[1,0] LIVRE PREMIER - CHAPITRE Ier. [1,1] Des choses qui sont en notre pouvoir, et de celles qui n'y sont pas. De tous les modes d'exercice de notre force intellectuelle, vous n'en trouverez qu'un seul qui puisse se juger lui-même, qu'un seul partant qui puisse s'approuver ou se blâmer. Jusqu'où la grammaire est-elle en possession d'aller dans ses jugements? jusqu'à la détermination des lettres. Et la musique? jusqu'à la détermination des notes. Mais l'une d'elles se juge-t-elle elle-même? nullement. Lorsqu'il faudra écrire à un ami, la grammaire dira comment il faut lui écrire. Mais, la grammaire ne vous dira pas s'il faut ou non écrire à cet ami? La musique vous enseignera de même les notes ; mais elle ne vous dira pas s'il faut pour le moment chanter et jouer de la lyre, ou s'il ne faut ni chanter ni jouer de la lyre. Qui donc vous le dira? la faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste. Et qu'elle est-elle? La faculté rationnelle, car celle-ci est la seule qui nous ait été donnée pouvant se rendre compte d'elle-même, de sa nature, de sa puissance, de sa valeur quand elle est venue en nous, ainsi que de tous les autres modes d'exercice de l'esprit. Qu'est-ce qui nous dit en effet que l'or est beau, puisqu'il ne le dit pas lui-même? évidemment c'est la faculté chargée de tirer parti des idées. Quelle autre juge la musique, la grammaire et toutes les autres branches de savoir, en apprécie l'emploi et indique le moment d'en faire usage? nulle autre qu'elle. Les dieux donc, ainsi qu'il convenait, n'ont mis en notre pouvoir que ce qu'il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage des idées. Le reste, ils ne l'ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc qu'ils ne l'ont pas voulu? moi je crois que, s'ils l'avaient pu, ils nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils ne le pouvaient absolument pas. Car, vivants sur la terre, et enchaînés à un tel corps et à de tels compagnons, comment aurions-nous pu ne pas être entravés pour ce reste par les objets du dehors? Que dit Jupiter? Epictète, si je l'avais pu, j'aurais encore faits libres et indépendants ton petit corps et ta petite fortune. Mais, ne l'oublie pas, ce corps n'est pas à toi; ce n'est que de la boue artistement arrangée. Comme je n'ai pu l'affranchir, je t'ai donné une partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user des idées. Si tu la cultives, si tu vois en elle seule tout ce qui est à toi, jamais tu ne seras empêché ni entravé; jamais tu ne pleureras; jamais tu n'accuseras ni ne flatteras personne. Eh quoi! trouves-tu que ce soit là peu de chose? — à Dieu ne plaise! — Contente-t'en donc et prie les dieux. Mais, maintenant, nous qui pourrions ne nous occuper que d'un seul objet, ne nous attacher qu'à un seul, nous aimons mieux nous occuper et nous embarrasser d'une foule de choses, de notre corps, de notre fortune, de notre frère, de notre ami, de notre enfant, de notre esclave. Et toutes ces choses dont nous nous embarrassons, sont un poids qui nous entraîne au fond. Aussi, qu'il y ait impossibilité de mettre à la voile, et nous nous asseyons impatients, regardant continuellement quel est le vent qui souffle. — C'est Borée! Qu'avons-nous à faire de lui? Et quand le Zéphire soufflera-t-il? — . Quand il lui plaira, mon ami ; ou quand il plaira à Eole. Car ce n'est pas toi que Dieu a établi le dispensateur des vents, mais bien Eole. Que faut-il donc faire? rendre parfait ce qui dépend de nous, et prendre les autres choses comme elles viennent. Comment viennent-elles donc? comme Dieu le veut. — Quoi donc, je serais le seul qu'on décapiterait aujourd'hui! — Eh bien! veux-tu que tous soient décapités, pour que tu aies une consolation? Ne préfères-tu pas tendre le cou, comme, à Rome, ce Lateranus, dont Néron avait ordonné de couper la tête? Il la tendit, et fut frappé; mais le coup était trop faible : il la retira un instant; puis la tendit de nouveau. Déjà auparavant, comme Epaphrodite, affranchi de Néron, était venu l'interroger sur sa haine pour l'empereur, il lui avait répondu : Si je veux le dire, ce sera à ton maître. Que faut-il donc avoir présent à l'esprit dans ces circonstances? Quelle autre chose que ces questions : Qu'est-ce qui est à moi? Et qu'est-ce qui n'est pas à moi? Qu'est-ce qui m'est possible? Et qu'est-ce qui ne m'est pas possible? Il faut que je meure. Eh bien! faut-il que ce soit en pleurant? Il faut que je sois enchaîné. Faut-il donc que ce soit en me lamentant? Il faut que je parte pour l'exil. Eh! qui m'empêche de partir en riant, le cœur dispos et tranquille? — Dis-moi tes secrets. — Je ne te les dis pas, car cela est en mon pouvoir. — Mais je t'enchaînerai. — O homme, que dis-tu? m'enchaîner, moi! tu enchaîneras ma cuisse; mais ma faculté de juger et de vouloir, Jupiter lui-même ne peut en triompher. — Je te jetterai en prison. — Tu y jetteras mon corps. — Je te couperai la tête. — Quand t'ai-je dit que j'étais le seul dont la tête ne pût être coupée? Voilà ce que devraient méditer les philosophes, ce qu'ils devraient écrire tous les jours, ce à quoi ils devraient s'exercer. Thraseas avait coutume de dire : J'aime mieux être tué aujourd'hui qu'exilé demain. Que lui dit donc Rufus? Si tu choisis la mort comme plus pénible, quel est ce choix absurde? Si comme plus douce, qui te l'a permis? Ne veux-tu pas t'exercer à être satisfait de ce qui t'est échu? C'est pour cela qu'Agrippinus disait : Je ne m'entrave pas moi-même. On lui annonça qu'il était jugé dans le sénat. Au petit bonheur! (dit-il). Mais voici la cinquième heure (c'était celle où il avait l'habitude de s'exercer, puis de se baigner dans l'eau froide) ; sortons et exerçons-nous. Quand il s'est exercé, quelqu'un vient lui dire qu'il a été condamné. — A l'exil, dit-il, ou à la mort? — A l'exil. — Qu'arrive-t-il de mes biens? — On ne te les a pas enlevés. —Allons donc à Aricie, et dinons-y. Voilà ce que c'est que d'avoir médité ce qu'il faut méditer; de s'être placé au-dessus de tout obstacle et de tout accident, pour les choses qu'on désire ou qu'on veut éviter. Il faut que je meure. Si tout de suite, je meurs; si bientôt, je dîne maintenant que l'heure en est venue; je mourrai ensuite. — Comment? — Comme il convient à quelqu'un qui rend ce qui n'est pas à lui. [1,2] CHAPITRE II Comment on peut conserver sa dignité en toute chose. Pour l'être doué de la vie et de la raison, il n'y a d'impossible à supporter que ce qui est contre la raison, mais tout ce qui est conforme à la raison se peut supporter. Les coups par eux-mêmes ne sont point impossibles à supporter. — Comment cela? — Vois comme les Lacédémoniens se laissent battre de verges, sachant que cela est conforme à la raison. La pendaison elle-même se peut supporter. Lorsque quelqu'un croit qu'elle est conforme à la raison, il s'en va et se pend. En un mot, si nous y faisons attention, nous trouverons que l'être doué de la vie ne souffre de rien tant que de ce qui n'est pas raisonnable ; et qu'en revanche il n'est attiré par rien autant que par ce qui est raisonnable. Mais ce qui paraît raisonnable ou déraisonnable à l'un, ne le paraît pas à l'autre. Il en est de cela comme du bien et du mal, de l'utile et du nuisible. Et c'est pour ce motif surtout que nous avons besoin d'instruction pour apprendre à mettre d'accord avec la nature, dans chaque cas particulier, notre notion a priori du raisonnable et du déraisonnable. Or, pour juger de ce qui est conforme ou contraire à la raison, nous ne nous bornons pas à apprécier les objets extérieurs, nous tenons compte encore de notre dignité personnelle. L'un, en effet, trouve conforme à la raison de présenter le pot de chambre à quelqu'un, parce qu'il ne voit qu'une chose : que, s'il ne le présente point, il recevra des coups et ne recevra pas de nourriture ; tandis que s'il le présente, il n'aura à supporter rien de fâcheux ni de pénible. L'autre, non seulement trouve intolérable de le présenter lui-même, mais encore ne saurait souffrir qu'un autre le lui présente. Si tu me fais cette question : Présenterai-je ou non le pot de chambre? Je te dirai que recevoir de la nourriture vaut mieux que n'en pas recevoir, et qu'il y a plus de désagrément à être frappé de verges qu'à ne pas l'être ; de sorte que, si tu calcules d'après cela ce qui te convient, va présenter le pot de chambre. — Mais la chose est indigne de moi. — C'est à toi de faire entrer cela en ligne de compte, et non pas à moi, car tu es le seul qui sache combien tu t'estimes, et combien tu veux te vendre. Chacun se vend un prix différent. Aussi quand Florus demanda à Agrippinus s'il devait descendre sur la scène avec Néron pour y jouer un rôle lui aussi, "Descends-y", fut la réponse. Et à cette question : Pourquoi, toi, n'y descends-tu pas? Parce que, moi, dit-il, je ne me demande même pas si je dois le faire. C'est, qu'en effet, celui qui s'abaisse à délibérer sur de pareilles choses et qui pèse les objets extérieurs avant de se décider, touche de bien près à ceux qui oublient leur dignité personnelle. Que me demandes-tu en effet? Qui vaut le mieux de la mort ou de la vie? Je te réponds, la vie. De la souffrance ou du plaisir? Je te réponds, le plaisir. Mais si je ne joue pas la tragédie, dis-tu, j'aurai la tête coupée. — Va donc, et joue la tragédie. Pour moi, je ne la jouerai pas. — Pourquoi? — Parce que toi, tu ne te regardes que comme un des fils de la tunique. — Que veux-tu dire? — Que dès lors, il te faut chercher à ressembler aux autres hommes, de même qu'aucun fil ne demande à être supérieur aux autres fils. Mais moi, je veux être le morceau de pourpre, cette petite partie brillante qui donne aux autres l'éclat et la beauté. Que me dis-tu donc de ressembler aux autres? Comment serais-je pourpre alors? C'est ce qu'avait bien vu Priscus Helvidius ; et il agit comme il avait vu. — Vespasien lui avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : Il est en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être du sénat; mais tant que j'en serai, il faut que j'y aille. — Eh bien! Vas-y, lui dit l'empereur, mais tais-toi. — Ne m'interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t'interroge. — Et moi, il faut que je dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — Quand t'ai-je dit que j'étais immortel? Tu rempliras ton rôle, et je remplirai le mien. Ton rôle est de faire mourir; le mien est de mourir sans trembler. Ton rôle est d'exiler, le mien est de partir sans chagrin. A quoi servit cette conduite de Priscus, seul comme il était? Mais en quoi la pourpre sert-elle au manteau? Que fait-elle autre chose que de ressortir sur lui en sa qualité de pourpre, et d'y être, pour le reste, un spécimen de beauté? Un autre homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui avait dit de ne pas aller au sénat, aurait répondu : Je te remercie de m'épargner. Mais César n'aurait pas empêché un tel homme d'y aller, sachant bien qu'il y devait rester immobile comme une cruche, ou que, s'il y parlait, il dirait ce qu'il savait désiré de l'empereur, et que même il renchérirait encore dessus. De même cet athlète qui était en danger de mourir, si on ne lui coupait pas les parties sexuelles. Son frère vint le trouver (l'athlète était philosophe) et lui dit : Eh bien! frère, que vas-tu faire? coupons cette partie, et retournons encore au gymnase. Mais celui-ci refusa, tint bon, et mourut. Quelqu'un demandait à quel titre il avait agi ainsi : à titre d'athlète, ou à titre de philosophe? A titre d'homme, répondit Epictète; au titre d'un homme qui avait été proclamé à Olympie après y avoir combattu, d'un homme qui avait passé sa vie sur ce terrain-là, et non à se faire parfumer d'odeurs chez Baton. Un autre se serait fait couper jusqu'à la tête même, s'il avait pu vivre sans tête. Voilà ce que c'est que le sentiment de notre dignité. Voilà la force qu'il a chez ceux qui ont l'habitude de le faire entrer en ligne de compte dans leurs délibérations. — Va donc, Epictète : fais-toi raser. — Si je suis philosophe, je réponds : Je ne me ferai pas raser. — Mais je t'enlèverai la tête. — Enlève-la, si cela te semble bon. Quelqu'un lui demandait : Comment sentirons-nous ce qui est conforme à notre dignité? — Comment le taureau, dit-il, à l'approche du lion, sent-il seul la force qui est en lui, et se jette-t-il en avant pour le troupeau tout entier? Il est évident que dès le premier instant, avec la force dont il est doué, se trouve en lui le sentiment de cette force. Eh bien! de même chez nous, nul de ceux qui seront ainsi doués ne restera sans le savoir. Mais ce n'est pas en un jour que se fait le taureau, non plus que l'homme d'élite; il faut s'exercer et se former à grand'peine, et ne pas s'élancer à l'étourdi vers ce qui n'est pas de notre compétence. Vois seulement à quel prix tu vends ton libre arbitre. Au moins, mon ami, vends-le cher. — Ce prix élevé et exceptionnel convient peut-être à d'autres (diras-tu), à Socrate et à ceux qui lui ressemblent? — Pourquoi donc, puisque nous naissons tous semblables à lui, un si petit nombre plus tard lui sont-ils semblables? — Tous les chevaux deviennent-ils donc rapides, et tous les limiers bons chasseurs? — Eh bien! parce que je suis d'une nature ingrate, faut-il me refuser à tout effort? à Dieu ne plaise! Epictète n'est pas supérieur à Socrate, mais qu'il ne lui soit pas inférieur, et cela me suffit. Je ne deviendrai pas non plus un Milon, et cependant je ne néglige pas mon corps ; un Crésus non plus, et cependant je ne néglige pas ma fortune. Il n'y a aucune autre chose en un mot, dont nous nous refusions à prendre soin, parce que nous y désespérons du premier rang. [1,3] CHAPITRE III. Quelles conclusions peut-on tirer de ce que Dieu est le père des hommes? Si on pouvait partager, autant qu'on le doit, cette croyance, que nous sommes tous enfants de Dieu au premier chef, que Dieu est le père des hommes et des divinités, jamais, je pense, on n'aurait de soi des idées qui nous amoindrissent, ou nous rapetissent. Quoi, si César t'adoptait, personne ne pourrait supporter ton orgueil; et quand tu sais que tu es fils de Dieu, tu ne t'en enorgueilliras pas! Nous ne le faisons guère aujourd'hui! Bien loin de là : comme à notre naissance deux choses ont été unies en nous, le corps qui nous est commun avec les animaux, la raison et le jugement qui nous sont communs avec les dieux, une partie d'entre nous se tournent vers cette funeste parenté de mort, très peu vers cette bienheureuse parenté divine. Or, comme il est impossible de ne pas user de chaque chose suivant l'opinion que l'on s'en fait, ce petit nombre, il est vrai, qui se croit né pour la probité, pour l'honneur, pour le bon usage des idées, n'a jamais de lui-même une opinion qui le rapetisse ou l'amoindrisse, mais la foule fait le contraire. Que suis-je, en effet (dit-on)? Un homme misérable et chétif. — Ou bien encore : Pitoyable chair que la mienne! — Oui, bien pitoyable en effet! mais tu as quelque chose de mieux que cette chair! Pourquoi le négliges-tu, pour t'attacher à elle? Par suite de cette parenté, nous qui nous tournons vers elle, nous devenons semblables, les uns, aux loups, trompeurs, traîtres et méchants; les autres, aux lions, sauvages, cruels et barbares; le plus grand nombre aux renards et à tout ce qu'il y a de vil parmi les bêtes. Qu'est-ce en effet qu'un homme méchant dans ses paroles ou dans ses actes, si ce n'est un renard ou quelque chose de plus vil et de plus abject encore? Ouvrez donc les yeux et faites attention, pour ne pas devenir quelqu'une de ces saletés. [1,4] CHAPITRE IV : Sur le progrès. Celui qui est en progrès se souvient qu'il a appris des philosophes que l'on ne désire que le bien, que l'on ne cherche à éviter que le mal; que de plus il n'y a de bonheur et de tranquillité pour l'homme, qu'à ne pas manquer ce qu'il désire, et à ne pas tomber dans ce qu'il veut éviter; il s'interdit donc, ou remet à plus tard, de désirer quoique ce soit, et il ne cherche à éviter que des choses qui relèvent de son libre arbitre. Il sait, en effet, que s'il cherche à éviter des choses qui ne relèvent pas de son libre arbitre, il tombera forcément sur quelqu'un des objets qu'il veut éviter, et sera malheureux. Or, si la vertu peut se vanter de donner le bonheur, le calme et le repos de l'esprit, chaque pas que l'on fait vers elle, est un pas fait vers chacun d'entre eux; car chaque pas que l'on fait sur une route, vous rapproche forcément de ce qui est au terme de cette route. Comment donc, quand nous avouons que c'est là qu'est la vertu, pouvons-nous chercher le progrès ailleurs, et enseigner qu'il y est? Quel est le fait de la vertu? De donner le calme de l'âme. Qui donc est en progrès? Est-ce celui qui a lu plusieurs traités de Chrysippe? La vertu consisterait-elle donc à connaître tout Chrysippe? si cela était, en effet, le progrès consisterait évidemment à connaître tous les traités de Chrysippe. Mais, aujourd'hui, tandis que nous reconnaissons que la vertu a certains effets, nous présentons d'une tout autre façon le progrès qui nous en rapproche. Celui-ci, dit-on, peut déjà lire Chrysippe sans aide! — Par tous les dieux, mon cher, combien tu as fait de progrès! Quels progrès donc a-t-il faits? Pourquoi te jouer de lui? Pourquoi lui enlever le sentiment de ses maux? Ne lui apprendras-tu pas de préférence quel est le fait de la vertu, pour qu'il sache où chercher le progrès? Malheureux, cherche le progrès dans ce qui est ton fait à toi. Qu'est-ce qui est donc ton fait? Ton fait, c'est de désirer les choses ou de les fuir, de manière à ne pas les manquer ou à ne pas y tomber ; c'est de t'y porter ou de les repousser, de manière à ne pas pécher; c'est d'affirmer ou de douter, de manière à ne pas te tromper. Le premier de ces trois points est le plus important et le plus nécessaire; mais si c'est en tremblant et en gémissant que tu cherches à ne pas tomber dans certaines choses, comment donc es-tu en progrès? Montre-moi donc ici tes progrès. Si je disais à un Athlète, Montre-moi tes épaules, et qu'il me répondît: Voici les plombs dont je me sers. — Va-t'en voir ailleurs avec ces plombs, lui dirais-je. Ce que je veux voir, c'est le parti que tu sais en tirer. Toi de même, tu me dis : Prends ce livre sur la volonté, et vois comme je l'ai lu. — Esclave, ce n'est pas là ce que je cherche, mais ta façon de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer et de les avoir en horreur, comment tu t'appliques, quel est ton but et quels sont tes préparatifs, si tu te conformes à la nature ou non. Si tu t'y conformes, montrer le moi, et je te dirai que tu fais des progrès : mais si tu ne t'y conformes pas, vas-t-en, et ne commente pas seulement des livres, mais écris-en de pareils; et que peux-tu y gagner ? Ne sais-tu pas que le livre entier coûte seulement cinq deniers ? Alors son commentateur croit-il valoir plus de cinq deniers ? Ne recherchez donc jamais l'oeuvre dans un endroit, et le progrès dans un autre. Où est alors le progrès ? C'est celui qui se retirant des choses extérieures, se tourne vers sa propre volonté pour la cultiver et l'améliorer par le travail, pour la rendre conforme à la nature, l'élever, la libérer des obstacles et des difficultés, la rendre fidèle et modeste ; et celui qui a appris qu'en désirant ou en évitant les choses qui ne sont pas en son pouvoir, il ne saurait ni être fidèle ni être libre, mais qu'il doit changer avec elles et être emporté dans les airs avec elles comme dans une tempête, qu'il doit se soumettre aux autres qui ont le pouvoir d'obtenir ou d'empêcher ce qu'il désire ; en conclusion, celui qui se lève le matin, qui observe et garde ces règles, qui se baigne honnêtement, qui mange comme un homme modeste ; qui dans chaque occasion qui se présente essaie de suivre ces principes comme le coureur le fait en temps que coureur, et le chanteur comme chanteur ; c'est l'homme qui accomplit vraiment un progrès, et c'est l'homme qui n'a pas voyagé en vain. Mais s'il tend tous ses efforts à pratiquer uniquement la lecture, et ne fait que cela, et s'il voyage uniquement pour cela, je lui dis de rentrer chez lui immédiatement, et de ne pas négliger ses affaires là ; son voyage ne servait à rien. Mais l'important pour lui c'est d'apprendre comment un homme peut débarrasser sa vie des lamentations et des gémissements, des "je m'ennuie" et des "malheureux que je suis", et comment il peut se débarrasser également du malheur et des échecs, et d'apprendre ce qu'est la mort, l'exil, la prison et le poison, de pouvoir dire quand il est dans des chaînes, "cher Criton, si c'est la volonté des dieux qu'il en soit ainsi, qu'il en soit ainsi !" et ne pas dire "Malheureux ! vieil homme que je suis; est-ce pour cela que j'ai gardé mes poils gris ?" Qui parle ainsi ? Pensez-vous que je vais dire que c'est un homme sans réputation et de basse extraction? N'est-ce pas Priam qui le dit ? N'est-ce pas Oedipe ? Non ! tous les rois le disent ! Les tragédies ne sont-elles pas la représentation des perturbations d'hommes qui s'étonnent devant des choses extérieures selon la valeur qu'ils leur donnent ? Mais si un homme doit apprendre par erreur que les choses extérieurs qui sont indépendantes de la volonté ne nous concernent pas, pour ma part je devrais aimer cette erreur, grâce à laquelle je pourrais vivre heureux et calme. Mais vous devez voir pour vous-mêmes ce que vous souhaitez. Mais qu'est-ce que Chrysippe nous enseigne-t-il ? La réponse c'est : savoir que ces choses ne sont pas fausses, c'est de là que surgit le bonheur et la tranquilité. Prenez mes livres, et vous apprendrez comment vraies et conformes à la nature sont les choses qui me rendent libre de tout trouble. Ô grande et bonne fortune ! Ô le grand bienfaiteur qui nous montre le chemin. Triptolème, parce qu'il leur a donné une nourriture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lumière, et produit devant tous les hommes la vérité, non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens de vivre heureux, est-il quelqu'un de vous qui lui ait construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une statue ou qui remercie Dieu à cause de lui? Quoi! pour le don de la vigne ou du froment, nous offrons des sacrifices de reconnaissance ; et, quand-on a déposé dans notre intelligence un fruit d'où devait sortir la démonstration de la vérité au sujet du bonheur, nous n'en rendrons aucune action de grâce à Dieu! [1,5] CHAPITRE V : Contre les Académiciens. Si quelqu'un, dit Epictète, résiste à l'évidence complète, il n'est pas facile de trouver des raisons capables de le faire changer d'avis. Et ceci ne tient ni à sa force, ni à la faiblesse du démonstrateur; mais quand, mis au pied du mur, il reste là comme une pierre, comment discuter avec lui? Cette pétrification est de deux sortes : il y a celle de l'intelligence ; il y a celle du sens moral, quand, de parti pris, on refuse de se rendre à l'évidence, ou de renoncer à des contradictions. Or, pour la plupart, nous avons grand peur de la mort du corps, et nous faisons tout pour ne pas y arriver; mais la mort de l'âme, nous nous en inquiétons peu. Nous trouvons bien, pour ce qui est de cette âme, par Jupiter, que celui qui est dans un état d'esprit à ne suivre aucun raisonnement et à ne rien comprendre, est dans une fâcheuse situation; mais, quand la conscience et le sens moral sont morts chez quelqu'un, nous appelons encore cela de la puissance d'esprit. N'es-tu pas certain que tu es éveillé? — Non, répond l'académicien; car je me trompe, quand dans mon sommeil je rêve que je suis éveillé. — N'y a-t-il donc aucune différence entre cette apparence-ci et celle-là? — Aucune. Est-ce que je discuterai plus longtemps avec un pareil homme? Quel feu, quel fer employer contre lui, pour qu'il se sente bien mort? Il le sent, mais il feint de ne pas le sentir. Il est dans un état encore pire que s'il était mort. Un tel n'aperçoit pas les contradictions ; sa situation est fâcheuse. Cet autre les voit, mais ne s'en émeut point, et n'en profite pas; il est bien plus à plaindre encore. Le sens moral et la conscience ont été supprimés en lui; quant au raisonnement, il n'y a pas été supprimé, mais il y est devenu non maniable. Est-ce donc là ce que j'appellerai de la puissance d'esprit? à Dieu ne plaise! Ou je vanterai aussi la puissance d'esprit des prostitués, quand ils font ou disent devant tout le monde tout ce qui leur vient à l'idée. [1,6] CHAPITRE VI : Sur la Providence. Il est aisé de louer la Providence de tout ce qui arrive dans le monde, si l'on a en soi ces deux choses : la capacité de comprendre ce qui arrive à chacun, et un cœur reconnaissant. Si non, ou l'on ne verra pas l'utilité de ce qui se fait, ou l'on n'en saura pas de gré, alors même qu'on la verrait. Si Dieu avait fait les couleurs sans faire aussi la faculté de les voir, quelle en serait l'utilité? néant. Si, d'autre part, il avait fait la faculté sans faire les couleurs telles qu'elles tombassent sous cette faculté visuelle, quelle en serait encore l'utilité? néant. Et s'il avait fait les couleurs et la vue, mais sans la lumière? Ici encore utilité nulle. Qui donc a fait ceci pour cela, et cela pour ceci? Qui a fait l'épée pour le fourreau, le fourreau pour l'épée? Ne serait-ce personne? Comme si chaque jour ce n'était pas par la combinaison des parties dans une œuvre que nous démontrons qu'elle est forcément le produit d'un habile ouvrier et qu'elle n'a pas été faite au hasard! Eh quoi! chacune de nos œuvres révélera son ouvrier, et les objets visibles, la vue, la lumière ne révéleront pas le leur! L'existence du mâle et de la femelle, leur désire mutuel de s'unir, la faculté qu'ils ont de se servir des parties qui leur ont été données dans ce but, cela aussi ne nous révélera pas son ouvrier! Admettrons-nous que cela ne le révèle pas! Eh bien, cette organisation de notre entendement, grâce à laquelle nous ne nous bornons pas à recevoir l'impression des objets qui tombent sous nos sens, mais en enlevons, en abstrayons des parties que nous rapprochons, pour composer avec elles certaines idées, et de ces idées, par Jupiter, passer à d'autres qui leur sont analogues ; cette organisation elle-même sera-t-elle impuissante à émouvoir certaines gens, impuissante à les détourner d'abandonner la cause de l'ouvrier-suprême? Si cela est, que l'on nous explique quelle est la cause de chacune de ces choses, ou comment il se peut que, si merveilleuses et sentant ainsi l'artiste, elles soient l'œuvre fortuite du hasard. Mais quoi! ces choses n'existent-elles qu'en nous? Plus d'une n'existe qu'en nous, parce qu'elles étaient spécialement nécessaires à l'être raisonnable; mais plus d'une aussi se trouve à la fois chez nous et chez les êtres privés de raison. Est-ce donc que ces êtres-là aussi comprennent ce qui est? pas du tout, car autre chose est d'user, autre chose est de comprendre. Pour eux, Dieu avait besoin qu'ils usassent des idées des sens; mais nous, il avait besoin que nous en comprissions l'usage. Eux donc, il leur suffit de boire, de manger, de se reposer, de se reproduire, et d'accomplir toutes les autres fonctions de chacun d'eux; mais nous, à qui il a donné en plus la puissance de comprendre, tout cela ne nous suffit pas; car si nous ne l'accomplissons pas d'une façon déterminée, avec ordre, et conformément à la nature et à la constititution de chaque chose, nous n'atteindrons jamais notre vraie fin. Car où les constitutions des êtres vivants sont différentes, les actes et les fins sont différents. Chez ces animaux dont la constitution est adaptée uniquement à l'usage, seul l'usage suffit : mais chez l'homme, qui a également le pouvoir de réfléchir à cet usage, à moins qu'il n'observe en outre la convenance, il n'atteindra jamais sa fin. Eh quoi ! Dieu qui donne à chaque animal la constitution pour les uns d'être mangés, pour les autres de servir à l'agriculture, pour d'autres encore de nous fournir le fromage, et pour d'autres utilisations ; pour cela quel besoin y a il de comprendre des représentations et de pouvoir les distinguer ? Mais Dieu a introduit l'homme pour être un spectateur de Dieu et de ses oeuvres ; et non seulement un spectateur, mais un interprète. C'est pourquoi il est honteux pour un homme de commencer et de finir comme les animaux privés de raison ; mais plutôt il doit commencer où ils commencent, et finir où la nature finit en nous ; et la nature finit dans la contemplation et la réflexion, et dans un mode de vie conforme à la nature. Faites donc attention de ne pas mourir sans avoir été les spectateurs de ces choses. Mais vous allez en voyage à Olympie pour voir les oeuvres de Phidias, vous pensez que c'est un malheur de mourir sans les avoir vues. Mais ce qui n'a aucun besoin de voyage, et qui existe depuis toujours, ce qui est le bien réellement, ne désirerez-vous pas le voir et le comprendre ? Ne percevrez-vous pas qui vous êtes, ou pourquoi vous êtes nés, ou pourquoi vous avez reçu le don de la vue? — Mais dans la vie il y a du bien, des désagréments et des peines! — N'y en a-t-il donc pas à Olympie? N'y êtes-vous pas brûlés par le soleil, et pressés par la foule? Vous y lavez-vous toujours bien? N'y êtes-vous pas mouillés, quand il pleut? N'y souffrez-vous pas du tumulte, des clameurs, et de bien d'autres ennuis? Mais vous mettez, je crois, en regard de tout cela la magnificence du spectacle, et dès-lors vous acceptez et supportez tout. Eh bien, n'avez-vous pas reçu des moyens de braver tous les événements? N'avez-vous pas reçu l'élévation de l'âme? N'avez-vous pas reçu le courage? N'avez-vous pas reçu la patience? Et dès que j'ai l'élévation de l'âme, que m'importe ce qui peut arriver? Qui pourra me mettre hors de moi et me troubler? Qui pourra me sembler pénible? Vais-je donc, au lieu d'employer ma force à ce pourquoi je l'ai reçue, pleurer et gémir sur les événements? — Soit! mais mes narines coulent! — Eh bien! esclave, pourquoi as-tu des doigts? n'est-ce pas pour te moucher? — Mais est-il raisonnable qu'il y ait dans ce monde des narines qui coulent? — Ne vaut-il pas beaucoup mieux te moucher que récriminer? Que crois-tu donc que fût devenu Hercule, s'il n'y avait pas eu le fameux lion, et l'hydre, et le cerf, et le sanglier, et plus d'un homme inique et cruel qu'il a chassés et dont il a purgé la terre? Qu'aurait-il fait, si rien de pareil n'avait existé? Il est évident qu'il se serait enveloppé dans son manteau, et y aurait dormi. Tout d'abord donc il n'aurait pas été Hercule, si dans la mollesse et le repos il eût ainsi dormi toute sa vie. Et s'il l'avait été, à quoi aurait-il servi? Quel emploi y aurait-il eu pour ses bras et pour toute sa force, pour sa patience et pour son courage, sans de telles circonstances et de telles occasions pour le stimuler et pour l’exercer? Mais quoi? Il eut peut-être dû se les préparer lui-même, et chercher d'où il pourrait amener dans son pays un lion, un sanglier, une hydre! Folie et sottise que tout cela! Seulement, dès que ces choses existaient et qu'Hercule les trouvait, elles servaient à le révéler et à l'exercer. Toi, à ton tour, comprends donc tout cela, et jette les yeux sur les forces qui sont en toi, considère-les, et dis : Envoie maintenant, ô Jupiter, les circonstances que tu voudras ; car j'ai des ressources et des moyens donnés par toi-même, pour tirer parti de tous les événements. Au lieu de cela, vous restez assis, tremblant que certaines choses n'arrivent, et pleurant, gémissant, vous lamentant, parce que certaines autres sont arrivées. Puis après vous accusez les dieux! Quelle peut-être, en effet, la suite d'un tel manque de cœur, si ce n'est l'impiété? Et cependant Dieu ne vous a pas seulement donné ces forces pour supporter, grâce à elles, tous les événements sans vous laisser abattre ni briser par eux; mais encore, ce qui était d'un bon roi et d'un père véritable, il vous les a données libres, indépendantes, affranchies de toute contrainte extérieure; il les a mises à votre disposition complète, sans se réserver à lui-même la puissance de les entraver ou de leur faire obstacle. Eh bien! ayant ces forces ainsi libres et à vous, vous ne vous en servez pas, et vous ne comprenez ni ce que vous avez reçu là, ni de qui vous l'avez reçu. Vous restez assis à pleurer et à gémir, les uns n'ayant pas d'yeux pour voir celui qui vous a fait ces dons, et méconnaissant votre bienfaiteur; les autres vous laissant aller par manque de cœur à des invectives et à des récriminations contre Dieu. Et cependant, pour atteindre à l'élévation de l'âme et au courage, je puis te montrer quelles ressources et quels moyens tu as ; toi, pour invectiver et récriminer, montre-moi à quoi tu peux recourir. [1,7] CHAPITRE VII : De l'usage des raisonnements appelés captieux et hypothétiques, et autres semblables. La plupart des hommes ne voient pas quels rapports a avec le devoir l'étude des raisonnements captieux, des hypothétiques, de ceux qui concluent par interrogation, de toutes les espèces d'argumentation en un mot. (Montrons-le donc.) Car ce que nous cherchons au sujet de toute chose, c'est comment l'homme de bien trouvera à en user et à s'en servir conformément au devoir. Il faut que nos adversaires disent, ou que le sage ne descendra jamais jusqu'à interroger et répondre ; ou que, s'il y descend, il s'inquiétera peu de procéder au hasard et sans règle dans ses interrogations et dans ses réponses. Si l'on n'accepte ni l'un ni l'autre, on est forcé de convenir de la nécessité d'étudier ces lieux spéciaux de logique, autour desquels tournent les interrogations et les réponses. Que nous demande-t-on, en effet, dans le raisonnement? D'établir la vérité, de détruire l'erreur, de nous arrêter devant l'incertain? Suffit-il de savoir que c'est-là ce qu'on nous demande? — Oui, dit-on. — Mais est-ce qu'il suffit à celui qui veut ne pas se tromper dans l'usage de la monnaie, d'avoir entendu dire qu'il faut accepter les drachmes de bon aloi et refuser celles qui ne le sont pas? — Non. — Que faut-il donc qu'il y ajoute? Quelle autre chose que la science de juger et de distinguer les drachmes qui sont de bon aloi et celles qui ne le sont pas? Pour le raisonnement à son tour suffirait-il donc de savoir ce qui a été dit plus haut, et ne faut-il pas en plus devenir capable de distinguer le vrai, le faux, l'incertain? — Il le faut. — Que nous prescrit-on en outre dans le raisonnement? d'accepter les conséquences de ce que nous avons accordé légitimement. Eh bien! ici encore nous suffit-il de connaître cette prescription? non; il nous faut savoir encore comment se déduisent les conséquences, et comment une chose est tantôt la conséquence d'une seule, tantôt celle de plusieurs à la fois. Vois donc s'il n'y faut pas ajouter pour celui qui veut être expert en fait de raisonnements, qu'il doit être capable de démontrer lui-même ce qu'il avance, de reconnaître chez les autres une démonstration exacte, et de ne pas se laisser tromper par un sophisme, comme par une bonne démonstration? C'est de là que nous est venue l'étude théorique et pratique des raisonnements concluants et de leurs modes, et c'est ce qui nous en a montré la nécessité. Mais il arrive que de prémisses légitimement accordées, et qui doivent avoir leurs conséquences, la conclusion est fausse, sans en être moins rigoureuse! Que me convient-il de faire dans ce cas? Dois-je accepter le faux? Et comment le pourrais-je? Me faut-il dire : J'ai eu tort d'accorder les prémisses? Mais cela non plus ne m'est pas possible. Dois-je dire que la conclusion ne découle pas des propositions que j'ai accordées? Mais cela ne se peut non plus. Que me faut-il donc faire ici? Pour être débiteur, il ne suffit pas d'avoir emprunté : il faut encore avoir conservé sa dette sans la payer ; eh bien, de même ici, pour être obligé d'accorder la conclusion, ne serait-ce pas trop peu que d'avoir concédé les prémisses, et ne faudrait-il pas encore persister à les concéder? Si elles restent jusqu'à la fin telles que je les ai accordées, il est nécessaire que je persiste aussi à les accorder, et que j'accepte leurs conséquences ; mais, si elles ne restent pas telles que je les ai accordées, il est de toute nécessité que de mon côté je renonce à les accorder, et à accepter ce qui résulte de leurs termes. Car la conclusion que l'on tire n'est plus à moi, ni conforme à mon raisonnement, dès que j'ai cessé d'accorder les prémisses. C'est donc une chose dont il faut bien s'assurer à leur sujet : voyez si dans l'interrogation, dans la réponse, dans le corps du syllogisme, quelque part enfin, elles n'ont pas subi telle altération, tel changement de sens qui, en les transformant, en fasse un sujet d'embarras pour les gens superficiels, quand ils ne voient pas clair dans la conclusion. Et pourquoi s'occuper de tout cela? pour que sur ce terrain encore notre conduite soit conforme au devoir et réglée par la raison. Il en est de même pour les hypothèses et pour les raisonnements hypothétiques. On est obligé quelquefois de demander à poser une hypothèse comme un pont pour passer au reste du raisonnement. Faut-il donc, ou non, accorder toutes les hypothèses que l'on vous propose? Et si pas toutes, lesquelles faut-il? Et, quand on en a accordé une, faut-il persister jusqu'au bout à la maintenir? Ou bien est-il des cas où il faut y renoncer, pour accepter les choses qui sont d'accord entre elles, et repousser celles qui se contredisent? — Certes. — Mais voici quelqu'un qui dit : Admettez comme hypothèse une chose possible, et je vous ferai aboutir à une chose impossible. Faut-il dire que l'homme sensé n'en viendra jamais aux prises avec un pareil individu, et qu'il évitera de discuter et de s'entretenir avec lui? Existerait-il donc parmi ceux qui raisonnent, et savent interroger et répondre, quelqu'un qui ne soit susceptible ni d'erreur ni de sophisme? Dirons-nous alors que le sage en viendra aux prises avec notre individu, mais sans s'inquiéter de raisonner au hasard, à tort et à travers? Comment alors sera-t-il tel que nous le concevons? Et sans ces exercices et ces préparations, comment serait-il capable de raisonner rigoureusement? Qu'on nous montre qu'il le serait ; et toutes ces études sont dès-lors surabondantes, absurdes, et sans rapport avec l'idée que nous nous faisons du sage. Pourquoi donc sommes-nous encore paresseux, fainéants et lâches? Pourquoi cherchons-nous des prétextes pour ne pas travailler et ne pas passer les nuits à nous exercer au raisonnement? — Mais si je me trompe en raisonnant, est-ce que pour cela j'aurai tué mon père? — Esclave! est-ce que ton père était ici, pour que tu pusses le tuer? Mais qu'auras-tu fait en te trompant? Tu auras commis la seule faute que tu pusses commettre dans cette circonstance. Moi j'ai dit de même à Rufus, qui me reprochait de ne pas avoir aperçu ce qu'on avait omis dans un syllogisme : Est-ce que j'ai brûlé le Capitole? Esclave, me répondit-il, est-ce que c'est le Capitole qu'on a omis ici? Ne peut-on faire en effet d'autre faute que de brûler le Capitole et de tuer son père? User de ses idées au hasard, inconsidérément, à tort et à travers, ne pas suivre un raisonnement, une démonstration, un sophisme, en un mot, ne pas voir ce qui est logique et ce qui ne l'est pas dans une interrogation et dans une réponse, ne sont-ce donc pas là des fautes? [1,8] CHAPITRE VIII : Les talents des ignorants ne sont pas sans périls. — Autant il y a de manières de varier les propositions équivalentes, autant il y en a de varier dans nos raisonnements la forme des épichérèmes et des enthymèmes ; comme dans celui-ci, par exemple : Si tu m'as emprunté et ne m'as pas rendu, tu me dois de l'argent ; or, tu ne m'as ni emprunté ni rendu, tu ne me dois donc pas d'argent. Et c'est ce qu'il n'appartient à personne plus qu'au philosophe de faire habilement. Car si l'enthymème est un syllogisme incomplet, il est évident que celui qui est exercé au syllogisme complet ne sera pas moins habile à l'incomplet. Pourquoi donc ne pas nous exercer en ce genre, seuls ou avec d'autres? — Parce que aujourd'hui que nous ne nous y exerçons pas, et que, autant que nous le pouvons, rien ne nous distrait de l'étude de la morale, nous ne faisons cependant pas de progrès dans la vertu. A quoi ne devrions-nous pas nous attendre alors, si nous y ajoutions cette distraction? d'autant plus que ce ne serait pas seulement une distraction des choses plus nécessaires, mais encore une cause non commune de présomption et d'orgueil. C'est une grande puissance, en effet, que l'art d'argumenter et de persuader, surtout quand il se fortifie par la pratique et qu'il emprunte au style un certain prestige. De plus, toute puissance, en général, est dangereuse aux mains des ignorants et des faibles, car elle les porte à s'enorgueillir et à faire les fiers. Comment, en effet, persuader au jeune homme qui se distingue par ces talents que ce n'est pas lui qui doit leur appartenir, mais eux qui doivent lui appartenir à lui? Ne foule-t-il pas aux pieds toutes ces observations? Et ne s'en va-t-il pas tout fier et tout plein de lui-même, repoussant quiconque s'attacherait à lui, pour lui représenter ce qu'il quitte, et où il va à la dérive? —Mais quoi! Platon n'était-il pas philosophe? — Eh bien! Hippocrate n'était-il pas médecin? Et tu vois comment sait parler Hippocrate. Or, est-ce en tant que médecin qu'Hippocrate parle ainsi? Pourquoi donc confonds-tu des choses qui se trouvent dans le même homme à des titres différents? Si Platon avait été beau ou fort, me faudrait-il rester là à me fatiguer pour devenir beau ou fort moi aussi, comme si cela était nécessaire pour être philosophe, parce qu'un philosophe aurait été à la fois beau et philosophe? Ne veux-tu donc pas voir et distinguer ce que les gens sont en tant que philosophes, et ce qui est chez eux à d'autres titres? Si, par exemple, moi j'étais philosophe, faudrait-il donc que vous vous devinssiez boiteux comme moi? Mais quoi! est-ce que je prétends supprimer ces talents? à Dieu ne plaise! pas plus que la faculté de voir. Mais cependant si tu me demandes quel est le bien de l'homme, je ne puis te répondre que ceci : une certaine façon d'user des idées. [1,9] CHAPITRE IX : Des conséquences que l'on peut tirer de notre parenté avec Dieu. Si ce que les philosophes ont dit de la parenté de Dieu et des hommes est vrai, que nous reste-t-il quand on nous demande : De quel pays es-tu? si ce n'est de répondre, non pas, Je suis d'Athènes ou de Corinthe, mais, comme Socrate, Je suis du monde. Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d'Athènes, et non de ce petit coin seulement où ton misérable corps a été jeté quand il est né? N'est-il pas clair que si tu t'appelles Athénien ou Corinthien, c'est que tu tires ton nom d'un milieu plus important, qui contient non seulement ce petit coin et toute ta maison, mais encore cet espace plus large d'où est sortie toute ta famille, jusqu'à toi? Pourquoi donc celui qui comprend le gouvernement du monde, celui qui sait que de toutes les familles il n'en est point de plus grande, de plus importante, de plus étendue que celle qui se compose des hommes et de Dieu, et que Dieu a laissé tomber sa semence non seulement dans mon père et dans mon grand-père, mais dans tous les êtres qui naissent et croissent sur la terre, et en particulier dans les êtres raisonnables (parce que seuls ils sont de nature à entrer en relations avec Dieu, à qui ils sont unis par la raison), pourquoi celui-là ne dirait-il pas : Je suis du monde? Pourquoi ne dirait-il pas : Je suis fils de Dieu? Et pourquoi craindrait-il rien de ce qui arrive parmi les hommes? La parenté de César, ou de quelqu'un des puissants de Rome, suffit pour nous faire vivre en sûreté, pour nous préserver du mépris, pour nous affranchir de toute crainte; et avoir Dieu pour auteur, pour père et pour protecteur, ne nous affranchirait pas de toute inquiétude et de toute appréhension? — Mais de quoi vivrai-je, dit-on, moi qui n'ai rien? — Eh! De quoi vivent les esclaves fugitifs? Sur quoi comptent-ils, quand ils se sauvent de chez leurs maîtres? Sur leurs terres? Sur leurs serviteurs? Sur leur vaisselle d'argent? Non, mais sur eux-mêmes ; et la nourriture ne leur manque pas. Faudra-t-il donc que le philosophe n'aille par le monde qu'en comptant et se reposant sur les autres? Ne se chargera-t-il jamais du soin de lui-même? Sera-t-il au-dessous des animaux sans raison? Sera-t-il plus lâche qu'eux? Car chacun d'eux ne recourt qu'à lui-même, et ne manque pourtant ni de la nourriture qui lui convient, ni des moyens d'existence qui sont appropriés à sa nature. Je crois, moi, que votre vieux maître assis ici ne devrait pas y être occupé à vous rehausser le cœur et à vous empêcher de tenir sur vous-mêmes des propos lâches et indignes, mais à combattre les jeunes gens, s'il s'en trouvait de tels, qui, connaissant notre parenté avec les dieux, et en même temps les liens dont nous sommes attachés, ce corps que nous possédons, et tout ce qui, grâce à lui, est nécessaire à notre entretien et à notre subsistance pendant cette vie, voudraient se débarrasser de tout cela comme d'un fardeau pénible qui est au-dessus de leurs forces, et s'en aller vers les dieux leurs parents. Voilà la lutte que devrait avoir à soutenir celui qui est votre professeur et votre maître, s'il a quelque valeur. Vous viendriez à moi me disant : Epictète, nous en avons assez d'être enchaînés à ce misérable corps, de lui fournir à manger et à boire, de le faire reposer, de le tenir propre et d'être à cause de lui les complaisants d'un tel ou d'un tel. N'est-il pas vrai qu'il n'y a là que des choses indifférentes, et sans rapport réel avec nous? N'est-il pas vrai que la mort n'est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c'est de lui que nous venons? Laisse-nous retourner d'où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent. Ici sont des pirates, des voleurs, des juges, des hommes avec le nom de tyrans, qui semblent avoir sur nous quelque pouvoir, à cause de ce misérable corps et des choses qu'il possède ; laisse-nous leur montrer qu'ils, n'ont sur nous aucun pouvoir. — Alors moi j'aurais à vous dire : O hommes, attendez Dieu! Quand il vous aura libérés de ce service, partez alors vers lui; pour le moment, résignez-vous à demeurer à la place où il vous a mis. Court est le temps de votre séjour ici, et il est facile à supporter pour ceux qui pensent ainsi. Quel est en effet le tyran, quel est le voleur, quels sont les juges, qui soient encore à redouter pour ceux qui méprisent ainsi leur corps et tout ce qui lui appartient? Demeurez; et ne partez pas contrairement à la raison. Voilà ce que le maître devrait avoir à faire avec les jeunes gens d'un heureux naturel! Maintenant, au contraire, qu'arrive-t-il? Cadavre est le maître, et cadavre vous êtes. Quand vous vous êtes bien repus aujourd'hui, vous vous asseyez là pleurant, et vous demandant comment demain vous aurez de quoi manger. Esclave! si tu en as, tu en auras ; si tu n'en a pas, tu partiras. La porte est ouverte. Qu'as-tu à te lamenter? Cela dit, quel motif de pleurer a-t-on encore? Quelle raison de flatter? Pourquoi portera-t-on envie à un autre? Pourquoi s'extasiera-t-on devant les riches, ou tremblera-t-on devant les puissants, quelque forts ou quelque irascibles qu'ils puissent être? Que nous feront-ils en effet? Ce sur quoi ils peuvent quelque chose, nous ne nous en inquiétons pas ; ce qui a du prix pour nous, ils ne peuvent rien sur lui. Qui donc commandera à celui qui pense ainsi? Comment Socrate se conduisait-il dans ces circonstances-là? Comment, si ce n'est comme il convenait à un homme convaincu de sa parenté avec les dieux? Si vous me disiez, leur disait-il, nous te rendrons ta liberté, à la condition de ne plus tenir les discours que tu as tenus jusqu'ici, et de ne plus ennuyer nos jeunes gens ni nos vieillards; je vous répondrais : Vous êtes ridicules! Vous croyez que si votre général me plaçait à un poste, il me faudrait le garder, le conserver, et mieux aimer mourir mille fois que de le quitter; et quand Dieu m'a assigné un poste et une façon de vivre, vous pensez qu'il me faut les abandonner! Voilà un homme qui était vraiment le parent des dieux! Mais nous, nous raisonnons sur nous-mêmes comme si nous n'étions que des estomacs, des intestins, des parties honteuses! Nous avons des craintes et des désirs! Nous flattons ceux qui peuvent quelque chose à l'endroit des uns et des autres, et nous les redoutons en même temps. Quelqu'un me demanda d'écrire pour lui à Rome. Le vulgaire le regardait comme très malheureux : Renommé et riche autrefois, il avait tout perdu depuis, et vivait là où j'étais. Moi j'écrivis pour lui une lettre très humble. Quand il en eut pris connaissance, il me la rendit, en me disant : Je vous demandais de l'aide et non de la pitié. Il ne m'est rien arrivé de mal. De même Rufus, pour m'éprouver, avait coutume de me dire : Il t'arrivera de ton maître ceci ou cela. — Rien qui ne soit dans la condition de l'homme, lui répondais-je. Et lui alors : Qu'irais-je lui demander pour toi, quand je puis tirer de toi de telles choses? C'est, qu'en effet, ce qu'on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le recevoir d'un autre. Quoi! je puis tenir de moi-même la grandeur d'âme et la générosité, et je recevrais de toi des terres, de l'argent, du pouvoir? Aux dieux ne plaisent! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui est à moi! Mais, quand un homme est lâche et vil, que reste-t-il à faire que d'écrire forcément à son sujet comme au sujet d'un mort : Donne-nous le cadavre d'un tel, et son setier de sang? Un tel homme en effet est un cadavre, un setier de sang, et rien de plus. S'il était quelque chose de plus, il sentirait bien qu'un homme ne peut être malheureux par un autre. [1,10] CHAPITRE X : Contre ceux qui à Rome cherchent les honneurs. Si nous mettions à l'accomplissement de notre devoir l'ardeur que mettent les vieillards de Rome à ce qu'ils ambitionnent, nous arriverions vite à quelque résultat nous aussi. Je connais un homme plus âgé que moi, qui est actuellement préfet de l'annone, à Rome. Quand il passa par ici, en revenant de l'exil, que ne me dit-il pas! Il blâmait fort sa vie passée; et il promettait pour l'avenir, qu'une fois rentré à Rome, il ne s'occuperait jamais d'autre chose que de couler le reste de ses jours dans la tranquillité et dans le calme. Qu'ai-je en effet à vivre encore (disait-il)? Et moi je lui répondais : Vous n'en ferez rien. A peine aurez-vous seulement senti Rome, que vous oublierez toutes ces résolutions, et si l'entrée de la cour vous est ouverte, vous vous y précipiterez tout joyeux, en rendant grâce aux dieux. — Epictète, me répliquait-il, si tu me vois mettre le pied à la cour, pense de moi ce que tu voudras. Et maintenant qu'a-t-il fait? Avant d'arriver à la ville, il reçut en chemin des lettres de César. Dès qu'il les eut, il oublia toutes ses paroles, et depuis il a accumulé emplois sur emplois. Je voudrais maintenant le rencontrer pour lui rappeler les propos qu'il tenait quand il est passé par ici, et lui dire : Combien j'étais meilleur prophète que toi! Quoi donc! est-ce que je prétends que l'homme n'est pas né pour l'action? à Dieu ne plaise! Mais alors pourquoi ne sommes-nous pas plus actifs, moi, tout le premier, qui, lorsque le jour se lève, me remémore un moment ce que j'ai à relire, puis me dis aussitôt après : Que m'importe ce que vaudra la lecture d'un tel! La première chose pour moi, c'est de dormir. Mais quel rapport y a-t-il entre les occupations de ces gens-là et celles qui devraient être les nôtres? Vous verrez bien qu'il n'y en a pas, si vous regardez de près ce qu'ils font. Que font-ils autre chose, en effet, que de calculer toute la journée, de discuter, de délibérer sur des mesures de blé, sur des champs, et sur des revenus du même genre? Est-ce donc la même chose de recevoir et lire ce billet de quelqu'un : Je te prie de m'autoriser à exporter une certaine quantité de blé, ou (de recevoir et lire) celui-ci : Je t'engage à examiner, d'après Chrysippe, de quelle façon le monde est gouverné, et quelle place y tient l'être doué de vie et de raison. Examine aussi qui tu es, et quel est ton bien et ton mal? Est-ce que ces choses-là se ressemblent? Est-ce qu'elles demandent qu'on s'y attache également? Est-ce qu'il est aussi honteux de négliger celles-là que celles-ci? Maintenant, est-ce précisément nous qui sommes les paresseux et les endormis? non, c'est bien plutôt vous, jeunes gens. Nous, vieillards, quand nous voyons jouer des jeunes gens, nous nous sentons pris du désir de jouer nous aussi. A plus forte raison, si je vous voyais éveillés et animés au travail, je me sentirais animé moi aussi à travailler avec vous. [1,11] CHAPITRE XI : De l'amour des siens. Un magistrat était venu trouver Epictète ; après l'avoir interrogé sur quelques points particuliers, celui-ci lui demanda s'il avait des enfants et une femme. Oui, dit l'autre. — Comment t'en trouves-tu? lui demanda-t-il encore. — Assez mal. — Et comment, cela? Car ce n'est pas pour être malheureux que l'on se marie et que l'on a des enfants, mais bien plutôt pour être heureux. — Eh bien, moi, dit cet homme, je suis si malheureux dans mes enfants, qu'il y a peu de jours ayant ma fille malade et en danger sensible, je n'ai pas eu la force de rester auprès de la malade : je me suis enfui, je m'en suis allé bien loin, jusqu'à ce qu'on vînt m'annoncer qu'elle allait mieux. — Eh quoi! Penses-tu avoir bien agi ainsi? — J'ai agi conformément à la nature. — Eh bien! Prouve-moi que cela était conforme à la nature; je te prouverai, moi, que tout ce qui est conforme à la nature est bien. — C'est ce que font tous les pères, ou du moins la plupart. — Je ne te dis pas que cela ne se fait point ; la question entre nous est de savoir si cela se fait bien. — On dirait en effet, avec ce système, que les tumeurs elles-mêmes naissent pour le bien du corps, par cela seul qu'elles naissent; et plus simplement que faire mal est conforme à la nature, parce que presque tous, ou du moins en majorité, nous faisons mal. Montre-moi donc comment ton action est conforme à la nature. — Je ne le puis, dit l'autre; mais toi plutôt, montre-moi qu'elle n'est pas conforme à la nature, et qu'elle est mal. Alors Epictète : Si nos recherches portaient sur le blanc et le noir, à quel critérium aurions-nous recours pour les distinguer? — A la vue, dit l'autre. — Si elles portaient sur la chaleur et sur le froid, sur la dureté et sur la mollesse, à quel critérium? — Au toucher. — Eh bien donc, maintenant que notre question porte sur ce qui est conforme à la nature, sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, quel critérium veux-tu que nous prenions? — Je ne sais pas. — Et cependant, si ce n'est peut-être pas un grand malheur de ne point connaître le critérium des couleurs, des odeurs, ou bien encore des saveurs, ne trouves-tu pas que c'en est un grand que pareille ignorance pour les biens et les maux, pour les choses contraires à la nature humaine et celles qui lui sont conformes? — Un très grand. — Eh bien, dis-moi : Tout ce qui semble à certaines personnes bon et convenable, le leur semble-t-il avec raison? Les Juifs, les Syriens, les Egyptiens, les Romains, peuvent-ils avoir raison de penser tout ce qu'ils pensent sur la manière de se nourrir? — Et comment cela se pourrait-il? — Il est au contraire de toute nécessité, je le crois, que, si les opinions des Egyptiens sont justes, celles des autres ne le soient pas ; que si celles des Juifs sont bonnes, celles des autres soient mauvaises. — Eh! comment non? — Mais où se trouve l'ignorance, là se trouve aussi le manque de savoir et l'impéritie au sujet des choses les plus nécessaires? L'autre l'accordait. Eh bien! dit Epictète, puisque tu sais cela, tu ne donneras désormais tes soins et ton attention qu'à une seule chose, aux moyens de découvrir ce critérium, et de t'en servir pour prononcer dans chaque cas particulier. Dans le sujet présent, voici ce que j'ai fait pour t'aider à ce que tu veux. Aimer ses enfants te paraît-il une chose bonne et conforme à la nature? — Comment non? — Mais quoi! tandis qu'aimer ses enfants est bon et conforme à la nature, ce que veut la raison ne serait-il pas bon? — Cela ne se peut. — Aimer ses enfants est-il donc en contradiction avec ce que veut la raison? —Il me semble que non. — Autrement, l'un de ces contradictoires étant conforme à la nature, il faudrait nécessairement que l'autre lui fût contraire. N'est-ce pas vrai? — Oui, dit l'autre. — Là donc où nous trouverons tout à la fois affection pour les enfants et conformité à la raison, dirons-nous hardiment que l’honnête et le bien s'y trouvent? — Oui. — Eh bien! Laisser là un enfant malade, et s'en aller après l'avoir laissé là, ce n'est pas ce que veut la raison. Tu ne le nieras pas, je crois. Il nous reste à examiner si c'est là aimer son enfant. Examinons-le donc. Est-il vrai que, parce que tu aimais ta fille, tu faisais bien de fuir et de la laisser là? Mais est-ce que la mère n'aime pas son enfant? — Elle l'aime certes. — Fallait-il donc ou non que la mère elle aussi quittât son enfant? — Il ne le fallait pas. — Et la nourrice l'aime-t-elle? — Elle l'aime. —Elle aussi devait-elle donc la quitter? — Non pas. — Et le précepteur de l'enfant, ne l'aime-t-il pas? — Il l'aime. — Celui-ci aussi devait-il donc la laisser là et s'en aller, de façon que l'enfant serait restée seule et sans secours, grâce à la trop grande affection de ses parents et de ceux qui l'entourent? Lui fallait-il mourir entre les bras de ceux qui ne l'aiment pas et qui ne s'intéressent pas à elle? — A Dieu ne plaise! — Eh bien! N'est-ce pas une injustice et une absurdité que de ne pas permettre à ceux qui aiment ton enfant aussi bien que toi ce que tu te crois autorisé à faire parce que tu l'aimes? — C'est une sottise. — Continuons : Si tu étais malade, voudrais-tu donc que tes parents et les autres, et tes enfants eux-mêmes et ta femme t'aimassent de manière à te laisser là seul et dans l'abandon? — Non pas. — Souhaiterais-tu d'être aimé par tes parents d'un amour tel que, précisément par suite de leur trop grande affection, ils te laissassent toujours seul dans tes maladies? Ne souhaiterais-tu pas plutôt, à ce point de vue, d'être assez aimé comme un fils par tes ennemis, si cela était possible, pour être abandonné par eux? Or, si cela est, il ne reste aucun moyen pour que ta conduite soit conforme à l'amour paternel. Mais quoi! N'avais-tu donc aucune raison, aucun motif pour quitter ainsi ta fille? — Comment n'en aurais-je pas eu? — Ah! ce motif ressemblait fort à celui qui, dans Rome, portait un individu à se couvrir les yeux pendant que courait le cheval qu'il favorisait! Puis, quand l'animal eût été vainqueur contre toute attente, il fallut des éponges pour ranimer notre homme qui se trouvait mal. — Quel est donc ce motif? — Une recherche approfondie ne serait pas à sa place ici. Il suffit que tu sois convaincu, si ce que disent les philosophes est vrai, qu'il ne faut pas le chercher en dehors de nous, mais qu'il n'y a jamais qu'une seule et même raison qui nous fasse agir ou ne pas agir, parler ou ne pas parler, nous exalter ou nous abattre, éviter ou poursuivre; et c'est cette raison même qui présentement, pour parler de toi et de moi, t'a fait venir ici et rester assis à m'écouter, tandis que moi elle me fait te dire tout cela. Et qu'elle est cette raison? — Peut-elle être autre que celle-ci : C'est que cela nous a paru bon? — Pas autre. — S'il nous avait paru bon de faire autre chose, qu'aurions-nous fait que ce qui nous aurait paru tel? C'était là ce qui faisait pleurer Achille, et non pas la mort de Patrocle. Il est en effet tel autre homme qui n'agit pas de même après la mort de son ami; mais c'est que cela lui a paru bon. Aussi, tantôt, ton motif de fuir était qu'il te semblait bon de le faire, et, si par contre tu fusses resté, c'eût été encore parce que cela t'aurait paru bon. Maintenant tu retournes à Rome, encore parce que cela te paraît bon; que le contraire te paraisse tel, et tu ne partiras pas. D'une manière générale, ce n'est ni la mort, ni l'exil, ni la peine, ni rien de pareil, qui font que nous agissons ou que nous n'agissons pas; ce sont nos opinions et nos jugements. T'en ai-je convaincu, ou non? — Tu m'as convaincu, dit l'autre. — Mais en toute chose telle cause, tel effet. Donc, à partir de ce jour, quand nous ferons mal, nous n'en accuserons que l'opinion d'après laquelle nous aurons agi; et nous nous efforcerons d'extirper et de retrancher de notre âme cette opinion bien plus encore que de notre corps les tumeurs et les abcès. Pareillement, c'est à la même cause que nous attribuerons ce que nous ferons de bien. Nous n'accuserons donc plus notre serviteur, notre voisin, notre femme, notre enfant, d'être une cause de mal pour nous, convaincus, comme nous le sommes, que, si nous ne jugions pas telle chose de telle manière, nous ne ferions pas ce qui en est la conséquence. Or, nos jugements dans tel ou tel sens dépendent de nous et non du dehors. — Oui, dit l'autre. — Donc à partir de ce jour, nous ne rechercherons ni n'examinerons ce que sont les autres choses, et comment elles sont, pas plus notre champ que notre esclave, notre cheval ou notre chien, mais ce que sont nos jugements. — Je le souhaite, dit l'autre. — Ne vois-tu donc pas qu'il faut que tu deviennes un savant (cet animal dont tout le monde rit), si tu veux faire ainsi l'examen de tes jugements? Or, tu comprends toi-même que ce n'est pas là l'affaire d'une heure ni d'un jour. [1,12] CHAPITRE XII : Du contentement de l'esprit. Dans la question des dieux il est des gens qui disent que la divinité n'existe même pas ; d'autres disent qu'elle existe, mais qu'elle n'agit pas, qu'elle ne prend soin de rien, qu'elle ne s'occupe de quoi que ce soit; une troisième espèce de gens disent qu'elle existe et qu'elle s'occupe, mais seulement des grandes choses du Ciel, et point de ce qui se passe sur la terre ; une quatrième, qu'elle s'occupe de la terre et des hommes, mais seulement d'une manière générale, et point des particuliers; une cinquième, enfin, dont faisaient partie Ulysse et Socrate, s'en vont disant : "Le moindre mouvement de moi ne t'échappe pas". Ce qu'il nous faut donc, et bien avant tout le reste, c'est d'examiner si chacune de ces propositions est vraie ou ne l'est pas. Car, s'il n'y a pas de Dieu, comment la fin de l'homme peut-elle être de suivre les dieux? S'ils existent, mais sans s'occuper de rien, qu'y a-t-il là encore de raisonnable? S'ils existent enfin, et s'occupent de quelque chose, mais sans que l'humanité reçoive rien d'eux, et moi pas plus que les autres, par Jupiter! ici encore qu'y a-t-il de raisonnable? Le sage accompli, après avoir examiné tout cela, soumet son esprit à celui qui dirige l'univers, comme les bons citoyens se soumettent à la loi de leur pays. Quant à l'élève, il doit se présenter aux leçons avec cette pensée : En toute chose comment suivrai-je les dieux? Comment serai-je toujours content sous leur gouvernement? Comment serai-je libre? Car il n'y a de libre que celui à qui tout arrive comme il le veut, et que personne ne peut contraindre. Mais quoi! la liberté serait-elle l'esprit d'égarement? A Dieu ne plaise! car la folie et la liberté ne peuvent jamais se trouver réunies. — Mais j'entends que tout ce que je veux arrive, quoique ce soit que je veuille. — Tu es fou, tu perds la tête! Ne sais-tu pas que la liberté est une belle et noble chose? Or, prétendre que se réalise au hasard ce que nous voulons, cela risque fort de n'être pas beau, et, mieux encore, d'être ce qu'il y a de plus laid. Comment faisons-nous pour l'orthographe? Est-ce que je prétends écrire le nom de Dion à ma volonté? Non : mais j'apprends à vouloir l'écrire comme il doit l'être. Et pour la musique? même chose. Que faisons-nous, en un mot, dans tout ce qui est art ou science? (La même chose). Autrement, à quoi bon apprendre ce qui devrait se conformer à notre volonté? Et ce serait juste ici, où il s'agit de la chose capitale, de la chose essentielle, ma liberté, qu'il me serait permis de vouloir au hasard! Non pas; non; je dois ici m'instruire, c'est-à-dire apprendre à vouloir chaque chose comme elle arrive. Et comment arrive-t-elle? Comme l'a réglé celui qui règle tout. Or, il a réglé que, pour l'harmonie de l'univers, il y aurait des étés et des hivers, des temps d'abondance et des temps de disette, des vertus et des vices, et tous les autres contraires. Il a en plus donné à chacun de nous un corps et des parties de ce corps, avec des possessions et des compagnons. Il faut aller aux leçons, avec la pensée de cet ordre, non pour changer l'état des choses (car cela n'est pas possible et ne nous serait pas utile), mais pour apprendre, tandis que les choses qui nous entourent sont comme elles sont et comme il est dans leur nature d'être, à conformer notre propre volonté aux événements. Voyez en effet : Pouvons-nous fuir les hommes? — Eh! comment le pourrions-nous? — En vivant avec eux, pouvons-nous du moins les changer? —Qui nous en a donné les moyens? —Que reste-t-il donc de possible? Et quelle façon trouver d'en user avec eux? Ne sera-ce pas de leur laisser faire ce qui leur semblera bon, tandis que nous, personnellement, nous resterons malgré tout en conformité avec la nature? Mais toi tu es malheureux, et impossible à contenter! Si tu es seul, tu cries à l'abandon ; si tu es avec des hommes, tu les appelles perfides et voleurs; tu incrimines jusqu'à tes parents, tes enfants, tes frères, tes voisins. Tout au contraire, tu devrais, quand tu es seul, te dire, Je suis tranquille et libre, et te trouver semblable aux dieux; quand tu es avec beaucoup d'autres, ne pas dire qu'il y a foule, qu'il y a tumulte, qu'il y a gêne ; mais qu'il y a fête et joyeuse assemblée. Voilà le moyen d'être toujours content. Quel est donc le châtiment de ceux qui n'accueillent pas ainsi les événements? Leur châtiment est d'être ce qu'ils sont. Quelqu'un est-il mécontent d'être seul? Qu'il reste dans l'isolement. Mécontent d'avoir des parents? Qu'il soit mauvais fils, et se désole! Mécontent d'avoir des enfants? Qu'il soit mauvais père. Jette-le en prison. Mais dans quelle prison? Dans celle où il est ; car c'est malgré lui qu'il est où il est; et là où quelqu'un est malgré lui, c'est en prison qu'il est; d'où il suit que Socrate n'était pas en prison, car il y était volontairement. — Se peut-il bien, dis-tu, que je sois estropié d'une jambe? — Esclave! c'est pour une misérable jambe que tu prends l'univers à partie! Ne peux-tu en faire le sacrifice au monde? Ne saurais-tu t'en séparer? Ne peux-tu la rendre gaîment à celui qui te l'a donnée? Vas-tu t'emporter, t'indigner contre les arrêts de Jupiter, contre ce qu'il a lui-même décidé et arrêté avec les Parques, quand elles assistaient à ta naissance avec leurs quenouilles? Ne sais-tu pas quelle minime fraction tu es par rapport au tout? Ceci (bien entendu) est dit de ton corps; car par ta raison tu n'es pas au-dessous des dieux mêmes ; tu n'es pas moins grand qu'eux : la grandeur de la raison, en effet, ne se reconnaît pas à la largeur ni à la hauteur, mais aux jugements. Ne veux-tu donc pas placer ton bien dans ce qui te fait l'égal des dieux? — Malheureux que je suis, dis-tu, d'avoir un pareil père et une pareille mère! — Quoi donc? est-ce que, à ton entrée dans la vie, il t'a été donné de choisir, et de dire : Je veux qu'à cette heure-ci un tel ait des rapports avec une telle, pour que je vienne au monde? Cela ne t'a pas été donné. Il a fallu, au contraire, que tes parents existassent d'abord, et qu'ensuite tu naquisses. — Mais de qui? — D'eux, tels qu'ils étaient. Et, tels qu'ils sont, crois-tu qu'aucun moyen de défense ne t'ait été donné (contre eux)? Tu serais malheureux et bien à plaindre, si tu ignorais pour quel usage la vue t'a été donnée, et si tu fermais les yeux en face des couleurs; combien n'es-tu pas plus malheureux et plus à plaindre encore, toi qui ne sais pas que contre tous les inconvénients tu as reçu la grandeur d'âme et la générosité des sentiments! En face de toi ne sont que des choses en rapport avec les moyens que tu as reçus ; mais tu détournes les yeux, au moment même ou tu devrais les avoir ouverts et bien voyant. Pourquoi ne pas rendre plutôt grâce aux dieux, de t'avoir placé au-dessus des choses qu'ils n'ont pas mises dans ta dépendance, et de n'avoir donné d'action sur toi qu'à celles qui dépendent de toi? Ils n'ont point donné action sur toi à tes parents, point à tes frères, point à ton corps, point à la fortune, à la mort, à la vie. A quoi donc ont-ils donné action sur toi? A la seule chose qui dépende en toi, au bon usage des idées. Pourquoi te mettre sous le joug de tant de choses dont tu es indépendant? C'est ce qu'on appelle se créer à soi-même des embarras. [1,13] CHAPITRE XIII : Comment peut-on tout faire d'une manière agréable aux dieux. Quelqu'un lui demandait : comment peut-on, à table, être agréable aux dieux? Il répondit : Si la justice, la sagesse, l'égalité d'âme, l'empire sur soi-même, et le respect des convenances peuvent trouver place à table, pourquoi n'y pourrait-on être agréable aux dieux? Lorsque tu demandes de l'eau chaude et que ton esclave ne t'a pas entendu, ou bien t'a entendu mais t'en apporte de trop tiède, ou bien même ne se trouve pas dans la maison, n'est-ce point faire une chose agréable aux dieux que de ne pas t'emporter et ne pas crever de colère? — Mais comment supporter de pareils êtres? — Esclave, ne peux-tu supporter ton frère, qui a Jupiter pour premier père, qui est un autre fils né de la même semence que toi, et qui a la même origine céleste? Parce que tu as été mis à une place plus élevée que les autres, vas-tu te hâter de faire le tyran? Ne te rappelles-tu pas qui tu es, et à qui tu commandes? Ne te rappelles-tu pas que c'est à des parents, à des frères par la nature, à des descendants de Jupiter? — Mais je les ai achetés, et ils ne m'ont pas acheté, eux! — Vois-tu vers quoi tu tournes tes regards? Vers la terre, vers l'abîme, vers les misérables lois des morts! Tu ne les tournes pas vers les lois des dieux. [1,14] CHAPITRE XIV : Dieu voit tout. On lui demandait comment on pourrait prouver à quelqu'un que toutes ses actions tombaient sous l'œil de Dieu. — Ne crois-tu pas, dit-il, à l'Unité du monde? — J'y crois. — Mais quoi! ne crois-tu pas à l'harmonie du ciel et de la terre? — J'y crois. Comment, en effet, les plantes fleurissent-elles si singulièrement, comme sur un ordre de Dieu, quand il leur a dit de fleurir? Comment germent-elles, quand il leur dit de germer? Comment produisent-elles des fruits, quand il leur a dit d'en produire? Comment mûrissent-elles, quand il leur a dit de mûrir? Comment laissent-elles tomber leurs fruits, quand il leur a dit de les laisser tomber? Comment perdent-elles leurs feuilles, quand il leur a dit de les perdre? Et, quand il leur a dit de se replier sur elles-mêmes pour rester tranquillement à se reposer, comment restent-elles à se reposer? Puis, lorsque la lune croît ou décroît, lorsque le soleil arrive ou se retire, pourquoi voit-on sur la terre tant de changements, tant d'échanges des contraires? Et les plantes et nos corps se relieraient ainsi avec le grand tout et seraient en harmonie avec lui sans que cela fût plus vrai encore de nos âmes! Et nos âmes se relieraient et se rattacheraient ainsi à Dieu, comme des parties qui en ont été détachées, sans que Dieu s'aperçût de leur mouvement, qui est de même nature que le sien, et qui est le sien même! Tu pourrais, toi, appliquer ton esprit au gouvernement de Dieu, et à toutes les choses divines, en même temps qu'aux affaires humaines, recevoir tout à la fois de milliers d'objets des sensations ou des pensées, et donner ton adhésion aux unes, rejeter les autres, t'abstenir sur d'autres; tu pourrais conserver dans ton âme les images de tant d'objets divers, t'en faire un point de départ pour arriver à d'autres idées analogues-à celles qui t'ont frappé les premières, passer d'un procédé à un autre, et garder le souvenir de milliers de choses; et Dieu ne serait pas capable de tout voir, d'être présent partout, d'être en communication avec tout! Le soleil serait capable d'éclairer une si grande portion de l'univers, en ne laissant dans l'obscurité que la petite partie qui est occupée par l'ombre que projette la terre; et celui qui a fait le soleil (cette partie de lui-même si minime par rapport au tout), celui qui le promène autour du monde, ne serait pas capable de tout connaître! — Mais moi, dis-tu, mon esprit ne peut s'occuper de toutes ces choses en même temps. — Et qui est-ce qui te dit aussi que tu as des facultés égales à celles de Jupiter? C'est pour cela que (bien qu'il nous ait faits intelligents) il n'en a pas moins placé près de chacun de nous un surveillant, le Génie particulier de chacun; auquel il a commis le soin de nous garder, et qui n'est sujet ni au sommeil ni à l'erreur. A quel protecteur plus puissant et plus vigilant aurait-il pu confier chacun de nous? Lors donc que vous avez fermé votre porte, et qu'il n'y a point de lumière dans votre chambre, souvenez-vous de ne jamais dire que vous êtes seul, car vous ne l'êtes pas. Dieu est dans votre chambre, et votre Génie aussi; et qu'ont-ils besoin de lumière pour voir ce que vous faites? Vous devriez prêter serment à ce Dieu, comme les soldats prêtent serment à César. Pour prix de la solde qu'ils touchent, ils jurent de faire passer le salut de César avant toute chose ; refuserez-vous de jurer, vous, après tous les dons magnifiques que vous avez reçus! Ou, si vous jurez, ne tiendrez-vous pas votre serment? Que jurerez-vous donc? De ne jamais désobéir à Dieu, de ne jamais lui adresser de reproches, de ne jamais vous plaindre de ce qu'il vous donnera en partage, de n'être jamais mécontents de faire ou de souffrir ce qui est inévitable. Ce serment ressemble-t-il à l'autre? On jure dans l'autre de ne préférer personne à César ; on jure dans celui-ci de se préférer soi-même à tout le monde. [1,15] CHAPITRE XV : A quoi s'engage la philosophie? Quelqu'un le consultait sur les moyens de persuader à son frère de ne plus vivre mal avec lui. La philosophie ne s'engage pas, lui dit-il, à procurer à l'homme quoi que ce soit d'extérieur; autrement, elle s'occuperait de choses étrangères, à ce qui est sa matière particulière. Le bois est la matière du charpentier ; l'airain est la matière du fondeur de statue ; l'art de vivre, à son tour, a pour matière dans chaque homme la vie de cet homme même. Que dire donc de la vie de ton frère? Qu'elle relève de son savoir faire à lui; mais que, par rapport au tien, elle est au nombre des choses extérieures, ainsi que l'est un champ, ainsi que l'est la santé, ainsi que l'est la gloire. Or, sur toutes ces choses la philosophie ne s'engage à rien. Dans toutes les circonstances, dit-elle, je maintiendrai la partie maîtresse en conformité avec la nature. — Mais la partie maîtresse de qui? — De l'être dans lequel je suis. — Comment donc faire pour que mon frère ne soit plus irrité contre moi? Amène-le-moi, et je lui parlerai; mais je n'ai rien à te dire, à toi, au sujet de sa colère. Celui qui le consultait ajouta : Je te demande encore comment je pourrai me conformer à la nature, au cas où mon frère ne se réconcilierait pas avec moi. Il lui répondit : Aucune chose considérable ne se produit en un instant, pas plus que le raisin et les figues. Si tu me disais maintenant : je veux une figue, je te dirais : il faut du temps; laisse l'arbre fleurir, puis les fruits y venir et mûrir. Et, lorsque le fruit du figuier n'arrive pas à sa perfection d'un seul coup et en un instant, tu voudrais cueillir si facilement et si vite les fruits de la sagesse humaine! Je te dirai, ne l'espère pas. [1,16] CHAPITRE XVI : De la Providence. Ne vous étonnez pas que les autres êtres animés trouvent tout prêt ce qui est nécessaire à leur corps, non seulement les aliments et les boissons, mais encore le coucher; ne vous étonnez pas qu'ils n'aient besoin ni de chaussures, ni de couvertures, ni de vêtements, tandis que nous nous avons besoin de tout cela. Ces êtres ne sont pas nés pour eux-mêmes, mais pour servir; il n'était pas bon dès lors de les créer ayant besoin de quelque chose. Car vois un peu ce qui arriverait, si nous avions à nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais encore de nos brebis et de nos ânes, pour leurs vêtements, pour leur chaussure, pour leurs aliments et pour leur boisson. Les soldats sont mis à là disposition du général, chaussés, habillés et armés (que d'embarras pour le chiliarque, s'il lui fallait courir de tous les côtés pour chausser et pour habiller ses mille hommes!) ; il en est de même des êtres nés pour notre service : la nature les a créés tout équipés, pourvus de tout, et n'ayant besoin d'aucun soin, c'est ce qui fait qu'un petit enfant conduit les brebis avec un simple bâton. Mais nous maintenant, au lieu de remercier Dieu au sujet de ces animaux, parce que nous n'avons pas à nous occuper d'eux autant que de nous-mêmes, nous l'accusons à notre sujet. Et cependant, par Jupiter et par tous les dieux, ce serait assez d'une seule créature pour révéler la Providence à un homme honnête et reconnaissant. Je n'ai que faire pour cela des grandes choses : il m'y suffit du lait qui provient de l’herbe, du fromage qui provient du lait, de la toison qui provient de la peau. Quel est celui qui a fait, qui a conçu tout cela? — Personne, dis-tu. — Quelle imprudence et quelle absurdité! Eh bien! laissons les œuvres utiles de la nature, et contemplons ses hors-d'œuvre (apparents). Qu'y a-t-il de plus inutile que les poils qui naissent au menton? Mais quoi! la nature ne les a-t-elle pas fait servir eux aussi à l'usage le plus convenable possible? N'a-t-elle point par eux distingué l'homme de la femme? Par eux la nature de chacun de nous ne crie-t-elle pas de bien loin, Je suis un homme ; c'est de telle façon qu'il faut m'aborder, de telle façon qu'il faut me parler? Ne cherche pas ailleurs : voici mes signes. Et d'autre part, en même temps qu'elle donnait aux femmes quelque chose de plus doux dans la voix, elle les a privées de ces poils. Il n'aurait pas fallu que cela fût peut-être! Il aurait fallu que les sexes fussent laissés sans signe distinctif, et que chacun de nous eût à crier : Je suis un homme! Et ce signe n'est-il pas beau? Ne nous sied-il pas? N'est-il pas imposant? Combien il est plus beau que l'aigrette du coq! D'un plus grand aspect que la crinière du lion! Nous devions donc conserver ces signes donnés par Dieu; nous devions ne pas y renoncer, et ne pas confondre, autant qu'il est en nous, les sexes qu'il a distingués. Sont-ce donc là les seules choses que la Providence ait faites en nous? Et quel discours pourrait suffire à louer convenablement tout ce qu'elle y a fait, ou même à l'exposer? Car, si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges, et de lui adresser des actions de grâces? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter cet hymne à Dieu? Dieu est grand, parce qu'il nous a donné ces instruments, avec lesquels nous travaillerons la terre! Dieu est grand, parce qu'il nous a donné des mains, un gosier, un estomac ; parce qu'il nous a permis de croître sans nous en apercevoir, et de réparer nos forces en dormant! Voilà ce que nous devrions chanter à propos de chaque chose; mais ce pourquoi nous devrions chanter l'hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c'est la faculté qu'il nous a accordée de nous rendre compte de ces dons, et d'en faire un emploi méthodique. Eh bien! puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu'il y eût quelqu'un qui remplît ce rôle, et qui chantât pour tous l'hymne à la divinité? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n'est de chanter Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier d'un rossignol; si j'étais cygne, celui d'un cygne. Je suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C'est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu'il sera en moi; et je vous engage tous à chanter avec moi. [1,17] CHAPITRE XVII : De la nécessité de la logique. Puisque c'est la Raison qui est la régulatrice de tout le reste, et qui en tire parti, et puisqu'elle ne pouvait être elle-même sans régulateur, quel a été ce régulateur? Il est évident que ce doit être elle-même ou un autre. Or, cet autre est une Raison à son tour, ou quelque chose de meilleur que la Raison; ce qui est impossible. Mais si c'est une raison, quel sera à son tour son régulateur? Car si elle est son régulateur à elle-même, la première pouvait l'être aussi; et, si elle ne l'est pas, cela est sans fin et sans terme. — Soit; mais il est plus pressant de guérir (ses passions) et tout le reste. — Veux-tu donc m'écouter sur ce sujet-là? Ecoute-moi. Mais ne va pas me dire : Je ne sais pas si tu raisonnes bien ou mal; et, au cas où je prononcerais une parole ambiguë, ne me dis pas non plus : Précise; car je ne te supporterai pas, et je te dirai : Mais il est plus pressant de..., etc. C'est en effet, je crois, pour cette raison que l'on place la Logique en tête, comme nous voulons qu'on apprenne à connaître les mesures avant de se mettre à mesurer le blé. Car, si nous ne commençons pas par savoir ce que c'est qu'un boisseau et par savoir ce que c'est qu'une balance comment pourrons-nous mesurer ou peser quoique ce soit? Ici de même, si nous n'avions pas étudié et ne connaissions pas exactement ce qui nous sert à juger et à connaître tout le reste, comment pourrions-nous connaître exactement quelque autre chose? Est-ce que cela se pourrait? Non; mais un boisseau n'est que du bois stérile! Oui, mais c'est par là que nous mesurons le blé. — La Logique aussi est stérile! — C'est ce que nous verrons; mais, alors même qu'on l'accorderait, ce serait encore assez pour elle que de servir à juger et à discuter le reste, et d'y tenir lieu, pour ainsi dire, de poids et de mesure. Et qu'est-ce qui parle ainsi? N'est-ce que Chrysippe, que Zénon, que Cléanthe? N'est-ce pas aussi Antisthènes? Et quel est celui qui a écrit que le point de départ de l'éducation était l'étude des mots? N'est-ce pas aussi Socrate qui parle ainsi? Et de qui Xénophon a-t-il écrit qu'il commençait par étudier la signification des mots? La grande chose, la chose digne d'admiration, serait-elle donc de comprendre ou d'expliquer Chrysippe? Mais qu'est-ce qui dit cela? Quelle est donc la chose digne d'admiration? C'est de comprendre la volonté de la nature. Eh bien! peux-tu la démêler par toi-même? De quoi aurais-tu besoin alors? car s'il est vrai qu'on ne faillisse jamais que malgré soi, et si tu as su découvrir la vérité, il est impossible que dès lors tout ne soit pas bien chez toi. Mais, par Jupiter, je ne sais pas découvrir la volonté de la nature. Qui donc sait l'exposer? On a dit que c'est Chrysippe. Je vais, et je cherche ce que dit cet interprète de la nature. Contrarié de ne pas comprendre ce qu'il dit, je cherche quelqu'un qui me l'explique. Vois et examine ce qui est écrit là, me dit-on, comme si ce l'était en latin. Mais de quoi donc l'explicateur s'enorgueillit-il ici? Chrysippe lui-même n'aurait pas le droit de s'enorgueillir, s'il n'arrivait qu'à m'expliquer la volonté de la nature, sans la comprendre lui-même. A combien plus forte raison, celui qui explique Chrysippe! Car ce n'est pas pour Chrysippe lui-même que nous avons besoin de Chrysippe, mais pour comprendre la nature. Nous n'allons pas trouver le devin pour l'amour de lui-même, mais parce que nous croyons apprendre par lui l'avenir, et ce que présagent les dieux. Ce n'est pas non plus pour l'amour d'elles-mêmes que nous allons regarder les entrailles, mais pour ce qu'elles présagent. Ce n'est ni le corbeau ni la corneille que nous honorons; c'est le Dieu qui nous avertit par eux. Je vais trouver celui qui explique tout cela, le devin, et je lui dis : Examine pour moi les entrailles; que me présagent-elles? Il les prend, les ouvre, les interprète, et me répond : O homme, tu as en toi une faculté de juger et de vouloir, dont la nature est de ne pouvoir être entravée ni contrainte ; voilà ce qui est écrit ici, dans ces entrailles. Je te le montrerai d'abord au sujet du jugement. Quelqu'un peut-il t'empêcher d'adhérer à la vérité? — Personne. — Quelqu'un peut-il te forcer à recevoir pour vrai ce qui est faux? — Personne. — Vois-tu que sur ce terrain ton libre arbitre est au-dessus de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement? Eh bien! sur le terrain du désir et de la volonté, en est-il autrement? Qu'est-ce qui peut triompher d'une volonté si ce n'est une autre volonté? D'un désir ou d'une aversion, si ce n'est un autre désir ou une autre aversion? — Mais, dis-tu, si tu emploies la crainte de la mort, tu me contraindras. — Ce n'est pas ce que j'emploierai qui te contraindra, mais c'est que tu juges qu'il vaut mieux faire telle chose que de mourir. C'est donc ton jugement qui t'aura contraint, c'est-à-dire que c'est ton libre arbitre qui aura contraint ton libre arbitre. Car, si Dieu eût fait que cette partie spéciale, qu'il a détachée de lui-même pour nous la donner, pût être contrainte par lui ou par d'autres, il ne serait pas Dieu, et n'aurait pas de nous le soin qu'il en doit avoir. Voilà (dit le devin) ce que je trouve dans les victimes; voilà ce qu'elles t'annoncent. Si tu le veux, tu es libre; si tu le veux, tu n'accuseras personne, tu ne feras de reproche à personne. Tout arrivera conformément à ta volonté et à celle de Dieu tout ensemble. Voilà la réponse en vue de laquelle je vais trouver le devin et le philosophe; et ce n'est pas devant lui que je m'incline à cause de son talent d'explication, mais devant les choses qu'il m'explique. [1,18] CHAPITRE XVIII : Il ne faut pas l'emporter contre ceux qui font mal. S'il est réel, comme le disent les philosophes; qu'il n'y a aux affirmations des hommes qu'une seule cause, la conviction que telle chose est vraie; une seule à leurs négations, la conviction que telle chose est fausse; une seule à leurs doutes, la conviction que telle chose est incertaine; une seule à leurs vouloirs, la conviction que telle chose est convenable; une seule à leurs désirs, la conviction que telle chose leur est utile; s'il leur est impossible de désirer autre chose que ce qu'ils jugent utile, et de vouloir autre chose que ce qu'ils jugent convenable, pourquoi nous emporter contre la plupart d'entre eux? — Ce sont des filous et des voleurs, dis-tu! — Qu'est-ce donc que les filous et les voleurs? Des gens qui se trompent sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais. Par suite est-ce l'indignation ou la pitié qu'ils doivent t'inspirer? Montre leur qu'ils se trompent, et tu verras comment ils cesseront de faire mal. S'ils ne voient pas leur erreur, ils n'ont rien qu'ils puissent préférer à leur opinion. — Quoi donc! ce voleur et cet adultère ne devraient-ils pas périr? — Ne parle pas ainsi ; mais dis plutôt : Cet homme qui s'égare et qui se trompe sur les sujets les plus importants, cet homme aveuglé, non dans ces yeux du corps qui distinguent le blanc du noir, mais dans ces yeux de l'esprit qui distinguent le bien du mal, ne devrait-il pas périr! Et si tu parles ainsi, tu reconnaîtras combien ton dire est inhumain, combien il ressemble à celui-ci : Cet homme aveugle et sourd ne devrait-il pas périr? Car si le plus grand de tous les dommages est d'être privé des plus grands biens, et si le plus grand de tous les biens est un jugement droit, pourquoi t'emporter encore contre celui qui en est privé? O homme, il ne faut pas que les torts des autres produisent sur toi un effet contraire à la nature ; aie pitié d'eux plutôt. Laisse là ces mots de colère et de haine, ces exclamations de la multitude : Quelle canaille! Quel être odieux! Es-tu donc, pour ta part, devenu sage en un jour? Te voilà bien sévère! Pourquoi donc nous emportons-nous? Parce que nous attachons du prix à ce qu'on nous enlève. N'attache pas de prix à ton manteau, et tu ne t'emporteras pas contre son voleur; n'attache pas de prix à ta femme, si belle qu'elle soit, et tu ne t'emporteras pas contre son amant. Sache que le voleur et l'amant n'ont pas de prise sur ce qui est à toi, qu'ils n'en ont que sur les choses qui ne sont pas à toi, et qui ne dépendent pas de toi. Si tu te détaches de ces choses-là et n'en fais aucun cas, contre qui auras-tu encore à t'emporter? Tant que y attacheras quelque prix, c'est de toi que tu devras être mécontent, et non pas des autres. Vois un peu : tu as de beaux vêtements, tandis que ton voisin n'en a pas; tu as une fenêtre; veux-tu les y mettre à l'air? Il ne sait pas quel est le bien de l'homme, et s'imagine que c'est un bien d'avoir de beaux vêtements; ce que tu crois toi-même; et il ne viendrait pas te les prendre! Tu montres un gâteau à des gourmands, et tu le manges seul; et tu veux qu'ils ne te l'arrachent pas! Ne les tente pas; n'aie pas de fenêtre; ne mets pas à l'air tes vêtements. Moi, avant hier, j'avais une lampe de fer devant mes dieux pénates ; j'entendis du bruit à ma porte; je courus, et je trouvai qu'on avait enlevé ma lampe. Je me dis que celui qui l'avait volée n'avait pas fait une chose déraisonnable. Qu'arriva-t-il donc? Je dis : Demain tu en trouveras une de terre cuite. On ne perd jamais que ce que l'on a. J'ai perdu mon manteau! — C'est que tu avais un manteau. — J'ai mal à la tête! — Est-ct que tu as mal aux cornes? Pourquoi te fâcher? On ne perd que ce que l'on a; on ne souffre que dans ce que l'on a. Mais le tyran va mettre dans les fers? — Quoi ta jambe. — Mais il va m'enlever? — Quoi? la tête. Qu'est-ce qu'il ne pourra ni mettre dans les fers ni t'enlever? Ton libre arbitre. C'est là précisément la raison du précepte ancien : "Connais-toi toi-même". Il fallait, par tous les dieux, t'exercer dans les petites choses, commencer par elles, pour passer à de plus grandes. — La tête me fait mal — Ne dis pas, hélas! — L'oreille me fait mal. — Ni dis pas, hélas! Je ne prétends point qu'il ne t'est pas permis de pousser un gémissement; mais ne gémis pas dans ton for intérieur. Si ton esclave est lent à t'apporter tes bandelettes, ne crie pas, ne te met pas hors de toi, ne dis pas : Tout le monde me hait! Qui, en effet, ne haïrait pas un pareil individu! Marche droit et libre, en mettant désormais ta confiance dans ces principes, et non dans ta force corporelle, comme un athlète. Car ce n'est pas comme d'un âne que nul ne doit venir à bout de toi. Quel est donc l'homme dont rien ne vient à bout? Celui que ne tire de son calme rien de ce qui est en dehors de son libre arbitre. Cela posé, j'énumère toutes les occasions possibles; et, comme on dit, en parlant d'un athlète : Il a vaincu le premier sur lequel le sort l'a fait tomber; mais en eut-il vaincu un second? Eut-il vaincu, s'il eût fait chaud? S’il eût été à Olympie? de même ici je dis: Si tu mets de l'argent devant lui, il en fera fi; mais une jeune fille, et de nuit? Mais la gloriole? Mais les insultes? Mais les éloges? Mais la mort? Pourrait-il en triompher également? Et s'il avait la fièvre? Et s'il était pris de vin? Et s'il était dans une humeur noire? Voilà pour moi l'athlète qui ne serait jamais vaincu. [1,19] CHAPITRE XIX : Que devons-nous être à l'égard des tyrans? Quiconque a un avantage sur les autres, ou croit en avoir un, quoiqu'il n'en ait pas, s'enorgueillira nécessairement, s'il est sans culture. Tout d'abord le tyran dit : Je suis plus puissant que tous les autres. — Eh! que peux-tu me donner? Peux-tu faire que mes désirs ne trouvent point d'obstacles? Comment le pourrais-tu? Toi-même réussis-tu toujours à éviter ce que tu veux fuir? Es-tu infaillible dans tout ce que tu essaies de faire? Et d'où te viendrait cet avantage? Sur un navire, en qui as-tu confiance, en toi ou dans les hommes du métier? En qui sur un char, si ce n'est encore dans les hommes du métier? Et quand il s'agit de tout autre art? même chose. Que peux-tu donc par toi-même? — Quels soins tout le monde a de moi (dis-tu)? — J'ai bien soin de ma planchette, moi! Je la lave et je l'essuie; j'enfonce aussi dès clous pour accrocher ma burette à huile. Ma planchette et ma burette seraient-elles donc supérieures à moi? Non ; mais elles me servent pour quelque usage, et c'est pour cela que j'en prends soin. Est-ce que je ne prends pas soin de mon âne? Est-ce que je ne lui lave pas et ne lui nettoie pas les pieds? Ne vois-tu donc pas que c'est de lui-même que tout homme a soin, et qu'on n'a des soins pour toi que comme on en a pour son âne? Qui donc en effet a des soins pour toi à titre d'homme? Montre-moi celui-là. Qu'est-ce qui veut te ressembler? Qu'est-ce qui veut marcher sur tes traces comme sur celles de Socrate? — Mais je puis te faire couper la tête! —Tu as raison; j'oubliais qu'il me fallait des soins vis-à-vis de toi comme vis-à-vis de la fièvre et du choléra ; et que je devais t'élever un autel comme il y a dans Rome un autel élevé à la fièvre. Qu'est-ce qui trouble donc le vulgaire et qu'est-ce qui l'effraie? Le tyran et ses gardes? Comment cela serait-il? Et à Dieu ne plaise que cela soit! Il n'est pas possible que l'être né libre soit troublé, entravé par un autre que par lui-même. Ce sont ses jugements seuls qui causent son trouble. Car, lorsque le tyran dit : Je chargerai de fers ta jambe, celui qui attache du prix à sa jambe, s'écrie : Non! par pitié! Mais celui qui n'attache de prix qu'à sa libre décision, dit : Charge-la de fers si cela te semble bon. — Cela ne te fait rien? — Cela ne me fait rien. — Je te montrerai que je suis le maître. — Comment le pourrais-tu? Jupiter m'a fait libre. Crois-tu qu'il ait pu permettre que son propre fils devînt esclave? Tu es le maître de ma carcasse; prends-la. — Ce n'est donc pas moi qui suis l'objet de tes soins lorsque tu m'approches? — Non ; mais moi-même. Et si tu veux me faire dire que tu l'es aussi, entends-moi bien : tu l'es comme le serait une cruche. Ce n'est pas là de l'égoïsme, car l'être animé est fait pour agir toujours en vue de lui-même. C'est, pour lui-même que le soleil fait tout, et Jupiter aussi. Mais, quand ce Dieu veut être le distributeur de la pluie, le producteur des fruits, le père des dieux et des hommes, tu peux voir qu'il n'en obtient et le nom et la chose qu'en étant utile à la communauté. Il a donné à tout être raisonnable une nature telle, qu'aucun d'entre eux ne peut trouver son bien particulier qu'en faisant quelque chose d'utile à tous. C'est ainsi qu'on n'est pas l'ennemi de la communauté, tout en n'agissant qu'en vue de soi-même. Qu'attends-tu, en effet? qu'un être renonce à lui-même et à son intérêt propre? Comment donc alors la première loi de tout être indistinctement sera-t-elle l'amour de lui-même? Que dirai-je donc? Que, quand nous avons, au sujet des choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, l'opinion absurde qu'elles sont des biens ou des maux, il nous faut de toute nécessité faire la cour aux tyrans. Et plût au ciel que ce ne fût qu'aux tyrans, et pas aussi à leurs valets de chambre! Comment un homme devient-il tout-à-coup un génie, parce que César l'a préposé à ses pots de chambre? Pourquoi disons-nous sur-le-champ : Félicion m'a parlé en homme bien capable? Je voudrais qu'il fût précipité de dessus son tas d'immondices, pour que de nouveau tu ne visses en lui qu'un imbécile. Epaphrodite avait un cordonnier qu'il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Le sort fit que cet homme fut acheté par une des créatures de César, et devint le cordonnier de César. As-tu vu en quelle estime le tint alors Epaphrodite? Comment va mon cher Félicion? Oh! que je t'aime! Et si quelqu'un de nous demandait : Que fait Epaphrodite? On nous répondait qu'il était en conférence avec Félicion! Ne l'avait-il donc pas vendu comme n'étant bon à rien? Qu'est-ce qui en avait fait tout-à-coup un génie? Voilà ce que c'est que d'attacher du prix à autre chose qu'à ce qui relève de notre libre arbitre. Quelqu'un a-t-il obtenu le tribunat, tous ceux qui le rencontrent le félicitent. L'un lui baise les yeux, un autre le cou, et ses esclaves les mains. Il arrive dans sa maison : il y trouve tous les flambeaux allumés. Il monte alors au Capitole, et y offre un sacrifice. Qui donc en a jamais offert pour avoir eu de bons désirs et pour avoir conformé sa volonté à la nature? C'est que nous ne remercions les dieux que de ce que nous prenons pour un bien. Quelqu'un aujourd'hui me parlait du titre de prêtre d'Auguste. Mon ami, lui dis-je, laisse là cette affaire, tu y dépenseras beaucoup pour n'arriver à rien. — Mais les rédacteurs des arrêtés officiels y inscriront mon nom! — Est-ce que tu seras auprès des lecteurs pour leur dire : C'est moi dont ils ont écrit le nom? Et, si tu peux y être maintenant, que feras-tu quand tu seras mort? — Mais mon nom subsistera! — Ecris-le sur une pierre ; il subsistera de même. Eh! qui se souviendra de toi en dehors de Nicopolis? — Mais je porterai une couronne d'or! — Si tu as envie d'une couronne, prends-en une de roses, et mets-la sur ta tête : elle sera, certes, plus gracieuse à voir. [1,20] CHAPITRE XX : Comment la raison se contemple elle-même. Toute espèce d'art ou de faculté a un objet spécial de ses études. Quand elle est de même nature que cet objet, elle s'étudie forcément aussi elle-même ; mais quand elle est de nature différente, elle ne peut pas s'étudier ainsi. L'art du cordonnier, par exemple, s'occupe des cuirs, mais sa nature est à mille lieues de celle des cuirs ; aussi ne peut-il s'étudier lui-même. La grammaire à son tour s'occupe d'écrire les mots, mais est-elle elle-même un mot à écrire? Non. Aussi ne peut-elle s'étudier elle-même. Pourquoi donc la nature nous a-t-elle donné la raison? pour user des idées, comme il faut en user. Or, qu'est-elle elle-même? un certain ensemble d'idées. Elle peut ainsi, en vertu de sa nature, s'examiner elle-même. La sagesse, à son tour, pour l'étude de quoi nous a-t-elle été donnée? Pour l'étude de ce qui est bien, de ce qui est mal, et de ce qui est indifférent. Qu'est-elle donc elle-même? Un bien. Et le manque de sagesse? Un mal. Tu vois bien que forcément elle doit pouvoir s'étudier elle-même et étudier son contraire. Aussi le premier et le plus important devoir du philosophe est-il d'examiner ses idées, de les juger, et de n'adhérer à aucune qu'après examen. Voyez comme nous avons su trouver un art pour la monnaie qui semble nous intéresser si fort, et de combien de moyens se sert l'essayeur d'argent pour la vérifier. Il se sert de la vue, du toucher, de l'odorat, et finalement de l'ouïe. Il frappe sur une pièce, écoute le son, et ne se contente pas de la faire sonner une fois ; c'est à force de s'y reprendre que son oreille arrive à juger. C'est ainsi que, lorsque nous croyons qu'il est pour nous de grande conséquence de nous tromper ou de ne pas nous tromper, nous apportons la plus grande attention à l'examen des choses qui peuvent nous tromper. Mais, bâillant et endormis, pour tout ce qui regarde notre faculté malheureuse, nous acceptons n'importe quelle représentation; c'est que nous n'en ressentons pas le dommage. Quand donc tu sauras à quel point tu es négligent en ce qui concerne le bien et le mal, et à quel point tu es actif en ce qui concerne les choses qui te sont indifférentes, pense alors comment tu te sens lorsque tu es privé de vue et lorsque tu te trompes, et tu découvriras que tu es loin du sentiment que tu devrais avoir vis-à-vis du bien et du mal. - Mais c'est une question qui exige beaucoup de préparation, beaucoup de travail et d'étude. - Eh quoi ! comptes-tu acquérir le plus grand des arts à peu de frais ? Sans doute la doctrine essentielle des philosophes est très courte. Si tu as l'occasion, lis les écrits de Zénon et tu verras qu'en peu de mots il indique que la fin de l'homme (ou de l'objet) est de suivre les dieux, et que l'essence du bien est une utilisation appropriée de ses représentations. Mais si tu dis : Qu'est-ce Dieu ? Quel est sa nature ? Est-ce celle d'un être particulier ou celle de l'univers ? alors en effet tu auras besoin de beaucoup de mots. Si alors Epicure arrive et dit que le bien doit être dans le corps ; alors dans ce cas-là on aura besoin d'encore plus de mots, et il nous faudra apprendre ce qui est en nous l'essentiel, le principe fondamental et la partie essentielle ; et comme il n'est pas probable que le bien d'un escargot soit dans la coquille, est-il probable que le bien d'un homme soit dans son corps ? Mais toi, Epicure, possède-tu toi-même quelque chose d'essentiel. Qu'est-ce qui en toi délibère, qu'est ce qui examine chaque chose, qu'est-ce qui forme un jugement sur le corps lui-même et qui juge qu'il est la partie principale ? et pourquoi allumer ta lampe et travailler pour nous, pourquoi écrire tant de livres ? Qui nous ? et que sommes nous en ce qui te concerne ? Ainsi la discussion s'allonge. [1,21] CHAPITRE XXI :Contre ceux qui souhaitent être admirés. Quand un homme se tient stable dans la vie, il ne baille pas devant des choses extérieures. Homme ! que souhaites-tu qu'il t'arrive ? - Je suis satisfait de mes désirs et de mes aversions conformes à la nature, de suivre mon naturel dans mes volontés et mes refus, dans le but que je recherche, dans mon intention et dans mon consentement. - Pourquoi alors te pavaner devant nous comme si tu avais avalé une broche ? - Mon souhait a toujours été que ceux qui me rencontraient devaient m'admirer, et ceux qui me suivaient devraient s'écrier : Oh! le grand philosophe. - Qui sont-ils ceux auprès de qui tu souhaites être admirés ? Ne sont-ils pas ceux de qui tu as l'habitude de dire qu'ils sont fous ? Eh quoi ! tu souhaites donc être admiré par des fous ? [1,22] CHAPITRE XXII : Des notions a priori. Les notions a priori sont communes à tous les hommes, et une notion a priori n'est pas contradictoire avec une autre notion a priori. Qui de nous ne suppose pas que le bien est utile et souhaitable, et que dans toutes les circonstances nous devons le suivre et le rechercher ? Et qui de nous ne suppose pas que le juste est beau et convenable ? mais alors quand donc surgit la contradiction ? Elle surgit quand on adapte les notions a priori aux cas particuliers. Quand un homme dit : il a fait agir, c'est un homme brave, et que l'autre répond : Non, il a agi stupidement ; alors il y a conflits entre les hommes. C'est le conflit qui oppose les Juifs, les Syriens, les Egyptiens et le Romains ; le conflit ne porte pas sur le fait de savoir si la sainteté devoit être préférée à toutes les choses et dans tous les cas et s'il faut la rechercher, mais s'il est saint de manger de la chair de porc ou non. Tu trouveras ce conflit aussi entre Agamemnon et Achille ; convoque les devant toi. - Que dis-tu, Agamemnon ? ne faut-il pas faire qui est approprié et juste ? - Certainement. - Et toi, que dis-tu, Achille ? n'admets-tu pas qu'il faut faire le bien ? - J'en suis certain. C'est de toutes les choses celle qui me plaît le mieux. — Appliquez donc vos notions à priori. C'est là que commence leur désaccord; — l'un dit : Il ne faut pas que je rende Chryseïs à son père; — l'autre dit : Il faut que tu la rendes. En somme, il y en a un des deux qui applique mal la notion à priori du devoir. — L'un dit encore : Si je dois rendre Chryseïs, je dois prendre ce que l'on a donné à l'un de vous comme récompense. — L'autre dit : Tu ne prendras pas ma maîtresse. — Je la prendrai, réplique l'autre. — Eh quoi! serai-je donc seul sans récompense? — Et moi seul à ne rien avoir? C'est ainsi que naît le désaccord. Qu'est-ce donc que s'instruire? C'est apprendre à appliquer aux faits particuliers d'une manière conforme à la nature nos notions naturelles à priori; c'est encore partager le monde en choses qui dépendent de nous et choses qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, c'est notre libre arbitre, et tous les actes de ce libre arbitre; ce qui n'en dépend pas, c'est notre corps et ses parties, notre fortune, nos parents, nos frères, nos enfants, notre patrie, en un mot tous ceux avec qui nous vivons. Où placerons-nous donc le bien? A quelle espèce de choses en appliquerons-nous la notion? A celles qui dépendent de nous? Alors ce ne sera pas un bien qu'un corps sain et complet, non plus que la vie elle-même! Nos enfants ne seront pas un bien, nos parents et notre patrie non plus! Qu'est-ce qui supportera ton langage? Essayons donc de mettre le bien dans ces choses. Mais est-il possible d'être heureux, lorsque l'on éprouve du mal et que l'on est privé du bien? Cela n'est pas possible. Est-il possible alors de se conduire comme on le doit envers ceux avec qui l'on vit? Comment cela serait-il possible? Je suis né pour faire ce qui m'est utile. S'il m'est utile d'avoir un champ, il m'est utile de prendre celui de mon voisin. S'il m'est utile d'avoir un manteau, il m'est utile d'en voler un aux bains. De là viennent les guerres, les dissensions civiles, les tyrannies, les complots. Comment observer alors ce que je dois à Jupiter? Car, si l'on me fait du tort, et si je suis malheureux, c'est qu'il ne s'occupe pas de moi. Et qu'ai-je affaire de lui, s'il ne peut pas me secourir? Qu'en ai-je affaire encore, si c'est par sa volonté que je me trouve dans cette situation? Je me mets par suite à le haïr. Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues? Il est vrai qu'on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre; mais comment s'appellera-t-il encore le Dieu sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le Dieu qui donne les fruits? Et cependant si nous plaçons le vrai bien dans les choses qui ne dépendent pas de nous, tout cela s'en suivra. Que ferons-nous donc? Voilà la recherche qui convient au vrai philosophe, à celui dont les efforts doivent aboutir. Si je dis aujourd'hui que je ne sais pas quel est le bien et quel est le mal, ne serai-je pas fou? Certes oui. Mais, d'autre part, si je dis : Dois-je placer le bien uniquement dans ce qui dépend de nous? tous vont me rire au nez. Il viendra un vieillard qui aura des cheveux blancs, et beaucoup d'anneaux d'or; il secouera la tête, et dira : Ecoute-moi, mon fils. Il est bon de philosopher; mais il est bon aussi d'avoir de la cervelle; ce sont des sottises que tout cela.Les philosophes t'apprennent le syllogisme; mais ce que tu dois faire, tu le sais beaucoup mieux que les philosophes. — O homme, pourquoi me reproches-tu ce que je fais, si je sais ce que je dois faire? Que dire à un pareil esclave? Et si je ne lui dis rien, il crève de dépit. Il faut lui répondre : Pardonne-moi, comme on pardonne aux amoureux; je ne m'appartiens plus; je suis fou. [1,23] CHAPITRE XXIII : Contre Epicure. Epicure lui-même comprend que nous sommes faits pour la société; mais, comme il a commencé par placer notre bien dans notre seule enveloppe, il ne peut rien dire de plus. Car il soutient vigoureusement d'autre part, qu'il faut ne faire cas de rien et ne s'attacher à rien en dehors du véritable bien ; et il a raison de le soutenir. Mais comment donc serions-nous nés pour la société, nous à qui la nature n'aurait donné aucun amour pour nos enfants? Pourquoi aussi conseilles-tu au sage de ne pas élever ses enfants? Comment peux-tu craindre de le voir tomber dans la peine à cause d'eux? Y tombe-t-il donc à cause du rat qu'il nourrit dans sa maison? Et que peut lui faire qu'un petit rat de plus pleure chez lui? C'est qu'Epicure savait bien, malgré son système, qu'une fois que l'enfant est né, il nous est impossible de ne pas l'aimer et de ne pas songer à lui. C'est dans ce même système qu'il dit encore que le sage ne doit pas s'occuper du gouvernement; car il sait tout ce qu'est obligé de faire celui qui s'en occupe. Mais qui empêche le sage de s'en occuper, s'il doit s'y conduire comme il se conduirait au milieu des mouches? Et, tout en sachant cela, Epicure ose dire : N'élevons pas nos enfants! Mais quoi! la brebis et le loup lui-même n'abandonnent pas leurs enfants, et l'homme abandonnerait les siens! Que veux-tu que nous soyons? Stupides, comme les brebis? Mais elles-mêmes n'abandonnent pas leurs petits. Féroces, comme les loups? Mais eux non plus ne les abandonnent pas. Eh! qui suit ton conseil, à la vue de son enfant qui pleure parce qu'il est tombé par terre? Je crois, pour moi, que quand même ton père et ta mère auraient deviné que tu devais un jour parler ainsi, ils ne t'auraient pourtant pas rejeté. [1,24] CHAPITRE XXIV : Comment doit-on lutter contre les circonstances difficiles? Ce sont les circonstances difficiles qui montrent les hommes. A l'avenir, quand il s'en présentera une, dis-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t'a mis aux prises avec un adversaire redoutable. Pourquoi? me dis-tu. Pour faire de toi un vainqueur aux jeux olympiques; et tu ne peux l'être sans sueurs. Or, personne, ce me semble, ne s'est jamais trouvé dans des circonstances meilleures que celles où tu es, pourvu que tu veuilles en tirer parti, comme l'athlète de son adversaire. Voici qu'aujourd'hui nous t'envoyons dans Rome à la découverte; or, on n'envoie jamais un lâche à la découverte, car s'il entendait le moindre bruit ou apercevait l'ombre de quoique ce fût, il reviendrait en courant, hors de lui, et disant que les ennemis sont là. Si, à son exemple, aujourd'hui tu revenais nous dire : Quelles épouvantables choses il y a à Rome! La mort est bien terrible! Terrible est l'exil! Terrible l'ignominie! Terrible la pauvreté! Fuyez, ami; l'ennemi est là! nous te dirions : Va-t'en! garde tes avertissements pour toi! notre seul tort à nous, c'a été d'envoyer un pareil individu à la découverte. Diogène y a été envoyé avant toi; mais ce qu'il nous a rapporté est bien différent : il dit que la mort n'est pas un mal, parce qu'elle n'est pas une honte; il dit que la gloire est un vain bruit, que font des insensés. Quelles belles choses sur la peine, quelles belles choses sur le plaisir, quelles belles choses sur la pauvreté nous a dites cet explorateur! Il dit que la nudité vaut mieux que tous les habits de pourpre; et que le sol où l'on dort à la dure est le plus doux des couchers! Et, à l'appui de chacune de ses paroles, il présente son propre courage, sa propre tranquillité d'âme, sa propre indépendance, son propre corps brillant de santé et aux formes pleines. Pas un ennemi près de nous, dit-il; paix complète partout. — Comment le sais-tu, Diogène? — Voici, dit-il. M'a-t-on fait le moindre mal? M'a-t-on fait la moindre blessure? Ai-je fui devant quelqu'un? Voilà comme doit être celui qui va à la découverte. Toi, quand tu reviens vers nous, tu nous débites nouvelles sur nouvelles. Ne retourneras-tu pas, et ne verras-tu pas mieux, guéri de ta lâcheté? — Que ferai-je donc? — Que fais-tu, quand tu descends d'un navire? Est-ce que tu emportes le gouvernail ou les rames? Qu'emportes-tu donc? Ce qui est à toi, ta fiole à l'huile et ta besace. Eh bien! ici aussi, rappelle-toi ce qui est à toi, et tu ne désireras pas ce qui est aux autres. Te dit-on : Quitte ta toge à large bande de pourpre? — Voici, je n'ai plus que ma toge à bande étroite. Te dit-on : Quitte celle-là aussi? — Voici, je n'ai plus que mon manteau. Te dit-on : Quitte ton manteau? — Me voici nu. — Mais tu m'es insupportable. — Prends mon corps tout entier. Comment craindrais-je celui à qui je puis jeter mon corps? Un tel, d'autre part, ne me fera pas son héritier! Mais quoi! ai-je oublié qu'aucune de ces choses n'était à moi? De quelle façon disons-nous donc qu'elles sont à nous? comme nous le disons d'un lit dans une auberge. Si l'hôtelier en mourant te laisse ses lits, ils seront à toi; s'il les laisse à un autre, ils seront à cet autre, et tu chercheras ailleurs. Si tu n'en trouves pas, tu dormiras par terre mais tu y dormiras le cœur tranquille, et jusqu'à ronfler, parce que tu te rappelleras que c'est chez le riches, chez les rois, chez les tyrans, qu'il y a place pour la tragédie ; tandis que les pauvres ne jouent jamais de rôle dans les tragédies, si ce n'est comme choristes. Les rois débutent par des prospérités : Décorez ces maisons, disent-ils; mais au troisième ou au quatrième acte : O Cithéron, pourquoi m'as-tu reçu? Esclave, que sont donc devenues tes couronnes? Qu'est devenu ton diadème? Tes gardes ne te servent de rien. Lors donc que tu abordes un de ces hommes, rappelle-toi que tu te trouves en face d'un personnage de tragédie, et non pas de l'histrion, mai d'Œdipe lui-même. Un tel, dis-tu, est bien heureux, car il a nombreuse compagnie quand il se promène! Eh bien! je n'ai qu'à me mêler à la foule, et moi aussi je me promènerai en nombreuse compagnie. Mais, voici l'essentiel : souviens-toi que la porte t'est toujours ouverte. N'aie pas moins de cœur que les enfants; quand un jeu cesse de leur plaire; ils, disent : Je ne jouerai plus. Eh bien! toi aussi, quand tu te trouves dans une situation analogue, dis je ne jouerai plus ; et va-t'en. Mais si tu restes, ne te plains pas. [1,25] CHAPITRE XXV : Sur le même sujet. Si tout cela est vrai, si nous ne sommes pas des vantards et des comédiens quand nous disons que le bien et le mal de l'homme sont dans ses façons de juger et de vouloir. Et que le reste est pour nous sans intérêt, qu'est-ce qui peut nous troubler et nous effrayer encore? Personne n'a de pouvoir sur les choses auxquelles nous attachons de l'importance; et celles sur lesquelles les autres hommes ont quelque pouvoir, nous ne nous en soucions pas. Quels ennuis pouvons-nous donc avoir? — Prescris-moi ce que je dois faire, dis-tu. — Pourquoi te le prescrirai-je? Jupiter ne l'a-t-il pas fait? Ce qu'il t'a donné pour être à toi n'est-il pas affranchi de toute entrave et de toute contrainte, tandis que ce qui n'est pas à toi est exposé aux entraves et à la contrainte? Et quel ordre, quel commandement as-tu reçu de lui, quand tu es venu de là-bas ici? Sauvegarde par tout moyen ce qui est à toi ; ne convoite pas ce qui ne t'appartient pas. La probité est tienne ; le respect de toi-même est tien. Qui peut te les enlever? Quel autre que toi peut t'empêcher de les pratiquer? Et comment t'en empêcheras-tu? C'est en convoitant ce qui n'est pas à toi que tu perdras ce qui est à toi. Quand tu as reçu de Jupiter de tels préceptes et de tels ordres, quels sont ceux que tu veux encore de nous? Est-ce que je vaux mieux que lui? Est-ce que je mérite plus de confiance? En observant ses commandements, de quels autres as-tu besoin encore? Ceux que je te donnerais, ne te les a-t-il pas donnés? (En veux-tu la preuve?) Apporte-nous là tes notions à priori, apporte-nous là les démonstrations des philosophes, et tout ce que tu as entendu si souvent, et tout ce que tu as dit toi-même, et tout ce que tu as lu, et tous les résultats de tes méditations. Mais jusqu'où est-il bien d'observer ces préceptes et de ne pas arrêter le jeu? — Tant qu'on peut le faire convenablement. Dans les Saturnales le sort a désigné un roi (c'est à ce jeu, je suppose, qu'il a paru bon de jouer); ce roi me donne ses ordres : Bois, me dit-il; mélange; chante; va-t'en; viens. J'obéis, pour que ce ne soit pas moi qui arrête le jeu. Mais, s'il me disait : Crois que tu es malheureux, je ne le croirais pas. Et qui pourrait m'y forcer? Autre exemple : nous sommes convenus de représenter la querelle d'Agamemnon et d'Achille. Celui qui a été chargé du rôle d'Agamemnon me dit : Va chez Achille, et prends-lui Briseïs. J'y vais. Il me dit : Viens. J'y vais. Il faut faire, en effet, dans la vie, ce que dans les discussions nous faisons par rapport aux hypothèses. Supposons qu'il est nuit. — Je le suppose. — Eh bien! est-il jour maintenant? — Non, car j'ai accepté l'hypothèse qu'il faisait nuit. — Supposons que tu croies qu'il est nuit. — Je le suppose. — Ce n'est pas assez : crois en réalité qu'il est nuit. — Cela ne résulte pas de l’hypothèse. De même dans les choses de la vie. Supposons que tu es malheureux. — Je le suppose. — Ainsi tu es infortuné! — Oui. — Ainsi tu es maltraité par le sort? — Oui. — Ce n'est pas assez : crois que tu es réellement dans le malheur. — Cela ne résulte pas de l'hypothèse ; et il y a quelqu'un qui m'en empêche. Jusqu'où donc faut-il se prêter à tout cela? — tant qu'il est utile de le faire, c'est-à-dire tant qu'on y sauvegarde sa dignité et les convenances, il y a des gens sans indulgence et sans complaisance qui disent : Je ne puis pas aller dîner chez un tel, pour supporter tous les jours le récit de ses campagnes en Mysie ; pour l'entendre me dire : Je t'ai raconté, mon cher, comment j'emportai cette hauteur; ce fut alors moi qui commençai à être assiégé. D'autres disent, au contraire : J'aime mieux dîner, et entendre tout ce qu'il lui plaira de débiter. Toi, choisis entre ces manières de voir : seulement ne fais rien avec ennui; ne te chagrine jamais, et ne te crois jamais dans le malheur, car personne ne peut t'y mettre de force. Fume-t-il dans la maison? Si modérément, je resterai; si beaucoup trop, je pars. Car il y a une chose qu'il faut toujours se rappeler, toujours garder dans sa pensée, c'est que la porte nous est ouverte. On me dit : N'habite pas à Nicopolis ; je n'y habite pas. N'habite pas à Athènes ; je n'habite pas à Athènes. N'habite pas à Rome non plus ; je n'habite pas à Rome. Habite à Gyaros; j’y habite. Mais habiter à Gyaros me produit le même effet qu'une fumée épaisse : je m'en vais dès lors où personne ne m'empêchera d'habiter ; c'est là une demeure ouverte à tout le monde. Finalement, au-delà de mon enveloppe, c'est-à-dire de mon corps, personne ne peut rien sur moi. C'est pour cela que Démétrius disait à Néron : Tu me menaces de la mort, mais la nature t'en menace aussi. Si j'attache du prix à mon corps, je me fais esclave; si à ma cassette, esclave encore. Car aussitôt je révèle moi-même contre moi par où l'on peut me prendre; de même qu'envoyant le serpent retirer sa tête, je te dis : Frappe-le à la partie qu'il veut préserver. Sache, toi aussi, que, si tu veux conserver quelque chose, ce sera par là que ton maître mettra la main sur toi. Si tu te dis bien tout cela, qui flatteras-tu ou craindras-tu encore? — Mais je veux m'asseoir où s'assoient les sénateurs. — Ne t'aperçois-tu pas que tu te mets toi-même à l'étroit, à la gêne? — Comment sans cela bien voir au théâtre? — Mon ami, n'y va pas voir, et tu ne seras pas gêné. Qu'as-tu besoin d'y aller? Ou bien, attends un peu, puis, quand tous les spectateurs seront sortis, va t'asseoir aux places des sénateurs, et chauffe-t'y au soleil. Il faut, en effet, se rappeler à propos de tout, que c'est nous-mêmes qui nous mettons à la gêne, nous-mêmes qui nous mettons à l'étroit; c'est-à-dire que ce sont nos façons de juger qui nous y mettent. Qu'est-ce, en effet, que d'être injurié? Place-toi en face d'une pierre, et injurie-là; que produiras-tu? Si donc quelqu'un se fait semblable à une pierre, quand il s'entend injurier, à quoi aboutira celui qui l'injuriera? Mais, si la faiblesse d'esprit de l'insulté est comme un pont pour l'insulteur, c'est alors qu'il arrivera à quelque chose. Dépouille cet homme! (dis-tu) — Qu'ordonnes-tu de me faire? — Arrache son manteau ; dépouille-le ; (reprends-tu), et tu m'ajoutes : Je t'ai fait injure. — Grand bien t'arrive! C'est là ce que Socrate méditait sans cesse; et c'est pour cela qu'il eut toute sa vie le même visage. Mais nous, il n'est rien à quoi nous n'aimions mieux réfléchir et nous exercer qu'aux moyens d'être libres et sans entraves. Paradoxes (dit-on), que les propos des philosophes! Mais dans les autres sciences n'y a-t-il donc point de paradoxes? Qu'y a-t-il de plus paradoxal que de percer l'œil de quelqu'un pour qu'il voie clair? Et, si l'on disait cela à un homme qui ne saurait rien de la médecine, ne rirait-il pas au nez de celui qui le lui dirait? Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que dans la philosophie aussi il y ait des vérités qui paraissent des paradoxes à ceux qui ne s'y connaissent pas? [1,26] CHAPITRE XXVI : Que faut-il faire pour apprendre à vivre? Quelqu'un lisait le traité des raisonnements hypothétiques; Epictète dit : C'est une loi des raisonnements hypothétiques que d'accepter tout ce qui est conforme à l'hypothèse; mais voici une loi bien plus importante que celle-là, c'est la loi pratique de faire tout ce qui est conforme à la nature. Or, nous voulons dans toutes les circonstances et dans tous les cas rester fidèles à la nature, il faut évidemment nous préoccuper partout de ne point laisser nous échapper ce qui lui est conforme, et de ne jamais recevoir ce qui lui est contraire. Aussi les philosophes commencent-ils par nous exercer à la Logique, ce qui est le plus facile; puis ils nous mènent par elle à ce qui est plus difficile. Dans la Logique, en effet, il n'y a jamais rien qui nous tire à soi pour nous empêcher de suivre ce que l'on nous enseigne ; mais dans la pratique, que de choses autour de nous pour nous entraîner dans un autre sens! Il serait donc ridicule celui qui dirait qu'il veut commencer par la pratique ; car c'est chose mal aisée que de commencer parce qu'il y a de plus difficile. Voici la justification que les fils devraient apporter à leurs parents, qui les grondent d'étudier la philosophie : Est-ce que j'agis mal, mon père? Est-ce que j'ignore ce qui est mon devoir et ce qui me convient? Si cela ne peut ni s'enseigner ni s'apprendre, pourquoi me fais-tu des reproches? Si cela peut s'enseigner, enseigne-le-moi; ou, si tu ne peux me l'enseigner toi-même, laisse-moi l'apprendre de ceux qui disent le savoir. Car que penses-tu? que c'est volontairement que je tombe dans le mal, et que je passe à côté du bien? A Dieu ne plaise! Quelle est donc la cause du mal que je fais? L'ignorance. Ne veux-tu pas que je me délivre de cette ignorance? A qui la colère a-t-elle jamais enseigné ou la manœuvre ou la musique? Crois-tu donc que ce sera ta colère qui m'enseignera à vivre? Ce langage ne peut être tenu que par celui qui apporte vraiment chez nous cette disposition d'esprit. Mais celui qui, lorsqu'il lit nos livres, et quand il va aux leçons des philosophes, n'aspire qu'à pouvoir-faire montre dans un festin de sa connaissance des syllogismes hypothétiques, celui-là que fait-il, que chercher à se faire admirer du sénateur son voisin de table? C'est, qu'en effet, c'est là-bas (à Rome) que sont les objets d'importance; tandis que nos trésors à nous n'y paraissent que niaiseries. Aussi est-il difficile de rester maître de ses sens, quand celui qui les ébranle est d'importance. J'ai connu quelqu'un qui embrassait les genoux d'Epaphrodite en pleurant et se disant malheureux, parce qu'il ne lui restait que quinze cent mille sesterces. Que fit Epaphrodite? Lui rit-il au nez, comme nous l'aurions fait? Non : il lui dit avec étonnement : Malheureux, comment n'en disais-tu rien? Comment t'y résignais-tu? A ce moment Epictète s'adressa à celui qui lisait ce traité des Hypothétiques ; ce qui fit rire l'individu qui avait donné l'ordre de lire. C'est de toi-même que tu ris, lui dit le philosophe. Tu n'as pas commencé par exercer ce jeune homme; et tu ne t'es pas assuré qu'il était capable de comprendre ce qu'il lit. Peux-tu bien t'en servir comme de lecteur? Et comment, continua-t-il, quand un esprit n'est pas de force à démêler un raisonnement embarrassé, nous en rapporterons-nous à ses louanges, à ses blâmes, à ses jugements sur ce qui se fait de bien ou de mal? S'il critique quelqu'un, celui-ci y fera-t-il attention? S'il le loue, celui-ci sera-t-il bien fier d'être approuvé d'un homme qui dans des choses aussi minimes ne sait pas trouver la conclusion? La première chose à faire, quand on étudie la philosophie, c'est de connaître en quel état est notre partie maîtresse; car, si on la sait faible, on ne voudra pas l'appliquer aux choses les plus difficiles. Mais aujourd'hui des gens qui ne pourraient pas avaler un petit livre qui ne ferait qu'une bouchée, achètent de gros volumes qu'ils s'efforcent de digérer. De là les vomissements ou les indigestions, puis les coliques, puis les flux de ventre, puis les fièvres. On devrait d'abord se demander ce dont on est capable. Mais, si dans les questions de logique il est facile de confondre l'ignorant, dans la vie nous ne nous présentons jamais à qui peut nous confondre, et nous haïssons qui nous confond. Socrate disait pourtant que vivre sans examen ce n'était pas vivre. [1,27] CHAPITRE XXVII : De la diversité des idées, et des secours que nous devons nous ménager contre elles. Nos idées sont de quatre sortes : ou les objets nous apparaissent comme ils sont; ou bien ils ne sont pas, et nous paraissent, en effet, ne pas être ; ou bien ils sont, et nous paraissent n'être pas ; ou bien ils ne sont pas, et nous paraissent être. Prononcer juste dans tous ces cas n'appartient qu'à l'homme qui a étudié. Or, contre chaque difficulté, il y a une ressource spéciale à laquelle nous devons recourir : si ce qui nous arrête ce sont les sophismes des Pyrrhoniens et des Académiciens, recourons contre eux à certaine ressource; si ce sont ces apparences trompeuses, grâce auxquelles nous croyons voir le bien où il n'est pas, recourons contre elles à telle ressource encore ; si c'est une habitude qui nous arrête, contre elle aussi essayons de trouver une ressource. Quelle ressource peut-on donc trouver contre une habitude? L'habitude contraire. Tu entends le vulgaire dire : Cet homme est mort malheureux; il a perdu son père et sa mère; il a été enlevé avant l'âge et sur la terre étrangère. Prête l'oreille aux paroles contraires ; arrache-toi à ces propos; oppose à l'habitude l'habitude adverse. Aux sophismes oppose la Logique, à laquelle tu dois être exercé et rompu, et contre les apparences trompeuses, aie à ta disposition des notions à priori bien claires et bien nettes. Ainsi, lorsque la mort te paraît un mal, aie aussitôt à la pensée que, tandis que notre devoir est d'éviter ce qui est mal, la mort est inévitable. Que puis-je faire en effet? Où puis-je fuir la mort? J'accorde que je ne suis pas Sarpedon, le fils de Jupiter, pour dire aussi bravement : J'irai, et je veux me distinguer entre tous, ou donner du moins à un autre l'occasion de se distinguer; si je ne puis pas réussir moi-même, je ne refuserai pas à un autre l'occasion d'une action d'éclat. J'accorde qu'un tel langage est au-dessus de mes forces, mais l'autre chose au moins n'est-elle pas en mon pouvoir? Où fuirai-je, en effet, la mort? Indiquez-moi le pays; indiquez-moi le peuple chez qui je pourrai aller, et où elle ne pénétrera pas. Indiquez-moi un charme contre elle. Si je n'en ai pas, que voulez-vous que je fasse? Mais, si je ne puis pas échapper à la mort, ne puis-je échapper à sa crainte? Ou me faudra-t-il mourir en gémissant et en tremblant? Car la cause de tous les troubles de l'âme, c'est le désir de choses qui ne s'accomplissent pas. C'est de là qu'il arrive que, si je puis changer à mon gré les choses extérieures, je les change ; et que, si je ne le puis pas, je voudrais crever les yeux à celui qui m'en empêche. Il est, en effet, dans la nature de l'homme, de ne pouvoir supporter d'être privé de son bien, de ne pouvoir supporter de tomber dans le malheur. Puis finalement, quand je ne puis ni changer les choses, ni crever les yeux à qui m'empêche de le faire, je m'assieds en pleurant, et j'injurie qui je puis, Jupiter et les autres dieux, car, s'ils ne s'occupent pas de moi, qu'ai-je besoin d'eux? — Oui, mais tu seras impie ! — Eh bien! en quoi m'en trouverai-je plus mal que maintenant? La conclusion, c'est qu'il faut se rappeler que, si la piété et l'intérêt ne sont pas d'accord, il ne sera possible à personne d'être pieux. Cela ne te paraît-il pas de toute nécessité? Que le Pyrrhonien et l'Académicien viennent me faire des objections. Pour ma part je n'ai pas le loisir de les discuter, et je ne serais pas de force d'ailleurs à défendre contre eux la manière de faire générale. Mais, si j'avais un petit procès au sujet de mon petit champ, irais-je chercher un avocat? Non. Et de quoi donc me contenterais-je? Des faits eux-mêmes. Eh bien! je ne puis peut-être pas rendre compte de la manière dont la sensation se produit, ni dire si elle se produit par tout le corps, ou dans une partie seulement ; car l'une et l'autre opinion m'embarrassent; mais que toi et moi ne soyons pas le même individu, c'est là une chose que je sais très bien. Comment cela se fait-il? Jamais; quand je veux avaler quelque chose, je ne porte le morceau à cet endroit-ci ; mais toujours à celui-là. Jamais non plus, voulant prendre du pain, je n'ai pris un balai, mais toujours je vais droit au pain, comme à mon but. Et vous, qui supprimez en nous les sens, est-ce que vous agissez autrement? Qui de vous, voulant s'en aller au bain, est allé au moulin? — Mais quoi! ne devons-nous pas nous attacher aussi de tout notre pouvoir à préserver la vérité, et à la défendre contre toute attaque? Ehl qui dit le contraire? Mais que celui-là le fasse qui en a le pouvoir et le loisir. Quant à celui qui tremble, qui est perturbé et qui se trouble, qui a mal au coeur, qu'il utilise son temps à autre chose. [1,28] CAPITRE XXVIII : Que nous ne devons pas nous fâcher contre les hommes. De la petitesse et de la grandeur chez les hommes. Quelle est la cause de l'approbation d'une chose ? Le fait qu'elle semble être vraie. Or il n'est pas possible d'approuver ce qui nous semble ne pas être vrai. Pourquoi ? Puisque c'est la nature de notre intelligence que d'adhérer au vrai et de refuser le faux, et dans l'incertitude de retenir notre jugement. Quelle en est la preuve ? Persuade-toi, si tu peux, qu'il fait maintenant nuit. - Ce n'est pas possible. - Persuade-toi qu'il fait jour. - Ce n'est pas possible. - Persuade-toi ou dissuade-toi que les astres sont en nombrer pair - Impossible. Quand donc un homme approuve ce qui est faux, sois assuré qu'il n'a pas eu l'intention d'approuver le faux, parce que chaque âme est contre son gré privée de la vérité, comme le dit Platon ; mais le faux lui a semblé vrai. - Et dans les actions qu'y-a-t'il d'analogue à ce qui est ici le vrai et le faux ? - Ce qui convient et ce qui ne convient pas, le profitable et le nuisible, ce qui convient à une personne et ce qui ne convient pas, etc. Alors un homme peut-il penser qu'une chose lui est utile et ne pas la choisir ? - Il ne peut pas. - Comment alors Médée dit-elle : "Je sais quel je vais mal faire, mais la passion est plus forte que ma volonté". Elle pensait qu'il lui était plus profitable de se livrer par passion à sa vengeance et de se venger de son mari que d'épargner ses enfants. - Oui, mais elle se trompe. - Montre-lui simplement qu'elle se trompe, et elle ne le fera pas ; mais tant que tu ne le montreras pas, quelle conduite peut-elle prendre sauf celle qui lui paraît utile ? - Rien d'autre - Pourquoi dont te fâcher contre la femme malheureuse qui fait des erreurs sur des choses les plus importantes, et qui est devenue une vipère au lieu d'une créature humaine ? Et n'as-tu pas, si c'est possible, plutôt pitié, comme tu as pitié pour les aveugles et les boiteux, de ceux qui sont aveuglés et mutilés sur les choses essentielles ? Celui qui se rappelle clairement que pour l'homme la mesure de chaque action est l'opinion qu'il en a - qu'elle soit bonne ou mauvaise : si elle est bonne, il est libre du blâme ; si elle est mauvaise, lui-même en subit un dommage, parce que elle est impossible qu'une personne se trompe et que ce soit une autre qui souffre - celui qui se rappelle cela ne s'irritera contre personne, ne se fâchera contre personne, ne fera de reproches à personne, ne blâmera personne, ni détestera ni ne haïra personne, ne mécontentera personne. Ainsi toutes ces grandes et redoutables actions ont cette origine : ce que nous nous représentons ? - Oui, cette origine et aucune autre. L'iliade n'est rien d'autre que des représentations de ce ce genre et des applications de ces idées. Paris a cru bon d'enlever la femme de Ménélas; Hélène a cru bon de le suivre. Si Ménélas avait cru bon de se dire que c'est tout profit que la perte d'une pareille femme, que serait-il arrivé? C'en était fait non seulement de l'Iliade, mais encore de l'Odyssée. — Toutes ces choses importantes ont-elles donc tenu à si peu? — Qu'appelles-tu ces choses importantes? — Les guerres, les dissensions, la mort de tant d'hommes, la destruction de tant de villes. — Et qu'y a-t-il d'important là-dedans? — Quoi! rien? — Qu'y a-t-il donc d'important dans la mort d'un grand nombre de bœufs ou de brebis ; dans l'incendie ou la destruction d'un grand nombre de nids d'hirondelles ou de cigognes? — Quelle analogie y a-t-il entre ces deux genres de choses? — Une complète. On a détruit là des carcasses d'hommes; ici des carcasses de bœufs et de moutons. On a incendié là des gîtes d'hommes ; ici des nids de cigognes. Qu'y a-t-il donc là d'important ou de grave? Ou bien montre-moi que la maison de l'homme est supérieure au nid de la cigogne en tant que demeure. La seule différence, c'est que l'un fait son gîte avec des solives, des tuiles et des briques; l'autre avec de petites branches et de la boue. — Est-ce donc la même chose qu'une cigogne et qu'un homme? — Que nous dis-tu là? Ils sont la même chose, quant au corps. — L'homme n'est-il donc en rien supérieur à la cigogne? — A Dieu ne plaise! Mais ce n'est pas par ce côté qu'il lui est supérieur. — Par quoi donc lui est-il supérieur? — Cherche, et tu trouveras que c'est par autre chose. Vois si ce n'est pas par l'intelligence de ce qu'il fait ; vois si ce n'est pas par la sociabilité, par l'honnêteté, par la réserve, par la prudence, par la sagesse. Où donc se trouvent dans l'homme le bien et le mal importants? Là où se trouve sa supériorité. S'il la sauve, si elle demeure comme à l'abri derrière des murailles, si ne périssent ni sa réserve, ni son honnêteté, ni sa sagesse, alors il est sauvé lui aussi; mais, s'il laisse détruire, emporter de vive force quelqu'une de ces vertus, alors c'en est fait de lui aussi. Voilà ce qu'il y a d'important en lui. On dit que ce fut un grand malheur pour Paris quand les Grecs vinrent l'attaquer, quand ils saccagèrent Troie, quand ils égorgèrent ses frères. Mais on se trompe, car personne n'est malheureux par le fait d'autrui. Il n'y eut à ce moment qu'un saccagement de nids de cigognes. Son malheur fut quand il perdit sa réserve, son honnêteté, son affection pour son hôte, son respect des convenances. Quel fut le malheur d'Achille? La mort de Patrocle? A Dieu ne plaise! Son malheur fut de s'emporter, de pleurer pour une femme, d'oublier qu'il était là, non pour avoir des maîtresses, mais pour se battre. Voici quand l'homme est malheureux ; voici quand on lui emporte sa ville d'assaut ; voici quand on la lui saccage : c'est quand on lui enlève et lui détruit ses opinions vraies. — Mais qu'on entraîne nos femmes, qu'on fasse nos enfants prisonniers, qu'on nous égorge nous-mêmes, ne sont-ce pas là dès malheurs? — Où vois-tu cela? montre-le moi. — Je ne le puis ; mais pourquoi dis-tu que ce ne sont pas des malheurs? — Recourons aux règles ; apporte-nous ici tes notions à priori. Car c'est faute de cela que nous n'apprécions pas exactement ce qui arrive. Quand nous voulons juger ce que pèse une chose, nous ne la jugeons pas à la légère, pas plus que nous ne déclarons à la légère qu'elle est droite ou qu'elle est courbe. En un mot, partout où nous croyons qu'il nous importe de connaître la vérité sur une question, nous ne procédons jamais à la légère. Mais qu'il s'agisse de la première et unique cause de nos vertus ou de nos vices, de notre bonheur ou de notre malheur, de notre félicité ou de notre infortune, alors, et là seulement, nous agissons à la légère et au hasard! Nous n'y usons de quoi que ce soit qui ressemble à une balance; de quoi que ce soit qui ressemble à une règle! Quelque chose me paraît bon, et ce quelque chose est fait aussitôt. — Puis-je en effet prétendre à être meilleur qu'Achille ou qu'Agamemnon? Et, quand c'est en suivant ce qui leur paraissait bon, qu'ils ont causé et souffert tant de maux, ne sera-ce pas assez pour moi qu'une chose me paraisse bonne? Quelle tragédie a un autre point de départ? Qu'est-ce que l'Atrée d'Euripide? une manière de voir. Qu'est-ce que l'Œdipe de Sophocle? une manière de voir. Et Phœnix? une manière de voir. Et Hippolyte? une manière de voir. Mais comment appelle-t-on ceux qui obéissent à toutes leurs idées? des insensés. — Eh! faisons-nous autre chose? [1,29] CHAPITRE XXIX : De la force d'âme. Le vrai bien est dans une certaine façon de juger ou de vouloir ; le vrai mal, dans une certaine autre. Et les objets extérieurs que sont-ils? Les choses sur lesquelles s'exerce notre faculté déjuger et de vouloir ; et suivant la manière dont elle se comporte vis-à-vis d'elles, elle arrive au bien ou au mal. Comment arrivera-t-elle au bien? Si elle ne s'en laisse pas imposer par les choses; car des jugements sains sur les choses nous font une volonté droite à son tour; des jugements erronés et à côté du vrai, nous en font une dépravée. C'est là une loi qu'a établie Dieu lui-même, qui a dit : Si tu désires quelque bien, tire-le de toi-même. — Non, dis-tu; mais d'un autre. — Non pas; de toi-même. Par suite, quand un tyran me menace et me fait venir, je lui dis : Qui menaces-tu? S'il me répond : Je te ferai enchaîner. Ce sont mes mains et mes pieds que tu menaces, lui dis-je. S'il me répond, Je te ferai couper le cou, je lui dis : C'est mon cou que tu menaces. S'il me répond : Je te ferai jeter en prison, je lui dis : Ce ne sera que ma carcasse. Même chose, s'il me menace de l'exil. — Nulle de ses menaces ne s'adressent-elle donc à toi? — Aucune, si je regarde ces choses-là comme m'étant indifférentes ; mais si je me mets à craindre l'une d'entre elles, c'est moi qu'il menace. Quel est donc celui que je redouterai après cela? Et de quoi donc sera-t-il maître? De ce qui est à moi? Personne ne l'est. De ce qui n'est pas à moi? Est-ce que je m'en occupe? — Vous enseignez donc, philosophes, à mépriser les rois? — A Dieu ne plaise! Car qui de nous enseigne à leur disputer ce qui est en leur pouvoir? Prends mon corps, prends ma fortune, prends ma réputation, prends les miens. Si je conseille à quelqu'un de s'attacher à ces objets, accuse-moi alors à bon droit. — Oui, mais je veux aussi commander à tes convictions. — Qu'est-ce qui t'en a donné le pouvoir? Comment pourrais-tu triompher des convictions d'un autre? — J'en triompherai bien, dis-tu, en lui faisant peur. — Ignores-tu qu’elles triomphent d'elles-mêmes, mais que personne ne triomphe d'elles. Nul ne peut triompher de notre libre arbitre, si ce n'est lui-même. C'est à cause de cela que Dieu a établi cette loi toute puissante et toute juste : Que le plus fort l'emporte toujours sur le plus faible. Dix sont plus forts qu'un seul. Mais quand il s'agit de quoi? Quand il s'agit de garrotter, de tuer, d'entraîner de force où l'on veut, d'enlever aux gens ce qu'ils possèdent. Dix triomphent donc d'un seul sur le terrain où ils sont plus forts que lui. — Mais est-il un terrain où ils soient les plus faibles? — Oui, celui des convictions, si les siennes sont fondées, et les leurs non? —Quoi! ils ne pourraient le vaincre sur ce terrain? — Comment le pourraient-ils? Si nous étions dans une balance, ne serait-ce pas forcément le plus lourd de nous deux qui enlèverait l'autre? — Socrate a-t-il bien pu être traité par les Athéniens comme il l'a été? — Esclave! que parles-tu de Socrate? Dis la chose comme elle est : Se peut-il que le corps de Socrate ait été conduit et traîné en prison par ceux qui étaient plus forts que lui? Se peut-il qu'on ait donné de la ciguë à ce corps de Socrate, et qu'on l'ait ainsi fait mourir? Que trouves-tu là qui t'étonne? Qu'y trouves-tu de contraire à la justice? Vas-tu en faire des reproches à Dieu? Est-ce que Socrate n'a rien eu en échange? Où était à ses yeux le bien réel? Qui écouterons-nous de toi ou de lui? Et que dit-il? Anytus et Melitus peuvent me tuer, mais ils ne peuvent me faire de tort; et ailleurs : Si cela plaît à Dieu, que cela se fasse. Montre-nous, toi, que les convictions de mauvais aloi triomphent des convictions de bon aloi. Tu ne nous le montreras pas, tant s'en faut! Car c'est la loi de la nature et de Dieu, que celui qui vaut le plus ait toujours le dessus sur celui qui vaut le moins. Mais le dessus en quoi? Dans ce pourquoi il vaut le plus. Un corps est plus fort qu'un autre corps; dix sont plus forts qu'un seul; un voleur est plus fort que celui qui n'est pas voleur. J'ai perdu ma lampe, parce que, en fait de guet, le voleur vaut mieux que moi. Mais voici ce que lui a coûté ma lampe : pour une lampe, il est devenu voleur; pour une lampe, malhonnête homme ; pour une lampe, une sorte de bête fauve. Et il a cru qu'il y gagnait! — Soit! mais quelqu'un me saisit par mon vêtement, et m'entraîne sur la place publique. Puis d'autres me crient : Philosophe, de quoi t'ont servi tes principes? Voici qu'on te traîne en prison! Voici qu'on va te trancher la tête! — Eh! quelles idées aurais-je pu me faire qui eussent empêché qu'un plus fort que moi ne m'entraînât, quand il a mis la main sur mon manteau; et que dix hommes qui me tirent pour me jeter en prison, ne m'y jetassent? Mais n'y a-t-il pas quelque chose que j'aie appris en échange? J'ai appris que tout ce que je vois se produire ne m'est de rien, s'il ne dépend pas de mon libre arbitre. — Et qu'y as-tu gagné pour la circonstance présente? — Pourquoi chercher le profit de la science ailleurs que dans la science même? Ceci répondu, je m'assieds dans ma prison, et je me dis : Cet homme qui crie ainsi contre moi n'écoute pas ce qu'on veut lui apprendre, et ne comprend pas ce qu'on lui dit. En un mot, il s'inquiète peu de savoir ce que disent ou ce que font les philosophes. Laisse-le. Mais voici qu'on me dit : Sors de prison. Si vous n'avez plus besoin de moi dans cette prison, j'en partirai. Si vous en avez besoin de nouveau, j'y reviendrai. — Jusques à quand? — Tant que la raison voudra que je reste uni à mon corps. Quand elle ne le voudra plus, emportez-le, et soyez heureux. Seulement il faut que j'agisse ici avec réflexion, sans faiblesse, et sans me contenter du premier prétexte venu. Car c'est là à son tour une chose que Dieu défend : il a besoin que le monde soit ce qu'il est, que ceux qui vivent sur la terre soient ce qu'ils sont. Mais, s'il nous donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il faut obéir à son signal, comme à celui d'un général. Quoi donc! faut-il dire tout cela à la multitude? Et pourquoi le lui dirais-tu? Ne te suffit-il pas d'y croire personnellement? Lorsque les enfants viennent nous dire en battant des mains : Quelle bonne chose! ce sont aujourd'hui les saturnales! leur disons-nous que ce n'est pas une bonne chose? Non; mais nous battons des mains avec eux. De même, quand tu ne pourras pas persuader quelqu'un, dis-toi que c'est un enfant, et bats des mains avec lui; ou, si tu ne veux pas le faire, ne lui dis plus rien. Voilà ce dont nous devons nous souvenir; et, quand nous sommes appelés à une épreuve pareille, il nous faut savoir que le moment est venu de montrer ce que nous avons appris. Le jeune homme qui, au sortir de l'école, se trouve dans une de ces épreuves, est dans le même cas que celui qui a appris à analyser des syllogismes. Si vous présentez à ce dernier un syllogisme facile, il vous dira : Donnez-m'en plutôt un qui soit savamment compliqué, pour m'exercer. Les athlètes, de leur côté, n'aiment pas un adversaire trop jeune et trop peu lourd : Il ne peut m'enlever de terre, disent-ils. C'est comme cela qu'agit le jeune homme heureusement doué. Loin de faire ainsi, te faut-il, quand l'occasion t'appelle, te mettre à pleurer et à dire : Je voudrais bien apprendre encore? — Eh! apprendre quoi? car si tu n'as pas appris tout cela de façon à le prouver par ta conduite, à quelle fin l'as-tu appris? Moi, je crois que, parmi ceux qui sont assis ici, il y en a qui couvent quelque chose en eux-mêmes, et qui disent : Ne se présentera-t-il pas pour moi une épreuve pareille à celle qui s'est présentée pour lui? Dois-je passer ma vie assis dans un coin, tandis que je pourrais être couronné à Olympie? Quand m'annoncera-t-on pour moi une pareille lutte? Voilà comme vous devriez être tous. Parmi les gladiateurs de César il y en a qui s'indignent de ce que personne ne les emmène pour les mettre en face d'un adversaire, qui font pour cela des prières aux dieux, et qui vont trouver leurs surveillants pour leur demander de combattre. Ne verra-t-on donc parmi vous personne de cette trempe? Moi je voudrais traverser la mer à cette seule fin de voir ce que ferait mon lutteur, et comment il se tirerait de la question qui lui serait posée. —Je ne veux pas de celle-là, dit-il. — Est-ce qu'il est en ton pouvoir d'avoir la question que tu veux? On t'a donné tel corps, tels parents, tels frères, telle patrie, et tel rang dans cette patrie; puis tu viens me dire : Change-moi la question. N'as-tu donc pas les moyens de te tirer de celle qui t'a été donnée? (Tu devrais dire) : A toi de me présenter une question; à moi de m'en bien tirer. Au lieu de cela tu dis : Ne me présente pas telle forme de syllogisme, mais telle autre; ne m'oppose pas telle objection, mais telle autre. Un temps viendra bientôt où les acteurs croiront que leurs masques, leurs brodequins et leurs robes sont eux-mêmes! Homme, ce sont là tes instruments, et les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous sachions si tu es un véritable acteur ou si tu n'es qu'un farceur : car tout le reste leur est commun. Otez donc à un individu ses sandales et son masque, et amenez-le sur la scène sous sa forme propre, en sera-ce fait de l'acteur, ou subsistera-t-il encore? Il subsistera, s'il sait parler. De même ici : Accepte ce commandement. — Je l'accepte; et, après l'avoir accepté, je montre comment s'y conduit un homme qui a étudié. —Dépose le laticlave ; prends des haillons, et montre-toi dans ce rôle de pauvre. — Eh bien! ne m'est-il pas possible d'y porter un beau débit? Dans quel rôle te présentes-tu donc maintenant? Comme un témoin appelé par Dieu même : Viens, t'a-t-il dit, et dépose en ma faveur. Car tu es digne que je te présente en témoignage. De tout ce qui est en dehors de ton libre arbitre, est-il quelque chose qui soit un bien ou un mal? Est-il quelqu'un à qui je nuise? Ce qui est utile à chacun, l'ai-je mis aux mains d'un autre ou en ses mains à lui? Mais toi, quel témoignage rends-tu à Dieu? Je suis dans une position critique, maître; je suis dans le malheur. Personne ne s'intéresse à moi; personne ne me donne; tout le monde me blâme; tout le monde m'injurie. Est-ce donc ainsi que tu dois déposer? Et dois-tu déshonorer celui qui t'a appelé, parce qu'il t'a assez estimé pour cela, et qu'il t'a cru digne d'être ainsi présenté par lui comme témoin? Mais celui qui est au pouvoir a dit : Je te déclare impie et criminel! Que t'est-il donc arrivé? — J'ai été déclaré impie et criminel. — Pas autre chose? — Non. S'il avait à prononcer sur une proposition conjonctive, et qu'il rendît cet arrêt : Je déclare faux qu'il fasse clair, s'il fait jour; qu'en résulterait-il pour cette proposition conjonctive! Qui juge-t-on ici en effet? Qui condamne-t-on? La proposition conjonctive, ou celui qui se trompe à son endroit? Est-ce que cet individu, qui a le pouvoir de prononcer sur toi, sait ce que c'est que la piété ou l'impiété? Est-ce qu'il y a jamais réfléchi? Est-ce qu'il l'a jamais appris? Où l'aurait-il fait? Et de qui? Un musicien s'inquiéterait fort peu qu'il déclarât que la note la plus basse est la plus haute; un géomètre, qu'il prononçât que toutes les lignes menées de la circonférence au centre ne sont pas égales ; et l'homme vraiment instruit s'occupera des jugements d'un ignorant sur ce qui est honnête et sur ce qui ne l'est pas, sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste! Quel tort pour des gens instruits! Est-ce là ce que tu as appris ici? Tous les beaux raisonnements sur ce sujet, ne veux-tu pas les laisser à d'autres, à ces diminutifs d'hommes qui ne savent pas ce que c'est que de souffrir, pour qu'ils restent assis dans leur coin à recevoir leur salaire, ou à grogner de ce qu'on ne leur donne rien? Ne veux-tu pas venir devant nous appliquer ce que tu as appris? Ce ne sont pas les beaux raisonnements qui nous manquent aujourd'hui! Les livres des Stoïciens sont pleins de beaux raisonnements. Qu'est-ce qui nous manque donc? Quelqu'un qui pratique, et qui confirme ses paroles par ses actes. Viens prendre ce rôle, pour que nous n'employions plus dans l'école des exemples tirés de l'antiquité, mais que nous en ayons aussi un de notre époque. Qui doit contempler les objets que nous avons devant nous? Celui qui a du loisir ; car l'homme est un animal ami de la contemplation. Seulement il est honteux de les regarder comme regardent les esclaves qui ont fui de chez leur maître. Il faut rester assis à écouter sans distraction tantôt l'acteur tragique, tantôt l'acteur comique, et non pas faire comme font ces derniers. Ils entrent, ils applaudissent l'acteur, et en même temps ils regardent de tous les côtés; et, si quelqu'un prononce le nom de leur maître, les voilà qui se troublent et qui tremblent. C'est une honte pour les philosophes que de regarder ainsi les œuvres de la nature. Car qu'est-ce qui est leur maître? Ce n'est pas l'homme qui est le maître de l'homme, mais la mort et la vie, mais le plaisir et la peine. Amène-moi en effet César sans ce cortège, et tu verras comme je serai brave! Mais, quand il vient avec ce cortège, quand il vient tonnant et lançant la foudre, et que tout cela me fait peur, puisse ne pas reconnaître en lui mon maître à la façon des esclaves fugitifs? Quand j'ai de ce côté un moment de répit, je suis dans la vie comme l'esclave fugitif au spectacle : je me lave, je bois, je chante; mais le tout en tremblant et bien tristement. Mais que je m'affranchisse de tous les tyrans, c'est-à-dire de tout ce qui me rend les tyrans redoutables, quel ennui, quel maître puis-je avoir encore? Quoi donc! faut-il proclamer ces idées devant tout le monde? Non; mais il faut avoir de l'indulgence pour les ignorants, et dire : Cet homme me conseille ce qu'il regarde personnellement comme un bien; je le laisse faire. Socrate laissa faire le gardien de la prison, qui pleurait quand il allait prendre le poison, et il dit : Avec quel bon cœur cet homme nous pleure! Lui dit-il : Nous avons renvoyé les femmes pour le même fait? Non ; il le dit à ceux qui ont étudié, et qui peuvent entendre ce langage; mais il a de l'indulgence pour lui, comme pour un enfant. [1,30] CHAPITRE XXX : Que faut-il avoir présent à l'esprit dans les circonstances difficiles? Lorsque tu vas trouver quelqu'un de tes supérieurs, rappelle-toi qu'il en est un autre qui considère d'en haut ce qui se passe, et à qui il te faut plaire plutôt qu'à celui-là. Ce maître d'en haut te pose cette question : Dans l'école, que disais-tu de l'exil, de la prison, des fers, de la mort, et de l'obscurité? — Moi? que ce sont des choses indifférentes. — Et maintenant, qu'est-ce que tu en dis? Ont-elles changé? — Non. — Es-tu changé, toi? — Non. — Dis-nous donc quelles sont les choses indifférentes. — Celles qui sont en dehors de notre libre arbitre. — Dis donc aussi ce qui s'en suit: Les choses indifférentes ne me touchent en rien. Dis aussi ce qui vous semblait être des biens. — Juger et vouloir comme on le doit ; et user de même des idées. — En fin de quoi? — Afin de t'obéir. — Est-ce là encore ce que tu dis aujourd'hui? — C'est ce que je dis aujourd'hui. — Va donc et entre sans crainte, en te souvenant de tout cela; et tu verras ce qu'est au milieu des gens qui n'ont pas étudié un jeune homme qui a étudié comme on le doit. Moi, pour ma part, je m'imagine que voici l'impression que tu y éprouveras : — Pourquoi donc nous préparer si sérieusement et si longtemps contre ce qui n'est rien? Voilà ce qu'est la puissance! Voilà ce qu'est une salle d'attente! Voilà ce que sont les valets de chambre et les gardes! C'est pour cela que j'ai écouté tant de discours? Tout cela n'est rien, et je me suis préparé contre tout cela comme si c'était beaucoup!