, malgré la sévérité du châtiment, nous n'avons pas la force de cesser de faire mal. Rappelle-toi ce que dit le poète au sujet de son hôte : "Mon hôte, il ne m'est pas permis (de manquer à un étranger), alors même qu'il se présenterait dans un état pire que le tien". Aie ce vers à l'esprit, quand il s'agit de ton père, et dis-lui : Manquer à mon père ne m'est pas permis, quand même il se présenterait dans un état pire que le tien, car tous les pères viennent de Jupiter, le Dieu de la paternité. De même pour ton frère, car tous les frères viennent de Jupiter, le Dieu de la fraternité. De même pour les autres rapports de parenté, car nous trouverons que Jupiter préside à tous. [3,12] CHAPITRE XII : De l'exercice. Il ne faut nous exercer à rien qui soit extraordinaire et contre nature; autrement, nous qui nous disons philosophes, nous ne différerons pas des faiseurs de tours. Il est difficile, en effet, de danser sur la corde; et non seulement cela est difficile, mais cela est encore dangereux. Est-ce une raison cependant pour que nous aussi nous apprenions à danser sur la corde, à y élever en l'air une branche de palmier, à y tenir embrassées des statues? Pas le moins du monde. Tout ce qui est difficile et périlleux n'est pas un bon objet d'exercice ; il n'y a de tel que ce qui nous conduit au but qui est proposé à nos efforts. Quel est donc le but proposé à nos efforts? De n'être jamais entravé dans ce que l'on désire ou cherche à éviter. Et qu'est-ce que n'y être pas entravé? C'est ne jamais manquer ce qu'on désire, ne jamais tomber dans ce qu'on veut éviter. C'est là le seul but en vue duquel nous devions nous exercer. Car, sache-le, comme ce n'est que par un exercice sérieux et soutenu qu'on peut arriver à ne jamais manquer ce qu'on désire, à ne jamais tomber dans ce qu'on veut éviter, tu ne saurais, si tu te laisses aller à t'exercer à des choses extérieures qui ne relèvent pas de ton libre arbitre, arriver à ne jamais manquer ce que tu désires, à ne jamais tomber dans ce que tu veux éviter. Et, comme la force de l'habitude est souveraine, et que ce n'est qu'aux choses du dehors que nous sommes habitués à appliquer notre puissance de désirer ou de fuir, il nous faut donc opposer à cette habitude une habitude contraire, opposer l'exercice le plus soutenu là où la séduction des apparences sensibles est la plus grande. Je penche vers la volupté : je vais me jeter du côté contraire, et cela avec excès, afin de m'exercer. J'ai le travail en aversion : je vais habituer et accoutumer ma pensée à n'avoir plus jamais d'aversion pour lui et ce qui lui ressemble. Qu'est-ce, en effet, que s'exercer? C'est s'appliquer à ne jamais rien désirer, et à n'avoir d'aversion que pour des choses qui relèvent de notre libre arbitre, et s'y appliquer de préférence là où il nous est le plus difficile de réussir. D'où il résulte que les choses contre lesquelles on doit s'exercer le plus, varient avec chacun. Or, à quoi bon pour cela élever en l'air une branche de palmier, et promener partout une tente de cuir, un mortier et un pilon? Homme, si tu es prompt à la colère, exerce-toi à supporter les injures, et à ne pas t'irriter des outrages. Et tes progrès iront si loin ainsi, que tu te diras, si quelqu'un te frappe : Suppose que tu as voulu embrasser une statue. Puis exerce-toi à bien te comporter en face du vin, ce qui n'est pas t'exercer à en boire beaucoup (comme plus d'un le fait malheureusement), mais, avant tout, à t'en abstenir; exerce-toi après cela à te passer de femme et de friandises. Ensuite, pour t'éprouver, si une heureuse occasion se présente, va de toi-même au péril, afin de savoir si les sens triompheront de toi comme auparavant. Mais, au début, fuis loin des tentations trop fortes. Le combat n'est pas égal entre une jolie fille et un jeune apprenti philosophe : Cruche et pierre, dit-on, ne peuvent aller ensemble. Après le désir et l'aversion, la seconde chose qu'il nous faut travailler c'est notre façon de vouloir les choses ou de les repousser. Il faut que ces volontés soient conformes à la raison, qu'elles ne soient à contresens ni du moment ni du lieu, qu'elles ne violent enfin aucune convenance de ce genre. La troisième chose à travailler est l'assentiment que nous donnons à ce qui persuade et entraîne. Socrate disait que l'on ne pouvait vivre sans examiner; de même, on ne doit accepter aucune apparence sans l'examiner. On doit lui dire : Attends; laisse-moi voir qui tu es, d'où tu viens ; comme les gardes de nuit disent, montra-moi le signe convenu. As-tu reçu de la nature le signe que doit avoir toute idée pour se faire accepter? En dernier lieu, il faut nous exercer aussi à tout ce que les maîtres de gymnastique prescrivent au corps, pourvu que cela tende à nous exercer au sujet du désir et de l'aversion. Mais, si ce qu'ils prescrivent ne tend qu'à la montre, c'est l'affaire de l'homme qui se penche au-dehors pour chercher autre chose, et appeler des spectateurs auxquels il entendra dire : Quel grand homme! Aussi Apollonius disait-il avec raison : Veux-tu t'exercer? Quand il fait chaud et que tu as soif, mets dans ta bouche une gorgée d'eau fraîche, puis rejette la, et ne le conte à personne. [3,13] CHAPITRE XIII : Qu'est-ce que c'est que l'abandon? Et qu'est-ce qui est abandonné? Être abandonné, c'est se trouver sans appui. Un homme qui est seul, n'est pas dans l'abandon pour cela; par contre, on peut être au milieu de beaucoup d'autres, et n'en être pas moins abandonné. C'est pour cela que, quand nous perdons un frère, un fils, un ami qui était notre appui, nous disons que nous restons abandonnés, bien que souvent nous soyons à Rome, en face d'une si grande foule, au milieu de tant d'autres habitants, et parfois même que nous ayons à nous un si grand nombre d'esclaves. Car celui-là se dit abandonné, qui, dans sa pensée, se trouve privé d'appui, à la merci de qui veut lui nuire. C'est pour cela qu'en voyage nous ne nous disons jamais plus abandonnés qu'au moment où nous tombons dans une troupe de voleurs; car ce n'est pas la présence d'un homme qui nous sauve de l'abandon, mais la présence d'un homme sûr, honnête, et prêt à nous venir en aide. Si la solitude suffisait à faire l'abandon, il faudrait dire que Jupiter est dans l'abandon lors de l'embrasement du monde, et qu'il y gémit ainsi sur lui-même : Malheureux que je suis : je n'ai plus avec moi Junon, ni Minerve, ni Apollon; je n'ai plus, enfin, ni frères, ni fils, ni petit-fils, ni parent d'aucune sorte. C'est pourtant là ce que quelques-uns disent qu'il fait, quand il est seul lors de cet embrasement. C'est qu'ils ne comprennent pas comment on peut vivre seul; et il faut avouer qu'ils partent d'un principe naturel, car la nature nous a faits pour vivre en société, pour nous aimer les uns les autres, pour être heureux de nous trouver avec des hommes. Mais cependant il faut que chacun ait en lui les moyens de pouvoir se suffire, et de pouvoir vivre seul; de même que Jupiter vit seul, jouissant tranquillement de lui-même, songeant à la façon dont il gouverne, et tout entier aux pensées qui conviennent à sa divinité. Il faut que nous aussi, à son exemple, nous puissions converser avec nous-mêmes; nous passer des autres; n'avoir besoin d'aucune distraction; réfléchir au gouvernement divin et à nos rapports avec le reste du monde; songer à la conduite que nous avons tenue en face des événements, et à celle que nous tenons aujourd'hui; chercher quelles sont les choses qui nous gênent encore, comment on peut y porter remède, comment on peut les faire disparaître; et, si quelque côté en nous a besoin d'un perfectionnement, de lui donner conformément à la raison. Voyez quelle large paix César semble nous avoir faite : plus de guerres, plus de combats, plus de grandes troupes de voleurs, plus de pirates. On peut se mettre en route à toute heure; on peut naviguer de l'orient à l'occident. Mais César a-t-il pu nous garantir également de la fièvre? des naufrages? des incendies? des tremblements de terre? de la foudre? Allons plus loin : de l'amour? Il ne le peut. De la douleur? Il ne le peut. De la jalousie? Il ne le peut. Il ne peut rien contre aucune de ces choses. Or, la philosophie s'engage à nous garantir de celles-là aussi. Et que nous dit-elle à cet effet? O hommes, si vous vous attachez à moi, en quelque lieu que vous soyez, et quelque soit votre sort, il n'y aura pour vous ni douleur, ni colère, ni contrainte, ni entraves; vous serez affranchis de tout, vous serez libres partout. Celui qui jouit de cette paix, que César n'a pas promulguée (car comment le pourrait-il faire?), mais qu'à promulguée Dieu lui-même avec l'aide de la raison, a-t-il donc besoin d'autre chose, quand il est seul? Il n'a qu'à ouvrir les yeux et qu'à se dire : Maintenant rien de mauvais ne peut m'arriver ; il n'y a pour moi ni voleurs, ni tremblement de terre; partout la paix et la tranquillité. Il n'est pas une route, pas une ville, pas un compagnon de voyage, pas un voisin, pas un associé qui puisse m'être fatal. Il est quelqu'un qui prend soin de me fournir ma nourriture et mes vêtements ; il est quelqu'un qui m'a donné mes sens et mes notions à priori. Lorsqu'il ne me fournit pas ce qui m'est nécessaire, c'est qu'il me sonne la retraite, qu'il ouvre la porte, et qu'il me dit : Viens. — Où cela? — Vers rien qui soit à craindre; vers ce dont tu es sorti; vers des amis, vers des parents, vers les éléments. Tout ce qu'il y avait de feu en toi s'en ira vers le feu ; tout ce qu'il y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu'il y avait d'air, vers l'air ; tout ce qu'il y avait d’eau, vers l'eau. Il n'y a pas de Pluton, pas d'Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est peuplé de Dieux et de Génies. Quand on peut se dire tout cela, quand on a devant ses yeux le soleil, la lune et les astres, quand on a la jouissance de la terre et de la mer, on n'est pas plus abandonné que l'on n'est sans appui. Mais quoi) si quelqu'un me surprenait seul et me tuait! — Imbécile! ce ne serait pas toi qu'il tuerait, ce serait ton corps! Qu'est-ce donc que l'abandon? Qu'est-ce donc que le dénuement? Pourquoi nous faire inférieurs aux enfants? Quand on les laisse seuls, que font-ils? Ils prennent des coquilles et de la terre, et font des maisons, qu'ils renversent ensuite pour en faire d'autres. De cette façon les moyens de passer le temps ne leur manquent jamais. Vais-je donc, moi, si vous faites voile au loin, m'asseoir en pleurant, parce que vous m'aurez laissé seul et dans l'abandon? Est-ce que je n'ai pas comme eux des coquillages? Est-ce que je n'ai pas de la terre? Et, quand ils agissent ainsi faute d'avoir la raison, nous qui avons la raison serons-nous malheureux par elle? Toute grande puissance est un péril au début. Il faut en porter le poids suivant ses forces, mais d'une manière conforme à la nature ... mais non pas pour le poitrinaire. Etudie-toi parfois à te conduire comme si tu étais malade, pour savoir un jour te conduire comme un homme bien portant. Jeûne, bois de l'eau, interdis-toi toute espèce de désir, pour savoir un jour désirer conformément à la raison. Et, quand tu désireras conformément à la raison, quand le bien sera ainsi en toi, tes désirs seront bons. Mais ce n'est pas là ce que nous faisons : dès le premier jour nous prétendons vivre comme des sages et servir l'humanité. Eh! comment la sers-tu? Que fais-tu? Quels services, en effet, as-tu commencé par te rendre à toi-même? Tu veux les exhorter au bien! Mais t'y es-tu exhorté toi-même? Tu veux leur être utile! Montre-leur par ton propre exemple quels hommes la philosophie sait faire, et ne bavarde pas inutilement. Par ta façon de manger, sois utile à ceux qui mangent avec toi; par ta façon de boire, à ceux qui y boivent : cède-leur ; fais abnégation de toi-même ; supporte tout d'eux ; sois-leur utile ainsi, et ne crache pas sur eux. [3,14] CHAPITRE XIV : Çà et là. Les mauvais acteurs ne peuvent chanter seuls ; ils ne chantent qu'avec d'autres. Il est de même certaines gens qui ne peuvent se promener seuls. Homme, si tu vaux quelque chose, sache te promener seul, converser avec toi-même, et ne pas te cacher dans un chœur. Sois quelquefois l'objet des railleries, et promène alors autour de toi un regard tranquille. Il faut qu'on te secoue, pour que tu apprennes à te connaître. Quand quelqu'un boit de l'eau, ou fait quelque chose pour s'exercer, il va à tout propos dire à tout le monde : Je bois de l'eau. Bois-tu donc de l'eau à la seule fin d'en boire? O homme! si c'est ton bien d'en boire, bois-en; mais si ce n'est pas ton bien, tu es ridicule. Si c'est ton bien, et que tu en boives, n'en parle pas devant ceux qui n'aiment point qu'on fasse autrement qu'eux. Veux-tu leur plaire par là? Parmi les choses que l'on fait, il en est que l'on fait par principes, d'autres que l'on fait par circonstances, d'autres par calcul, d'autres par déférence, d'autres par parti pris. Il est deux choses qu'il faut enlever à l'homme, la présomption et la défiance de soi-même. La présomption consiste à croire qu'on n'a besoin de quoi que ce soit; la défiance de soi-même, à se dire qu'on ne peut arriver à être heureux dans un pareil milieu. On détruit la présomption en la confondant; et c'est ce que Socrate commence par faire. Quant à la possibilité d'être heureux, regarde et cherche. C'est une recherche qui ne te fera pas de mal; et même, presque toute la philosophie consiste à chercher les moyens de n'être pas entravé dans ce qu'on désire et dans ce qu'on veut éviter. L'un dit : Je suis au-dessus de toi, car mon père est un consulaire. Un autre : J'ai été tribun, et tu ne l'as pas été. Si nous étions des chevaux, dirais-tu donc : Mon père était plus léger? Dirais-tu : J'ai beaucoup d'orge et de foin, ou bien : J'ai de beaux harnais? Et si je te disais, quand tu parlerais ainsi : Soit ! mais courons! Eh bien! n'y a-t-il rien qui soit pour l'homme ce qu'est la course pour le cheval, et qui fasse connaître celui qui vaut le mieux et celui qui vaut le moins? Est-ce qu'il n'y a point l'honnêteté, la loyauté, la justice? Montre que tu m'es supérieur par elles, si tu veux m'être supérieur comme homme. Si tu me disais que tu rues fort, je te dirais, moi, que tu es fier de ce qui appartient aux ânes. [3,15] CHAPITRE XV : C'est après mûre réflexion qu'il faut aborder chaque chose. Examine d'abord les antécédents et les conséquents de chaque action; puis, après cela, mets-toi à l'oeuvre. Autrement, tu partiras d'abord avec ardeur, parce que tu n'auras pas songé à ce qui doit venir ensuite ; mais plus tard, à la moindre apparition, tu reculeras honteusement. - Je veux vaincre à Olympie - dis-tu. Et moi aussi, par tous les Dieux ! car c'est une belle chose. Mais examine-en les antécédents et les conséquents ; et, après cela seulement, mets-toi à l'oeuvre, si c'est ton intérêt. Or, il faut te soumettre à une discipline et à un régime ; t'abstenir de friandises ; t'exercer forcément à une heure réglée, qu'il fasse chaud ou froid ; ne boire à l'aventure ni vin ni eau fraîche; en un mot, te remettre aux mains du maître comme en celles d'un médecin. Puis, dans la lutte, il te faudra ramasser la poussière, te démettre parfois le poignet, te fouler le pied, avaler beaucoup de sable, recevoir de rudes coups, et avec tout cela souvent être vaincu. Quand tu auras tout calculé ainsi, prends le métier d'athlète, si tu le veux encore. Autrement, sache que tu te conduiras comme les enfants qui jouent tantôt à l'athlète, tantôt au gladiateur ; qui sonnent maintenant de la trompette, et tout à l'heure déclameront la tragédie, suivant ce qu'ils auront vu et admiré. C'est là ce que tu es, athlète aujourd'hui, gladiateur demain, puis philosophe, puis orateur, et rien complètement. Tu imites, comme un singe, tout ce que tu vois; tu passes sans cesse d'un goût à un autre, et tout ce qui est habitude te déplaît. C'est que ce n'est pas après un mûr examen que tu t'es mis à l'oeuvre; c'est que tu n'avais pas tourné tout autour de la chose, pour la bien étudier; c'est que tu t'y es jeté à l'étourdie, et pour le plus frivole motif. Ainsi certaines gens, parce qu'ils ont vu un philosophe, ou parce qu'ils en ont entendu un qui parlait comme parle Euphrates (et en est-il qui parlent comme lui?), veulent être philosophes, eux aussi. Homme, examine d'abord l'affaire en elle-même, puis ta propre nature, et ce que tu peux porter. Si tu veux être athlète, examine tes épaules, tes cuisses, tes reins. Car tel homme est fait pour une chose, et tel autre pour une autre. Te crois-tu de force, pour être philosophe, à faire ce que nous faisons? Te crois-tu de force à manger comme nous, à boire comme nous, à ne pas plus t'emporter, à ne pas plus te mettre en colère? Il te faudra veiller, te donner de la peine, vaincre tes passions, t'éloigner de ta famille, supporter les mépris d'un esclave, les railleries de ceux que tu rencontres, être le dernier partout, dans les charges, dans les honneurs, dans les tribunaux. Quand tu auras bien pesé tout cela, viens vers nous, si tu le veux encore, et si tu consens à acheter à ce prix le calme, l'indépendance, la tranquillité. Autrement, ne viens pas, ou, comme un enfant, tu seras aujourd'hui philosophe, demain publicain, puis après rhéteur, puis après procurateur de César. Or, ces choses-là sont contradictoires. Il faut que tu sois un seul et même homme, tout bon, ou tout mauvais. Il faut que tu donnes tes soins à ta partie maîtresse ou aux choses du dehors. Il te faut travailler en toi, ou hors de toi; c'est-à-dire qu'il te faut être ou un philosophe, ou un homme ordinaire. Quelqu'un disait à Rufus, après le meurtre de Galba : Et le monde serait maintenant gouverné par une Providence!... Il répondit : Me suis-je jamais servi de Galba, pour démontrer que le monde est gouverné par une Providence? [3,16] CHAPITRE XVI : Qu'il faut y regarder à deux fois avant de se laisser entraîner à une liaison. De deux choses l'une : ou celui qui se laisse entraîner souvent à causer, à dîner, et généralement à vivre avec d'autres, leur deviendra semblable; ou il les convertira à ses mœurs. Placez, en effet, un charbon éteint auprès d'un charbon allumé, le premier éteindra le second, ou le second allumera le premier. En face d'un semblable péril, il faut y regarder à deux fois avant de se laisser entraîner à de pareilles liaisons avec les hommes ordinaires ; il faut se rappeler qu'on ne saurait se frotter à un individu barbouillé de suie, sans attraper soi-même de la suie. Que feras-tu, en effet, s'il te parle de gladiateurs, de chevaux, d'athlètes, ou, ce qui est encore pis, s'il te parle des hommes ; s'il te dit : Un tel est un méchant homme ; un tel est honnête; ceci a été bien fait; cela l'a été mal? Et si c'est un moqueur, un persifleur, une mauvaise langue? Avez-vous donc les ressources du musicien, qui, dès qu'il a pris sa lyre, et qu'il en a touché les cordes, reconnaît celles qui ne sont pas justes, et accorde son instrument? Avez-vous donc le talent de Socrate, qui, dans toute liaison, savait amener à ses sentiments celui avec qui il vivait? Et d'où vous viendrait ce talent? Forcément, ce serait vous qui seriez entraînés par les hommes ordinaires. Et pourquoi sont-ils plus forts que vous? Parce que toutes ces sottises, c'est avec conviction qu'ils les disent; tandis que vous, toutes ces belles choses, c'est des lèvres seulement que vous les dites. Aussi sont-elles dans votre bouche sans force et sans vie ; aussi prend-on en dégoût les exhortations qu'on vous entend faire, et la misérable vertu que vous vantez à tort et à travers. C'est là ce qui fait que les hommes ordinaires vous battent. Car partout la conviction est forte, partout la conviction est invincible. Jusqu'au moment donc où tous ces beaux principes seront profondément gravés en vous, et où vous serez devenus assez forts pour n'avoir rien à craindre, je vous conseille d'y regarder à deux fois avant de descendre au milieu des hommes ordinaires ; autrement, tout ce que dans l'école vous aurez écrit en vous, s'y fondra jour à jour comme la cire au soleil. Tenez-vous donc bien loin du soleil, tant que vos principes seront de cire. C'est pour cela encore que les philosophes nous conseillent de quitter notre patrie, parce que les vieilles habitudes nous entraînent, et ne nous permettent pas de prendre d'autres plis ; parce que aussi nous ne savons pas résister à ceux qui disent, en nous rencontrant : Regarde donc! Un tel est philosophe, lui qui était ceci et cela. C'est ainsi encore que les médecins envoient dans un autre pays, et sous un autre ciel, ceux qui sont malades depuis longtemps; et ils ont raison! Vous aussi, inoculez-vous d'autres mœurs, gravez profondément en vous les principes, exercez-vous à les appliquer. Ce n'est pas là ce que vous faites : vous allez d'ici au spectacle, aux combats de gladiateurs, aux galeries des athlètes, au cirque; puis de là ici, et d'ici là, toujours de même. Point de noble habitude en vous, point d'application, point de sévérité pour vous-mêmes, point d'attention à vous dire : Quel usage fais-je des objets qui se présentent à mes sens? Est-il conforme à la nature, ou lui est-il contraire? Comment suis-je vis-à-vis d'eux? Comme je dois être, ou comme je ne dois pas être? Dis-je bien aux choses qui ne relèvent pas de mon libre arbitre, que je n'ai rien à faire d'elles? — Tant que ce n'est pas encore là ce que vous êtes, fuyez vos anciennes habitudes, fuyez les hommes ordinaires, si vous voulez jamais commencer à être quelque chose. [3,17] CHAPITRE XVII : Sur la Providence. Quand tu reproches quelque chose à la Providence, examine bien, et tu verras que ce qui est arrivé était logique. — Oui ; mais ce malhonnête homme a plus que moi! — De quoi? — D'argent. — C'est qu'au point de vue de l'argent, il vaut mieux que toi ; car il flatte, il est impudent, il travaille jusque dans la nuit. De quoi donc t'étonnes-tu? Mais regarde s'il a plus que toi de probité, s'il a plus que toi de conscience et d'honneur. Tu trouveras que non. Au contraire, tu trouveras que tu as plus que lui de ce pourquoi tu vaux mieux que lui. Moi aussi j'ai dit un jour à quelqu'un qui s'indignait de la prospérité de Philostorgus : Voudrais-tu donc coucher avec Sura? — Que jamais un pareil jour n'arrive! me répondit-il. — Pourquoi donc t'indignes-tu, lui dis-je, s'il reçoit quelque chose en échange de ce qu'il vend? Ou pourquoi le trouves-tu si heureux d'avoir gagné sa fortune par des moyens dont tu ne veux pas? Ou bien encore, quel mal fait la Providence en accordant ce qui vaut le mieux à qui vaut le mieux? Est-ce que l'honneur ne vaut pas mieux que la richesse? Il en tombait d'accord. O homme, pourquoi donc t'indigner, puisque tu as ce qui vaut le mieux! Rappelez-vous donc toujours, ayez toujours présent à l'esprit, que la loi de la nature est que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui vaut moins de ce pourquoi il vaut le mieux; et jamais vous ne vous indignerez. — Mais ma femme en use mal avec moi! — C'est bien. Si quelqu'un te demande ce qu'il y a là, réponds : Ma femme en use mal avec moi. Y a-t-il là autre chose? Non. — Mon père ne me donne rien. — Qu'y a-t-il là? Mon père ne me donne rien. Y a-t-il là autre chose? Non. Pourquoi ajouter du dehors que c'est là un mal? Pourquoi ce mensonge? Aussi n'est-ce pas la pauvreté qu'il faut repousser, mais l'idée que l'on s'en fait; et de cette façon nous serons heureux. [3,18] CHAPITRE XVIII : Il ne faut pas se troubler des nouvelles. Lorsqu'on t'annonce une nouvelle de nature à te troubler, aie présent à l'esprit que jamais nouvelle ne porte sur ce qui dépend de notre libre arbitre. Peut-on t'annoncer, en effet, que ton jugement a été bon, ou ton désir mauvais? Non; mais on t'annonce qu'un tel est mort. Or, qu'est-ce que cela te fait? qu'un tel a mal parlé de toi. Qu'est-ce que cela te fait? que ton père prépare telle et telle chose. Contre quoi? Contre ton libre arbitre? Eh! comment le pourrait-il? Contre ton corps? Contre ta bourse? Tu es sauvé; ce n'est pas contre toi. Qu'un juge t'a déclaré impie. Les juges n'ont-ils pas déclaré la même chose de Socrate? Peux-tu quelque chose sur cette déclaration? Non. Pourquoi t'en inquiéter alors? Il est un devoir que ton père doit remplir sous peine de perdre, avec son caractère de père, son affection et sa bonté pour ses enfants. Ne demande pas qu'il perde autre chose, s'il ne remplit pas ce devoir. Car jamais on n'est puni que par où l'on a péché. A ton tour, ton devoir est de te défendre contre lui tranquillement, respectueusement, avec calme ; autrement, tu perdras ton caractère de fils, ton respect des convenances, ta noblesse de cœur. Celui qui juge est-il donc hors de tout péril? Non; le danger est égal pour lui. Pourquoi donc redouter ce qu'il prononcera? Qu'y a-t-il entre toi et le mal d'un autre? Ton mal à toi, c'est de mal te défendre. C'est de cela seul que tu dois te garder. Quant à ta condamnation ou à ton acquittement, comme ils sont l'œuvre d'un autre, c'est pour un autre aussi qu'y est le mal. — Un tel te menace. — Moi! non. — Il te blâme. — C'est à lui de voir comment il accomplit cet acte qui est de lui. — Il va te condamner injustement. — L'infortuné qu'il est! [3,19] CHAPITRE XIX : De l'homme ordinaire et du philosophe. La première différence entre l'homme ordinaire et le philosophe, c'est que celui-là dit, hélas! à cause de son enfant, à cause de son frère, à cause de son père; tandis que l'autre, s'il est jamais forcé de dire, hélas! ne le dit, après réflexion, qu'à cause de lui seul. Rien, en effet, de ce qui ne relève pas de notre libre arbitre ne peut entraver le libre arbitre, ou lui nuire ; lui seul le peut. Si donc nous en arrivons presque, nous aussi, à n'accuser que nous, quand la route devient difficile, et à nous dire que rien ne peut nous troubler et nous bouleverser que notre manière de voir, j'en jure par tous les Dieux, nous sommes en progrès. Mais tout autre est la route que nous avons prise en commençant. Dans notre enfance, lorsque, en regardant en l'air, nous nous heurtions contre une pierre, notre nourrice, au lieu de nous gronder, battait la pierre. Et qu'avait fait la pierre? Devait-elle se déplacer à cause de l'étourderie d'un enfant? De même, si nous ne trouvons pas à manger au retour du bain, jamais notre gouverneur ne réprime notre impatience ; au lieu de le faire, il bat le cuisinier. O homme! (devrait-on lui dire) est-ce que c'est de lui, et non de notre enfant, que nous t'avons institué gouverneur? C'est notre enfant qu'il faut redresser ; c'est à lui qu'il faut être utile. Et voilà comme, plus grands, nous nous montrons encore enfants! Car c'est être un enfant, en fait de musique, que de n'être pas musicien; en fait de belles-lettres, que d'être illettré ; et dans la vie, que de ne pas avoir appris à vivre. [3,20] CHAPITRE XX : On peut tirer profit de toutes les choses extérieures. Quand il s'agit d'idées spéculatives, presque tout le monde laisse le bien et le mal en nous, au lieu de le mettre dans les choses extérieures. Personne ne dit que cette proposition : Il fait jour, soit un bien ; et celle-ci : Il fait nuit, un mal ; et cette autre : Trois font quatre, le plus grand des maux. Que dit-on donc? Que savoir est un bien, que se tromper est un mal ; de telle façon qu'il y a un bien relatif à l'erreur même, le fait de savoir qu'elle est une erreur. Il faudrait qu'il en fût de même pour les choses pratiques. La santé est-elle un bien? La maladie est-elle un mal? Non, mortel! Qu'est-ce qui est donc un bien ou un mal? User bien de la santé est un bien; en mal user, est un mal; de sorte qu'il y a un profit à tirer même de la maladie. Et par le ciel, n'y en a-t-il pas un à tirer de la mort? Un à tirer de la privation d'un membre? Crois-tu que la mort ait été un petit profit pour Menœcée? Et celui qui est de notre avis, ne peut-il pas lui aussi tirer de la mort un profit semblable à celui qu'en a tiré Menœcée? O homme, n'a-t-il pas sauvé ainsi son patriotisme? sa grandeur d'âme? sa loyauté? sa générosité? En vivant, ne les eût-il pas perdus? N'aurait-il pas eu leurs contraires en partage? la lâcheté? le manque de cœur? la haine de la patrie? l'amour de la vie? Eh bien! te semble-t-il qu'il ait peu gagné à mourir? Non, n'est-ce pas? Et le père d'Admète, a-t-il beaucoup gagné à vivre si lâche et si misérable? N'a-t-il pas fini par mourir? Cessez donc, par tous les Dieux, d'admirer ce qui n'est que la matière de nos actes; cessez de vous faire vous-mêmes esclaves, des choses d'abord, puis, pour l'amour d'elles, des hommes qui peuvent vous les donner ou vous les enlever. — Ne peut-on donc en tirer profit? — On peut tirer profit de tout. — Même de l'homme qui nous injurie? — Est-ce que celui qui exerce l'athlète ne lui est pas utile? — très utile. — Eh bien! cet homme qui m'injurie, m'exerce lui aussi ; il m'exerce à la patience, au calme, à la douceur. Cela ne serait-il pas vrai? Et, tandis que celui qui me saisit par le cou, qui place comme il convient mes hanches et mes épaules, m'est utile; tandis que mon maître de gymnastique fait bien de me dire : Enlève ce pilon des deux mains ; tandis que, plus ce pilon est lourd, mieux il vaut pour moi, faudrait-il dire que celui qui m'exerce à être calme ne m'est pas utile? Ce serait ne pas savoir tirer parti des hommes. Mon voisin est-il méchant? C'est pour lui qu'il l'est; pour moi il est bon. Il m'exerce à la modération, à la douceur. Mon père est-il méchant? Il l'est pour lui; pour moi il est bon. C'est là la baguette de Mercure. Touche ce que tu voudras, me dit-il, et ce sera de l'or. Non pas; mais apporte ce que tu veux, et j'en ferai un bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l'indigence, apporte les insultes et la condamnation au dernier supplice; grâce à la baguette de Mercure, tout cela tournera à notre profit. — Que feras-tu de la mort? — Eh! qu'en ferai-je, sinon un moyen de te faire honneur, un moyen pour toi de montrer par des actes ce que c'est que l'homme qui sait se conformer à la volonté de la nature? — Que feras-tu de la maladie? — Je montrerai ce qu'elle est réellement; je me parerai d'elle; je serai résigné, tranquille ; je ne flagornerai pas le médecin; je ne ferai point de vœux pour ne pas mourir. Que cherches-tu encore? Quoi que tu me présentes, j'en ferai une chose utile, avantageuse, honorable, digne d'être désirée. Toi, au contraire, tu dis : Prends garde à la maladie; car elle est un mal. C'est comme si tu me disais, Prends garde qu'il te vienne jamais l'idée que trois font quatre, car c'est un mal. O homme, comment serait-ce un mal? Si je pense de cette idée ce que j'en dois penser, quel mal y aura-t-il encore là pour moi? N'y aura-t-il pas là plutôt un bien? Si donc je pense de la pauvreté, de la maladie, de l'obscurité de la vie, ce que j'en dois penser, cela ne me suffira-t-il pas? N'y trouverai-je pas mon compte? Comment donc me faut-il encore chercher mon bien et mon mal dans les choses extérieures? Mais qu'arrive-t-il? Ces pensées ne sont que pour l'école ; et personne ne les porte chez lui. Tant au contraire, chacun s'y prend bien vite de querelle avec son esclave, avec ses voisins, avec ceux qui le plaisantent et se moquent de lui. Bien du bonheur à Lesbius, qui me prouve chaque jour que je ne sais rien! [3,21] CHAPITRE XXI : Contre ceux qui se mettent trop aisément à donner des leçons de philosophie. Il y a des gens qui, dès qu'ils ont reçu ce qui s'enseigne, et rien de plus, se hâtent de le rendre, comme ceux qui ont mal à l'estomac rendent leur nourriture. Commence par le digérer, puis ne le rends pas. Autrement, ce sera un vrai vomissement une chose dégoûtante, et qui ne pourra servir à nourrir personne. Digère-le, et fais-nous voir ensuite une transformation dans ta partie maîtresse, comme les athlètes nous montrent leurs épaules transformées par l'exercice et le genre de nourriture ; comme ceux qui ont étudié un métier se montrent transformés, par ce qu'ils ont appris. Le charpentier ne vient pas dire : Ecoutez-moi disserter sur la charpente ; mais il se charge de construire une maison, et il montre, en la bâtissant, qu'il possède son métier. Fais de même dans ton genre : mange comme doit le faire un homme; bois, habille-toi, marie-toi, procrée des enfants, remplis tes devoirs de citoyen, comme doit le faire un homme. Accepte les injures, supporte les torts de ton frère, de ton père, de ton fils, de ton voisin, de ton compagnon de route. Fais-nous voir tout cela, pour que nous nous apercevions que les philosophes t'ont réellement appris quelque chose. Tu ne fais rien de tout cela; mais tu dis : Venez m'entendre faire des commentaires. — Va-t'en, et cherche sur qui vomir. Tu ajoutes : Je vous expliquerai les livres de Chrysippe comme personne; j'aurai le style le plus doux et le plus pur; j'y joindrai même, par moment, l'impétuosité d'Antipater et d'Archédémus. Ainsi les jeunes gens auront quitté leur patrie et leurs parents à cette seule fin de venir t'entendre débiter de jolies petites leçons! Ne faut-il donc pas qu'ils retournent chez eux patients, secourables, calmes, tranquilles, emportant des provisions de route pour la vie entière, équipés de façon à pouvoir supporter bravement tout ce qui arrivera, et à en tirer de la gloire? Et comment pourras-tu leur communiquer ce que tu n'as point? Car, qu'as-tu fait autre chose depuis le commencement, que de t'occuper à analyser les syllogismes, les sophismes, et les raisonnements par interrogation? — Mais un tel a une école ; pourquoi n'en aurais-je pas une, moi aussi? — Esclave! ce n'est pas là une chose qui puisse se faire au gré du caprice, ou par le premier venu. Il y faut l'âge, la dignité de la vie, et Dieu pour nous guider. Cela ne serait-il pas vrai? Et, tandis que personne ne part du port sans avoir sacrifié aux Dieux et les avoir appelés à son aide; tandis que nul ne commence les semailles sans avoir invoqué Cérès, serait-il quelqu'un qui pût entreprendre sûrement une œuvre de cette importance sans le secours des Dieux? Et ceux qui iraient à son école pourraient-ils se trouver bien d'y aller? Homme, quelle autre chose fais-tu là que de parodier les mystères? Tu dis : Il y a un temple à Eleusis : il va y en avoir un ici aussi. Il y a là-bas un hiérophante : moi je ferai l'hiérophante. Il y a là-bas un héraut : moi j'établirai un héraut. Il y a là-bas un porte-torche : moi j'en établirai un. Il y a là-bas des flambeaux : il y en aura ici. Les mots sont les mêmes; en quoi les choses d'ici diffèreront-elles de celles de là-bas? En quoi elles en différeront, impie! C'est le lieu, c'est le moment, qui font l'utilité des choses de là-bas : on a sacrifié, on a prié, on s'est purifié, on s'est préparé à croire que l'on vient à des cérémonies saintes, et saintes de longue date. C'est par là que les mystères sont utiles ; c'est par là qu'on arrive à l'idée qu'ils ont été institués par les anciens pour notre instruction et pour l'amendement de notre vie. Toi tu n'as que le boniment et la parodie de tout cela : le lieu, le moment, les prières, la purification, tout te manque. Tu n'as pas le vêtement qu'il faut à un hiérophante ; tu n'as ni la chevelure, ni la bandelette qu'il doit avoir ; tu n'as ni sa voix, ni son âge, et tu n'as pas vécu pur comme lui. Tu n'as fait que lui prendre ses paroles, et tu cries : Voici les paroles saintes elles-mêmes! C'est d'une autre manière qu'il faut se mettre à enseigner : c'est là une grosse affaire, qui a ses mystères, et qui ne peut être entreprise à la légère, ni par le premier venu. Peut-être même ne suffit-il pas d'être vraiment sage pour se charger du soin des jeunes gens; il y faut encore, par Jupiter! certaines dispositions et certaines aptitudes ; il y faut même un certain extérieur, et, avant tout, que ce soit Dieu qui vous pousse à prendre ce rôle, comme il poussait Socrate à réfuter, les erreurs, Diogène à réprimander avec un ton de roi, Zénon à enseigner et à dogmatiser. Toi, tu ouvres une boutique de médecin, sans posséder autre chose que les médicaments : car tu ne sais pas comment les appliquer, ne l'ayant pas étudié. Un tel tient des onguents, dis-tu; et moi aussi j'en tiens. Mais possèdes-tu donc aussi l'art de t'en servir? Sais-tu quand et comment ils peuvent être utiles, et à qui? Pourquoi donc te jouer ainsi des choses les plus importantes? Pourquoi agir à la légère? Pourquoi entreprendre un métier qui ne te convient en aucune façon? Laisse-le à ceux qui le connaissent, et qui savent le faire. Ne veuille ni déshonorer la philosophie par toi-même, ni faire partie de ceux qui la calomnient. Si tu prends plaisir à ses enseignements, assieds-toi, et médite-les en toi-même, mais ne te prétends jamais philosophe, et ne souffre pas qu'un autre t'en donne le nom. Il se trompe, dois-tu dire; car je ne désire pas d'une autre manière qu'auparavant, je ne veux pas d'autres choses; je ne juge pas différemment; et dans l'usage que je fais des idées, je n'ai rien changé à ma façon antérieure. Voilà ce que tu dois penser et te dire sur ton propre compte, si tu veux penser juste. Sinon, continue de jouer et de faire ce que tu fais ; cela est digne de toi! [3,22] CHAPITRE XXII : Sur l'Ecole cynique. Un de ses amis, qui paraissait pencher vers l'Ecole cynique, lui demandait ce que doit être le Cynique, et quelle idée il faut s'en faire. Examinons à loisir, lui répondit-il. Tout ce que je puis te dire maintenant, c'est que, quiconque essaie une aussi grosse affaire sans l'aide de Dieu, est le jouet de la colère divine, et qu'il ne se prépare à rien qu'à se couvrir de honte aux yeux de tous. Dans une maison bien administrée, personne n'entre en se disant : Je veux en être l'administrateur ; autrement, lorsque le maître l'entend et le voit commander ainsi insolemment, il le fait empoigner et rouer de coups. La même chose arrive dans cette grande cité ; car là aussi il y a un maître qui règle tout. Toi (dit-il), tu es le soleil : tu peux dans ta révolution faire l'année avec ses saisons ; tu peux faire croître et grossir les fruits ; tu peux soulever les vents ou les apaiser, et échauffer dans une juste mesure le corps des hommes; va, accomplis ta révolution, et fais ainsi ton service dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Toi, tu n'es qu'un jeune veau; lorsque paraît le lion, fais ce qui est dans ton rôle ; sinon, tu t'en repentiras. Toi, tu es un taureau; avance et combats ; c'est à toi que cela incombe, à toi que cela revient, puisque tu peux le faire. Toi, tu peux conduire une armée contre Ilion : sois Agamemnon. Toi tu peux combattre Hector en combat singulier : sois Achille. Si Thersite se présentait, et revendiquait le commandement, il ne l'obtiendrait pas ; ou, s'il l'obtenait, il n'y gagnerait que de se couvrir de honte devant un plus grand nombre. Toi aussi, considère l'affaire avec soin : elle n'est pas ce qu'elle te semble. Je porte dès maintenant, dis-tu, un manteau grossier; j'en porterai un encore alors. Je dors dès maintenant sur la dure ; j'y dormirai encore alors. J'y joindrai une besace et un bâton; et je me mettrai à me promener, en interrogeant et en insultant tous ceux qui se trouveront devant moi. Je ferai des reproches à tous ceux que je verrai s'épiler la tête, s'arranger les cheveux, ou se promener avec des vêtements écarlâtes. Si c'est ainsi que tu te représentes la chose, va-t'en bien loin d'elle ; n'en approche pas; elle n'a que faire de toi. Mais si tu te représentes la chose comme elle est, et que tu ne recules pas devant, eh bien! regarde ce que tu entreprends. D'abord, pour ce qui t'est personnel, il faut qu'on ne te voie plus rien faire qui ressemble à ce que tu fais maintenant ; n'accuse plus ni Dieu ni homme ; retranche de toi tout désir ; ne cherche à éviter que ce qui dépend de ton libre arbitre; point de colère, point d'indignation, point de haine, point de sensiblerie; ne te laisse prendre ni aux jeunes filles, ni à la gloriole, ni aux jeunes garçons, ni aux friandises. Tu dois savoir que les autres hommes, quand ils cèdent à une de ces tentations, mettent entre les regards et eux les murs de leurs maisons et les ténèbres, et qu'ils ont mille manières de se cacher. Ils s'enferment; ils placent quelqu'un à la porte de leur chambre à coucher : Si on vient, dis que je suis sorti, que je n'ai pas le temps. Mais le Cynique, en place de tout cela, doit mettre sa retenue entre les yeux et lui, s'il ne veut se livrer nu et en plein jour à des actes honteux. Voilà sa maison, voilà sa porte, voilà le gardien de sa chambre à coucher, voilà ses ténèbres. Il ne doit vouloir cacher rien de ce qu'il fait. Autrement, c'en est fait, il a détruit en lui le Cynique, l'homme qui peut vivre au grand jour, et qui est vraiment libre. Il s'est mis à redouter les objets extérieurs, à avoir besoin de quelque chose qui le cache ; il ne peut pas l'avoir quand il veut. Car où se cachera-t-il, et comment? Et si, par malheur, il est surpris en faute, lui le maître et le précepteur de tous, que ne devra-t-il pas lui arriver? Avec cette crainte, comment pourra-t-il conserver toute sa force d'âme, pour rester à la tête de l'humanité? Il ne le saurait; il ne le peut. Il te faut donc commencer par purifier ta partie maîtresse; et voici quels doivent être tes principes : Mon âme est la matière que je dois travailler comme le charpentier le bois, comme, le cordonnier le cuir; et ce que j'en dois faire, c'est une âme qui se serve convenablement des idées. Mon corps n'est rien pour moi; ses membres ne sont rien pour moi. Et la mort? Qu'elle vienne, quand elle voudra, pour le tout, ou pour une partie. — Va-t'en en exil, me dit-on. — Mais où? Est-il quelqu'un qui puisse me chasser du monde? Non ; et quelque part que j'aille, j'y trouverai le soleil, j'y trouverai la lune, et les astres ; j'y trouverai des songes, des présages, des moyens de converser avec les dieux. Puis, ainsi préparé, le véritable Cynique ne doit pas se contenter de si peu : il doit savoir que Jupiter l'a détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux, et combien ils se trompent quand ils cherchent le vrai bien et le vrai mal là où ils ne sont pas, sans songer à les chercher là où ils sont. Il doit savoir qu'à l'exemple de Diogène, quand on l'amena à Philippe après la bataille de Chéronée,-il est un espion. Le Cynique est réellement, en effet, l'espion de ce qui est favorable à l'humanité, et de ce qui lui est contraire. Il faut qu'il commence par regarder avec grand soin, pour venir ensuite rapporter la vérité ; il faut qu'il ne s'en laisse pas imposer par la crainte, pour ne point annoncer des ennemis qui n'existent pas ; il faut enfin qu'il ne se laisse égarer ni troubler d'aucune manière par ce qu'il croit voir. Il lui faut donc pouvoir, à l'occasion, élever la voix, monter sur la scène tragique, et dire, à la façon de Socrate : O hommes, où vous laissez-vous emporter? Que faites-vous, malheureux? Vous roulez par haut et par bas, comme les aveugles. Vous avez quitté la vraie route; vous en suivez une autre ; vous cherchez la félicité et le bonheur là où ils ne sont pas; et vous ne croyez pas celui qui vous les montre. Pourquoi les chercher hors de vous? Dans votre corps? ils n'y sont pas. Si vous en doutez, regardez Myrrhon; regardez Ophélius. Dans la fortune? Ils n'y sont pas. Si vous en doutez, regardez Crésus ; regardez les riches de maintenant. Comme leur vie est pleine de soupirs! Dans la puissance? Ils n'y sont pas. S'ils y étaient, ceux qui ont été deux et trois fois consuls devraient être heureux; or, ils ne le sont pas. Qui en croirons-nous sur ce point? Vous, qui ne voyez que le dehors de ces hommes, et qui vous laissez éblouir par l'apparence, ou bien eux-mêmes? Or, que disent-ils? Ecoutez-les, quand ils soupirent, quand ils gémissent, quand ils croient que leurs consulats mêmes, leur réputation et leur éclat, ne leur apportent que plus de misères et plus de périls. Dans le pouvoir souverain? Ils n'y sont pas. S'ils y étaient, Néron et Sardanaple auraient été heureux. Agamemnon, lui non plus, ne l'était pas, quoiqu'il fût bien plus estimable que Sardanaple et Néron. Tandis que les autres ronflent, que fait-il? "Il arrachait de sa tête plus d'une touffe de cheveux". Et que dit-il? "Voilà comme je me trompe"! Et encore : "Je me tourmente; et mon cœur veut s'élancer hors de ma poitrine". Infortuné! qu'est-ce qui est en souffrance dans ce qui est à toi? Ta fortune? Elle ne souffre pas. Ton corps? Il ne souffre pas. Tu as de l'or et de l'airain en abondance. Qu'est-ce donc qui est en souffrance chez toi? La partie qui, chez toi, est négligée et corrompue, est celle, quelle qu'elle soit, qui nous fait désirer ou craindre, vouloir les choses ou les repousser. Et de quelle façon se trouve-t-elle négligée? En ce qu'elle ignore la vraie nature du bien, pour lequel elle est née, et la vraie nature du mal; ce qu'elle a qui lui appartienne en propre, et ce qu'elle a qui ne lui appartienne pas. Lors donc que quelqu'une des choses qui ne lui appartiennent pas, se trouve en souffrance, hélas! dit-elle, les Grecs sont en péril. Bien malheureuse est cette partie maîtresse! c'est elle seule que tu négliges, et que tu laisses sans soins! — Ils vont mourir, dis-tu, égorgés par les Troyens! —Est-ce qu'ils ne mourront jamais, si les Troyens ne les tuent pas? — Si, mais pas tous du même coup! — Où est la différence? Car, si c'est un mal de mourir, c'est toujours le même mal, que l'on meure tous ensemble, ou un à un. Est-ce qu'à ta mort il doit arriver autre chose que la séparation de ton corps et de ton âme? — Non. — Et d'autre part, est-ce que, si tous les Grecs meurent, la porte te sera fermée? Est-ce qu'il ne te sera plus possible de mourir? — Ce me sera toujours possible. — Pourquoi donc gémis-tu, toi qui es roi, et qui as le sceptre de Jupiter? Il n'y a pas plus de roi malheureux que de Dieu malheureux. Qu'est-ce que tu es donc? Rien qu'un berger; car tu te lamentes comme les bergers, quand un loup leur a enlevé quelques moutons. Ces hommes auxquels tu commandes sont tes moutons à toi. Mais pourquoi es-tu venu ici? Y avait-il péril en toi pour la faculté de désirer? pour la faculté de craindre? pour celle de vouloir les choses, ou pour celle de les repousser? — Non, dis-tu ; mais on a enlevé la femme de mon frère. — Eh bien! c'est tout profit que d'être débarrassé d'une débauchée. — Nous laisserons-nous donc mépriser par les Troyens! — Que sont-ils? Des hommes sensés ou non? S'ils sont sensés, pourquoi leur faites-vous la guerre? S'ils ne le sont pas, que vous importe leur mépris? Où donc est le bien, puisqu'il n'est pas là? Dis-nous-le, toi, maître envoyé et maître espion. — Il est où vous ne croyez pas qu'il soit, et où vous ne voulez pas le chercher. Car, si vous vouliez, vous le trouveriez, en vous, sans errer au dehors, à chercher comme vous appartenant des choses qui ne sont pas à vous. Rentrez en vous-mêmes; étudiez-y vos notions à priori. Que vous représentez-vous comme le bien? La tranquillité, là félicité, la liberté. Eh bien! ne vous le représentez-vous pas aussi comme une grande chose par sa nature, comme une chose d'un prix très élevé, et qui est au-dessus de toute atteinte? Cela dit, où vous faut-il chercher la tranquillité et la liberté? Dans ce qui est assujetti, ou dans ce qui est indépendant? — Dans ce qui est indépendant. — Eh bien! votre corps est-il indépendant ou assujetti? — Nous n'en savons rien. — Vous ne savez pas qu'il est assujetti à la fièvre, à la goutte, à la cécité, à la dysenterie, aux tyrans, au feu, au fer, et à tout ce qui est plus fort que lui? — Oui, il leur est assujetti. — Comment donc alors une partie quelconque du corps pourrait-elle être libre? Comment pourrait être d'importance et de prix ce qui n'est de sa nature qu'un cadavre, de la terre, de la boue? Mais quoi! n'avez-vous rien en vous qui soit indépendant? — Rien. — Et qui peut vous forcer à adhérer à une erreur manifeste? — Personne. — Qui peut vous contraindre à ne pas adhérer à la vérité qui se montre à vous? — Personne. — Vous voyez donc bien par là qu'il y a en vous quelque chose qui est naturellement indépendant. Et qui de vous peut désirer ou craindre, vouloir une chose ou la repousser, préparer ou entreprendre quoi que ce soit, s'il ne se l'est pas représenté d'abord comme un profit ou comme un devoir? — Personne. — Vous avez donc là encore quelque chose d'indépendant et de libre. Malheureux! c'est là ce qu'il vous faut travailler et soigner, c'est là qu'il vous faut chercher le bien. — Et comment peut-on vivre heureux, quand on ne possède rien, quand on est nu, sans maison, sans foyer, négligé, sans esclave, sans patrie? — Eh bien! Dieu vous a envoyé quelqu'un pour vous montrer par des faits que cela est possible. Regardez-moi : je suis sans patrie, sans maison, sans fortune, sans esclave; je couche sur la terre; je n'ai ni femme, ni enfant, ni tente de général; je n'ai que la terre, le ciel et un manteau. Et que me manque-t-il? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte? Ne suis-je pas indépendant? Qui de vous m'a jamais vu frustré dans mes désirs, ou tombant dans ce que je voulais éviter? Quand ai-je accusé les dieux ou les hommes? A qui ai-je fait des reproches? Quelqu'un de vous m'a-t-il jamais vu triste? De quel air vais-je au-devant de ces gens qui vous effraient et vous en imposent? N'est-ce pas comme au-devant d'esclaves? Et quel homme, en me voyant, ne croit pas voir son seigneur et son maître? Voilà le langage du Cynique, voilà son caractère, voilà ce qu'il veut. — Non (dis-tu), ce qui fait le Cynique, c'est la besace, c'est le bâton, ce sont les fortes mâchoires. C'est de dévorer, ou de mettre en réserve, tout ce qu'on lui donne; c'est d'insulter mal à propos tous ceux qu'il rencontre, et de montrer à nu ses larges épaules! (Tu as tort) ; et sais-tu maintenant comment tu dois entreprendre une aussi grosse affaire? Commence par prendre un miroir; regarde tes épaules; examine tes hanches et tes cuisses. Homme, tu veux te faire inscrire pour les jeux olympiques ; ce ne sont pas là des luttes insignifiantes et sans difficulté. A Olympie, on n'en est pas quitte pour être vaincu et s'en aller ainsi; il faut d'abord étaler ses imperfections physiques devant toute la terre habitée, et non pas seulement devant les Athéniens, les Spartiates ou les habitants de Nicopolis; puis être abîmé de coups, quand on est descendu dans la lice à l'étourdie ; et, avant d'être battu, on aura souffert de la soif et de la chaleur, et avalé beaucoup de poussière. Réfléchis-y plus sérieusement; connais-toi toi-même ; sonde la divinité ; n'entreprends pas l'affaire sans elle. Si elle t'y encourage, sache qu'elle veut te voir grand ou roué de coups. Car voici une bien belle chose inséparable du Cynique : il ne saurait éviter d'être battu, comme on bat un âne, et il faut que battu il aime ceux mêmes qui le battent, parce qu'il est le père et le frère de tous les hommes. — Non pas, dis-tu; mais, si quelqu'un te bat, criedevant tout le monde : ô César, voilà comment on me traite, pendant la paix que tu as établie! Allons au proconsul. — Mais quel est le César, quel est le proconsul du Cynique, si ce n'est celui qui l'a envoyé, celui dont il est le serviteur, Jupiter lui-même? En appelle-t-il à un autre que ce Dieu? N'est-il pas convaincu, quoiqu'il lui arrive de tout cela, que c'est Jupiter qui l'exerce? Hercule, quand Eurystée l'exerçait ainsi, ne se tenait pas pour malheureux, et s'empressait d'exécuter tout ce qui lui était ordonné. Et cet homme, que Jupiter éprouve et exerce, pourrait crier et s'indigner! Comme il serait bien digne de porter le sceptre de Diogène! Ecoute ce que ce dernier, tout enfiévré, dit aux passants : Méchants individus, leur criait-il, ne resterez-vous pas là? Pour voir mourir ou lutter des athlètes, vous vous en allez bien loin, jusqu'à Olympie; et vous ne voulez pas voir la lutte d'un homme contre la fièvre! Et c'est un tel homme, n'est-ce pas, qui aurait reproché au Dieu qui l'avait envoyé, de le traiter injustement, lui qui tirait gloire des épreuves, et qui se jugeait digne d'être un spectacle pour les passants! De quoi se serait-il plaint, en effet? De la dignité qu'il conservait? Quel grief aurait-il fait valoir? L'éclat plus grand que recevait sa vertu? Aussi, que dit-il de la pauvreté? de la mort? du travail? Comme il met en parallèle son bonheur et celui du grand roi! Ou plutôt, comme il ne croit pas que le parallèle soit possible! Car là où sont des troubles, des peines, des frayeurs, des désirs non satisfaits, d'inutiles efforts pour échapper au mal, des haines, des jalousies, comment le bonheur pourrait-il entrer? Or, là où sont des principes faux, toutes ces choses se trouvent nécessairement. Le même jeune homme demandait à Epictète si, malade, il accepterait l'offre d'un ami qui le prierait de venir chez lui se faire soigner. — Où me trouveras-tu un ami du Cynique? lui répondit-il. Il faudrait que cet homme fût un autre lui-même, pour mériter d'être compté comme son ami ; il faudrait qu'il partageât son sceptre et sa royauté, qu'il fût son digne second, pour être jugé digne de son amitié; c'est ainsi que Diogène fut l'ami d'Antisthène, et Crates celui de Diogène. Crois-tu qu'il suffise de l'aborder en lui souhaitant le bonjour, pour être son ami, et pour qu'il vous juge digne de le recevoir chez lui? Imagine-toi donc, si tu le veux bien, qu'il se dira ceci : Cherche plutôt, pour te coucher avec la fièvre, un beau tas de fumier qui puisse te défendre du vent du nord, et t'empêcher de mourir de froid. Mais toi, tu me fais l'effet de vouloir aller chez un autre pour t'y engraisser à loisir. Pourquoi donc essaies-tu un rôle si difficile? — Le Cynique, lui demanda-t-on, doit-il essentiellement se marier et avoir des enfants? — Si vous me donnez une cité de sages, répondit-il, il est possible que personne n'y prenne de lui-même la profession de Cynique. Car en faveur de qui y embrasserait-on un tel genre de vie? Supposons cependant que quelqu'un le fasse, rien ne l'y empêchera de se marier et d'avoir des enfants, car sa femme, son beau-père, seront d'autres lui-même, et ses enfants seront élevés dans les mêmes principes. Mais dans l’état actuel des choses, et sur ce champ de bataille, ne faut-il pas que rien ne vienne tirer le Cynique en d'autres sens, pour qu'il puisse être tout entier à son divin ministère? Ne faut-il pas qu'il puisse aller trouver les gens, sans être lié par les obligations des hommes ordinaires, sans être engagé dans des relations sociales, dont il lui faut tenir compte, s'il veut rester dans son rôle d'honnête homme, et qu'il ne saurait respecter sans détruire en lui l’apôtre, le surveillant, le héros envoyé par la divinité? Regarde : il lui faut faire certaines choses pour son beau-père, s'acquitter de certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa femme elle-même. Le voici désormais absorbé par le soin de ses malades, et par l'argent à gagner. A laisser tout le reste de côté, il lui faut au moins un vase, pour faire chauffer de l'eau à son enfant, et un bassin pour l'y laver; il lui faut pour sa femme en couches de la laine, de l'huile, un lit, un gobelet; voici déjà son bagage qui s'augmente! Et je ne parle pas des autres occupations qui le distraient de son rôle. Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacré à veiller sur l'humanité? Celui à qui les peuples ont été confiés, et qui s'occupe de si grandes choses? Celui qui doit surveiller tous les autres, époux et parents? Celui qui doit voir quels sont ceux qui en usent bien ou mal avec leur femme, quels sont les gens qui sont en désaccord, quelles sont les familles heureuses ou en souffrance? Celui qui doit aller partout, comme un médecin, tâtant le pouls de tout le monde? Toi, tu as la fièvre; toi, tu as mal à la tête ; toi, tu as la goutte ; toi, ranime-toi ; toi, mange; toi, ne te baigne point; toi, il faut t'amputer; toi, il faut te cautériser. Comment peut-il avoir ce loisir, une fois enlacé dans les obligations des hommes ordinaires? Ne faut-il pas qu'il donne des vêtements à ses enfants? Ne faut-il pas qu'il les envoie à l'école, munis de tablettes, de poinçon, et de laine? Ne faut-il pas qu'il prépare leur lit? Car ce n'est pas en sortant du ventre de leur mère, qu'ils peuvent être des Cyniques. S'il ne faisait pas tout cela, mieux aurait valu les rejeter à leur naissance, que de les laisser ainsi périr. Vois à quoi nous abaissons le Cynique, et comment nous lui ôtons sa royauté. — Oui, mais Crates s'est marié. — Tu me cites un cas extraordinaire, où l'amour a tout fait, et une femme qui était un autre Crates. Nous discutons, nous, sur les mariages ordinaires et sans circonstances particulières; et, en discutant ainsi, nous ne trouvons pas que, dans l'état actuel, le mariage soit une chose essentielle pour le Cynique. — Comment donc, lui disait-on, contribuera-t-il à la conservation de la société? Au nom du ciel, répondait-il, qui sont les plus utiles à l'humanité, de ceux qui y introduisent à leur place deux ou trois marmots au vilain grouin, ou de ceux qui, dans la mesure de leurs forces, surveillent tous les hommes, examinant ce qu'ils font, la façon dont ils vivent, ce dont ils s'occupent, et ce qu'ils négligent contrairement à leurs devoirs? Tous ceux qui à Thèbes ont laissé des enfants après eux, ont-ils plus fait pour elle qu'Epaminondas, qui est mort sans enfants? Danaüs, Œolus, ou Priam, qui a donné le jour à cinquante garnements, ont-ils mieux servi la société qu'Homère? Si le commandement des armées, ou un grand ouvrage à composer, empêchent quelqu'un de se marier, ou d'avoir des enfants, on trouve qu'il a échangé le titre de père contre quelque chose qui en vaut la peine; et la royauté du Cynique ne serait pas une compensation! C'est que nous n'avons jamais compris sa grandeur, et que nous ne nous représentons pas, comme nous le devrions, le caractère de Diogène; c'est que nous ne, voyons que les Cyniques d'aujourd'hui, ces parasites qui vivent sur le seuil de la porte, et qui n'ont d'autre ressemblance avec les anciens Cyniques que de péter comme eux. Autrement, nous ne serions pas surpris de si peu; et nous ne nous étonnerions pas que le Cynique ne se mariât point et n'eût point d'enfants. O homme, il a l'humanité pour famille; les hommes sont ses fils; les femmes sont ses filles; c'est comme tels qu'il va les trouver tous, comme tels qu'il veille sur tous. Crois-tu que ce soit par intempérie de zèle qu'il invective ceux qu'il rencontre? S'il le fait, c'est comme leur père, comme leur frère, comme le ministre! de leur père à tous, Jupiter. Veux-tu me demander encore s'il s'occupera du gouvernement? Mais, Sannion, quel gouvernement plus important cherches-tu que celui dont il est chargé? Viendra-t-il devant les Athéniens discourir des revenus et des impôts, lui qui doit parler à tous les hommes, aux Athéniens, aux Corinthiens, aux Romains indifféremment, non pas des revenus et des impôts, non pas de la paix et de la guerre, mais du bonheur et du malheur, de la félicité et de l'infortune, de l'esclavage et de la liberté? Quand un homme s'occupe d'un tel gouvernement, me demanderas-tu s'il s'occupe de gouvernement? Demande-moi encore s'il sera magistrat; je te répondrai de nouveau : Imbécile! y a-t-il une plus haute magistrature que celle qu'il exerce? Un tel homme a cependant besoin que son corps soit en bon état. Car, s'il se présente phtisique, maigre et pâle, son témoignage n'aura plus le même poids. Ce n'est pas assez qu'il prouve aux hommes ordinaires, en leur découvrant son âme, que l'on peut être en belle et bonne situation sans tout ce qu'ils admirent; il faut encore qu'il leur montre par son corps qu'une vie simple, frugale et au grand air, ne nuit pas à la santé. (Il faut qu'il puisse leur dire) : Vois comme nous en rendons témoignage, moi et mon corps. C'est ce que faisait Diogène : il se promenait brillant de santé, et son corps attirait les regards de la foule. Si le Cynique fait pitié, il a l'air d'un mendiant ; tout le monde se détourne de lui; sa vue choque tout le monde. Il ne faut pas qu'on le voie sale, et qu'il éloigne de lui les gens, même par ce petit côté; il faut de la propreté jusque dans sa négligence, qui doit avoir quelque chose de séduisant. Il faut encore au Cynique une certaine grâce naturelle, et beaucoup de finesse ; sinon, ce ne sera qu'un pédant et pas autre chose. Il faut qu'il soit toujours en état, toujours en position de faire face aux attaques. Voyez Diogène ; quelqu'un lui disait : Es-tu ce Diogène qui ne croit pas aux dieux? — Comment, n'y croirais-je pas, répondit-il, puisque je crois que tu es l'ennemi des dieux? Une autre fois Alexandre, qui le trouvait endormi, lui dit ce vers : "Il ne faut pas que l'homme qui doit donner des conseils, dorme toute la nuit". A moitié endormi, il répondit par cet autre : "Lui, à qui les peuples ont été confiés, et qui s'occupe de si grandes choses". Avant tout, il faut que sa partie maîtresse soit plus pure que le soleil ; autrement, il ne serait qu'un brelandier et qu'une pratique, lui qui se ferait le censeur des autres, quand le mal serait maître chez lui. Vois, en effet, l'état des choses. Les rois et les tyrans ont des gardes et des armes, qui leur donnent les moyens de réprimander les autres et de les punir quand ils font mal, quelque pervers qu'ils soient eux-mêmes; mais le Cynique n'a ni armes ni gardes : il n'y a que sa conscience qui puisse lui donner ce même pouvoir. Quand il se voit veillant et travaillant par amour pour l'humanité; quand il se voit s'endormant le cœur pur et, se réveillant plus pur encore ; quand il voit que toutes ses pensées sont les pensées d'un ami des Dieux, d'un de leurs ministres, d'un associé à la souveraineté de Jupiter; quand il voit que partout il a présent à l'esprit ce mot : « O Jupiter, ô destinée, conduisez-moi » ; et cet autre encore : « Si les Dieux le veulent ainsi, qu'il en soit fait ainsi. » Pourquoi n'aurait-il pas le courage de parler librement à ses frères, à ses enfants, à sa famille, en un mot? Aussi n'est-il ni un curieux, ni un indiscret, quand il agit ainsi ; car ce n'est pas de sa part s'occuper indiscrètement dès affaires d'autrui, que d'inspecter l'humanité, c'est s'occuper de ses propres affaires. Autrement, il faudrait dire que le général, lui aussi, est un indiscret, quand il inspecte ses soldats, les examine, les surveille, et punit ceux qui ne font pas bien. Mais, si tu te mettais à gourmander les autres, en ayant une friandise cachée sous ton manteau, je te dirais : Va-t'en plutôt dans un coin dévorer ce que tu as volé! Que t'occupes-tu des affaires d'autrui? Qui es-tu, en effet? Es-tu le taureau? Es-tu la reine des abeilles? Montre-moi les insignes de ta supériorité, comme ceux que la reine tient de la nature. Si tu n'es qu'un frelon, et que tu oses réclamer la royauté parmi les abeilles, crois-tu que tes concitoyens ne te chasseront pas, comme les abeilles chassent les frelons. Il faut, en effet, que le Cynique ait assez de patience pour que le vulgaire le croie insensible et de pierre. Personne ne peut l'insulter, le frapper, l'outrager. Il livre lui-même son corps à qui le veut, pour en faire ce qui lui plaît. Il sait, en effet, que le plus faible doit être infailliblement vaincu par le plus fort, dans le genre de lutte où il est le plus faible; or, son corps est plus faible que la multitude, et ce qui est moins robuste, plus faible que ce qui est plus vigoureux. Il ne s'abaisse donc jamais à une lutte, où il peut être vaincu; il renonce bien vite à ce qui n'est pas à lui, et ne revendique pas comme sien ce qui n'est pas libre. Mais qu'il y ait à juger ou à vouloir, qu'il y ait à user comme il faut des idées, c'est alors que tu verras quels yeux il a! Argus, diras-tu, n'était qu'un aveugle auprès de lui! N'y a-t-il pas quelque part en moi, se dit-il, un jugement précipité? Une détermination hasardée? Un désir qui doive être frustré? Une tentative inutile de me dérober à quelque chose? Un effort infructueux? Une accusation? Une bassesse? Une jalousie? Quelle attention là-dessus! Et quelle tension d'esprit! Mais pour tout le reste, il se couche sur le dos et ronfle. Son calme est complet. Pour notre libre arbitre, en effet, il n'y a ni voleur ni tyran. Mais pour notre corps? Il y en a. Pour notre fortune? Il y en a; et de même encore pour nos magistratures et nos honneurs. Quel prix le Cynique attachera-t-il donc à toutes ces choses? Si vous voulez l'effrayer à leur sujet, il vous dira : Va-t'en chercher des enfants! C'est pour eux que les masques sont effrayants. Mais moi, je sais bien que ces masques sont de la terre cuite, et qu'ils sont vides en dedans. Voilà ce sur quoi tu délibères. Aussi, par le ciel! diffère, si tu le veux bien, et commence par voir si tu es préparé. Vois, en effet, ce qu'Hector dit à Andromaque : Va-t'en plutôt tisser à la maison ; car la guerre est l'affaire des hommes seulement, et de moi surtout. C'est qu'il avait le sentiment de sa force à lui, et de sa faiblesse à elle. [3,23] CHAPITRE XXIII : Contre ceux qui lisent ou discutent par désir de se montrer. Commence par te demander ce que tu veux être; puis, après cela, fais ce que veut ton métier. Car, dans les autres parties, c'est presque toujours ainsi que nous voyons les choses se passer. Ceux qui se destinent à l'arène commencent par décider ce qu'ils veulent être, puis, après cela, ils agissent en conséquence. Si tu veux fournir la grande course, voici ta nourriture, voici tes promenades, voici tes frictions, voici tes exercices; si tu ne veux courir que le stade, tout cela changera; si tu veux être pentathle, tout changera encore. Tu trouveras la même chose dans les arts. Si tu veux être charpentier, voici ce que tu auras à faire ; si tu veux être fondeur, voilà. Car, si nous ne rapportons pas chacune de nos actions à un but, nous agissons au hasard ; et, si nous la rapportons à un autre but que celui qu'il faudrait, nous nous égarons. Reste à déterminer le but général et les buts particuliers. Le premier, c'est d'agir comme un homme. Qu'est-ce que cela implique? De ne pas agir comme un mouton, tout en étant bon ; ni comme un méchant, à la façon des bêtes fauves. Quant aux buts particuliers, ils varient avec la profession de chacun, et avec, la vie qu'il a choisie. Que le musicien agisse comme un musicien; le charpentier, comme un charpentier ; le philosophe, comme un philosophe; l'orateur, comme un orateur. Lors donc que tu nous dis : Venez ici, et entendez-moi vous faire une lecture, prends garde d'abord d'agir ainsi sans but; puis, si tu trouves un but à ton acte, prends garde qu'il ne soit pas celui qu'il faut. Cherches-tu à être utile? Ou ne cherches-tu que des éloges? Dès que l'on parle ainsi, on entend le personnage nous dire : Que m'importent les éloges de la multitude! Et il a raison. Car ces éloges ne sont rien non plus pour le musicien, en tant que musicien; pour le géomètre, en tant que géomètre. Tu veux donc être utile! Mais à quoi? Dis-nous-le, pour que nous aussi nous courions t'entendre. Et maintenant; quelqu'un peut-il faire profiter les autres, s'il n'a pas commencé par profiter lui-même? Non. Celui qui n'est pas charpentier ne peut nous aider à devenir charpentier, ni celui qui n'est pas cordonnier, à devenir cordonnier. Veux-tu donc savoir si tu as profité? Philosophe, apporte-nous ici tes principes. Que se propose-t-on, quand on désire une chose? — De ne pas la manquer. — Et quand on cherche à l'éviter? — De ne pas y tomber. — Eh bien! nous, réalisons-nous ce que nous nous proposons dans ces deux cas? Dis-moi la vérité. Si tu me trompes, je te dirai : Tel jour, parce qu'on avait été moins empressé à venir t'entendre, moins empressé à t'acclamer, tu t'es retiré tout honteux. Tel autre, parce que tu avais été applaudi, tu te promenais par l'assemblée, en disant à chacun : Comment m'as-tu trouvé? — Admirable, maître, par mon salut! — Et comme j'ai dit ce passage!— Lequel? — Celui où j'ai fait le portrait de Pan et des Nymphes. — Merveilleusement. Et tu viendras me dire que tu ne désires et ne redoutes rien que conformément à la nature! Va-t'en le faire accroire à un autre. L'autre jour n'as-tu pas loué tel individu contrairement à ce que tu en pensais? N'as-tu pas adulé le fils de tel sénateur? Voudrais-tu donc que tes enfants lui ressemblassent? —A Dieu ne plaise! — Pourquoi donc tant de flatteries et tant d'attentions pour lui? — C'est un jeune homme merveilleusement doué, et un auditeur très intelligent. — Comment le sais-tu? — Il m'admire. — Tu nous as dit ta vraie raison. Mais que te figures-tu donc? Crois-tu que ces gens-là ne te méprisent pas en secret? Quand un homme qui a la conscience de n'avoir jamais rien dit ni rien pensé de bon, trouve un philosophe qui lui dit : Quelle nature d'élite! Quelle honnêteté! Quelle pureté! que crois-tu qu'il se dise, si ce n'est : Voici un homme qui a besoin de moi? Si je me trompe, dis-moi ce qu'il a fait qui soit l'œuvre d'une nature d'élite. Voici ce qu'il a fait : il a été assidu près de toi pendant un certain temps. Il t'a écouté parler; il t'a écouté lire. Mais en est-il plus modeste? A-t-il fait un retour sur lui-même? A-t-il le sentiment de sa misère? S'est-il dépouillé de sa présomption? Cherche-t-il un maître? — Il en cherche un, dis-tu. — Pour lui enseigner comment il faut vivre? Non pas, sot que tu es ; mais pour lui enseigner comment il faut parler; car c'est pour ta façon de parler qu'il t'admire. Ecoute ce qu'il dit : Voici un homme qui écrit avec la dernière habileté, beaucoup mieux que Dion. C'est là tout. Dit-il : Voici un homme plein de retenue et de probité, un homme que rien ne trouble? Si il parlait ainsi, je lui dirais : Puisque cet homme est si probe, qu'est-ce donc en lui que la probité? Et, s'il ne pouvait me le dire, j'ajouterais : Commence par apprendre ce que tu dis; et ne parle qu'après. Et c'est dans cette triste situation d'esprit, c'est quand tu t'extasies devant ceux qui t'applaudissent, c'est quand tu comptes tes auditeurs, que tu prétends être utile aux autres! — Aujourd'hui, dis-tu, j'ai eu beaucoup plus d'auditeurs! — Oui, beaucoup. Cinq cents, ce me semble. — Vous ne savez ce que vous dites! Mettez-en mille. Jamais Dion n'en a eu autant. Et comment les aurait-il? Puis, comme ils écoutent ma parole! C'est que le beau, Monsieur, agit jusque sur les pierres elles-mêmes! Et c'est là le langage d'un philosophe! Ce sont là les sentiments du futur bienfaiteur de l'humanité! C'est là l'homme qui a écouté la raison, qui a lu les livres socratiques comme on lit des livres socratiques, et non pas comme on lit des livres de Lysias ou d'Isocrate! Au lieu de lire : Je me suis souvent demandé avec surprise par quels raisonnements …… C'est ceci qu'il faut lire : Par quelle raison …..? Car cet ouvrage-ci vaut mieux que l'autre. Et ces livres socratiques, les avez-vous lus d'une autre façon qu'on ne lit des chansonnettes? Si vous les lisiez comme il faut, vous ne vous attacheriez pas à toutes ces frivolités ; mais vous fixeriez plutôt votre attention sur ceci : Anytus et Melytus peuvent me tuer; ils ne peuvent me nuire; et sur ceci encore : Je suis de nature à ne m'attacher qu'à une seule chose en moi, à la raison qui, bien considérée, me paraît la meilleure. Aussi, quelqu'un a-t-il jamais entendu dire à Socrate : Je sais et j'enseigne? Loin de là : il avait pour chacun un maître à qui l'adresser. Les gens venaient donc le prier de les présenter à des philosophes; et il les y menait et les recommandait. Est-ce que cela n'est pas vrai? Est-ce qu'il leur disait, en les reconduisant : Viens m'entendre parler aujourd'hui dans la maison de Codratus? Eh! pourquoi irais-je t'entendre? Veux-tu me montrer que tu sais disposer les mots élégamment? Tu sais les disposer, ô homme! Mais quel bien cela te fait-il? — Applaudis-moi. — Qu'entends-tu par t'applaudir? — Dis-moi : « Ah! » et « C'est merveilleux! » — Eh bien! je le dis. Mais, si les applaudissements doivent porter sur quelque chose que les philosophes placent dans la catégorie du bien, qu'est-ce que j'ai à applaudir en toi? Si c'est une bonne chose que de bien parler, prouve-le moi, et je t'applaudirai. Quoi donc! serait-ce qu'il doit m'être désagréable d'entendre bien parler? A Dieu ne plaise! Il ne m'est pas désagréable non plus d'entendre jouer de la lyre; mais est-ce une raison pour que je doive me tenir là debout à jouer de la lyre? Ecoute ce que dit Socrate : Hommes, il ne convient pas à mon âge de me présenter devant vous en arrangeant mes discours, comme le fait un jeune homme. Il dit comme le fait un jeune homme. C'est qu'en réalité, c'est une jolie chose que de savoir choisir et disposer ses mots, que de savoir après cela les lire ou les débiter avec grâce, que de s'interrompre enfin au milieu de sa lecture pour s'écrier : Par votre salut! ce sont là des choses que peu de gens peuvent comprendre. Est-ce que le philosophe prie les gens de venir l'entendre? Est-ce que par le seul fait de son existence il n'attire pas à lui, comme le soleil, comme la nourriture, ceux à qui il doit être utile? Quel est le médecin qui prie les gens de se faire soigner par lui? J'entends dire, il est vrai, qu'aujourd'hui à Rome les médecins prient les malades de venir à eux ; mais, de mon temps, c'était eux qu'on priait. Je t'en prie, viens apprendre que tu n'es pas en bon état, que tu t'occupes de tout autre chose que ce dont tu dois t'occuper, que tu te trompes sur les biens et sur les maux, que tu es malheureux, que tu es infortuné. La charmante prière! Et cependant, si la parole du philosophe n'a pas réellement ces effets, elle n'est qu'une parole morte, et c'est un mort qui parle. Rufus avait l'habitude de dire : S'il vous reste assez de liberté d'esprit pour m'applaudir, c'est que je ne dis rien qui vaille. Il parlait de telle façon que nous, qui étions assis là, nous croyions chacun lui avoir été dénoncés ; tant il mettait le doigt sur ce qui était, tant il nous plaçait à chacun nos misères sous les yeux. Hommes, c'est la maison d'un médecin que l'école d'un philosophe. Avant d'en sortir, il vous faut, non pas jouir, mais souffrir; car vous n'y entrez pas bien portants, mais l'un avec une épaule démise, l'autre avec un abcès, celui-ci avec une fistule, celui-là avec des maux de tête. Et moi, vais-je m'asseoir là à vous débiter de belles sentences et de belles paroles, pour que vous partiez m'ayant applaudi, mais en remportant, l'un son épaule telle qu'il l'avait apportée, l'autre sa tète dans le même état, celui-ci sa fistule, celui-là son abcès? Et ce serait pour cela que les jeunes gens se dérangeraient! Ils quitteraient leurs parents, leurs amis, leur famille, leur héritage, pour venir te dire bravo! pendant que tu leur débites de belles paroles! Est-ce là ce que faisait Socrate, ce que faisait Zénon, ce que faisait Cléanthe? — Mais quoi! l'exhortation n'est-elle pas un genre oratoire spécial? — Qui dit le contraire? C'est ainsi qu'il y a le genre de la réfutation, et celui de l'enseignement. Mais qui donc a jamais parlé d'un quatrième genre après ceux-là, le genre de l'ostentation? En quoi consiste le genre de l’exhortation? A pouvoir montrer à un individu ou à plusieurs dans quelle mêlée ils se trouvent emportés, et comment ils sont sans cesse en quête de tout autre chose que ce qu'ils veulent. Car ce qu'ils veulent, c'est ce qui conduit au bonheur, et ils le cherchent où il n'est pas. Et pour faire cette démonstration, il te faudrait commencer par disposer un millier de sièges, et inviter les gens à venir t'entendre, puis, élégamment drapé dans ta robe ou dans ton manteau, te jucher sur des coussins, et raconter de là la mort d'Achille! Cessez, par tous les dieux! de déshonorer, autant qu'il est en vous, de grands noms et de grandes choses. On dirait que les exhortations ne sont jamais plus efficaces, que lorsque l'orateur laisse voir à ses auditeurs qu'il a besoin d'eux! Et qui, dis-moi, en t'entendant lire ou parler, a conçu des inquiétudes sur lui-même, ou est descendu au fond de son cœur? Qui a dit, en sortant : Le philosophe a bien mis le doigt sur mes plaies; je ne dois plus me conduire ainsi? Personne ; mais, quand tu as eu du succès, l'un dit : Il a bien parlé de Xerxès! l'autre : Non, mais du combat des Thermopyles. Est-ce donc là l'auditoire d'un philosophe? [3,24] CHAPITRE XXIV : Il ne faut pas s'attacher à ce qui ne dépend pas de nous. Que ce qu'il y a chez les autres de contraire à la nature ne soit pas un mal pour toi ; car tu n'es pas né pour déchoir avec eux ni pour être malheureux avec eux, mais pour être heureux avec eux. Or, si quelqu'un est malheureux, souviens-toi qu'il l'est par sa faute ; car Dieu a fait tous les hommes pour le bonheur et pour la quiétude. Il nous a donné pour cela bien des moyens dont il a voulu qu'une partie fût la propriété de chacun de nous, mais l'autre, non. Tout ce que l'on peut entraver, violenter, ou nous enlever, ne nous appartient pas en propre; mais ce que rien ne peut entraver, nous appartient en propre ; et Dieu, comme il convenait à quelqu'un qui nous aime et qui nous gouverne en père, a mis les vrais biens et les vrais maux dans les choses qui nous appartiennent en propre. — Mais j'ai quitté un tel, et cela lui fait de la peine! — Pourquoi a-t-il cru sien ce qui n'était pas à lui? Pourquoi, lorsqu'il était si heureux de te voir, ne se disait-il pas que tu étais sujet à mourir et à changer de pays? Il porte la peine de sa sottise. Mais toi, pourquoi, et à cause de quoi, te laisses-tu abattre? Est-ce que tu n'avais pas songé à tout cela? Est-ce que, à l'instar de ces femmelettes qui ne comptent pour rien, tu t'imaginais devoir vivre toujours dans le milieu ou tu étais heureux de vivre, dans le même pays, avec les mêmes gens, avec les mêmes occupations? Aujourd'hui te voilà assis à pleurer, parce que tu ne vois plus les mêmes personnes, et que tu ne vis plus dans le même pays! Ah! tu as bien mérité d’être plus misérable que les corbeaux et les corneilles, qui peuvent voler où ils le veulent, transporter leurs nids, et traverser les mers, sans gémir, et sans regretter leur précédent séjour! — Oui, dis-tu, mais c'est parce qu'ils n'ont pas la raison qu'ils se conduisent ainsi. — Ainsi donc les Dieux nous ont donné la raison pour notre désavantage, pour notre malheur, pour que nous vivions misérables et dans les pleurs! Ou faudra-t-il que tous les hommes soient immortels, que personne ne change jamais de pays, que nous personnellement nous n'en changions jamais, et prenions racine dans un même endroit, comme les plantes? Si quelqu'un de ceux avec qui nous vivons change de pays, nous faudra-t-il nous asseoir tout en pleurs; puis, s'il revient, danser et battre des mains, comme le font les enfants? Ne nous sèvrerons-nous donc jamais, et ne nous rappellerons-nous pas ce que les philosophes nous ont dit? Si ce ne sont pas des charlatans que nous écoutions en eux, ce monde est une république, dont tous les citoyens sont formés d'une même substance. Il faut que les choses y tournent dans un cercle; que les unes y cèdent la place aux autres ; que celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent; que celles-ci restent dans le même état, et que celles-là changent. Mais cet univers est peuplé d'amis ; ces amis sont les Dieux d'abord, puis les hommes que la nature a faits les uns pour les autres. Il faut tantôt qu'ils vivent ensemble, tantôt qu'ils se séparent; mais, ensemble, il faut qu'ils soient heureux les uns par les autres; et, quand ils se séparent, il faut qu'ils n'en soient pas tristes. Outre que la nature a donné à l'homme l'élévation de l'âme et la force de dédaigner tout ce qui ne dépend de son libre arbitre, il a l'avantage de ne pas prendre racine, de n'être pas attaché au sol, et de passer d'un lieu à un autre, tantôt parce que ses besoins l'y poussent, tantôt pour le simple plaisir de voir. C'est là ce qui arriva à Ulysse, "Qui vit les villes et connut l'esprit de tant d'hommes". C'est ce qui était aussi arrivé avant lui à Hercule, qui parcourut la terre entière, En quête des crimes et des vertus des hommes, pour frapper et punir les premiers, et pour rétablir les secondes dans leurs droits. Et cependant combien d'affections on peut croire qu'il a eues dans Thèbes! Combien dans Argos! Combien dans Athènes! Combien ne s'en fit-il pas dans ses courses à travers le monde, lui qui prenait femme partout où l'occasion semblait s'en présenter à lui, et qui s'y donnait des enfants, qu'il quittait ensuite, sans pleurer, sans gémir, parce qu'il ne les laissait pas orphelins! Ne savait-il pas, en effet, que nul homme n'est orphelin, mais qu'il y a un père qui partout et toujours s'occupe d'eux tous? Car ce n'était pas comme un vain mot, qu'il avait entendu dire que Jupiter était le père de tous les hommes ; il le croyait et l'appelait son père, et c'était les yeux fixés sur lui, qu'il faisait tout ce qu'il faisait. Aussi pouvait-il vivre heureux partout. Mais jamais ne peuvent se trouver ensemble le bonheur et le désir de ce que l'on n'a pas. Celui qui est heureux doit avoir tout ce qu'il désire ; il doit ressembler à un homme repu ; ni la soif, ni la faim ne doivent se trouver en lui. — Mais Ulysse regrettait son épouse, et pleurait assis sur une pierre! — Suis-tu donc Homère en toute chose, et jusque dans ses fables? D'ailleurs, si Ulysse a réellement pleuré, que peut-on en dire, sinon qu'il était malheureux? Or, quel est le Sage qui est malheureux? Ce monde est réellement mal gouverné, si Jupiter n'y veille pas sur ses concitoyens, pour qu'ils soient heureux semblablement à lui ; et une telle supposition ne peut s'admettre sans injustice et sans impiété. Si Ulysse pleurait et gémissait, ce n'était pas un sage. Qui est sage en effet, sans savoir ce qu'il est? Et qui peut savoir ce qu'il est, sans se rappeler que tout ce qui est né doit périr, et que les hommes ne peuvent être toujours ensemble? Or, désirer l'impossible, est le propre d'un esclave et d'un sot, le propre d'un homme qui combat Dieu, son hôte, par la seule arme qui soit en son pouvoir, par sa façon de penser. — Mais ma mère pleure, quand elle ne me voit plus. — Eh bien! pourquoi n'a-t-elle pas étudié notre doctrine? Je ne veux pas dire par là que tu ne doives pas faire d'efforts pour qu'elle ne pleure plus, mais que tu ne dois pas vouloir à toute force une chose qui est en dehors de toi. Le chagrin des autres est en dehors de moi ; le mien seul est à moi. Je ferai cesser à toute force le mien, car cela dépend de moi; quant à celui des autres, j'y ferai mon possible, mais je n'entreprendrai pas de l'apaiser à toute force. Autrement, je ferai la guerre à Dieu, je lutterai contre Jupiter, j'entrerai en ligne avec lui pour le gouvernement du monde; et le châtiment de cette lutte, de cette révolte contre Dieu, ne retombera pas seulement sur les enfants de mes enfants, mais encore sur moi-même, la nuit aussi bien que le jour; des songes me feront m'élancer de mon lit; je serai toujours troublé; je tremblerai dans l'attente de chaque nouvelle; ma tranquillité dépendra des lettres d'autrui. Quelqu'un arrive de Rome, dirai-je; ah! pourvu que ce ne soit pas un mal! Mais quel mal peut-on te faire là où tu n'es pas? Quelqu'un arrive de Grèce. Ah! pourvu que ce ne soit pas un mal diras-tu encore. Et c'est ainsi que tous les pays peuvent contribuer à ton malheur. Ce n'était pas assez que tu fusses malheureux par le lieu où tu es, il faut encore que tu le sois de par delà les mers, et par l'effet d'une lettre. Est-ce ainsi que tu es à l'abri de tout? — Mais si mes amis de là-bas viennent à mourir? — Eh bien! des mortels seront morts; qu'y aura-t-il autre chose? Voudrais-tu tout à la fois vieillir et ne voir la mort d'aucun de ceux que tu aimes? Ne sais-tu pas que dans un long espace de temps doivent forcément arriver bien des événements de toute espèce? Qu'un tel doit succomber à la fièvre, un tel sous les coups des voleurs, cet autre sous les coups d'un tyran? L'air ambiant, les amis, le froid, le chaud, l'excès de nourriture, les voyages par terre et par mer, les vents, les accidents de toute sorte, sont cause que l'un périt, que l'autre est exilé, que celui-ci nous quitte pour une ambassade, et celui-là pour une expédition militaire. Assieds-toi donc en t'ébahissant de tout, pleure, souffre, sois malheureux, à la merci d'autrui, et non pas d'un ou de deux, mais de mille et de mille encore! Est-ce là ce que tu as appris des philosophes? Est-ce là ce qu'ils t'ont enseigné? Ne sais-tu pas que la vie est une campagne? Il faut qu'un tel soit de garde, que tel autre s'éloigne en éclaireur, et tel autre pour combattre. Il n'est possible ni bon que tous restent dans le même lieu. Mais toi, peu soucieux d'accomplir les ordres de ton général, tu te mets à l'accuser, quand il t'a commandé quelque chose de difficile, sans songer à ce que tu fais de l'armée dans la mesure de tes forces. Si tous t'imitaient, personne ne creuserait le fossé, personne ne ferait les palissades autour du camp, personne ne veillerait, personne n'affronterait le péril; on ne verrait personne s'acquitter de son service. De même sur un navire : embarqué comme matelot, empare-toi d'une place, et restes-y obstinément; s'il te faut monter au mat, refuse; s'il te faut courir à la proue, refuse ; quel est le pilote qui te supportera alors, et qui ne te chassera pas comme un meuble inutile, comme un embarras, comme un mauvais exemple pour les autres matelots? C'est la même chose ici : la vie de chacun de nous est une campagne, et une campagne longue et variée. Il te faut faire ton devoir de soldat, tout exécuter sur un seul signe du général, deviner même ce qu'il veut. Car le général de tout à l'heure n'est l'égal du nôtre, ni par sa puissance, ni par l'excellence de sa nature. Et tu te trouves, toi, muni d'un grand commandement, placé à un poste qui n'est pas peu honorable : tu es sénateur. Ne sais-tu pas qu'un tel homme doit peu s'occuper de sa maison, être presque toujours loin de chez lui, pour commander, pour obéir, pour remplir une magistrature, pour conduire une expédition, ou pour rendre la justice? Et tu voudrais rester à la façon des plantes, attaché et enraciné au même lieu! — Cela serait si doux! Qu'est-ce qui le nie? Mais c'est une douce chose aussi qu'un gâteau, une douce chose aussi qu'une belle femme. Ceux qui font de la volupté le but de la vie, parlent-ils autrement que toi? Ne vois-tu pas de quels hommes tu parles le langage? C'est le langage des Épicuriens et des débauchés. Et toi qui agis comme eux, et qui penses comme eux, tu viendras nous tenir les raisonnements de Zénon et de Socrate! Ne rejetteras-tu pas bien loin de toi ce dont tu te pares, sans qu'il t'appartienne? Que veulent les Épicuriens et les débauchés, si ce n'est de dormir à leur gré et sans gêne, de bâiller tout à loisir quand ils sont levés, de se laver le visage, de lire ou d'écrire ensuite à leur fantaisie, de débiter des sornettes avec approbation de leurs amis, quoi qu'ils aient pu dire, de sortir pour se promener, de prendre un bain après une courte promenade, puis de manger, puis de se mettre au lit, pour passer la nuit comme il est naturel à de pareils individus de la passer? A quoi bon dire comment? Ne peut-on pas le deviner? Eh bien! dis-moi quel est le genre de vie que tu désires à ton tour, toi le sectateur de la vérité, de Socrate et de Diogène. Qu'est-ce que tu veux faire à Athènes? Ces mêmes choses, et pas d'autres? Pourquoi donc alors te dis-tu Stoïcien? Quoi! ceux qui se targuent à faux du titre de citoyen romain sont punis sévèrement ; et ceux qui se targuent à faux d'un caractère et d'un nom si respectables, si augustes, devraient être renvoyés impunis? N'est-il pas vrai que cela ne se peut? N'est-il pas vrai qu'il y a une loi divine, une loi toute puissante, à laquelle nul ne peut se soustraire, qui inflige les plus grands châtiments à ceux qui ont fait les plus grandes fautes? Et que dit cette loi? Que celui qui se sera attribué les qualités qu'il n'a pas, soit un vantard et un vaniteux. Que celui qui s'oppose à l'ordre de choses établi par Dieu, soit vil et esclave : à lui le chagrin, à lui l'envie, à lui la sensiblerie; pour tout dire en un mot, à lui le malheur et les larmes. — Quel est ton avis? Veux-tu que je fasse la cour à un tel, et que je me présente à sa porte? — Si la raison le demande, pour ta patrie, pour ta famille, pour l'humanité, pourquoi ne le ferais-tu pas? Tu ne rougis pas de te présenter à la porte d'un cordonnier, lorsque tu as besoin de chaussures, ni à celle d'un jardinier, lorsque tu as besoin de laitues; pourquoi rougirais-tu de te présenter à celle des riches, lorsque tu as quelque besoin analogue? — Oui, mais je ne m'extasie pas devant le cordonnier. — Eh bien! ne t'extasie pas devant le riche non plus. — Je ne vais pas pour flatter le jardinier. — Ne flatte pas le riche non plus. — Mais comment alors obtiendrai-je de lui ce que je désire? — T'ai-je dit d'y aller pour l'obtenir à tout prix? Ne t'ai-je pas dit simplement d'y aller pour faire ce que tu dois faire? — Pourquoi donc m'y présenterai-je alors? — Pour y aller ; pour faire ton devoir de citoyen, ton devoir de frère, ton devoir d'ami. Souviens-toi seulement que c'est chez un cordonnier que tu vas, chez un vendeur de légumes, qui n'a à sa disposition rien de grand ni de respectable, si cher qu'il vende sa marchandise. Tu vas là comme on va vers des laitues. Elles valent une obole, et non pas un talent. Qu'il en soit de même vis-à-vis du riche. Dis-toi : La chose vaut la peine de se présenter à sa porte. Soit! J'irai. Elle vaut la peine de lui parler. Soit! Je lui parlerai. Mais il faudrait aussi lui baiser la main et le flatter par quelque compliment! Ecartons cela : ça vaudrait un talent. Il n'est utile ni à moi, ni à la ville, ni à mes amis, que le citoyen et l'ami honnêtes périssent en moi. — Mais, si je ne réussis pas, je semblerai n'y avoir pas mis tous mes soins! — As-tu donc oublié de nouveau pourquoi tu y allais? Ne sais-tu pas que le Sage n'agit jamais en vue de paraître, mais en vue de bien faire? — Eh! que lui sert d'avoir bien fait? — Quand on écrit le nom de Dion, à quoi sert-il de l'écrire comme il doit l'être? — A l'écrire. — N'est-ce pas là une récompense? Et veux-tu pour l'homme de bien une récompense plus grande que d'agir suivant l'honnêteté et la justice? A Olympie tu ne veux qu'une seule chose, être couronné aux jeux olympiques, et cela te semble suffisant. Eh bien! te semblera-t-il donc de si petite et de si mince valeur, d'être un Sage et un homme heureux? Quand c'est pour cela que Dieu t'a introduit dans la cité, quand tu dois dès maintenant y faire œuvre d'homme, vas-tu demander encore le sein de ta nourrice? Vas-tu te laisser détourner et amollir par les lamentations de femmelettes imbéciles? Ne cesseras-tu donc jamais d'être un petit enfant? Ne sais-tu pas qu'en agissant comme un enfant, on est d'autant plus ridicule qu'on est plus âgé? A Athènes, ne voyais-tu personne? N'allais-tu chez personne? — Je voyais qui je voulais. — Ici aussi veuille voir les gens, et tu verras qui tu voudras; fais-le seulement sans t'abaisser, sans désir comme sans peur, et de ton côté tout sera bien. Mais ce bien ne tient pas à tes sorties, ni à tes stations devant la porte des gens ; il tient à ton âme, à tes principes. Si tu n'attaches pas de prix à ce qui est en dehors de toi et de ton libre arbitre, si tu ne regardes comme tien rien de tout cela, mais ceci seulement, les opinions et les conceptions vraies, les efforts, les désirs, les craintes légitimes, quelle place peut-il y avoir encore chez toi pour la flatterie, pour la servilité? Comment peux-tu regretter encore ici ta tranquillité de là-bas, et les lieux dont tu avais l'habitude? Attends un peu, et tu auras bientôt l'habitude de ceux-ci. Puis, à leur tour, quand tu les auras quittés, pleure-les et regrette-les, si ton cœur de lâche est ainsi fait. — Mais comment alors aimer mes amis? — Comme aime une âme élevée, comme aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres, d'accuser les Dieux ou les hommes. Aime tes amis, en te gardant de tout cela. Mais, si ton amitié pour tes amis, à la façon dont tu entends cette amitié, doit te rendre esclave et misérable, il ne t'est pas bon d'aimer tes amis. Et qui t'empêche de les aimer, comme on aime des gens qui doivent mourir, qui doivent s'éloigner? Est-ce que Socrate n'aimait pas ses enfants? Si; mais il les aimait en homme libre, en homme qui se souvient que ce sont les Dieux qu'il doit aimer avant tout. Aussi ne s'écarta-t-il jamais de ce qui convenait à un homme de bien, ni dans sa défense, ni dans la fixation de sa peine, ni avant quand il était sénateur ou soldat. Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être lâches : à l'un c'est son enfant, à l'autre c'est sa mère, à l'autre ce sont ses frères. Or, notre devoir est au contraire de n'être malheureux par personne, mais heureux par tout le monde, et surtout par Dieu qui nous a faits pour cela. Dis-moi : Est-ce que Diogène n'aimait personne, lui qui avait tant de bonté, tant d'amour pour l'humanité, qu'il a supporté avec bonheur toutes ces fatigues et toutes ces misères corporelles, pour l'intérêt général des hommes? Mais comment aimait-il? Comme devait aimer un ministre de Jupiter : avec affection pour les gens, mais aussi avec soumission à Dieu. C'est ainsi que (seul), il eut pour patrie toute la terre, et non pas tel pays en particulier. Fait prisonnier, il ne pleura pas Athènes, les gens avec qui il y vivait, les amis qu'il y avait ; mais il se mit à vivre avec les pirates eux-mêmes, en essayant de les corriger. Puis, quand il fut vendu, il vécut à Corinthe comme il avait vécu auparavant à Athènes ; et, s'il était allé jusque chez les Perrhèbes, il y aurait vécu de même. C'est ainsi qu'on se fait libre. C'est pour cela qu'il disait : Depuis qu'Antisthène m'a fait libre, je n'ai jamais été esclave. Et comment Antisthène l'avait-il fait libre? Ecoute-le parler : Il m'a fait connaître ce qui est à moi et ce qui n'est pas à moi : que parents, proches, amis, réputation, lieux auxquels je suis fait, occupations dont j'ai l'habitude, tout cela n'est pas à moi. Qu'est-ce qui est donc à moi? L'usage des idées. Voilà, comme il me l'a montré, ce qui est libre en moi, ce qui est indépendant, ce qui est au-dessus de toute contrainte possible ; ce que nul ne peut forcer à être autrement que je le veux. Qui donc après cela a prise sur moi? Philippe? Alexandre? Perdiccas? Le grand roi? Comment l'auraient-ils? Pour pouvoir être dominé par les hommes, il faut commencer bien auparavant par se laisser dominer par les choses. Celui dont ne triomphent ni le plaisir, ni la peine, ni la vanité, ni la richesse, celui qui peut, quand bon lui semble, cracher pour ainsi dire son corps tout entier à la face de quelqu'un, et s'en aller ainsi, de qui celui-là est-il esclave? De qui est-il sujet? Si, parce que Diogène vivait heureux à Athènes, il s'était laissé dominer par l'habitude d'y vivre, il se serait mis à la merci du premier venu. Quiconque était plus fort que lui aurait été le maître de lui faire de la peine. Mais te l'imagines-tu flattant les pirates, pour qu'ils le vendissent à quelque Athénien; pour qu'il pût revoir et le beau Pyrée, et la longue muraille, et l'Acropolis ? Toi, que serais-tu quand tu les reverrais? Un esclave, un valet, un homme avili ! Et que te servirait-il alors de les revoir? Cela ne pourrait te servir que si tu les revoyais en homme libre. Or, montre-nous comment tu les reverrais en homme libre. Celui, en effet, qui t'enlève à ton séjour habituel, devient ton maître ; et il te dit : « Tu es mon esclave, car il dépend de moi de t'empêcher de vivre comme tu veux; il dépend de moi de t'affranchir ; il dépend de moi de t'abaisser. Si je le veux, tu retrouveras la joie, et, plein d'impatience, tu partiras pour Athènes. » Que répondras-tu à qui te réduit ainsi en servitude? Qui lui opposeras-tu qui ait le pouvoir de t'affranchir? Ou n'est-il pas vrai que tu n'oseras même pas le regarder en face, et que, laissant là des discussions trop longues, tu le supplieras de te laisser partir? Homme, ton devoir serait de t'en aller en prison le coeur joyeux, hâtant le pas, et devançant ceux qui t'y conduisent. Et tu craindras de vivre à Rome, par regret de la Grèce! Et, quand il te faudra mourir, tu viendras à ce moment encore pleurer devant nous, parce que tu ne pourras plus voir Athènes, ni te promener dans le Lycée! Est-ce donc pour cela que tu as quitté ton pays? Est-ce pour cela que tu as cherché à te mettre en rapports avec quelqu'un qui pût te servir? Et te servir à quoi? A mieux analyser un syllogisme? A mieux t'orienter dans un raisonnement hypothétique? Et c'est pour ce motif que tu as laissé ton frère, ta patrie, tes amis, ta famille! Tu voulais leur revenir avec cette belle science! Ainsi, quand tu quittais ton pays, ce n'était pas pour arriver au calme et à la tranquillité de l’âme; pour devenir invulnérable ; pour apprendre à ne plus accuser personne, à ne plus faire de reproches à personne; pour que nul ne pût plus te nuire, et que tu pusses ainsi être avec tous ce que tu dois être en dépit de tous les obstacles! C'est une belle marchandise que tu es venu chercher là, des syllogismes, des sophismes, des raisonnements hypothétiques! Si c'est là ton idée, va t'établir sur la place publique avec une enseigne, comme les vendeurs de drogues. Ah! ne déclareras-tu pas plutôt que tu ne sais pas même les choses que tu as apprises, pour ne point servir à décrier l'enseignement comme inutile? Quel mal t'a fait la philosophie? Quel tort t'a causé Chrysippe, pour venir ainsi prouver par des faits l'inutilité de tous ses travaux? N'avais-tu pas assez de toutes tes misères de là-bas, de toutes tes causes de lamentations et de larmes, sans t'éloigner encore de ton pays? Voulais-tu leur en ajouter d'autres? Si tu fais de nouvelles connaissances, de nouveaux amis, tu auras de nouvelles causes de larmes; de même si tu t'attaches à un nouveau pays. Pourquoi donc vis-tu, si c'est pour entasser chagrins sur chagrins, afin d'être malheureux? Et c'est là ce que tu appelles aimer tous tes amis! Mais les aimer de quelle façon, ô homme? Si cette façon était bonne, elle ne serait la cause d'aucun mal. Si elle est mauvaise, je n'ai rien à faire d'elle. Je suis né pour être heureux; je ne suis pas né pour être malheureux. Comment donc se préparer à ce que je demande? Le premier moyen, le moyen le meilleur, le moyen souverain, celui qui est la clé de tout, pour ainsi dire, c'est de ne s'attacher à personne que comme à une chose qui peut nous être enlevée, comme à une chose qui est de la même nature que les vases d'argile et les coupes de verre. Que le vase se brise, et, nous rappelant ce qu'il était, nous ne nous troublerons pas. De même ici, quand tu embrasses ton enfant, ton frère, ton ami, ne te livre jamais tout entier à ton impression, ne laisse jamais ton bonheur aller aussi loin qu'il le voudrait; mais tire en arrière, et modère-le; fais comme ceux qui marchent derrière le triomphateur, et qui l'avertissent qu'il est homme. Donne-toi à toi-même cet avertissement : Tu embrasses quelque chose de périssable; tu embrasses quelque chose qui n'est pas à toi, quelque chose qui t'a été donné pour un moment, et non pour ne t'être jamais enlevé et pour t'appartenir sans réserve. Il en est de cet être comme des figues et des raisins, qui te sont donnés à un moment précis de l'année, et que tu serais fou de désirer pendant l'hiver. Si tu désirais ton fils ou ton ami, quand il ne t'est pas donné de les avoir, ce serait, sache-le bien, désirer des figues en hiver. Ce qu'est l'hiver par rapport aux figues, les événements qui résultent de l'ensemble des choses le sont par rapport à ce qu'ils nous enlèvent. Désormais donc, au moment où tu jouiras de quelqu'un, mets-toi devant les yeux la scène contraire. Quel mal y aurait-il, quand tu embrasses ton enfant, à te dire tout bas, en parlant de lui, Tu mourras demain ; et de même, en embrassant ton ami, Tu partiras demain, ou, si ce n'est toi, ce sera moi; et ainsi nous ne nous verrons plus? — Mais ce sont là des paroles fâcheuses! — Eh bien! dans les enchantements aussi il y a des mots fâcheux; mais on ne s'en inquiète pas, parce qu'ils servent. Qu'ils servent, cela suffit. Qualifies-tu donc de fâcheux d'autres mots que ceux qui désignent de mauvaises choses? C'est un mot fâcheux que lâcheté; ce sont des mots fâcheux que, bassesse, chagrin, affliction, impudeur. Voilà des mots qui sont réellement fâcheux. Et cependant personne ne doit hésiter à les prononcer pour se préserver des choses. Appelleras-tu donc fâcheux un mot qui désigne un fait tout naturel? Dis alors que c'est aussi une expression fâcheuse que celle-ci, On coupe les épis, car elle signifie la fin des épis. Heureusement qu'elle ne signifie pas celle du monde. Appelle fâcheux aussi le mot qui désigne la chute des feuilles, et celui qui désigne les figues sèches, parce qu'elles remplacent les figues fraîches, et celui qui désigne les raisins secs, parce qu'ils remplacent les raisins frais. Il n'y a dans tout cela que des transformations des choses les unes dans les autres ; il n'y a point là d'anéantissement. Ordre, règle, disposition de l'ensemble, voilà tout ce qu'il y a là; et il n'y a pas autre chose dans un départ : ce n'est qu'un petit petit changement. Pas autre chose dans la mort : ce n'est qu'un grand changement. L'être actuel s'y change, non point en non être, mais en quelque chose qui n'est pas actuellement. — Est-ce donc que je ne serai plus? — Si, tu seras; mais tu seras quelque autre chose dont le monde aura besoin en ce moment. Tu n'es pas né, en effet, quand tu l'as voulu, mais quand le monde a eu besoin de toi. Aussi, le Sage se rappelant qui il est, d'où il vient, et de qui il est né, ne s'occupe que d'une seule chose, de jouer son rôle conformément à l'ordre et à la volonté de Dieu. Veux-tu que je continue de vivre? Oui ; mais libre, et le cœur haut, comme tu l'as voulu. Car tu m'as créé indépendant en tout ce qui m'appartient. N'as-tu plus besoin de moi? Qu'il soit fait à ton gré! Je ne suis resté jusqu'à présent que pour toi, et non pour un autre; à présent je pars pour t'obéir. — Et comment partiras-tu? — Encore comme tu l'as voulu : comme un être libre, qui est ton ministre, et qui a l'intelligence de tes ordres et de tes défenses. Mais tant que je reste dans ton empire, que veux-tu que je sois? Gouvernant, ou simple citoyen? Sénateur, ou plébéien? Soldat, ou général? Précepteur, ou maître de maison? Quel que soit le poste, quelles que soient les fonctions que tu m'assignes, comme le dit Socrate, je mourrai mille fois avant de les abandonner? Où veux-tu que je vive? A Rome? A Athènes? A Thèbes? A Gyaros? Veuille seulement ne pas m'y oublier. Si tu m'envoies où je ne pourrai vivre conformément à la nature humaine, je m'en irai; mais ce sera sans te désobéir, car tu m'auras sonné la retraite. Ce ne sera pas là te faire défaut (puisse une tel chose ne m'arriver jamais!), ce sera comprendre que tu n'as plus besoin de moi. Mais, tant qu'il me sera possible de vivre conformément à la nature, je ne chercherai pas d'autre lieu que celui où je serai, pas d'autres hommes que ceux avec qui je serai. Voilà ce qu'il te faut avoir présent à la pensée, et le jour et la nuit. Voilà ce qu'il te faut écrire, ce qu'il te faut lire, ce dont il te faut parler, et à toi-même et aux autres. Dis-leur : Peux-tu m'aider à cela? Puis (au besoin), vas en trouver un autre, et un autre encore. Après cela, s'il t'arrive quelqu'une de ces choses dont nous disons qu'elles sont en dehors de notre volonté, t'y être attendu sera tout d'abord pour toi un grand soulagement. Car c'est beaucoup que de pouvoir se dire à propos de tous ceux que l'on perd : Je savais que je l'avais engendré mortel. Tu te diras de même encore : Je savais que j'étais né pour mourir, que j'étais né pour voyager, pour être exilé, pour être jeté en prison. Puis, si tu rentres en toi-même, si tu cherches à quelle classe appartient ce qui t'arrive, tu te rappelleras bien vite que c'est à la classe des choses qui ne dépendent pas de ton libre arbitre, qui ne sont pas tiennes. En quoi cela m'intéresse-t-il! (diras-tu alors). Puis viendra la réflexion capitale : Qu'est-ce qui te l'a envoyé? C'est ton chef, c'est ton général, c'est ta ville, c'est la loi de ta ville, consens-y donc; car il faut toujours, et en toute chose, obéir à la loi. Puis, quand ton imagination te tourmentera (car cela ne dépend pas de toi), combats-la et dompte-la à l'aide de ta raison : ne lui permets pas de prendre des forces et de se lancer au dehors, pour t'y montrer ce qu'elle veut, et comme elle le veut. Si tu es à Gyaros, ne te représente pas la vie de Rome, ni tous les plaisirs que tu avais quand tu y habitais et que tu aurais si tu y retournais; applique-toi uniquement à ce que doit faire celui qui vit à Gyaros, pour vivre à Gyaros en homme de courage. Si tu es à Rome, ne te représente pas la vie d'Athènes ; ne t'occupe que de la vie de Rome. Puis, à la place de tous les plaisirs, mets celui de comprendre que tu obéis à Dieu, et que tu joues ici le rôle du Sage, non par ce que tu dis, mais par ce que tu fais. Quelle chose en effet que de pouvoir se dire : Ce dont les autres dissertent pompeusement dans les écoles, et ce qu'ils regardent comme des paradoxes, moi je l'accomplis aujourd'hui. Ce sont mes vertus qu'ils analysent sur leurs bancs; c'est sur moi qu'ils discutent; c'est moi dont ils font l'éloge. Jupiter a voulu que j'eusse en moi-même la preuve que toutes ces vertus sont possibles. Il a voulu, pour ce qui le regarde, voir par moi s'il pouvait avoir un soldat tel qu'il le faut, un citoyen tel qu'il le faut; et, pour les autres hommes, il a voulu me présenter à eux comme un témoin qui leur dit au sujet des choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre : Voyez! c'est en vain que vous vous effrayez, et c'est sans raison que vous désirez ce que vous désirez. Ne cherchez pas le bien au dehors, cherchez-le en vous-mêmes ; autrement, vous ne le trouverez pas. C'est pour cela qu'aujourd'hui il me conduit ici, que demain il m'envoie là, qu'il me montre aux autres hommes, pauvre, sans pouvoir et malade ; qu'il m'envoie à Gyaros ; qu'il me conduit en prison. Il ne me hait pas (loin de nous cette pensée!); car qui peut haïr le meilleur de ses serviteurs? Il ne me néglige pas, lui qui ne néglige pas le plus humble des êtres. Il m'exerce ; il se sert de moi comme d'une preuve vivante pour les autres hommes. Et, quand il m'a assigné un pareil service, je m'occuperais encore de l'endroit où je suis, des gens avec qui je suis, et de ce qu'ils disent de moi! Je ne me donnerais pas tout entier à Dieu, à ses commandements, à ses ordres! Si tu as constamment ces maximes entre les mains, si tu les médites constamment, et fais qu'elles se présentent d'elles-mêmes à ta pensée, tu n'auras jamais besoin de personne pour t'encourager et te fortifier. Ce qui est honteux, ce n'est point de ne pas avoir de quoi manger, mais de ne pas avoir assez de raison pour écarter de soi la crainte et les chagrins. Or, une fois que tu te seras mis au-dessus du chagrin et de la crainte, y aura-t-il encore pour toi des tyrans, des gardes, des Césariens? Souffriras-tu encore de la nomination des autres, et de ce qu'ils offrent des sacrifices au Capitole en remercîment de leurs charges, toi qui as reçu de Jupiter une telle magistrature? Seulement ne te donne pas de grands airs à cause d'elle, et ne fais pas le glorieux. Contente-toi de la révéler par tes actes; et, quand personne ne la connaîtrait, qu'il te suffise d'être sage et heureux pour toi-même. [3,25] CHAPITRE XXV : Aux gens qui restent en chemin. De toutes les promesses que tu te faisais au début, vois quelles sont celles que tu as tenues, et celles que tu n'as pas tenues; vois aussi comment tu te rappelles les premières avec bonheur, et les secondes avec regret; puis, si tu le peux, recommence ce que tu n'as pas réussi. Quand on se livre à la plus noble des luttes, on doit ne reculer devant rien, mais recevoir bravement tous les coups. Car ce dont il s'agit ici, ce n'est ni la lutte ordinaire, ni le Pancrace lui-même, où l'on peut, vainqueur ou vaincu, valoir plus, valoir moins, et, par Jupiter! être très heureux ou très malheureux. Ce dont il s'agit ici, c'est le bonheur lui-même, c'est la félicité elle-même. Il y a mieux : ici, si nous nous retirons de l'arène, rien ne nous empêche de recommencer la lutte; et il ne nous faut pas pour cela attendre quatre ans le retour de nouveaux jeux olympiques; mais aussitôt qu'on s'est ranimé, que l'on se retrouve soi-même, que l'on porte en soi la même ardeur, on peut reprendre la lutte ; si on y succombe de nouveau, on peut la recommencer encore; et, si l'on est vainqueur une fois, on est comme si l'on n'avait jamais été vaincu. Seulement, il ne faut pas que l'habitude de la défaite vous amène à vous y résigner, et que désormais, comme un mauvais athlète, vous figuriez en vaincu à toutes les luttes, petit comme une caille qui se sauve. Je succombe à la vue d'une belle fille, dites-vous; mais quoi! n'y ai-je pas déjà succombé hier? L'envie me vient de censurer quelqu'un; mais est-ce qu'hier déjà je n'en ai pas censuré un autre? Voilà ce que tu nous débites, comme si tu étais sorti de là sans qu'il t'en coûtât. Tu ressembles à un homme à qui le médecin interdirait les bains, et qui lui répondrait : N'en ai-je pas pris un hier? Le médecin lui pourrait répondre : Eh bien! qu'as-tu éprouvé après ce bain? N'as-tu pas eu la fièvre? N'as-tu pas eu mal à la tête? Toi aussi, quand hier tu as critiqué quelqu'un, n'as-tu pas fait l'œuvre d'un malveillant et d'un bavard? N'as-tu pas nourri en toi cette disposition par des actions de même nature qu'elle? Et, quand tu as succombé à une femme, t'es-tu tiré de là sans punition? Que nous parles-tu donc de ce que tu as fait hier? Comme les esclaves qui se souviennent des coups, tu aurais dû, toi aussi, puisque tu te souvenais, t'abstenir des mêmes fautes. — Ce n'est pas la même chose, dis-tu. C'est la douleur qui donne de la mémoire à l'esclave; mais, à la suite de nos fautes, quelle douleur y a-t-il? Quelle punition? Qui peut donc nous faire prendre l'habitude de fuir les mauvaises actions? — Il faut donc convenir que les souffrances qui naissent de ce que nous essayons de faire nous sont utiles, que nous le voulions ou non. [3,26] CHAPITRE XXVI : A ceux qui craignent la pauvreté. N'as-tu pas honte d'avoir moins de courage et moins de cœur que les esclaves fugitifs? En quel état fuient-ils, quand ils abandonnent leurs maîtres? Quels domaines, quels serviteurs ont-ils pour se rassurer? Ils dérobent le peu qu'il leur faut pour les premiers jours, puis ils se lancent à travers les terres, et même à travers les mers, se procurant habilement les moyens de subsister : aujourd'hui celui-ci, demain celui-là. Et qui d'entre eux est jamais mort de faim? Mais toi, tu trembles de manquer du nécessaire ; et te voilà passant tes nuits à veiller! Malheureux, es-tu donc si aveugle? Ne vois-tu pas le chemin? Et ne sais-tu pas où nous conduit le manque du nécessaire? Où nous conduit-il donc? Où nous conduit la fièvre, où nous conduit une pierre qui nous tombe sur la tête : à la mort. N'est-ce pas ce que tu as dit cent fois toi-même à tes amis? Ne l'as-tu pas lu cent fois? Ne l'as-tu pas écrit cent fois aussi? A combien de reprises ne t'es-tu pas vanté d'attendre la mort avec calme? — Mais les miens mourront de faim! — Eh bien! Est-ce que la faim les conduit ailleurs que toi? Est-ce que la descente n'est pas la même pour eux? Est-ce qu'en bas ils ne trouveront pas les mêmes choses? Ne peux-tu donc pas, sans t'effrayer du dénuement et de la disette, fixer un œil calme sur le lieu où doivent descendre les plus riches, les magistrats les plus élevés, les rois et les tyrans eux-mêmes? Peut-être y descendras-tu d'inanition; ils y descendront, eux, crevant d'indigestion et d'ivresse. (Mais ne sera-ce pas toute la différence?) Que de mendiants n'as-tu pas vus arriver à la vieillesse! Combien même à l'extrême vieillesse! Ces gens transis de froid et le jour et la nuit, ces gens qui gisent sur le sol, et qui ne mangent que bien juste leur nécessaire, ces gens-là arrivent presque à ne pouvoir mourir. Ne peux-tu donc pas faire un métier? Ne peux-tu pas être copiste? Etre précepteur? Garder la porte d'autrui? —Mais c'est une honte, d'en venir à cette extrémité! — Eh bien! commence par apprendre où est la honte, et alors seulement dis-toi philosophe. Pour le moment, ne permets même pas à un autre de t'appeler de ce nom. Est-ce que c'est une honte pour toi que ce qui n'est pas ton œuvre, que ce dont tu n'es pas l'auteur, que ce qui t'arrive par hasard, comme le mal de tête, comme la fièvre? Si tes parents étaient pauvres, ou si, riches, ils ont laissé leur héritage à d'autres, ou si encore, de leur vivant, ils ne te donnent rien, est-ce une honte pour toi? Est-ce là ce que tu as appris chez les philosophes? Ne leur as-tu pas entendu dire que ce qui est blâmable est seul honteux, et que ce qui est blâmable c'est ce qui est digne de blâme? Et qui peux-tu blâmer de ce qui n'est pas son œuvre, de ce qu'il n'a pas fait lui-même? Est-ce donc toi qui as fait ton père tel qu'il est? Ou bien t'est-il possible de le corriger? Est-ce là une chose qui soit en ta puissance? Eh bien! dois-tu vouloir ce qui n'est pas en ta puissance? ou rougir quand tu n'y réussis pas? Est-ce la philosophie qui t'a fait prendre cette habitude d'avoir les yeux sur les autres, et de ne rien attendre de toi-même? Gémis donc, lamente-toi, et ne mange qu'en tremblant de n'avoir pas de quoi vivre demain. Tremble que tes esclaves ne te volent, ne s'enfuient ou ne meurent. Que ce soit là ta vie, et qu'elle ne cesse jamais, puisque c'est de nom seulement que tu t'es approché de la philosophie, puisque tu déshonores son enseignement autant qu'il t'est possible de le faire, toi qui montres qu'il est sans utilité et sans profit pour ceux qui l'ont reçu. Jamais tu n'as souhaité le calme, la tranquillité, l'impassibilité; jamais tu ne t'es attaché à personne pour y arriver ; mais que de gens auxquels tu t'es attaché par amour pour les syllogismes! Jamais pour aucune des choses qui apparaissaient à tes sens tu ne t'es demandé à toi-même : Pourrai-je, ou ne pourrai-je pas supporter cela? Que me reste-t-il à faire? Mais, comme si tout ce qui est à toi était en bon état et à l'abri de tout péril, tu t'occupais de ce qui ne doit venir qu'après tout le reste, de l'immutabilité! Et qu'avais-tu donc à rendre immuable? Ta lâcheté, ta couardise, ton admiration pour les riches, tes désirs avortés, tes efforts inutiles pour éviter les choses? Voilà ce que tu voulais mettre à l'abri de tout péril! Ne devais-tu pas commencer par acquérir ce que la raison te conseillait, puis songer alors seulement à mettre tes acquisitions en sûreté? Qui as-tu vu construire un couronnement autour de sa maison, sans placer ce couronnement sur un mur? Quel est le portier que l'on établit où il n'y a pas de porte? Ta préoccupation à toi, c'est d'être capable de démontrer; mais de démontrer quoi? Ta préoccupation, c'est de ne pas te laisser entraîner par les sophismes ; mais entraîner loin de quoi? Montre-moi d'abord ce qui est l'objet de tes soins, ce que tu mesures, ou ce que tu pèses; puis ensuite montre-moi ta balance ou ta mesure. Jusques à quand ne mesureras-tu que de la cendre? Ce que tu dois démontrer, n'est-ce pas ce qui rend l'homme heureux, ce qui fait que les choses lui arrivent comme il les désire, ce qui est cause qu'il doit ne blâmer personne, n'accuser personne, mais se conformer à la manière dont le monde est gouverné? Voilà ce qu'il te faut me montrer. — Voici, dis-tu, ma démonstration : je vais t'analyser des syllogismes. — Esclave, c'est là ta mesure ; mais ce n'est pas ce que tu mesures! Voilà comment tu es puni aujourd'hui d'avoir négligé la philosophie : tu trembles, tu ne dors pas, tu consultes tout le monde; et si les résolutions que tu prends ne conviennent pas à tout le monde, tu crois avoir eu tort de les prendre. Tu crois aujourd'hui redouter la faim; mais non : ce n'est pas la faim que tu redoutes. Ce que tu crains, c'est de n'avoir plus de cuisinier, de n'avoir plus personne pour tes sauces, personne pour t'attacher tes chaussures, personne pour te passer tes habits, personne pour te frictionner, personne pour te faire cortège. Tu veux pouvoir aux bains te dépouiller, t'étendre à la façon de ceux qu'on met en croix, puis te faire frotter et de ci et de là; tu veux que le maître baigneur, qui préside à l'opération, dise ensuite : Passe ici; montre-nous le flanc ; prends-lui la tête ; présente ton épaule ; puis, rentré chez toi après le bain, tu veux crier : Ne m'apporte-ton pas à manger? Et après cela : Enlève la table; passe l'éponge. Ce que tu crains, c'est de ne pouvoir plus mener la vie d'un malade. Quant à la vie de ceux qui se portent bien, apprends à la connaître : c'est celle que mènent les esclaves, les ouvriers, les vrais philosophes; c'est celle qu'a menée Socrate, quoique avec femme et enfants; c'est celle de Diogène, celle de Cléanthe, qui tenait une école et était porteur d'eau. Si tu veux mener cette vie, tu la pourras mener partout, et tu vivras dans une pleine assurance. Fondée sur quoi? Sur la seule chose à laquelle on puisse se fier, sur la seule qui soit sûre, qui soit sans entraves, que nul ne puisse t'enlever, sur ta propre volonté. Pourquoi par ta faute es-tu si inutile et si impropre à tout, que personne ne veut te prendre chez lui, ne veut se charger de toi? Un vase intact et propre au service aura beau être jeté dehors, quiconque le trouvera l'emportera, et croira que c'est tout profit; toi, au contraire, chacun croira que c'est tout perte. Ainsi tu ne peux même pas rendre les services d'un chien et d'un coq, et tu veux encore vivre, tel que tu es! Le Sage craindra-t-il que les aliments viennent à lui manquer? Ils ne manquent pas à l'aveugle ; ils ne manquent pas au boiteux ; et ils manqueraient au Sage! Un bon soldat trouve toujours qui le paye ; un bon ouvrier, un bon cordonnier aussi; et celui qui est l'homme parfait ne le trouverait pas! Dieu sera-t-il si insoucieux de ses propres affaires, de ses ministres, de ses témoins, de ceux qui lui servent à prouver par des faits aux hommes ordinaires, qu'il existe, qu'il gouverne sagement ce monde, qu'il ne néglige pas l'humanité, et qu'il n'y a jamais de mal pour le Sage, ni de son vivant, ni après sa mort? — Mais lorsqu'il ne me fournit pas de quoi manger? — Que fait-il autre chose que de me donner le signal de la retraite, comme un bon général? Je lui obéis alors; je le suis, en chantant les louanges de mon général, en approuvant bien haut tout ce qu'il fait. Je suis venu, en effet, quand il l'a voulu; je m'en irai de même, quand il le voudra; et, de mon vivant, qu'avais-je précisément à faire, que de chanter les louanges de Dieu, seul avec moi-même, en face d'un autre, ou de plusieurs? Il me donne peu, il ne me donne pas en abondance, il ne veut pas que je vive dans la mollesse ; mais il n'a pas donné davantage à Hercule, son propre fils. C'était un autre qui régnait sur Argos et sur Mycènes ; la part d'Hercule était l'obéissance, les travaux, les épreuves. Mais Eurysthée était ce qu'il était, et ne régnait pas plus réellement sur Argos et sur Mycènes qu'il ne régnait sur lui-même ; tandis que Hercule, par toute la terre et par toute la mer, était véritablement roi, véritablement chef, réparant les iniquités et les injustices, amenant avec lui la justice et la piété ; et tout cela il le faisait nu et seul. Quand Ulysse fut jeté à la côte par un naufrage, se laissa-t-il abattre par son dénuement? Perdit-il courage? Non : voyez comme il va demander à des vierges ces vêtements indispensables, que nous trouvons si honteux de demander à un autre. "Il allait comme un lion nourri dans les montagnes et qui se confie en sa force". Qu'est-ce qui faisait donc sa confiance? Ce n'était ni la réputation, ni la richesse, ni le pouvoir; c'était sa force intérieure, c'est-à-dire, ses convictions sur ce qui dépend de nous et sur ce qui n'en dépend pas. Ce sont elles seules, en effet, qui nous font libres et indépendants, qui font relever la tête à celui qu'on humilie, qui nous font regarder en face et d'un œil fixe les riches et les puissants. Voilà la part du philosophe. Mais toi, tu sortiras comme un lâche, tremblant de peur pour tes manteaux et pour ta vaisselle d'argent! Malheureux, est-ce ainsi que tu as perdu ton temps jusqu'à présent? — Mais si je suis malade? — Tu seras ce que tu dois être dans la maladie. — Mais qui me soignera? — Dieu, et tes amis. — Je serai durement couché. — Comme doit l'être un homme. — Je n'aurai pas de maison commode. — Eh bien! tu seras malade dans une maison incommode. — Qui me donnera les moyens de vivre? — Ceux qui les donnent aux autres. Tu seras comme Manès dans ta maladie. — Mais quelle sera la fin de cette maladie? — La mort, et quoi de plus? Ne sais-tu donc pas que la source de toutes les misères pour l'homme, la source de toutes ses faiblesses et de toutes ses lâchetés, ce n'est pas la mort, mais bien plutôt la crainte de la mort? Exerce-toi donc contre cette crainte ; crois-moi, que ce soit là que tendent tous tes raisonnements, tout ce que tu écoutes, tout ce que tu lis, et tu reconnaîtras que c'est par là seulement que les hommes s'affranchissent.