[3,0] TOPIQUES - LIVRE TROISIÈME : SUITE DES LIEUX COMMUNS DE L'ACCIDENT. [3,1] CHAPITRE PREMIER. (116b) § 1. Pour savoir de deux ou plusieurs choses laquelle est préférable ou meilleure, voici comment il faut procéder : § 2. Et d'abord disons bien que notre examen ne portera pas sur des choses fort éloignées les unes des autres et ayant de grandes différences entre elles; personne ne doutant, par exemple, s'il doit préférer le bonheur à la richesse. Mais il portera sur des choses rapprochées et entre lesquelles on peut douter de celles à qui il faut accorder la préférence, parce qu'on ne voit pas distinctement la supériorité de l'une sur l'autre. Evidemment, dans ces choses, dès qu'on aura démontré la supériorité de l'une en un point ou en plusieurs, l'esprit calmé accordera de suite que celle de toutes ces choses qui est supérieure est aussi préférable. § 3. D'abord donc, ce qui est plus durable, plus stable, mérite la préférence sur, ce qui l'est moins. § 4. On l'accordera de même à ce qu'un homme sage ou vertueux choisirait, à ce qu'une loi juste ordonne, à ce que les gens habiles dans chaque chose préféreraient, en tant que tels, ou bien à ce que prendraient les gens éclairés dans chaque genre. On préférera ce que la majorité ou l'unanimité voudraient; par exemple, dans la médecine ou l'architecture, ce que la plupart des médecins ou tous les médecins penseraient. En un mot, on préférera ce que la majorité des hommes ou tous les hommes ou même toutes les choses désirent, comme par exemple le bien ; car toutes choses tendent au bien. Il faut d'ailleurs diriger la discussion vers l'un de ces points, selon le besoin qu'on en aura. Mais absolument parlant le meilleur et le préférable est ce qui relève de la science la meilleure. Si par exemple la philosopnie est une science meilleure que l'architecture, les choses de philosophie valent mieux que les choses d'architecture; et pour tel individu donné, le préférable est ce qui relève de la science spéciale qu'il possède. § 5. Ensuite ce qui est essentiellement telle chose est préférable à ce qui n'est pas dans le genre : par exemple la justice est préférable à l'homme juste; car la justice est dans le genre qui est le bien, et l'autre n'y est pas : l'une est essentiellement le bien, et l'autre ne l'est pas. C'est que jamais une chose n'est dite être essentiellement le genre quand elle ne se trouve pas dans le genre; ainsi l'homme blanc n'est pas essentiellement la couleur : et de même pour le reste. § 6. Et ce qui est désirable en soi est préférable à ce qui n'est désirable que pour une autre chose: par exemple la santé est préférable à l'avarice; car l'une est désirable en soi, l'autre à cause d'une autre chose; § 7. et ce qui est en soi est préférable à ce qui est accidentel: par exemple on doit préférer que les amis soient justes à ce que les ennemis le soient : car l'un est bon en soi, l'autre ne l'est qu'accidentellement. Nous ne pouvons désirer que par accident que nos ennemis soient justes, afin qu'ils ne nous nuisent pas. Mais ce lieu se confond avec celui qui précède et n'en diffère que par la forme. En effet, nous désirons en soi que nos amis soient justes, et quand même il n'en devrait rien résulter pour nous, quand même ils seraient aux Indes : mais pour la justice de nos ennemis, nous la désirons en vue d'autre chose, en vue de notre propre intérêt. (117a) § 8. Et ce qui cause le bien par soi-même est préférable à ce qui ne le cause que par accident : ainsi la vertu est préférable à la fortune ; car l'une en soi est cause du bien, l'autre ne l'est que par accident. Et de même pour les choses de cet ordre. Et de même encore pour le contraire ; car ce qui en soi est cause du mal est plus à fuir que ce qui ne cause le mal que par accident, par exemple le vice et la fortune; car l'un est mauvais en soi, la fortune ne l'est que par accident. § 9. Ce qui est absolument bon est préférable à ce qui ne l'est que pour certain cas, par exemple la santé à l'amputation; car l'un est absolument bon, et l'autre ne l'est que pour celui qui a besoin d'être amputé. § 10. Ce qui est naturel est préférable à ce qui ne l'est pas, par exemple la justice est préférable à l'homme juste; car l'une est naturelle, l'autre est en quelque sorte acquis. § 11. Ce qui est au plus honorable et au meilleur est préférable, par exemple on doit préférer ce qui est à Dieu à ce qui est à l'homme, ce qui est à l'âme à ce qui est au corps. § 12. Ce qui est propre au meilleur est préférable à ce qui est propre à l'inférieur, par exemple ce qui est propre à Dieu est préférable à ce qui est propre à l'homme ; car sous le rapport de ce qu'ils ont de commun tous les deux, il n'y a entre eux aucune différence : mais pour les choses qui leur sont propres l'un l'emporte sur l'autre. § 13. Ce qui est dans les choses plus précieuses, antérieures, meilleures, est meilleur aussi, par exemple la santé est meilleure que la force et la beauté; car la santé réside dans les parties humides, sèches, chaudes et froides, en un mot, dans les éléments essentiels dont l'être est composé : la force et la beauté ne résident que dans des choses postérieures à celles-là; car la force est dans les muscles et dans les os, et la beauté est une certaine harmonie des membres. § 14. La fin parait préférable à ce qui contribue seulement à cette fin. § 15. De deux choses, celle-là est préférable qui est la plus proche de la fin § 16 et en général ce qui se rapporte au but même de la vie est préférable à ce qui se rapporte à toute autre partie de la vie : par exemple ce qui contribue au bonheur est préférable à ce qui contribue à la prudence. § 17. Ce qui est possible est préférable à l'impossible. § 18. De deux choses qui produisent des effets, celle dont la fin est la meilleure est aussi la meilleure. § 19. Pour décider la préférence entre ce qui produit une fin et une autre fin, il faut établir une sorte de proportion et préférer des deux fins celle qui surpasse l'autre plus que la fin elle-même ne surpasse ce qui la produit : par exemple, si le bonheur surpasse la santé plus que la santé ne surpasse le sain, ce qui fait le bonheur est préférable à la santé; car autant le bonheur l'emporte sur la santé, autant ce qui fait le bonheur surpasse ce qui fait la santé; mais la santé surpassait moins le sain que le bonheur ne surpasse la santé : donc ce qui fait le bonheur l'emporte plus sur le sain que la santé sur le sain. Donc aussi il est évident que ce qui fait le bonheur est préférable à la santé; car il surpasse plus le même objet. § 20. Il faut encore préférer ce qui en soi est plus beau, plus précieux et plus louable, par exemple l'amitié à la richesse, la justice à la santé et à la force; car les unes sont en soi précieuses et louables; (117b) les autres ne sont pas en soi, mais pour une autre chose qu'elles. Ainsi, personne n'estime la richesse en elle-même: mais on estime l'amitié pour elle-même, quoiqu'il n'en doive résulter rien autre chose pour nous. [3,2] CHAPITRE II. § 1. Quand deux choses sont fort proches l'une de l'autre, et que nous ne pouvons du tout discerner la supériorité de celle-ci sur celle-là, il faut alors regarder aux conséquents; car celle des deux qui a pour conséquent un plus grand bien est préférable. Mais si les conséquents sont mauvais, il faut préférer la chose qui entraîne encore le moins de mal ; car les deux choses ont beau être désirables, il est fort possible qu'elles impliquent quelque chose de mal. Or, l'examen des conséquents peut être double; car le conséquent peut être antérieur ou postérieur : par exemple, quand un homme apprend le conséquent antérieur, c'est qu'il ignore : le conséquent postérieur, c'est qu'il sait : le plus souvent, c'est le conséquent postérieur qui est préférable. Il faut donc prendre parmi les conséquents celui qui est utile pour la thèse qu'on soutient. § 2. Les biens plus nombreux sont préférables aux moins nombreux, soit absolument, soit lorsque les uns sont dans les autres, c'est-à-dire les moins nombreux dans les plus nombreux. On objecte et l'on dit: mais si l'un des biens, par exemple, est à cause de l'autre, les deux ne sont plus préférables à un seul : par exemple, se guérir et la santé ne sont pas préférables à la santé toute seule, puisque nous ne désirons nous bien guérir que pour la santé. Mais rien n'empêche que certaines choses qui ne sont pas bonnes, réunies à des choses bonnes ne soient préférables : par exemple, que le bonheur et quelque autre chose qui n'est pas bonne, ne soit préférable à la justice et au courage. § 3. Les mêmes choses accompagnées de plaisir sont préférables à ces mêmes choses sans plaisir. § 4. Et les mêmes sans douleur le sont aux mêmes avec douleur. § 5. Chaque chose est surtout désirable dans le moment où elle a le plus d'importance : par exemple, la tranquillité est désirable dans la vieillesse plus encore que dans la jeunesse, et elle a plus d'importance dans la vieillesse. C'est pour cela aussi que la prudence est préférable dans la vieillesse; personne, en effet, ne prend des jeunes gens pour chefs parce qu'on ne les croit pas prudents. Pour le courage, c'est l'opposé : l'énergie nécessaire au courage se trouve plutôt dans la jeunesse; mais il en est de même pour la sagesse ; car les jeunes gens sont aveuglés par leurs passions plutôt que les vieillards. § 6. Il faut préférer aussi ce qui est plus utile, soit en tout temps, soit dans la plupart des cas : par exemple, la justice et la sagesse sont préférables au courage; car les deux premières sont toujours utiles, l'autre ne l'est que dans certains cas. § 7. Il faut préférer de deux choses celle qui, si tout le monde l'avait, nous ôterait le besoin de l'autre, à celle qui, si tout le monde l'avait, nous laisserait le besoin de l'autre encore : ainsi, la justice est préférable au courage; car tout le monde (118a) étant juste, le courage ne servirait plus à rien, tandis que tout le monde étant courageux, la justice n'en serait pas moins utile. § 8. Il faut aussi tirer des arguments des destructions et des pertes, des générations et des acquisitions, aussi bien que des contraires de toutes les choses. Les choses en effet dont la destruction est le plus à craindre sont préférables. Et de même pour la perte et les contraires; car ce dont la perte ou le contraire est le plus à fuir est préférable. Mais c'est à l'inverse pour les générations et l'acquisition des choses; car ce dont la génération et l'acquisition sont préférables, est également préférable. § 9. Autre lieu : ce qui est le plus rapproché du bien est meilleur et préférable, § 10. ainsi que ce qui est le plus semblable au bien, comme la justice est plus semblable au bien que l'homme juste. § 11 . On doit préférer de deux êtres celui qui est plus semblable à un être meilleur que tous deux. Par exemple, quelques-uns disent qu'Ajax était supérieur à Ulysse, parce qu'il ressemblait plus à Achille. On objecte que ce n'est pas vrai ; car rien n'empêche qu'Achille ne soit pas Îe meilleur du côté où Ajax lui est le plus semblable, tandis qu'Ulysse peut être bon, sans être d'ailleurs semblable à Achille. Il faut examiner encore si le semblable ne l'est point du côté ridicule ; ainsi, le singe ressemble à l'homme, le cheval ne lui ressemble pas : mais le singe n'est pas plus beau que le cheval, bien qu'il soit semblable à l'homme, § 12. De deux choses, si l'une est plus pareille au meilleur et l'autre au pire, la meilleure sera la plus pareille au meilleur. Mais ici, encore, on peut faire une objection. En effet, rien n'empêche que l'une ne soit que légèrement semblable au meilleur, et que l'autre ne le soit très fortement au moins bon ; par exemple, Ajax ressemble légèrement à Achille, mais Ulysse ressemble beaucoup à Nestor. Il faut de plus examiner si le semblable au meilleur ne lui ressemble pas dans ses côtés les moins bons, si le semblable au pire ne lui ressemble pas dans ses côtés les meilleurs; c'est ainsi que le cheval ressemble à l'âne, et le singe à l'homme. § 13. Un autre lieu, c'est que le plus évident est préférable à ce qui l'est moins; § 14. et le plus difficile à ce qui l'est moins ; car on a plus de plaisir à posséder ce qu'on acquiert plus difficilement. § 15. Ce qui est plus spécial est préférable à ce qui est plus commun. § 16. On doit préférer aussi ce qui est le moins sujet à causer du mal ; car on choisit de préférence ce qui n'entraîne aucune difficulté à ce qui peut en amener quelqu'une. § 17. Si d'une manière absolue une chose est préférable à une autre, la meilleure de toutes les choses qui sont du genre de celle-là est préférable à la meilleure de celles qui sont du genre de l'autre : par exemple, si l'homme est meilleur que le cheval, le meilleur homme sera meilleur que le meilleur cheval. § 18. Si le meilleur est meilleur que le meilleur, c'est que la chose d'une manière absolue sera meilleure que l'autre. Par exemple, si le meilleur homme est meilleur que le meilleur cheval, l'homme absolument parlant est meilleur que le cheval absolument parlant. (118b) § 19. Il faut préférer les choses où les amis peuvent avoir part à celles où ils ne le peuvent pas. § 20. Les choses aussi que nous préférons faire pour un ami plutôt que pour un étranger, sont préférables : par exemple, faire du bien ou rendre service plutôt que de paraître le faire; car pour nos amis nous aimons mieux leur rendre service en réalité que de paraître le faire : c'est le contraire pour les étrangers. § 21. Les choses superflues sont meilleures que les choses nécessaires, et parfois leur sont préférables : vivre heureux est meilleur que vivre: mais vivre heureux est du superflu, vivre absolument est du nécessaire. Quelquefois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus désirables; car de ce qu'elles sont meilleures, elles ne sont pas pour cela nécessairement préférables; ainsi philosopher vaut mieux que s'enrichir, mais ce n'est pas là une chose préférable pour celui qui manque du nécessaire. Le superflu c'est, quand on a d'ailleurs tout ce qui est nécessaire, d'acquérir en sus quelque belle chose. Presque toujours le nécessaire est préférable, bien que le superflu soit meilleur. § 22. Il faut encore préférer ce qu'on ne peut pas se procurer par autrui à ce qu'on peut se procurer par un autre; et c'est là le rapport de la justice à la valeur. § 23. De deux choses, il faut préférer celle qui est désirable sans l'autre, à celle qui sans l'autre ne l'est pas. Ainsi, la puissance n'est pas désirable sans la sagesse; la sagesse, au contraire, est désirable même sans la puissance. § 24. Et si de deux choses nous nions avoir l'une afin de paraître avoir l'autre, celle que nous voudrions paraître avoir est préférable : par exemple, nous nions travailler beaucoup, afin de paraître bien doués naturellement. § 25. Il faut encore préférer ce dont l'absence se ferait moins reprocher dans un malheur : § 26. et réciproquement, il faut préférer ce dont l'absence se fait reprocher davantage, quand on n'est pas dans le malheur. [3,3] CHAPITRE III. § 1. Parmi les choses comprises sous la même espèce, il faut préférer celle qui a la vertu spéciale de l'espèce à celle qui ne l'a pas; § 2 et si toutes les deux l'ont, celle qui l'a davantage. § 3. Et si de deux choses l'une fait du bien à ce à quoi elle est, et que l'autre n'en fasse pas, il faut préférer celle qui en fait : par exemple, ce qui échauffe est plus chaud que ce qui n'échauffe pas ; § 4. et si toutes les deux font du bien, il faut préférer celle qui en fait davantage, ou qui en fait au meilleur et au principal : par exemple, si l'une fait du bien au corps et l'autre à l'âme. § 5. Il faut encore prendre garde et aux cas des mots et aux usages et à l'action, et à la réalité des choses, et à tout ce dont elles procèdent; car toutes ces choses se suivent mutuellement : par exemple, si justement est préférable à courageusement, la justice aussi sera préférable au courage : et si la justice est préférable au courage, justement le sera de même à courageusement. Il en serait ainsi pour tous les autres exemples. (119a) § 6. Et, en outre, si, pour une même chose, l'un des attributs est un plus grand bien, et l'autre un moindre, le plus grand est préférable; § 7. ou bien, si l'un appartient à un être plus grand, c'est qu'il est aussi plus grand. § 8. De plus, si deux choses quelconque sont préférables à une seule autre, la plus préférable est préférable à celle qui l'est moins. § 9. La chose dont l'abondance est préférable à l'abondance d'une autre, est aussi préférable à cette autre : en ce sens, l'amitié est préférable aux richesses ; car l'abondance de l'amitié est préférable à celle de la richesse. § 10. On doit préférer aussi la chose dont on voudrait être cause personnellement pour soi-même plutôt que de la recevoir d'un autre. Et c'est ainsi que les amis sont préférables aux richesses. § 11. On peut encore tirer des lieux de l'adjonction, si une chose ajoutée à une même chose rend le tout préférable. Il faut du reste prendre garde d'étendre ceci jusqu'aux choses dans lesquelles le terme commun peut se servir de l'une des choses ajoutées, ou du moins en tirer quelque secours d'une façon quelconque, sans se servir de l'autre, ni tirer d'elle aucun secours. Par exemple, la scie et la faulx réunies à l'architecture. Il faut préférer la scie quand on la réunit à l'architecture ; mais par elle-même elle n'est pas absolument préférable. § 12. En outre, il faut préférer la chose qui, ajoutée au plus petit, rend le tout plus grand. § 13. Même remarque pour le cas où l'on retranche au lieu d'ajouter; car ce qui étant retranché d'une même chose rend le reste plus petit est plus grand, puisqu'il suffît qu'on l'enlève pour que le reste soit plus petit. § 14. Il faut voir si l'une des choses est désirable en soi et l'autre seulement par vanité : ainsi, par exemple, la santé comparée à la beauté. Une chose de pure vanité signifie celle que nous ne prendrions aucune peine d'avoir, si personne ne devait savoir que nous l'avons. § 15. Et si l'un est désirable en soi et par vanité, tandis que l'autre n'est désirable que de l'une des deux façons, § 16. ce qui est plus précieux en soi, est aussi préférable et meilleur; et j'entends par plus précieux en soi ce qu'au choix nous prendrions plus volontiers, sans que rien d'ailleurs dût l'accompagner. § 17. Il faut de plus examiner les sens divers que peut recevoir le mot préférer et les objets auxquels il peut s'appliquer, par exemple à l'utile, au bien, au plaisir; car ce qui procure toutes ces choses ou du moins le plus grand nombre de ces choses, est préférable à ce qui n'en procure pas également. §18. Mais quand les deux choses ont les mêmes avantages, il faut regarder celle qui les a le plus, par exemple quelle est la plus agréable, la plus belle ou la plus utile. § 19. Il faut aussi préférer ce qui se fait en vue du meilleur : ainsi il faut préférer ce qui se fait en vue de la vertu à ce qui ne se fait qu'en vue du plaisir. Et de même pour les choses qu'il faut éviter; car il faut éviter davantage ce qui doit davantage empêcher les choses désirables: par exemple il faut éviter la maladie plus que la honte ; car la maladie empêche davantage et le plaisir et la vertu. § 20. On peut encore tirer des arguments de ce que le sujet en question est également à fuir ou à rechercher. En effet, on doit moins désirer une chose qu'on peut également fuir ou désirer que celle qui est uniquement désirable. (119b) § 21. Les comparaisons des choses entre elles doivent donc être faites ainsi qu'on vient de le dire. [3,4] CHAPITRE IV. § 1. Ces mêmes lieux sont utiles pour prouver qu'une chose quelconque est absolument parlant à désirer ou à fuir ; car il suffit alors de faire disparaître le caractère de supériorité qu'on donne à l'une des deux. En effet si une chose plus précieuse est plus désirable, une chose précieuse est désirable : et si une plus utile est plus désirable, l'utile est désirable. Et de même pour toutes les autres choses entre lesquelles l'on peut établir ainsi la comparaison. § 2. Pour quelques-unes, aussitôt que nous avons fait la comparaison de l'une à l'autre, nous pouvons dire sur-le-champ, que toutes deux sont désirables, ou dire laquelle des deux est désirable: par exemple, quand nous disons que l'une est bonne par sa nature et que l'autre ne l'est pas ; car évidemment ce qui est bon par sa nature est désirable. [3,5] CHAPITRE V. § 1. Pour ces lieux, relatifs au plus et au moins, au plus grand et au plus petit, il faut les prendre le plus universels possible; car pris ainsi, ils sont applicables a plus de questions. § 2. Et l'on peut même parmi ceux qu'on a exposés en faire quelques-uns plus universels, en ne changeant que fort peu de chose à l'expression : § 3. par exemple, ce qui est de cette façon par nature est plus tel que ce qui n'est pas tel par nature. § 4. Et si l'un des accidents rend de telle façon, et que l'autre ne rende pas de telle façon, le sujet qui le possède, ou dont il est l'attribut, celui qui modifie le sujet est plus tel que celui qui ne le modifie pas. § 5. Et si tous les deux le modifient, c'est celui qui le modifie davantage qui a le plus telle qualité. § 6. De plus, si relativement à une même chose l'un est plus tel et l'autre l'est moins, et que l'un soit plus tel que telle autre chose, tandis que l'autre ne l'est pas, il est évident que la première est plus telle que l'autre. § 7. Et de même, en supposant que le terme est ajouté, si ajouté à la même chose il fait que le tout est davantage tel; § 8. ou encore si ajouté à ce qui est moins tel, il fait que le tout est davantage tel. § 9. Même remarque encore, si l'on retranche au lieu d'ajouter; car ce qui fait par cela seul qu'on le retranche que le reste est moins tel, est lui-même plue tel. § 10. Les choses qui se mêlent moins aux contraires sont aussi plus telles, par exemple le plus blanc se mêle moins au noir. § 11. Pour compléter ce qui a été dit plus haut, il faut préférer ce qui reçoit le plus la définition propre de l'objet; par exemple, si la définition du blanc est: couleur qui fiait que la vue distingue les objets, on appellera plus blanc ce qui sera plus couleur qui fait que la vue distingue les objets. [3,6] CHAPITRE VI. § 1. Si la question est particulière et non pas universelle, tous les lieux indiqués plus haut, soit constructifs, soit destructifs, sont applicables. Il suffit en effet d'avoir universellement établi ou réfuté la thèse pour avoir prouvé par cela seul la proposition particulière; car du moment que l'attribut est à tout le sujet, il est aussi à quelque partie du sujet: et s'il n'est à aucune partie du sujet, il n'est pas non plus à quelque partie du sujet. § 2. Les plus commodes et les plus communs de ces lieux, ce sont ceux qu'on tire des opposés, des conjugués et des cas. Ainsi ce sont deux propositions également probables, que si tout plaisir est bon, toute douleur est mauvaise, et que si quelque plaisir est bon quelque douleur aussi est mauvaise: que si quelque sensation n'est pas puissance, quelque insensibilité n'est pas non plus impuissance ; et que si quelque chose de perçu est su, quelque perception est science: de plus, que si quelque chose d'injuste est bon, quelque chose de juste est mauvais, et que si quelque chose de fait injustement est mauvais, quelque chose de fait justement est bon : que si quelque chose d'agréable est à fuir, quelque plaisir est à fuir, et que si quelque chose d'agréable est utile, quelque plaisir est utile. § 3. Il en est tout à fait de même pour les choses qui détruisent, pour les générations et les destructions des choses. En effet si ce qui détruit le plaisir ou la science est mauvais, il faut que quelque plaisir, quelque science soit mauvaise ; et de même si la destruction de la science est bonne, ou si la génération en est mauvaise, il y aura quelque science mauvaise; par exemple, s'il est bon d'oublier ce que quelqu'un a fait de honteux, ou bien si se le rappeler est mal, savoir ce qu'il a fait de mal ce sera chose mauvaise. Et de même pour tous les autres cas : car le probable s'y établit dans tous de la même manière. § 4. En outre, il faut voir à ce qui est de telle façon plus ou moins ou semblablement. En effet si d'une chose on dit qu'elle est plus telle parmi des choses tirées d'un autre genre, et que ces choses ne soient point telles, le sujet en question ne le sera pas non plus ; par exemple, si l'on dit que la science est plus un bien que le plaisir, et qu'aucune science ne soit un bien, il n'y aura pas non plus de plaisir qui en soit un. Et de même pour semblablement et pour moins; c'est-à-dire qu'on pourra, soit établir la thèse, soit la renverser. Seulement les deux argumentations se tirent de semblablement : mais avec moins on ne peut qu'établir la thèse, on ne peut la renverser. En effet si l'on peut dire également que quelque faculté étant bonne, la science est bonne, du moment que quelque faculté est bonne la science l'est aussi : et s'il n'y a aucune faculté de bonne, il n'y a pas non plus de science qui le soit. Au contraire, si l'on dit que quelque faculté est moins bonne que la science, et que quelque faculté soit bonne, la science l'est aussi ; mais si aucune faculté n'est bonne, il n'en résulte pas nécessairement qu'aucune science ne le soit. On voit donc clairement que par le moins, on ne peut qu'établir la thèse. § 5. Non seulement on peut renverser la thèse, en partant d'un autre genre, mais aussi en partant du même et en y prenant ce qui est le plus tel ; par exemple, s'il a été posé que la science est un bien et qu'on prouve que la sagesse même n'est pas bonne, aucune autre science ne le sera certainement, puisque celle qui le paraît le plus ne l'est pas. § 6. Et de même, si l'on pose cette hypothèse que, du moment qu'un attribut est ou n'est pas à un sujet, il est ou n'est pas également à tous; par exemple, si l'on suppose que l'âme de l'homme étant immortelle, toutes les autres aussi le seront, et que celle-là ne l'étant pas, les autres ne le seront pas davantage. Si donc l'on pose que cet attribut est à quelque sujet, il faudra montrer qu'il n'est pas à quelque sujet; car il s'en suivra, à cause de l'hypothèse même, qu'il n'est a aucun ; et si l'on pose qu'il n'est pas à quelque sujet, il faut montrer qu'il est à quelque sujet; car, par cette hypothèse aussi, il s'ensuivra qu'il est à tous. Il est évident qu'au moyen de l'hypothèse, on a fait universelle la question qui avait été posée particulière. En effet on est convenu que celui qui accorde le particulier, accorde aussi l'universel, puisqu'il accorde que du moment que l'attribut est à un sujet il est aussi à tous. § 7. Quand la question reste indéterminée, on ne peut réfuter que d'une seule manière : par exemple, s'il a été dit que le plaisir est un bien ou n'est pas un bien, sans ajouter aucune détermination. En effet, si l'interlocuteur a dit que quelque plaisir est un bien, il faut montrer universellement qu'aucun plaisir n'est un bien, quand on veut détruire l'assertion avancée. Et de même, s'il a dit que quelque plaisir n'est pas un bien, il faut montrer universellement que tout plaisir est un bien. De toute autre façon, on ne peut détruire la proposition; car si nous montrons que quelque plaisir est ou n'est pas un bien, la proposition avancée n'est pas encore détruite. Il est donc évident qu'on ne peut la détruire que d'une seule façon, tandis qu'on peut l'établir de deux. Il suffit, en effet, de montrer universellement que tout plaisir est bon, ou bien que quelque plaisir est bon, pour montrer ce qu'on se propose. Et de même, s'il faut discuter cette question, que quelque plaisir n'est pas bon, nous pourrons montrer qu'aucun plaisir n'est bon, ou bien que quelque plaisir ne l'est pas; et nous aurons montré des deux manières, universellement et particulièrement, que quelque plaisir n'est pas bon. § 8. Quand la proposition est déterminée, on peut la renverser de deux façons: par exemple, si l'adversaire a soutenu que quelque plaisir est bon et que quelque autre ne l'est pas; car, soit que l'on prouve que tout plaisir est bon ou qu'aucun plaisir n'est bon, la thèse est également détruite. § 9. Si l'adversaire a supposé qu'il n'y a qu'un seul plaisir de bon, on peut détruire cette supposition de trois manières : ainsi l'on peut montrer que tout plaisir est bon, ou qu'aucun plaisir n'est bon, ou que plus d'un plaisir est bon; et l'on aura toujours détruit la proposition. § 10. Si l'on détermine encore davantage la proposition, et qu'on dise, par exemple, que la prudence seule parmi les vertus est une science, on peut renverser l'assertion de quatre façons. Ainsi, l'on pourra montrer que toute vertu est science ou qu'aucune n'est science, ou que quelqu'autre l'est aussi, par exemple, la justice; ou bien enfin que la prudence elle-même n'est pas science ; et alors la proposition avancée sera détruite. § 11. Il est utile aussi de considérer les individus dont on a affirmé ou dont on a nié quelque attribut, comme on l'a fait dans les questions universelles. §12. Il faut encore regarder aux genres, en divisant les espèces jusqu'aux individus, ainsi qu'on l'a dit plus haut: car, soit que l'accident paraisse être à tous les individus ou n'être à aucun, quand on compare plusieurs exemples, il faut demander à l'adversaire qu'il accorde que l'accident est universel, ou bien qu'il indique dans sa réfutation le sujet qui n'est point ainsi qu'on l'a dit. § 13. Dans les choses où l'on peut déterminer l'accident, soit par le nombre, soit par l'espèce, il faut regarder s'il n'est pas de nature à ne recevoir aucune de ces déterminations ; par exemple, on peut soutenir que le temps ne se meut pas ou qu'il n'est pas du mouvement, après qu on a compté toutes les espèces du mouvement. En effet, si aucune d'elles n'est au temps, il est évident qu'il ne se meut pas et qu'il n'est pas un mouvement. Et de même, on peut soutenir que l'âme n'est pas un nombre, après qu'on a divisé tout nombre en pair ou impair: car si l'âme n'est ni paire ni impaire, il est clair qu'elle n'est pas un nombre. § 14. C'est ainsi qu'il faut procéder relativement à l'accident et par les lieux qu'on vient de dire.