[3,0] TRAITE DE L'AME. LIVRE III (PARTIE II). [3,1] CHAPITRE I. § 1. 424b.22 Pour se convaincre qu'il n'y a point d'autre sens que les cinq sens ordinaires, je veux dire la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, il suffit des remarques suivantes. Si tous les objets auxquels s'applique le sens du toucher nous sont perceptibles actuellement, toutes les modifications de l'objet tangible, en tant que tangible, nous devenant sensibles par le toucher, il faut nécessairement, si quelque sensation du toucher nous manque, que quelque moyen de sentir nous manque aussi. Or, toutes les choses que nous sentons en les touchant directement elles-mêmes, sont sensibles par le sens du toucher tel que nous le possédons; et pour les choses que nous ne sentons que par des intermédiaires, et sans pouvoir les toucher elles-mêmes, nous les sentons par des éléments simples, je veux dire par l'air et par l'eau. § 2. Nous sommes constitués de telle sorte que, si plusieurs choses, différant de genre entre elles, peuvent être senties par l'intermédiaire d'un seul élément, il faut nécessairement que l'être qui a un tel moyen de sentir soit sensible aussi aux deux choses diverses. Prenons, par exemple, le moyen de sentir qui vient de l'air, et l'air, qui s'applique à la fois et au son et à la couleur. D'autre part, si plusieurs éléments 425a se rapportent à la même sensation, par exemple l'air et l'eau se rapportant à la couleur, tous les deux étant diaphanes, il suffit d'avoir l'un pour sentir ce qu'on peut percevoir par les deux. § 3. Du reste, les organes ne relèvent parmi les corps simples que de ces deux-là seulement, l'air et l'eau. Ainsi la pupille se rapporte à l'eau, l'ouïe à l'air, et l'odorat à l'un ou à l'autre. Quant au feu, il ne se rapporte à aucun sens, ou plutôt il est commun à tous ; car il n'y a pas d'être doué de sensibilité qui n'ait de la chaleur. La terre ne sert à aucun sens ; ou bien, c'est surtout dans le toucher qu'elle intervient avec le rôle qui lui est propre. Il résulterait de tout ceci, qu'il n'y aurait pas de moyen de sentir qui ne se rapportât soit à l'air, soit à l'eau. § 4. Et il y a même dans l'état actuel des choses des animaux qui remplissent toutes ces conditions. Donc, tous les sens sont possédés sans exception par les animaux qui ne sont ni incomplets ni mutilés. La taupe même, à ce qu'il paraît, a des yeux sous la peau. En résumé, à moins qu'il n'y ait un autre corps possible, et qu'il n'y ait d'autres qualités qui n'appartiennent à aucun des corps d'ici-bas, on peut affirmer qu'aucun sens ne nous manque. § 5. Mais il n'est pas davantage possible qu'il y ait un sens particulier pour les choses communes, dont les sens spéciaux ne nous donnent les perceptions qu'accidentellement : je veux dire le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l'unité. C'est que nous sentons tout cela par le mouvement; ainsi, nous sentons la grandeur par le mouvement; par conséquent encore, la figure, car la figure est bien aussi une sorte de grandeur. Nous sentons ce qui est en repos parce qu'il ne remue pas; nous sentons le nombre par la négation de la continuité, et par les sens spéciaux, car chacun des sens sent l'unité. Ainsi donc évidemment, il ne saurait y avoir un sens propre pour l'une quelconque de ces choses, et, par exemple, pour le mouvement. Il en serait comme il en est actuellement, quand nous sentons les choses douces même par la vue. § 6. Et c'est parce que nous nous trouvons avoir la sensation des deux choses, que nous les reconnaissons à la manière dont elles se rencontrent, et quand elles se rencontrent simultanément. Autrement, nous n'en aurions aucune sensation; ou du nous, nous n'en aurions que des sensations accidentelles, comme si, par exemple, du fils de Cléon nous sentions, non pas qu'il est le fils de Cléon, mais qu'il est blanc; or ce n'est qu'un accident, pour tel objet blanc, d'être le fils de Cléon. § 7. D'ailleurs, nous avons bien une sensation commune pour les choses communes, et nous ne les percevons pas simplement par accident. Mais il n'y a pas pour elles de sens propre; car alors nous ne pourrions les sentir que comme nous disions tout-à-l'heure que nous voyons le fils de Cléon. Les sens peuvent percevoir accidentellement les objets spéciaux les uns des autres, non pas en tant qu'ils sont des sens séparés, mais en tant qu'ils se réunissent en un seul ; comme lorsqu'une 425b double sensation arrive en même temps pour un même objet : par exemple, pour la bile, qui est amère et qui est jaune. Il n'est possible à aucun des deux sens, de dire que cette chose unique ait ces deux qualités à la fois ; et voilà aussi pourquoi l'on se trompe si, par cela seul que l'on voit un corps jaunâtre, on va s'imaginer que ce soit de la bile. § 8. On pourrait aussi demander pourquoi il nous a été donné plusieurs sens pour percevoir les choses communes, et non pas un seul uniquement. C'est sans doute afin que nous nous trompions moins souvent sur les choses qui ne font qu'accompagner les autres, sur ces choses communes telles que le mouvement, la grandeur et le nombre. Si la vue, en effet, était seule quand elle perçoit un objet blanc, elle serait exposée à se tromper bien davantage, et à toujours croire que couleur et grandeur sont une même chose parce qu'elles se suivent sans cesse. Mais comme ici les choses communes sont aussi dans un autre objet sensible, cela nous apprend que la couleur et la grandeur sont différentes. [3,2] CHAPITRE II. § 1. 425b12 Comme nous sentons que nous voyons et entendons, il faut absolument que ce soit ou par la vue, ou par un autre sens, que l'on sente que l'on voit. Mais alors ce même sens s'appliquera, et à la vue et à la couleur, qui est l'objet de la vue; il y aura donc deux sens pour le même objet ; ou bien la vue se percevra elle-même. De plus, si l'on suppose un autre sens que la vue, ou l'on sera forcé d'aller ainsi à l'infini ; ou bien le sens, quel qu'il soit, aura la sensation de lui-même; et alors, autant vaut admettre cela pour le premier sens. § 2. Mais voici la difficulté : si sentir par la vue c'est voir, et que ce qui est vu soit la couleur ou ce qui a la couleur, il faudra, si l'on voit ce qui voit, que ce qui voit ait aussi soi-même primitivement couleur. § 3. Il est donc clair que sentir par la vue n'est pas une chose une et simple. Ainsi, d'abord, même quand nous ne voyons pas, nous n'en jugeons pas moins par la vue de l'obscurité et de la lumière, mais ce n'est pas de la même façon. De plus, ce qui voit est bien en quelque sorte revêtu de couleur, car chacun des organes des sens reçoit la chose sensible sans la matière; et voilà pourquoi, même en l'absence des choses sensibles, des sensations et des images restent dans les organes. § 4. Mais l'acte de l'objet sensible et l'acte de la sensation sont un seul et même acte, bien que leur être ne soit pas identique. Je prends, par exemple, le son en acte et l'ouïe en acte. On peut, tout en ayant l'ouïe, ne pas entendre, de même que ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand ce qui peut entendre agit, et que ce qui peut résonner résonne, alors l'ouïe en acte se produit en même temps que le son en acte; 426a et l'on pourrait dire de l'un qu'il est l'audition, et de l'autre, la résonnance. § 5. Mais si c'est dans la chose mue que sont à la fois, et le mouvement, et l'action de faire, et la modification subie, il faut nécessairement aussi que le son et l'ouïe en acte soient dans l'ouïe en puissance ; car l'acte de ce qui fait et de ce qui meut, se passe dans la chose qui souffre. Et voilà pourquoi il n'est pas nécessaire que le moteur soit mû lui-même. Ainsi donc, l'acte du sonore est le son ou la résonnance ; et l'acte de ce qui peut entendre est l'ouïe ou l'audition; car l'ouïe est double et le son l'est comme elle. § 6. On ferait le même raisonnement, et pour les autres sens, et pour les autres objets qu'ils perçoivent. En effet, tout comme l'action et la souffrance sont dans l'être qui souffre, et non dans l'être qui agit, de même l'acte de l'objet sensible et l'acte de ce qui sent sont dans l'être qui sent. Pour certains sens, il y a ici des mots spéciaux, comme résonnance, audition; pour d'autres, l'une des deux nuances n'a pas reçu de nom particulier. Ainsi, on appelle bien vision l'acte de la vue, mais l'acte de la couleur n'a pas reçu de nom ; ainsi le goût est l'acte de l'être qui goûte, mais l'acte de la saveur est sans nom. § 7. Puisque l'acte de la chose sentie, et celui de l'être qui la sent, sont un seul acte, bien que leur être soit différent, il y a nécessité que l'ouïe, prise en ce sens, et le son, soient détruits ensemble on subsistent ensemble; et qu'il eu soit de même de la saveur et du goût, ainsi que des autres rapports du même genre. Mais cela n'est pas nécessaire pour les choses qui ne sont dites qu'en puissance. § 8. C'est ce que les premiers naturalistes n'ont pas bien expliqué, pensant qu'il n'y avait ni blanc ni noir sans la vue, non plus que de saveur sans le goût. Ils avaient en partie raison, et tort en partie. Sensation et sensible ayant deux sens, tantôt pour signifier les choses en puissance, tantôt pour signifier les choses en acte, ce qu'ils ont dit est vrai pour les unes, et ne l'est pas pour les autres. C'est qu'ils ont rendu par une expression simple des choses qui n'étaient pas simples. § 9. Si une voix quelconque est toujours une harmonie, et que la voix et l'ouïe soient d'une certaine façon une seule et même chose, et que d'une autre façon elles soient différentes, du moment que l'on regarde l'harmonie comme un rapport, il y a nécessité que l'ouïe soit également une sorte de rapport. C'est là aussi ce qui fait que tout excès, soit un grave, soit à l'aigu, échappe à l'ouïe; qu'il en est de même dans les saveurs 426b pour le goût; que dans les couleurs, ce qui est trop brillant et trop vif empêche la vision; et que dans l'odoration, une odeur trop forte, soit agréable, soit désagréable, échappe à l'odorat, comme si la sensation n'était qu'une espèce de rapport. Aussi les choses sont agréables, lorsqu'elles sont amenées pures et sans mélange au rapport convenable, comme l'aigu, ou le doux, ou le rude ; et ce n'est qu'à cette condition qu'elles nous plaisent. En général, c'est le mélange qui est une harmonie plutôt que le grave tout seul ou l'aigu tout seul ; et pour le toucher, que ce qui est simplement chaud ou simplement froid. Mais la sensation est le rapport; tout excès la détruit ou la rend pénible. § 10. Ainsi donc, chacun des sens s'applique à son sujet sensible ; et chaque sens est dans l'organe en tant que cet organe est spécial. De plus, il juge les différences du sujet sensible, comme la vue juge le blanc et le noir, comme le goût juge le doux et l'amer. Les choses se passent absolument de même aussi pour les autres sens. Mais puisque nous jugeons le blanc et le doux, et chacune des choses sensibles, par rapport à toutes les autres, comment sentons-nous aussi que les choses diffèrent ? Nécessairement, c'est par un sens, puisque ce sont des choses sensibles. § 11. Cela nous fait bien voir encore que la chair n'est pas l'organe extrême de la sensation ; car alors il faudrait nécessairement que ce qui juge jugeât en touchant l'objet lui-même. Mais des sens séparés ne peuvent pas davantage juger que le doux est autre que le blanc. Loin de là, il faut que ces deux qualités apparaissent en toute évidence à un seul et unique sens. Ce serait absolument comme lorsque je sens telle chose et que vous sentez telle autre ; il est alors tout-à-fait clair que ces choses sont différentes l'une de l'autre. Mais il faut ici que ce soit un être unique qui dise qu'il y a différence, et qui dise que le doux est différent du blanc. Et c'est parce que le même être le dit que, de même qu'il le dit, il le pense et le sent. § 12. Donc évidemment, il est impossible à des sens séparés de y juger des choses séparées. Il s'ensuit que le jugement ne pourra pas davantage avoir lieu dans un temps séparé ; et voici ce qui le prouve. Tout comme c'est le même être qui affirme que le bien et le mal sont divers, pareillement aussi quand il dit de deux objets que l'un est divers, il dit que l'autre l'est également ; et ici quand qu'est pas pris par accident, comme on prend le mot maintenant dans cette phrase : « Je dis maintenant que l'objet est divers, » sans dire toutefois qu'il soit maintenant divers. Ici, au contraire, le même affirme maintenant, et affirme que c'est aussi maintenant que les objets sont divers. C'est donc à la fois qu'existent ces deux objets; et par conséquent ces objets ne sont pas séparés, et ils sont dans un temps qui n'est pas séparé davantage. § 13. Mais il est impossible qu'un même être reçoive en même temps les mouvements contraires, en tant qu'il est indivisible et qu'il est dans un temps indivisible; et, en effet, si l'impression d'un objet doux meut de telle façon la sensibilité 427a et la pensée, l'objet amer les meut autrement, et l'objet blanc les meut aussi d'une façon tout autre. Mais peut-on dire que ce qui juge soit tout à la fois indivisible et inséparable numériquement, et séparé par sa manière d'être? Alors il y a possibilité que ce soit comme divisible qu'il sente les choses divisées, et qu'il les sente aussi en tant qu'indivisible; car il est alors indivisible par sa façon d'être, et il est indivisible en lieu et en nombre. § 14. Ou bien ne doit-on pas dire que cela n'est pas possible? En puissance, le même peut être indivisible et divisible : il peut être les contraires; mais en essence, il ne le peut pas. C'est quand il reçoit l'action qu'il devient divisible, et il ne lui est pas possible d'être à la fois noir et blanc. Par conséquent, on ne peut pas davantage sentir à la fois la forme du noir et celle du blanc, si la sensation et la pensée sont bien telles que nous avons dit. § 15. Mais il en est ici comme pour le point, qui est parfois appelé unité en tant qu'un, et qui, en tant que deux, est aussi divisible. Ainsi donc, en tant qu'indivisible, le sens qui juge est un, et il est simultanément aux deux perceptions; mais en tant qu'il est divisible, il n'est plus un ; car il emploie deux fois simultanément le même point. En tant qu'il se sert, pour deux choses sensibles, de la limite où elles se rencontrent, il les juge toutes deux ; et elles sont séparées pour lui, comme appartenant à des sens séparés. Mais en tant qu'un, ce sens juge d'un seul coup et tout à la fois. Bornons ici nos considérations sur le principe qui constitue, selon nous, la sensibilité dans l'animal. [3,3] CHAPITRE III. § 1. 427a17 Comme, en définissant l'âme, on s'occupe surtout de deux facultés différentes, la locomotion et la pensée, jugement, sensibilité, on pourrait croire aussi que penser et réfléchir c'est une sorte de sensation. En effet, dans les deux cas, l'âme distingue et connaît toujours quelque chose; et les anciens n'ont pas hésité à croire que réfléchir et sentir c'était tout un. C'est ainsi qu'Empédocle l'a dit : « La sagesse s'accroît dans l'homme quand l'objet est présent. » Et ailleurs : - De là vient pour eux qu'ils peuvent toujours réfléchir à des choses différentes. » Homère ne veut pas exprimer une autre idée quand il dit : « Telle est la pensée. » § 2. Ainsi, tous ont supposé que la pensée était corporelle comme l'est la sensation; et que le semblable sentait et comprenait le semblable, ainsi que nous l'avons dit au début de ce traité. Ces philosophes auraient bien dû s'occuper en même temps 427b des méprises des sens et de la pensée ; car c'est là surtout ce qui est propre aux êtres animés, et c'est dans l'erreur que l'âme est le plus ordinairement plongée. Dans cette doctrine, il faut ou que tous les objets, tels qu'ils nous apparaissent, soient vrais, ainsi que quelques uns le prétendent ; ou bien il faut que ce soit le contact du dissemblable qui produise l'erreur; car c'est là la théorie contraire à celle qui veut que le semblable connaisse le semblable. Il paraît aussi que l'erreur sur les contraires est la même, ainsi que l'est la connaissance des contraires. § 3. On voit donc que sentir et réfléchir ne sont pas des choses identiques. L'un, en effet, appartient à tous les animaux; et l'autre, au contraire, est réservé à quelques uns. Mais penser ne se confond pas non plus avec sentir, puisque la pensée peut admettre le bien et le mal. Le bien, dans la pensée, c'est la sagesse, la science et l'opinion vraie; le mal, c'est le contraire de tout cela. Or, tout cela ne peut pas du tout se confondre avec sentir. La sensation des choses particulières est toujours vraie, même dans tous les animaux ; mais on peut faire aussi on usage erroné de la pensée, et cette faculté n'appartient à aucun être qui n'ait en même temps la raison. § 4. C'est que l'imagination est tout autre chose que la sensation et que la pensée. Elle ne se produit pas, il est vrai, sans la sensation, et sans elle il n'y a pas de conception; mais on voit facilement que l'imagination et la conception ne sont pas identiques. L'imagination ne dépend que de nous et de notre volonté, et l'on peut s'en mettre l'objet devant les yeux, comme le pratiquent ceux qui traduisent les choses en signes mnémoniques, et inventent des symboles. Mais avoir une opinion ne dépend pas de nous, c'est un fait nécessaire, l'opinion pouvant d'ailleurs être vraie ou fausse. Il y a plus : quand notre opinion se rapporte à quelque chose de terrible et de redoutable, l'affection dont nous sommes aussitôt saisis est pareille à l'objet; et de même, quand nous avons opinion de quelque chose de hardi. Au contraire, lorsqu'il s'agit d'imagination, nous sommes comme de simples spectateurs qui voient, représentées en peinture, des choses terribles et effrayantes. § 5. Il y a aussi des différences dans la conception elle-même : par exemple, science, opinion, sagesse, et leurs contraires, différences dont on parlera dans un autre lieu. Quant à penser, comme c'est tout autre chose que sentir, et que l'on y peut distinguer d'une part l'imagination, et d'autre part la conception, nous parlerons d'abord de l'imagination, et nous parlerons ensuite de l'autre. § 6. 428a Si l'imagination est la faculté par laquelle nous disons qu'une image se présente ou ne se présente pas à nous (et ce mot n'est ici qu'une simple métaphore), elle est une faculté, ou une habitude de ces images, qui nous fait juger, c'est-à-dire, connaître le vrai ou le faux. Or, les facultés de cette espèce sont : la sensation, l'opinion, la science et l'intelligence. § 7. D'abord elle n'est pas la sensation, et voici pourquoi : la sensation est ou une simple puissance ou un acte effectif ; telles sont la vue et la vision. Mais une image peut quelquefois se produire pour nous, bien qu'il n'y ait ni puissance ni acte ; et l'on peut citer, par exemple, les objets qui nous apparaissent dans les songes. De plus, la sensation est toujours présente ; l'imagination ne l'est pas toujours. Ajoutez que si l'imagination se confondait avec l'acte de la sensation, elle pourrait appartenir à tous les animaux. Or, il ne semble pas que tous sans exception la possèdent : la fourmi, par exemple, l'abeille, le ver. En outre, les sensations sont toujours vraies; les représentations de l'imagination, au contraire, sont fausses pour la plupart; et, en effet, nous ne disons pas, quand notre perception actuelle est exacte à l'égard de l'objet senti, que nous nous imaginons que ce soit un homme, par exemple; c'est seulement lorsque nous ne sentons pas très clairement que la sensation est ou vraie ou fausse. Et enfin, pour répéter ce que nous venons de dire, les représentations de l'imagination se montrent encore à nous, même quand nous fermons les yeux. § 8. Mais l'imagination ne sera pas davantage l'une de ces facultés éternellement vraies, par exemple, la science ou l'entendement; car l'imagination, si elle peut être vraie, peut aussi être fausse. Reste donc à voir si elle n'est pas l'opinion ; car l'opinion est, comme l'imagination, vraie et fausse. Mais la croyance est la conséquence de l'opinion, puisqu'il est impossible, quand on a une opinion, que l'on ne croie pas aux choses dont on a l'opinion. Or la croyance n'appartient jamais à la brute, tandis que l'imagination lui appartient bien souvent. De plus, si la croyance accompagne toujours l'opinion, la persuasion accompagne la croyance, comme la raison accompagne la persuasion ; mais si quelques bêtes ont l'imagination, aucune n'a la raison en partage. § 9. 428a24 Il est donc bien clair que l'imagination n'est ni l'opinion, qui accompagne la sensation, ou qui vient par la sensation, ni davantage une combinaison de l'opinion et de la sensation. En outre, tout ceci nous fait voir que l'opinion doit s'appliquer à la chose seulement dont il y a sensation, et non à une autre; je veux dire, par exemple, qu'on admettrait que l'imagination du blanc est le composé de l'opinion du blanc et de la sensation du blanc, et qu' elle n'est pas du tout un composé de l'opinion du bien et de la sensation 428b du blanc. Ainsi, imaginer ce serait avoir opinion de ce qu'on sent autrement que par accident. § 10. Mais il y a des choses qui nous apparaissent sous de fausses images, bien que l'on en ait une conception vraie. Ainsi, nous imaginons le soleil en lui donnant un pied de diamètre ; et cependant on sait, sans le moindre doute, qu'il est plus grand que la terre. Il arrive donc ici, ou que l'on a perdu l'opinion vraie qu'à part soi l'on avait de la chose (cette chose d'ailleurs subsistant telle qu'elle est, sans qu'on ait oublié cette opinion ni qu'on en ait adopté une autre); ou bien, si on l'a encore, il faut nécessairement que la même opinion soit vraie et fausse tout à la fois; mais elle devenait fausse quand on ne s'apercevait pas que la chose était changée. Ainsi, l'imagination n'est ni l'une des facultés indiquées, ni le résultat de ces facultés. § 11. Mais comme une chose mise en mouvement peut en mouvoir une autre ; comme l'imagination parait être une sorte de mouvement; comme elle ne peut se produire sans la sensation, et ne se produit que dans les êtres qui sentent, et que pour les choses dont il y a sensation ; comme, d'autre part, il est possible aussi qu'un mouvement se produise par l'acte même de la sensation, et que ce mouvement nécessairement doit être pareil à la sensation, on peut dire que l'imagination est le mouvement qui ne saurait avoir lieu dans la sensation, ni ailleurs que dans des êtres qui sentent; qu'elle peut rendre l'être qui la possède agent et patient de bien des manières; et en6n qu'elle peut également et être vraie et être fausse. § 12. Et voici comment il se peut qu'elle devienne fausse. La sensation des objets propres à chaque sens est vraie, ou du moins elle a le moins d'erreur possible. En second lieu, la sensation peut n'être qu'accidentelle, et c'est là que l'erreur peut commencer. Ainsi, quand on dit que telle chose est blanche, on ne se trompe pas ; mais si l'on ajoute que cette chose blanche est ceci ou cela, c'est alors qu'on peut tomber dans l'erreur. En troisième lieu, vient la sensation des choses communes à tous les sens, et des conséquences qui suivent les accidents que supportent les objets propres : je veux dire, par exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont les accidents des objets sensibles, et pour lesquels il y a surtout chance qu'on se trompe dans la sensation. § 13. Mais le mouvement produit par l'acte de la sensation différera de la sensation qui vient de ces trois sources. Le premier mouvement, celui de la sensation présente, est vrai; mais les autres, que la sensation soit ou ne soit pas présente, peuvent être faux ; et ils le sont surtout quand l'objet de la sensation est éloigné. Si donc l'imagination 429b est la seule à remplir toutes les conditions indiquées, et qu'elle soit tout ce qu'on vient de dire, elle peut être définie : Un mouvement causé par la sensation qui est en acte. § 14. Mais comme la vue est le principal de nos sens, l'imagination a reçu son nom de l'image que la lumière nous révèle, parce qu'il n'est pas possible de voir sans lumière. § 15. Et parce qu'elle subsiste dans l'esprit et qu'elle est pareille aux sensations, les animaux agissent très souvent par elle et par les sensations : les uns, parce qu'ils n'ont pas l'intelligence en partage, comme les bêtes brutes ; les autres, parce que leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, les maladies ou le sommeil, comme les hommes. Bornons-nous à ce qui précède, pour expliquer ce qu'est l'imagination, et comment elle se produit. [3,4] CHAPITRE IV. § 1. 429a10 Quant à cette partie de l'âme par laquelle l'âme connaît et réfléchit moralement, que cette partie soit d'ailleurs séparée, ou quelle ne soit pas séparée en réalité et le soit seulement en raison, il faut voir ce qui la distingue des autres, et rechercher comment se produit l'intelligence. § 2. Puisque l'intelligence ressemble à la sensation, elle se réduit à éprouver une action de la part de l'objet intelligible, ou à quelque autre chose d'analogue. § 3. Il faut donc que cette partie soit impassible, mais quelle soit capable de recevoir la forme des objets, et quelle soit en puissance telle que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l'égard des choses sensibles, l'intelligence le soit à l'égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu'elle pense toutes choses, qu'elle soit distincte des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu'elle les domine, c'est-à-dire afin qu'elle les connaisse. Sa lumière intérieure, quand elle paraît, empêche de voir l'objet étranger, et l'éclipse; par conséquent, il ne peut y avoir pour elle d'autre nature que celle-là seule, à savoir, d'être en puissance. Ainsi donc, ce qu'on appelle l'intelligence de l'âme, je veux dire ce par quoi l'âme raisonne et conçoit, n'est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. § 4. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l'intelligence ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n'a rien de pareil, et l'on a bien raison de prétendre que l'âme n'est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l'âme tout entière, mais simplement l'âme intelligente; et non pas les formes en toute réalité, en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. § 5. Du reste, on voit clairement, quand on considère les organes et la sensation, que l'impassibilité de la partie de l'âme qui sent, et celle de la partie intelligente, ne sont pas du tout semblables. La sensibilité, en effet, ne peut pas 429b sentir l'objet, quand la sensation qu'il produit est trop forte ; ainsi elle ne perçoit pas le son au milieu de sons violents, et quand les couleurs sont trop vives ou les odeurs trop fortes, elle ne peut ni voir ni odorer. Tout au contraire, l'intelligence, quand elle pense quelque chose de fortement intelligible, loin de penser moins bien les choses qui sont plus faibles, les pense encore mieux. C'est que la sensibilité ne peut s'exercer sans le corps, et que l'intelligence en est séparée. § 6. Mais lorsqu'elle pense, elle devient les choses qu' elle pense, en ce sens où l'on dit d'un homme qu'il est savant, parce qu'en effet il est savant en acte. Et c'est ce qui a lieu du moment que l'intelligence peut agir par elle-même. Elle n'en est pas moins alors également en puissance de certaine façon, mais elle n'est pas tout-à-fait comme elle était avant qu'elle eût appris ou découvert la chose; car alors elle peut aller jusqu'à se penser elle-même. § 7. Mais on peut remarquer qu'être une grandeur et être La grandeur sont des expressions fort différentes, ainsi qu' être De l'eau et être L'eau, le sont aussi. Il en est de même dans bien d'autres cas encore; mais non pas pourtant dans tous sans exception, et ainsi, quelquefois ce sont des expressions identiques que être La chair et être De la chair. Ces nuances sont-elles distinguées par une faculté différente dans l'âme, ou du moins par l'âme autrement disposée? C'est qu'en effet, cette chair ne peut pas exister sans la matière ; et c'est comme le camus qui est telle chose dans telle autre chose. Or, c'est par la sensibilité que nous distinguons le froid et le chaud, et les éléments qui servent de quelque façon à composer ce qu'on appelle la chair. Mais c'est certainement par une autre faculté qui est séparée, ou qui du moins devient à elle-même ce que la ligne brisée est à elle-même aussi quand on la redresse, que nous jugeons ce que signifie être La chair. § 8. En outre, dans les études abstraites, on considère la ligne droite, absolument comme nous considérions tout-à-l'heure le camus. On ne la conçoit qu'avec la continuité matérielle d'un corps. Mais quant à l'essence, s'il y a bien une différence entre ces deux expressions être Droit et être Le droit, c'est certainement par une autre faculté que nous jugeons et admettons cette dualité; l'esprit distingue cette différence par une autre faculté, ou du moins parce qu'il est autrement affecté. En général, de même que sont les choses de la matière quand elles en sont séparées, de même aussi sont les choses propres de l'intelligence. § 9. 429b22 On pourrait demander, en supposant que l'intelligence soit parfaitement simple, impassible, et n'ait rien de commun avec quoi que ce soit, ainsi que le veut Anaxagore, comment elle peut penser, si penser c'est éprouver et souffrir quelque chose ? Car c'est seulement en tant qu'il y a quelque chose de commun entre deux termes que l'un paraît agir, et l'autre, souffrir. § 10. On pourra se faire encore une pareille question, si l'intelligence elle-même est intelligible ; car, ou bien l'intelligence se retrouve dans les autres choses, si elle-même n'est pas intelligible d'une autre manière qu'elles, et que l'objet intelligible soit quelque chose de spécifiquement un; ou bien l'intelligence aura quelque chose de mélangé, qui la rendra intelligible elle-même comme tout le reste des choses. § 11. Mais souffrir selon quelque rapport commun, s'explique par la distinction faite plus haut, que l'intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu'elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant que de les penser. 430a Évidemment il en est ici comme d'un feuillet où il n'y a rien d'écrit en réalité, en entéléchie ; et c'est là le cas même de l'intelligence. § 12. De plus, elle est elle-même intelligible comme le sont toutes les choses intelligibles. Pour les choses sans matière, l'être qui pense et l'objet qui est pensé se confondent et sont identiques ; ainsi, la science spéculative et l'objet su de cette façon, sont un seul et même objet. Resterait à rechercher, il est vrai, pourquoi l'intelligence ne pense pas toujours. Mais c'est dans les choses matérielles que sont en puissance toutes les choses intelligibles. Par conséquent, l'intelligence ne sera pas dans les choses matérielles, puisque l'intelligence est précisément la puissance sans matière de ces choses mêmes. Mais c'est dans l'intelligence que sera réellement l'objet intelligible. [3,5] CHAPITRE V. § 1. 431a10 De même que dans toute la nature, il faut distinguer, d'une part, la matière pour chaque genre d'objets, la matière étant ce qui est tous ces objets en puissance; et, d'autre part, la cause, et ce qui fait, parce que c'est la cause qui fait tout, comme l'art fait tout ce qu'il veut de la matière; de même, il faut nécessairement aussi que ces différences se retrouvent dans l'âme. Telle est, en effet, l'intelligence, qui, d'une part, peut devenir toutes choses, et qui, d'autre part, peut tout faire. C'est en quelque sorte une virtualité pareille à la lumière; car la lumière, en un certain sens, fait, des couleurs qui ne sont qu'en puissance, des couleurs en réalité. Et telle est l'intelligence qui est séparée, impassible, sans mélange avec quoi que ce soit, et qui par son essence est en acte. § 2. C'est que toujours ce qui agit est supérieur à ce qui souffre l'action, et que le principe est supérieur à la matière. La science en acte se confond avec l'objet auquel elle s'applique. Mais la science en puissance est pour l'individu seul antérieure dans le temps. Absolument parlant, elle n'est point antérieure dans le temps. Mais ce n'est point lorsque tantôt elle pense et tantôt ne pense pas, c'est seulement quand elle est séparée que l'intelligence est vraiment ce qu'elle est; et cette intelligence seule est immortelle et éternelle. Du reste, cette partie de l'intelligence ne nous donne pas la mémoire, parce qu'elle est impassible. L'intelligence passive, au contraire, est périssable; et, sans le secours de l'intelligence active, l'intelligence passive ne peut rien penser. [3,6] CHAPITRE VI. § 1. 430a27 Ainsi donc, l'intelligence, quand elle ne s'applique qu'aux indivisibles, ne peut commettre d'erreur; car dans les cas où il y a erreur et vérité, c'est qu'il y a déjà comme une combinaison de pensées, réduites à une sorte d'unité. Cela rappelle ce qu'Empédocle disait : « C'est ainsi que pour beaucoup d'êtres des têtes vinrent à pousser sans col, » et que plus tard les cous et les têtes se combinèrent par la puissance de l'amour. De même aussi les pensées, toutes séparées qu'elles sont les unes des autres, sont combinées par l'intelligence, par exemple celle de l'incommensurable avec celle du diamètre. § 2. S'il s'agit de choses qui ont été 430b ou qui doivent être, l'intelligence y suppute en outre le temps, et l'y combine. C'est que l'erreur, ici non plus, ne se trouve jamais que dans la combinaison. En effet, quand on suppose que le blanc n'est pas blanc, c'est par une combinaison qu'on affirme qu'il n'est pas blanc. Mais on peut dire aussi toutes choses par division. Quoi qu'il en soit, il peut non seulement être vrai ou faux que Cléon est blanc actuellement, mais encore qu'il l'a été ou le sera. Ce qui fait que tous ces éléments deviennent une unité, c'est l'intelligence qui combine ainsi chaque chose. § 3. 430b6 Mais comme indivisible a deux sens, indivisible en puissance et indivisible en acte, rien n'empêche l'intelligence, quand elle pense l'étendue, de la penser indivisible, puisque l'étendue est indivisible en acte ; et aussi de la penser dans un temps indivisible, puisque le temps est divisible et indivisible comme l'étendue. On ne peut donc pas dire que l'intelligence pense quelque chose dans chaque moitié; car l'étendue, tant qu'elle n'est pas divisée, n'est qu'en puissance. Mais en pensant à part chacune des moitiés, l'intelligence divise aussi le temps du même coup; le temps est alors comme les deux étendues diverses; et si l'intelligence fait une sorte de tout composé des deux moitiés, il en est aussi de même pour le temps qu'elle applique aux deux. § 4. Mais ce n'est pas l'indivisible en quantité, c'est seulement l'indivisible en espèce que pense l'intelligence dans un temps indivisible, et par la partie indivisible de l'âme. Et ce n'est pas accidentellement, et en tant que l'objet qu'elle pense est divisible, comme le temps où elle le pense; c'est seulement en tant qu'ils sont indivisibles. C'est qu'il y a, en effet, même dans ces cas, quelque chose d'indivisible, mais non pas séparé peut-être, qui donne l'unité au temps ainsi qu'à l'étendue ; et cela est également vrai pour tout continu quelconque, soit temps, soit étendue. § 5, 430b20 Mais le point ou toute division analogue, et tout ce qui est indivisible en ce sens, sont toujours exprimés comme la privation de quelque chose. Le raisonnement, d'ailleurs, est le même pour tout le reste; et l'on peut demander, par exemple, comment l'intelligence connaît le mal ou le noir. Elle les connaît en quelque sorte par leurs contraires. § 6. De plus, il faut que ce qui connaît soit en puissance la chose connue, et que l'un des contraires soit en lui. Mais s'il y a quelqu'une des causes qui n'ait plus besoin de contraire, cette cause se connaît elle-même; elle est en acte et séparée, § 7. L'assertion qui énonce une chose d'une autre chose, de même que l'affirmation, est toujours ou vraie ou fausse. Mais l'intelligence n'est pas toujours vraie : elle est vraie quand elle juge ce qu'est la chose d'après l'essence même de la chose; elle peut ne pas l'être, quand elle attribue telle chose à telle autre chose. Mais de même qu'il est toujours vrai qu'on voit la chose propre de la vue, et que c'est seulement quand on ajoute que cette chose blanche est ou n'est pas un homme, qu'on peut n'être pas toujours dans le vrai; de même, on voit toujours ainsi la vérité pour toutes les choses qui sont sans matière. [3,7] CHAPITRE VII. 1 431a La science en acte est identique à la chose qui est sue. Mais la science qui n'est qu'en puissance est antérieure dans le temps, pour un seul et même individu. Absolument parlant, elle n'est point antérieure chronologiquement ; car tout ce qui se produit vient toujours d'un être qui existe en toute réalité, en entéléchie. Or, l'objet sensible parait mettre en acte la sensibilité, qui n'est d'abord qu en puissance. Elle ne souffre rien et n'est point altérée. Et voilà pourquoi c'est ici une autre espèce de mouvement; car le mouvement est, avons-nous dit, l'acte de l'incomplet; mais l'acte pris absolument est tout différent : c'est l'acte de ce qui est accompli. 2 Ainsi donc, sentir les choses ressemble à les dire ou les penser simplement. Mais quand la chose est agréable ou pénible, c'est une sorte d'affirmation, ou de négation que fait l'âme en la poursuivant ou en la fuyant; et avoir du plaisir ou de la douleur, c'est, pour la moyenne sensible, agir à l'égard du bien ou du mal, en tant que les choses sont l'un ou l'autre. La haine en acte pour l'un, et le désir en acte pour l'autre, ne sont que la douleur et le plaisir ; le principe qui, dans l'âme, désire, et celui qui hait, ne sont pas différents entre eux, pas plus qu'ils ne le sont du principe qui sent ; la façon d'être est seule diverse. § 3. Quant à l'âme intelligente, les images remplissent pour elle le rôle des sensations. Dès qu'elle affirme ou qu'elle nie que la chose est bien ou mal, elle la recherche ou la fuit. Voilà pourquoi cette âme ne pense jamais sans images; et c'est ainsi que l'air modifie la pupille de telle ou telle façon, et que la pupille modifie une autre chose, de même que c'est ainsi encore que les choses se passent pour l'ouïe. Mais le terme dernier est un; c'est une moyenne unique, qui seulement peut avoir plusieurs façons d'être. 4 431a20 On a déjà dit plus haut comment l'âme distingue la différence du doux et du chaud; il faut encore l'expliquer ici. Elle est quelque chose d'un par elle-même, et elle l'est aussi en tant que limite. De part et d'autre, c'est la même chose, par la proportion et par le rapport numérique que l'âme et la limite soutiennent avec l'un et l'autre terme. L'intelligence est aux images, tout-à-fait ce que le sens commun est aux sensations diverses qu'il réunit. Où est d'ailleurs la différence de rechercher, comment l'âme distingue les choses qui sont dans un même genre, ou qui sont contraires, telles que le blanc et le noir? Soit en effet ? le blanc en rapport avec B le noir ; et que G soit à D comme l'un et l'autre sont entre eux. Ainsi il y a ici réciprocité; si G, D sont à un seul objet, ils y seront tout comme y sont A, B. C'est une même et seule chose, bien que la façon d'être ne soit pas identique ; et de même aussi dans ce cas, 431b le raisonnement ne change point, si A est le doux et que B soit le blanc. 5 Ainsi donc, l'âme intelligente pense les formes dans les images qu'elle perçoit; et c'est en quelque sorte en elles que se détermine pour l'âme ce qu'il faut rechercher ou fuir. Ce n'est pas de la sensation que lui vient le mouvement, alors quelle s'applique aux images; comme, par exemple, quand, sentant que le flambeau est en feu, et voyant, par le sens qui est commun, que le flambeau est en mouvement, l'âme comprend qu'il y a danger. 6 Parfois aussi, d'après les images et les pensées qui sont dans l'âme, l'intelligence calcule et dispose l'avenir par rapport au présent, tout comme si elle voyait les choses. En outre, quand elle se dit que la chose actuelle est agréable ou pénible, elle la fuit ou la recherche actuellement; et, d'une manière générale, elle se met en action. Et pour parler de choses où il n'y a plus d'action, le vrai et le faux sont dans le même genre que le bien et le mal. Mais il y a cette différence que le vrai et le faux sont absolus, et que le bien et le mal sont relatifs. 7 Quant aux choses dites abstraites, l'intelligence les pense de la même manière quelle pense le camus? en tant que camus, elle ne le pense pas séparément du nez; mais en tant que courbe, si elle le pense en acte, elle peut le penser indépendamment de la chair dans laquelle est cette courbure. C'est ainsi qu'elle pense, comme séparés des corps, les êtres mathématiques qui ne le sont pas cependant lorsqu'elle les pense. 8 En résumé, l'intelligence en acte est les choses quand elles les pense. Nous verrons plus tard s'il est ou non possible que sans être elle-même séparée de l'étendue, elle pense quelque chose qui en soit séparé. [3,8] CHAPITRE VIII. 1 431b20 Maintenant, en récapitulant ce qui a été dit de l'âme, nous répéterons que l'âme est en quelque sorte toutes les choses qui sont. En effet, les choses sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est en quelque façon les choses qu'elle sait, de même que la sensation est les choses sensibles. 2 Comment cela est-il possible, c'est ce qu'il faut rechercher, et le voici : la science et la sensation sont divisées, selon les choses mêmes qu'elles embrassent : celle qui est en puissance, selon les choses en puissance; celle qui est en toute réalité, en entéléchie, selon les choses en entéléchie. Le principe qui sent et le principe qui sait dans l'âme sont en puissance les objets mêmes : ici, l'objet qui est su, et là, l'objet qui est senti. Mais nécessairement, ou il s'agit ici des objets eux-mêmes, ou seulement de leurs formes ; et ce ne sont certainement pas les objets ; car ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, c'est seulement 432a sa forme. Ainsi donc, l'âme est comme la main : si la main est l'instrument des instruments, l'intelligence est la forme des formes; et la sensation est la forme des choses sensibles. 3 Mais comme il n'y a, en dehors des choses étendues, rien qui soit séparé comme nous le paraissent les choses sensibles, il faut admettre que les choses intelligibles sont dans les formes sensibles, comme y sont et les choses abstraites, et tout ce qui est ou qualité ou modification des choses sensibles. Et voilà pourquoi l'être, s'il ne sentait pas, ne pourrait absolument ni rien savoir ni rien comprendre; mais quand il conçoit quelque chose, il faut qu'il conçoive aussi quelque image, parce que les images sont des espèces de sensations, mais des sensations sans matière. D'ailleurs, l'imagination est autre chose que l'affirmation et la négation; car le vrai, ou le faux, n'est qu'une combinaison de pensées. Mais en quoi consistera la différence des pensées premières de l'intelligence ? et qui les empêchera de se confondre avec les images ? Certes elles ne sont pas elles aussi des images; mais sans les images, elles ne seraient pas. [3,9] CHAPITRE IX. 1 432a15 Puisque l'âme, dans les animaux, se distingue par deux facultés, l'une, le jugement, qui est l'œuvre de la pensée et de la sensation, et l'autre, la locomotion dont l'âme est douée, bornons-nous à ce que nous avons dit sur l'intelligence et la sensation, et voyons maintenant pour le principe moteur quelle partie de l'âme il peut être. En est-ce une partie distincte et séparée, soit matériellement, soit seulement en raison? Ou bien est-ce l'âme tout entière qui produit le mouvement? Ou, si ce n'en est qu'une partie, cette partie est-elle spéciale, et doit-on l'ajouter à toutes celles qu'on y reconnaît ordinairement, et que nous y avons reconnues? Ou bien enfin est-ce quelqu'une de celles-là? 2 Mais il y a tout d'abord cette difficulté de savoir comment on peut dire que l'âme a des parties et combien elle en a. En un sens, il semble que le nombre en soit infini, et qu'elles ne soient pas seulement celles que des auteurs déterminent : la partie raisonnante, la partie affective et la partie passionnée; ou, selon d'autres, la partie raisonnable et la partie irraisonnable. Même en suivant les différences qui ont servi à établir ces divisions, on trouverait encore d'autres parties qui sont entre elles à une plus grande distance que toutes celles dont on vient de parler. Et c'est, par exemple, la nutrition, qui appartient aux plantes et à tous les animaux sans exception, et la sensibilité, qu'on ne pourrait pas aisément classer ni comme raisonnable, ni comme privée de raison. 3 Vient ensuite l'imagination, qui, par sa façon d'être, diffère de toutes les autres. 432b Mais à laquelle de ces parties est-elle identique ou dissemblable? c'est ce qui présente les plus grandes difficultés , si l'on admet que les parties de l'âme soient séparées. Vient en outre la partie des appétits qui, soit aux yeux de la raison, soit par sa puissance propre, paraît être entièrement différente de toutes les autres. Mais il est absurde de l'isoler du reste. C'est qu'en effet la volonté se retrouve aussi dans la partie qui raisonne ; le désir et la passion se retrouvent également dans la partie dénuée de raison; et si l'âme est ces trois choses, l'appétit se trouvera lui aussi dans chacune d'elles. 4 Mais pour en revenir à ce qui doit nous occuper ici, qu'est-ce que c'est que le principe qui meut l'animal dans l'espace? Quant au mouvement d'accroissement et de destruction qui appartient à tous les animaux, il semble que ce qui le leur donne , ce sont ces principes qui leur appartiennent également à tous, la génération et la nutrition. Nous parlerons plus tard de la respiration et de l'expiration, du sommeil et de la veille, sujets qui offrent aussi bien des difficultés. 5 Mais, pour la locomotion , il faut étudier ici la cause qui donne à l'animal le mouvement de la marche. Il est de toute évidence que ce n'est pas la puissance nutritive; car ce mouvement de la marche à toujours lieu en vue de quelque but, et il est toujours accompagné d'imagination et de désir; et nul être, s'il n'a désir ou crainte, ne se meut, si ce n'est par une force étrangère. Les plantes elles-mêmes seraient mobiles, et elles auraient aussi quelque organe pour ce genre de mouvement. 6 Ce ne peut pas être davantage la sensibilité qui meuve l'animal. En effet, il y a beaucoup d'animaux qui ont la sensation, mais qui n'en restent pas moins en place et y demeurent constamment immobiles. Or, si la nature ne fait jamais rien en vain , jamais non plus elle ne néglige rien de ce qui est nécessaire, si ce n'est dans les êtres avortés et incomplets. Mais les animaux dont il s'agit ici sont très complets; ils ne sont pas du tout avortés, et la preuve , c'est qu'ils se reproduisent, qu'ils se développent et qu'ils meurent; et ainsi, ils pourraient fort bien avoir les organes de la marche. 7 Ce n'est pas davantage la partie raisonnable, ni ce qu'on appelle l'intelligence, qui meut les animaux. L'intelligence spéculative ne pense pas du tout les choses qui sont à faire; elle ne dit rien ni de ce qu'il faut fuir ni de ce qu'il faut rechercher, tandis que le mouvement vient toujours d'un être qui fuit ou qui recherche quelque chose. Bien plus, lors même que l'intelligence conçoit un objet de ce genre, ce n'est pas elle qui peut ordonner à l'être de le fuir ou de le rechercher; et, par exemple, souvent en pensant à un objet effrayant ou agréable, elle n'ordonne pas de le craindre. Mais c'est le cœur, 433a si l'objet est agréable, qui se met en mouvement; et c'est là une tout autre partie de l'âme. 8 Ajoutez que l'intelligence a beau donner ses ordres, la pensée a beau dire qu'il faut fuir ou rechercher telle chose, l'être cependant ne se meut point ; mais il n'agit que suivant sa passion, comme l'intempérant qui ne sait point se dominer. Et en général, c'est ainsi qu'on voit celui qui sait l'art de guérir ne pas guérir toujours, comme si c'était quelque autre chose qui fût maître d'agir suivant les préceptes de la science, et que ce ne fût pas la science elle-même qui sût agir ainsi. Enfin, ce n'est pas même l'appétit qui est le maître absolu de ce mouvement de locomotion ; car les gens tempérants ont beau sentir des appétits et des désirs, ils ne font pas ce dont ils ont appétit; ils ne suivent que leur intelligence. [3,10] CHAPITRE X. 1 433a9 Voilà donc les deux principes qui semblent être les moteurs dans l'animal : c'est ou l'appétit, ou l'intelligence, si l'on admet toutefois qu'on puisse regarder l'imagination comme une sorte de pensée intellectuelle; car la science n'est pas la seule conséquence qu'ait l'imagination ; et dans les animaux autres que l'homme, s'il n'y a ni l'intelligence, ni le raisonnement, il y a du moins l'imagination. Ainsi donc, les deux causes de la locomotion, ce sont l'intelligence et l'appétit. 2 Et j'entends ici l'intelligence qui calcule, en vue de quelque but, l'intelligence pratique; elle diffère de l'intelligence spéculative par la fin qu'elle se propose. Tout appétit tend à quelque objet; et la chose dont il y a appétit devient précisément le principe de l'intelligence pratique : le but final est le principe de l'action C'est donc, ce semble, avec bien de la raison qu'on peut regarder ces deux facultés, l'appétit et la pensée pratique, comme les causes de la locomotion. L'objet désiré produit le mouvement; et par là, la pensée aussi le produit, parce que c'est l'objet désiré qui est son principe. 3 L'imagination , même quand elle meut l'animal, ne le meut pas sans l'appétit. Ainsi donc, c'est l'objet de l'appétit qui seul est ce qui détermine le mouvement ; car s'il y avait deux causes de mouvement, l'intelligence et l'appétit, elles produiraient toutes deux le mouvement selon une forme commune. Mais, loin de là, l'intelligence, dans l'état actuel des choses, ne semble pas pouvoir déterminer le mouvement sans l'appétit, car la volonté aussi est un appétit; et quand l'être se meut par suite d'un raisonnement, c'est encore avec la volonté qu'il se meut. l'appétit, au contraire, le meut souvent contre le raisonnement; car le désir n'est qu'une sorte d'appétit. 4 L'intelligence est donc toujours juste; mais l'appétit et l'imagination peuvent être tantôt justes et tantôt ne l'être pas. Ainsi, c'est toujours l'objet de l'appétit qui provoque le mouvement; et c'est ou un bien réel ou un bien apparent; ce n'est pas le bien dans toute sa généralité, mais c'est le bien qui est à faire : et à faire, signifie ce qui pourrait aussi être autrement qu'il n'est. 5 Il est donc évident que c'est cette faculté de l'âme qu'on nomme 433b l'appétit, qui est la cause du mouvement. Mais quand l'on divise l'âme en parties , si c'est d'après ses facultés qu'on la divise et la sépare, on en distingue alors un grand nombre : nutritive, sensible, intelligente, volontaire, appétitive; et toutes ces parties diffèrent plus entre elles que la partie affective et la partie passionnée. 6 Les appétits peuvent être contraires les uns aux autres; et cette opposition se manifeste quand la raison et la passion se combattent; mais elle ne peut se produire que dans des êtres qui ont le sentiment du temps. L'intelligence commande de résister à cause du résultat futur; mais le désir commande par le besoin d'être satisfait sur-le-champ. L'objet qui est actuellement agréable paraît être absolument agréable, absolument bon, parce que l'être ne prévoit pas ce qui doit suivre. Spécifiquement, le principe qui meut serait donc unique : c'est la partie appétitive de l'âme, en tant qu'appétitive. Mais le premier de tous les moteurs n'en est pas moins l'objet que poursuit l'appétit; car sans être mû lui-même, il meut, parce qu'il est conçu par l'intelligence ou qu'il est imaginé. Mais numériquement, les moteurs peuvent être multiples. 7 Il faut ici distinguer trois termes : le moteur d'abord; le second, ce par quoi il meut; et le troisième enfin, le mobile. Mais le moteur peut être de deux façons : soit immobile, soit moteur et mû tout à la fois. Le moteur immobile, c'est le bien qui est à faire ; le moteur tout à la fois moteur et mû, c'est l'appétit; car ce qui appète est mû en tant qu'il appète, et l'appétition est une sorte de mouvement en tant qu'elle est acte. D'autre part, le mobile, c'est l'animal ; et l'instrument par lequel l'appétit communique le mouvement étant un instrument tout corporel, c'est dans les fonctions communes du corps et de l'âme qu'il convient de l étudier. 8 Mais ici, pour exprimer tout en un mot, on peut dire que le moteur organique, celui où une même chose se trouve à la fois principe et fin, est comme un gond. Dans un gond, la mortaise et le tenon se trouvent être, l'un la fin et l'autre le principe. Voilà pourquoi l'un reste en repos et l'autre est en mouvement. Rationnellement, ce sont deux pièces différentes, mais elles sont indivisibles en réalité ; car tous les mouvements ont lieu par impulsion et traction ; et il faut qu'il y ait toujours quelque point qui demeure en place, comme le centre dans le cercle, et que ce soit de là que parte tout le mouvement. 9 En résumé donc, comme on l'a déjà dit, c'est en tant que l'animal est susceptible d'appétit qu'il se meut lui-même. Il ne peut pas être susceptible d'appétit sans imagination ; or toute imagination est ou raisonnable ou sensible ; et c'est ainsi que les autres animaux ont l'imagination tout aussi bien que l'homme. [3,11] CHAPITRE XI. 1 433b31 Il faut étudier aussi, pour les animaux imparfaits , quel est le moteur qui les anime. 434a Et par exemple, pour ceux qui n'ont pas d'autre sens que le toucher, peuvent-ils ou ne peuvent-ils pas avoir l'imagination et le désir? Il paraît bien qu'ils éprouvent douleur et plaisir; et si ces deux sentiments existent en eux, il faut nécessairement aussi qu'il y ait désir. Mais comment l'imagination pourrait-elle être dans ces animaux ? On doit répondre que de même qu'ils sont mus d'une manière tout indéterminée, de même ces sensations sont en eux, c'est-à-dire y sont indéterminément. 2 Ainsi, l'imagination sensible se trouve, comme je l'ai dit, dans les autres animaux. Mais l'imagination qui va jusqu'à la volonté se trouve exclusivement dans les animaux doués de raison. Faut-il faire telle ou telle chose? c'est là une pure affaire de raisonnement; et l'être doit nécessairement ici rapporter tout à une mesure unique; car il poursuit le meilleur; et c'est ainsi que l'être raisonnable peut réduire à l'unité plusieurs images diverses. Si d'ailleurs les animaux inférieurs paraissent ne pas avoir la faculté d'opinion, c'est qu'ils n'ont pas cette opinion qui vient du raisonnement, tandis que l'imagination douée de volonté la possède. 3 Ainsi, l'appétit n'a pas la volonté qui délibère. Mais parfois il l'emporte sur la volonté et la met en mouvement. Parfois aussi, c'est la volonté qui l'emporte sur l'appétit; et c'est comme une halle renvoyée de l'un à l'autre. Enfin, l'appétit meut l'appétit, et c'est le cas de l'intempérance. Mais c'est toujours la partie supérieure qui naturellement est la plus dominatrice; et elle produit le mouvement, qui peut d'ailleurs se partager ainsi en ces trois directions diverses. 4 D'un autre côté, la partie de l'âme qui sait n'est pas mise en mouvement; elle demeure en place. Mais puisque l'on doit distinguer la conception de l'universel ou raison , de la conception du particulier; et, par exemple, la première dit que tel être doit faire telle chose, et l'autre que cette chose, cette chose actuelle, est telle chose, et que moi, par exemple, je suis de telle façon; c'est la conception particulière qui meut, ce n'est pas la conception universelle. Ou bien si l'on admet que ce sont les deux qui peuvent causer le mouvement, l'une du moins doit être considérée comme restant plutôt en repos, et l'autre comme n'y restant pas. [3,12] CHAPITRE XII. 1 Il faut donc nécessairement que tout être qui vit ait l'âme nutritive, et qu'il l'ait depuis sa naissance jusqu'à sa mort; car il faut nécessairement que ce qui est une fois né croisse, se développe et périsse; et tout cela n'est possible que par la nutrition. Ainsi donc, il est également indispensable que la faculté nutritive se trouve dans tous les êtres qui se produisent et qui meurent. 2 Mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait sensibilité dans tous les êtres vivants. Ainsi, tous ceux dont le corps est simple sont privés du toucher, tout comme il est impossible que sans le toucher il y ait un animal. La sensibilité n'est pas faite davantage pour ceux qui ne peuvent recevoir les formes des objets sans la matière. 3 Mais c'est chose nécessaire que l'animal soit doué de la sensibilité, s'il est vrai que la nature ne fait rien en vain; car toutes les choses de la nature ont un but, ou bien sont les conditions des choses qui ont un but. Si donc tout corps qui peut se déplacer n'avait pas la sensibilité, il périrait infailliblement, et n'arriverait pas à sa fin, qui est le grand objet de la nature. Comment, en effet, pourrait-il se nourrir? Mais, pour les êtres qui restent en place, ils tirent directement la nourriture qui les fait vivre du lieu même où ils naissent. 4 Il n'est pas possible davantage qu'un corps ait une âme, et une intelligence qui juge, s'il n'a pas la sensibilité; j'entends un corps qui n'est pas immobile et qui est engendré. Car pourquoi l'animal ne l'aurait-il pas? c'est que ce serait mieux ou pour son âme ou pour son corps. Mais ici il n'y a ni l'un ni l'autre de ces avantages; l'âme ne pensera pas plus, et le corps ne durera pas plus, pour être privé de cette faculté. Ainsi, aucun corps non immobile ne peut avoir une âme sans la sensibilité. 5 Mais si le corps a la sensibilité, il faut nécessairement qu'il soit ou simple ou composé. Or, il n'est pas possible qu'il soit simple, puisque, s'il l'était, il n'aurait pas le toucher, et qu'il est indispensable qu'il le possède. 6 Voici ce qui le prouve bien : comme l'animal est un corps doué d'une âme, et que tout corps est tangible, tangible signifiant ce qui peut être senti par le toucher, il faut aussi que le corps de l'animal possède le sens du toucher pour que l'animal puisse se conserver. Tous les autres sens, en effet, l'odorat, la vue, l'ouïe, sentent par des intermédiaires différents d'eux; mais quand l'être touche, s'il n'a pas la sensibilité, il ne pourra ni éviter certaines choses, ni en prendre certaines autres; et dans ces conditions, il est impossible que l'animai puisse se conserver. 7 Voilà aussi pourquoi le goût est une sorte de toucher; il est le sens de la nutrition; et la nourriture est quelque chose qui peut être touché. Au contraire, le son, la couleur, l'odeur ne nourrissent pas, et ne causent dans l'animal ni l'accroissement ni le dépérissement. Mais il y a nécessité que le goût soit une espèce de toucher, parce qu'il est le sens de ce qui peut être touché et peut nourrir. Voilà donc les sens qui sont nécessaires à l'animal ; et il est évident qu'il ne peut y avoir d'animal sans toucher. 8 Les autres sens sont seulement utiles au bien de l'animal ; et aussi appartiennent-ils, non pas à tous les animaux quels qu'ils soient, mais seulement à quelques uns ; et ils sont nécessaires, par exemple, à l'animal qui marche. Pour qu'il puisse vivre, il ne faut pas uniquement qu'il sente quand il touche les objets, il faut encore qu'il les sente de loin; et c'est ce qui se réalise, s'il peut sentir à travers un intermédiaire, parce qu'alors cet intermédiaire est affecté et mis en mouvement par l'objet sensible, et que l'être l'est ensuite par l'intermédiaire. 9 Ainsi, dans la locomotion, le moteur qui meut l'animal dans l'espace, agit sur lui jusqu'à le faire changer de place; et l'agent qui pousse l'être, fait que cet être va jusqu'à en pousser aussi un autre. Il y a ici mouvement par un intermédiaire; le premier moteur pousse sans être poussé lui-même ; et le dernier est poussé seulement, sans pousser à son tour. L'intermédiaire a les deux mouvements à la fois; et les intermédiaires peuvent être très nombreux. Il en est absolument de même pour l'altération de l'être: seulement, il subit l'action des choses qui l'altèrent tout en demeurant dans le même lieu. C'est comme lorsqu'on plonge un cachet dans la cire; elle est mue jusqu'à cette profondeur où le cachet y est plongé. Dans ce même cas, il n'y a pas d'altération pour la pierre ; mais l'altération de l'eau peut aller fort loin. Quant à l'air, il est de tous les corps le plus mobile ; il agit et il souffre, pourvu qu'il demeure et garde son unité. Voilà aussi pourquoi, dans la réfraction de la lumière, il vaut mieux, plutôt que d'admettre que la vision sortant de l'œil est réfractée, supposer que c'est l'air qui est affecté par les figures et les couleurs, dans toute l'étendue où il conserve son unité; et il la conserve sur une surface unie. Voilà aussi pourquoi à son tour il meut la vue, comme si l'empreinte marquée sur la superficie de la cire était transmise jusqu'à l'extrémité. [3,13] CHAPITRE XIII. 1 435a11 Il est donc évident qu'il n'est pas possible que le corps de l'animal soit simple, je veux dire, uniquement de feu ou d'air. En effet, l'animai ne peut, sans le toucher, avoir aucun autre sens; et tout corps animé a aussi le toucher, ainsi que je l'ai dit. Mais les autres éléments, si l'on excepte la terre, peuvent devenir des organes de sensation, et tous les sens produisent la sensation, en sentant par autre chose qu'eux-mêmes et par des intermédiaires. Le toucher seul sent les choses en les touchant directement , et voilà pourquoi il reçoit ce nom. Pourtant les autres organes sentent aussi par le toucher; mais c'est au travers d'une autre chose intermédiaire, tandis que le toucher est le seul qui paraisse sentir directement par lui-même. Ainsi donc, le corps de l'animal ne saurait être aucun de ces éléments. Il ne saurait davantage non plus être de terre ; car le toucher s'applique à toutes les choses tangibles comme une sorte de moyen terme ; et l'organe reçoit non seulement toutes les différences dont la terre est susceptible, mais encore celles du chaud, du froid, et de toutes les autres qualités perceptibles au toucher. Si nous ne sentons ni par les os, ni par les cheveux, ni par les autres parties analogues. c'est parce qu'elles sont de terre; 435b et les plantes non plus n'ont aucune sensibilité, parce qu'elles sont de terre également. Il n'est donc pas possible que sans le toucher aucun autre sens existe; et cet organe n'est ni de terre, ni d'aucun autre élément. 2 Il est, par cela même, évident que c'est aussi le seul sens dont les animaux ne puissent être privés sans mourir; car il n'est pas possible que ce qui n'est pas animal le possède; et quand l'animal existe, il n'est pas d'autre sens que celui-là qui lui soit indispensable. Voila aussi pourquoi les autres sensations ne détruisent pas l'animal par leur violence : la couleur, le bruit, l'odeur; elles détruisent seulement le jeu des organes. Elles ne peuvent détruire l'animal qu'indirectement, et, par exemple, si une impulsion violente ou un coup violent accompagne le son ; ou bien si les sensations de la vue ou de l'odorat mettent en mouvement d'autres parties qui détruisent l'animal par le toucher. De même , si les saveurs peuvent tuer l'animal, c'est que l'organe du goût est en même temps tactile. 3 Mais la violence des sensations du toucher, et, par exemple, la violence du froid, de la chaleur, de la dureté, peut détruire l'animal. C'est que l'excès de toute chose sensible détruit l'organe qui la sent; le tangible détruit donc le toucher, et le toucher est ce qui constitue essentiellement l'animal, puisqu'il a été démontré que sans le toucher il est impossible que l'animal existe. Ainsi donc, l'excès des choses tangibles détruit, non pas seulement l'organe, mais aussi l'animal, parce que ce sens est le seul qu'il doive nécessairement avoir. C'est que l'animal, comme on l'a dit, possède les autres sens, non pas pour être simplement, mais pour être bien. Ainsi, il a la vue afin qu'étant dans l'eau et dans l'air comme il y est, et d'une manière générale dans le diaphane, il puisse y voir; il a le goût qui doit s'appliquer à ce qui est doux ou désagréable, afin qu'il sente les qualités de ses aliments, qu'il les désire et se meuve pour les avoir; il a l'ouïe pour comprendre lui-même les choses, tout comme il a la langue pour les faire comprendre à autrui.