[2,1] Après le pouvoir absolu de Sylla et toutes les actions menées ensuite par Sertorius et Perpenna en Espagne, les Romains connurent d'autres guerres civiles du même genre ; et pour finir, Caius César et le Grand Pompée entrèrent en guerre l'un contre l'autre, Pompée fut abattu par César, puis César tué au Sénat par quelques hommes qui l'accusaient de se comporter en roi. La manière dont ces événements advinrent et dont périrent aussi bien Pompée que Caius va être exposée dans ce second livre des Guerres Civiles. Pompée, donc, juste après avoir débarrassé la mer des pirates qui s'étaient alors partout considérablement multipliés, élimina, après eux, Mithridate, roi du Pont, puis organisa l'administration de son royaume et de tous les autres peuples qu'il lui avait adjoints en Orient. César, lui, était encore jeune, et montrait de grandes capacités pour parler comme pour agir, pour ne reculer devant aucune audace et viser toutes les espérances sans exclusive ; mais son ambition l'amenait à dépenser au-delà de ses moyens et, tandis qu'il n'était encore qu'édile puis préteur, à s'endetter considérablement et à s'attirer ainsi une extraordinaire faveur de la plèbe, le petit peuple adulant toujours ceux qui ne regardent pas à la dépense. [2,2] Par ailleurs, Caius Catilina était un homme très connu pour tout ce qu'on racontait sur lui et pour l'éclat de sa famille, mais extravagant (on disait qu'autrefois il avait tué son fils par amour pour Aurelia Orestilla, qui n'acceptait pas d'épouser un homme déjà père d'un enfant) ; il avait surtout été un ami, un compagnon de lutte et un partisan zélé de Sylla ; son ambition l'avait, lui aussi, réduit à la pauvreté et, toujours appuyé par des hommes et des femmes influents, il avait entrepris de briguer le consulat et, par son intermédiaire, d'accéder à une tyrannie. Alors qu'il comptait fermement sur son élection, ses intentions furent soupçonnées, et la charge, lui échappant, échut à Cicéron, orateur et avocat très en vogue. Catilina, alors, se répandit en moqueries, pour outrager les électeurs de Cicéron, le taxant de «nouveau», pour viser le manque de renom de sa famille (c'est ainsi qu'on désigne les hommes qui tirent leur renommée d'eux-mêmes et non de leurs ancêtres), et, pour souligner qu'il n'était pas originaire de la Ville, le traitant d' "inquilinus", terme par lequel on désigne les locataires de maisons appartenant à d'autres. Puis, dès lors, Catilina se détourna complètement d'une carrière politique qui, à son avis, n'était d'aucun support pour accéder rapidement et sûrement au pouvoir absolu, mais grouillait de rivalités et de jalousies. D'autre part, il rassembla de l'argent, en grande quantité, auprès de quantité de femmes qui comptaient, lors de la révolution, faire périr leurs maris, et il forma une conjuration avec certains des sénateurs et de ceux qu'on appelle « chevaliers», à laquelle il associa aussi des hommes du peuple, des résidents étrangers et des esclaves. Tous étaient dirigés à son service par Cornelius Lentulus et Cethegus qui étaient alors préteurs de la Ville. Et en Italie, il envoya des émissaires à des syllaniens qui avaient dépensé les gains de leur vie passée et rêvaient d'exploits comparables ; il dépêcha à Fiesole, en Étrurie, Caius Manlius, et, dans le Picenum et en Apulie, d'autres agents qui lui recrutèrent dans l'ombre une armée. [2,3] Tous ces agissements encore clandestins furent dénoncés par Fulvia, une femme qui ne sortait pas de l'ombre, à Cicéron : son amant, Quintus Curius, un homme qui, pour de nombreuses raisons blâmables, avait été exclu du Sénat, et par là jugé digne d'entrer dans le complot de Catilina, avait, dans son extrême légèreté et par vantardise, révélé à sa maîtresse que sous peu il allait disposer d'un grand pouvoir. Or déjà des bruits couraient aussi sur ce qui se passait en Italie. Et Cicéron entreprit de répartir des garnisons en différents point de la Ville et d'envoyer de nombreux représentants de la noblesse dans tous les endroits suspects pour surveiller la situation. Quant à Catilina, bien que personne ne s'enhardît encore à l'arrêter, puisqu'on ignorait encore ce qu'il en était exactement, il commença à concevoir des craintes et à penser que le temps renforçait les soupçons ; il mit son espoir dans la rapidité, expédia en avance l'argent à Fiesole, chargea les conjurés de tuer Cicéron et de mettre le feu en une seule nuit en différents points de la Ville, puis s'en alla rejoindre Caius Manlius pour immédiatement rassembler une autre armée et se précipiter sur la Ville en flammes. Pour finir, il fit disposer devant lui, avec une extrême légèreté, des faisceaux et des haches, comme un proconsul, et partit retrouver Manlius en procédant à des recrutements. Lentulus et les conjurés décidèrent que, lorsqu'ils auraient appris l'arrivée de Catilina à Fiesole, Lentulus lui-même et Cethegus se présenteraient à l'aube, avec des poignards dissimulés, à la porte de Cicéron, seraient reçus en raison de leurs hautes fonctions, bavarderaient et feraient traîner la conversation tout en se promenant, et le tueraient après l'avoir entraîné à l'écart. Le tribun Lucius Bestia convoquerait aussitôt par héraut une assemblée et accuserait Cicéron de se comporter toujours en poltron et en fauteur de guerre qui semait le trouble dans la Ville en l'absence de toute menace ; puis, après le discours de Bestia, dès la nuit tombée, d'autres hommes incendieraient la Ville en douze points, la pilleraient et tueraient les optimates. [2,4] Telles étaient les intentions de Lentulus, Cethegus, Statilius et Cassius, les chefs du soulèvement, et ils guettaient l'occasion ; or des émissaires des Allobroges, qui se plaignaient de leurs gouverneurs <- - -> furent admis dans la conjuration, pour soulever la Gaule contre les Romains. Et Lentulus dépêcha en leur compagnie auprès de Catilina, Vulturcius, un homme de Crotone, avec des lettres ne portant aucun nom propre. Les Allobroges, concevant des doutes, en firent part à Fabius Sagga, qui était le « protecteur » des Allobroges, comme il en existe à Rome pour tous les peuples. Mis au courant par Sagga, Cicéron fit arrêter les Allobroges et Vulturcius à leur départ et les amena immédiatement au Sénat ; ils avouèrent alors tous les accords qu'ils avaient passés avec Lentulus et ses compagnons, et, quand ceux-ci leur furent confrontés, ils leur firent confirmer ce que Lentulus répétait souvent : une prophétie avait prédit que trois Cornelii exerceraient un pouvoir absolu sur les Romains, et il y en avait déjà eu deux, Cinna et Sylla. [2,5] À la suite de ces déclarations, le Sénat démit Lentulus de sa fonction, tandis que Cicéron plaçait séparément chacun des conjurés dans les maisons des préteurs et revenait aussitôt pour demander un vote sur leur cas. Une grande agitation se développait autour du siège du Sénat, car on ignorait ce qui se passait exactement, et la peur s'emparait des complices. Les propres esclaves et affranchis de Lentulus et de Cethegus, avec le renfort de nombreux artisans, se répandirent dans les rues situées derrière les maisons des préteurs pour les attaquer et en arracher leurs maîtres. Quand Cicéron l'apprit, il courut hors du Sénat et, après avoir disposé des garnisons aux endroits opportuns, il revint et s'efforça de presser la décision. Le premier à prendre la parole fut Silanus, consul élu pour l'année suivante (telle est en effet la pratique des Romains : le futur consul est le premier à donner son avis, car, à mon sens, c'est lui qui mettra en oeuvre de nombreuses décisions, et pour cette raison, on estime qu'il est de meilleur conseil et plus circonspect sur chaque cas). Or Silanus pensait que les conjurés devaient subir la peine capitale, et beaucoup se rangèrent à son avis, jusqu'à ce que le tour d'exprimer son opinion vînt à Néron, qui proposa de les maintenir en détention en attendant de vaincre Catilina militairement et d'apprendre exactement tous les détails. [2,6] Puis Caius César, qui n'était pas lavé de tout soupçon de complicité avec les conjurés, mais que Cicéron n'osait pas mettre en cause aussi, vu sa popularité auprès de la plèbe, avança une autre proposition : que Cicéron répartisse les conjurés dans des municipes d'Italie qu'il choisirait lui-même, jusqu'à ce que Catilina soit vaincu au combat, et qu'alors ils passent devant un tribunal, sans que rien soit commis d'irréparable à l'égard d'hommes de haut rang avant qu'ils aient été entendus dans un procès. Cet avis paraissant équitable et recevable, la majorité était en train de s'y ranger résolument, quand finalement Caton, découvrant désormais ouvertement le soupçon qui pesait sur César, et Cicéron, craignant que, la nuit suivante, les nombreux comparses des conjurés, restés sur le forum dans l'incertitude, inquiets pour eux-mêmes et pour les conjurés, ne tentent quelque folie, convainquirent les sénateurs de considérer les coupables comme pris en flagrant délit et de les condamner sans procès. Et immédiatement, tandis que le Sénat restait rassemblé, Cicéron fit emmener chacun des conjurés des maisons à la prison, où il les accompagna, à l'insu de la foule, et assista à leur exécution ; puis, passant près des hommes du Forum, il leur annonça l'exécution : ils se dispersèrent épouvantés, et réjouis pour eux-mêmes de ne pas avoir été découverts. Ainsi donc la Ville se remit à respirer après la grande peur qui l'avait oppressée ce jour-là. [2,7] Quant à Catilina, alors qu'il avait rassemblé environ vingt mille hommes, déjà armé le quart d'entre eux, et qu'il partait en Gaule compléter ses préparatifs, il fut arrêté par Antonius, le second consul, au pied des Alpes, et ce dernier remporta sans difficulté la victoire sur un homme qui avait conçu impulsivement un projet démesuré et en avait entrepris encore plus impulsivement, sans préparatifs, la réalisation. Toutefois, ni Catilina, ni aucun autre de ses compagnons de haut rang ne s'abaissa à fuir : c'est en chargeant les ennemis qu'ils trouvèrent la mort. Ainsi, le soulèvement de Catilina, après avoir manqué de peu mettre la Ville dans le plus extrême péril, trouva sa résolution. Et Cicéron, qui n'était connu de tous que pour la force de son éloquence, voyait alors son nom dans toutes les bouches pour son action ; il paraissait à l'évidence avoir été un sauveur pour la patrie à l'agonie, et des actions de grâces eurent lieu en son honneur devant l'assemblée du peuple, accompagnées de toute sorte d'appellations honorifiques. Quand Caton l'eut également proclamé « père de la patrie », le peuple hurla son approbation. Certains pensent que cette appellation honorifique, inaugurée pour Cicéron, est celle-là même qui s'applique aux empereurs d'aujourd'hui qui s'en montrent dignes : car, même s'ils sont des monarques, elle ne leur est pas donnée d'emblée à leur entrée en charge avec leurs autres titres, mais n'est votée qu'après un certain temps, comme un témoignage couronnant après coup des actions particulièrement remarquables. [2,8] César avait été choisi comme préteur pour l'Espagne, mais il fut retenu à Rome quelque temps par ses créanciers, car ses dettes dépassaient sa fortune, à cause de ses ambitions : il avait besoin, aurait-il alors dit, de vingt-cinq millions de sesterces... pour ne plus rien avoir. Il s'arrangea néanmoins comme il pouvait avec ses antagonistes et passa en Espagne, où il négligea de traiter d'affaires avec les cités, d'administrer la justice et d'accomplir d'autres tâches analogues, considérant tout cela comme inutile à ses projets ; mais il leva une armée et attaqua ceux des Ibères qui restaient insoumis, les uns après les autres, jusqu'à ce qu'il eût rendu l'Espagne dans sa totalité tributaire de Rome. Puis il envoya beaucoup d'argent à Rome pour le Trésor public. À la suite de quoi le Sénat lui accorda le triomphe. Or il était, dans les faubourgs de Rome, en train de régler les préparatifs du défilé, pour lui donner le plus grand éclat, quand arrivèrent les jours où se déposaient les candidatures au consulat ; et la présence du candidat était obligatoire : mais, s'il entrait, il ne lui était plus permis de revenir pour le triomphe. César, qui convoitait fort cette charge et qui n'avait pas fini de préparer le défilé, envoya une délégation au Sénat pour lui demander l'autorisation de déposer sa candidature sans être présent, par l'intermédiaire d'amis : il savait bien que c'était illégal, mais cela s'était déjà produit pour d'autres aussi. Comme Caton cependant la lui refusait et faisait traîner en palabres le dernier jour des candidatures, César se précipita, sacrifiant son triomphe, et, après avoir déposé sa candidature pour la charge, attendit le vote. [2,9] Pendant ce temps, Pompée, revenant de ses campagnes contre Mithridate au faîte de la gloire et de la puissance, voulait que toutes les nombreuses donations qu'il avait accordées à des rois, à des princes et à des cités, fussent confirmées par le Sénat. Mais, par jalousie, la majorité des sénateurs s'y opposa, et surtout Lucullus, qui, ayant, avant Pompée, guerroyé contre Mithridate, estimait l'avoir laissé très affaibli à Pompée, et déclarait que la victoire sur Mithridate était son oeuvre à lui. Et Lucullus trouva le soutien de Crassus. Indigné donc, Pompée se rapprocha de César et lui jura de contribuer à lui obtenir le consulat. Ce dernier, de son côté, eut vite fait de réconcilier Pompée avec Crassus. Et ces trois hommes, qui disposaient du plus grand pouvoir dans tous les domaines mirent en commun leurs moyens ; un écrivain, Varron, embrassant dans un seul ouvrage le récit de cette entente l'intitula Tricaranos, « le monstre à trois têtes » Le Sénat, qui les regardait d'un oeil soupçonneux, pour contrer César, lui fit élire comme collègue Lucius Bibulus. [2,10] Et tout de suite il y eut des querelles entre eux, et, en secret, des préparatifs d'armement l'un contre l'autre. Mais César, qui était extraordinairement doué pour la scène, prononça un discours au Sénat sur sa bonne entente avec Bibulus, affirmant qu'ils causeraient du tort à l'État s'ils étaient en désaccord. Comme on croyait que telles étaient ses dispositions, qu'il disposa d'un Bibulus qui ne se méfiait plus, ne faisait plus de préparatifs et ne soupçonnait plus rien de ce qui se passait, il se mit secrètement à disposer une troupe nombreuse, puis porta au Sénat des lois en faveur des pauvres, leur distribuant des terres — et les meilleures, surtout autour de Capoue, qui étaient louées pour rapporter à l'État, il les distribua aux pères de trois enfants — se ménageant ainsi, au prix de cette faveur, une masse considérable d'individus : car il s'en présenta vingt mille à la fois, et ce n'étaient que les pères de trois enfants. Mais comme beaucoup s'opposaient à sa proposition, il joua à être ulcéré qu'on commette une injustice, sortit précipitamment et ne convoqua plus le Sénat de toute l'année ; à la place, il haranguait le peuple du haut des Rostres et consultait publiquement Pompée et Crassus à propos de ses lois ; ces derniers les approuvaient, et la plèbe se rendait au vote avec des poignards dissimulés. [2,11] Quant au Sénat, personne ne le convoquait, et il n'était pas possible à un seul des consuls de le faire ; il se réunissait dans la demeure de Bibulus, sans rien opposer de sérieux à la force et à la prévoyance de César ; il pensait néanmoins que Bibulus devait s'opposer aux lois et plutôt endurer de l'opinion publique le reproche d'être vaincu que celui de ne rien faire. Quand donc il en eut été convaincu, Bibulus pénétra sur le Forum alors que César était encore en pleine harangue : querelles et désordres s'ensuivirent, et on en était aux coups quand les porteurs d'armes brisèrent les faisceaux et les insignes de Bibulus, et blessèrent des tribuns qui se trouvaient autour de lui. Mais Bibulus, sans se démonter, découvrit sa gorge et cria aux amis de César d'accomplir leur besogne, disant : « S'il ne m'est pas possible de convaincre César d'agir justement, je jetterai sur lui par une telle mort l'abomination et la souillure. » Toutefois, contre son gré, il fut emmené par ses amis dans le temple voisin de Jupiter Stator ; puis on envoya Caton qui, grâce à sa jeunesse, se fraya un chemin à travers la foule et entreprit de la haranguer ; mais sans délai il fut enlevé par les hommes de César et expulsé ; puis, en empruntant sans être vu d'autres rues, il se précipita de nouveau à la tribune et, désespérant de s'expliquer alors que plus personne n'écoutait, il se mit à crier des insultes grossières à l'adresse de César jusqu'à ce que, sans délai, il en fût arraché, et que César fit ratifier ses lois. [2,12] En outre, il fit jurer au peuple de leur conférer une validité perpétuelle, puis ordonna aux sénateurs de prêter serment. Comme beaucoup, et entre autres Caton, s'y opposaient, César proposa la mort pour qui refuserait le serment, et le peuple ratifia la proposition ; ils se mirent immédiatement à prêter serment sous l'effet de la peur, eux et les tribuns, car il ne servait plus à rien de résister, une fois la loi votée par tous les autres. C'est alors que Vettius, un homme du peuple, se précipita au milieu l'épée nue, et déclara qu'il avait été envoyé par Bibulus, Cicéron et Caton, pour abattre César et Pompée ; son épée lui avait, dit-il, été donnée par un licteur de Bibulus, Postumius. Comme l'affaire faisait naître des soupçons concernant les deux partis, tandis que César s'efforçait d'échauffer la plèbe, on reporta au lendemain l'interrogatoire de Vettius. Et Vettius, alors qu'il était gardé dans la prison, fut mis à mort. L'événement donnant lieu à des commentaires dans des sens variés, César ne manqua pas d'affirmer que cela aussi était l'oeuvre de ceux qui avaient peur, de sorte qu'à la fin, le peuple lui accorda d'assurer sa protection contre les conspirateurs. Alors Bibulus abandonna totalement la partie, et, menant la vie d'un quelconque particulier, ne quitta plus sa maison pendant tout le reste de sa charge, tandis que César, lui, ne se donnait même plus la peine d'enquêter sur Vettius, disposant seul du pouvoir dans le domaine politique. [2,13] Puis il proposa, pour amadouer la plèbe, d'autres lois encore, et ratifia tous les actes de Pompée, comme il le lui avait promis. Par ailleurs ceux que l'on appelle les chevaliers, situés hiérarchiquement entre la plèbe et le Sénat, et très puissants dans tous les domaines à cause de leur richesse et de la ferme des impôts et tributs (que, contre rémunération, ils prélèvent dans les provinces), à cause aussi de la masse des esclaves très sûrs qu'ils emploient à cet effet, demandaient depuis longtemps au Sénat qu'il leur fit remise d'une partie des tributs : et le Sénat faisait attendre sa réponse. César, lui, sans rien alors demander au Sénat, et ne recourant qu'au peuple, leur abandonna le tiers des sommes convenues. Eux, devant une faveur qui allait au-delà de leurs désirs, firent de lui un dieu, et cette autre catégorie, plus puissante que la plèbe, passa du côté de César grâce à un seul acte de gouvernement. Il donnait également des spectacles et des combats avec des fauves, au-delà de ses moyens, s'endettant pour tout et surpassant tous les précédents en matière d'accessoires, d'entraînements et de récompenses somptueuses. À la suite de tout cela, on le choisit pour gouverner la Gaule, tant cisalpine que transalpine, pour une durée de cinq ans, et, pour les besoins de son gouvernement, on lui confia quatre légions de l'armée. [2,14] Voyant que son absence allait être longue et la jalousie d'autant plus grande que ses libéralités avaient été immenses, il unit sa fille à Pompée, bien qu'elle fût fiancée à Caepio, dans la crainte que, tout ami qu'il fût, Pompée ne jalousât l'importance de son succès ; par ailleurs il poussa les plus hardis de ses partisans aux magistratures de l'année suivante. Il fit désigner comme consul Aulus Gabinius, un de ses amis ; comme Lucius Calpurnius Pison devait être le collègue de ce dernier au consulat, il en épousa lui-même la fille, Calpurnia, aux grands cris de Caton, clamant que le gouvernement était devenu une affaire de mariages. Pour tribuns, il avait fait désigner Vatinius et Clodius, surnommé Pulcher, sur lequel avait jadis pesé une honteuse suspicion, à propos de Julia, la propre femme de César, lors d'une cérémonie réservée aux femmes. Si César n'avait pas fait passer en jugement un homme qui avait toute la faveur de la plèbe, il avait néanmoins répudié sa femme, tandis que d'autres poursuivaient Clodius pour impiété, à cause de la cérémonie : alors que Cicéron plaidait pour les accusateurs, César, appelé à témoigner, ne parla pas contre Clodius, mais le fit même ensuite désigner comme tribun pour contrecarrer Cicéron, qui avait commencé à dénoncer les visées des triumvirs au pouvoir absolu. Ainsi l'on sacrifiait son ressentiment personnel à son intérêt, et l'on favorisait son ennemi personnel pour assurer ses positions contre un autre. Et il semble que Clodius ait pris les devants à l'égard de César, en l'aidant à obtenir le commandement de la Gaule. [2,15] Telle fut donc l'action de César durant son consulat ; et dès sa sortie de charge, il entra dans ses nouvelles fonctions, tandis que Cicéron était accusé par Clodius d'illégalité, pour avoir fait exécuter avant jugement Lentulus, Cethegus et leurs amis. L'homme qui avait montré pour cette action la plus noble fermeté, voici qu'il perdait tous ses moyens pour affronter son procès : revêtant de méchants habits, plein de poussière et de saleté, il se jetait aux pieds du premier venu dans les rues, sans avoir honte d'importuner des inconnus, de sorte que sa conduite, par son incongruité, fit passer à son égard de la pitié au rire. Tel fut le degré de lâcheté où s'abaissa, pour le seul procès qui lui fut personnellement intenté, un homme qui, durant toute sa vie, avait fait ses preuves avec brio dans les procès des autres ; de la même façon, Démosthène l'Athénien, lui non plus, dit-on, ne supporta pas l'action qui lui était intentée, et s'exila avant le procès. Quand Clodius interrompit violemment ses supplications dans les rues, Cicéron abandonna tout espoir et décida, lui aussi, un exil volontaire ; et une foule d'amis l'escorta, tandis que le Sénat le recommandait à des cités, à des rois et à des princes. Clodius, alors, entreprenait de raser sa demeure et ses propriétés à la campagne, et, se rengorgeant de cette action, rivalisait désormais même avec Pompée, le personnage le plus puissant de la Ville. [2,16] Mais ce dernier fit espérer le consulat à Milon, qui était le collègue de Clodius, et avait encore moins de scrupules que ce dernier ; il le monta contre Clodius et lui enjoignit de faire voter le retour de Cicéron, escomptant que Cicéron, de retour, cesserait ses attaques à propos de la situation politique présente, en se rappelant ses mésaventures, et qu'il causerait poursuites et tracas à Clodius. Cicéron, donc, après avoir dû sa chute à Pompée, dut à Pompée son retour, seize mois tout au plus après son exil ; et sa maison et ses propriétés furent refaites sur fonds publics. Magnifique fut l'accueil unanime qu'il reçut aux portes de la Ville, et l'on dit que la journée tout entière, comme cela se produisit lors du retour de Démosthène, y fut consacrée. [2,17] Quant à César, après avoir accompli de nombreuses campagnes brillantes en Gaule et en Bretagne, que j'ai toutes relatées dans mon livre consacré à la Gaule, il arriva, regorgeant de richesses, dans la partie de la Gaule frontalière de l'Italie, celle qui s'étend autour du Pô, pour donner un peu de repos à son armée après une guerre ininterrompue. De là, il envoya à profusion à Rome quantité d'argent à quantité d'individus, et les magistrats annuels lui rendirent visite à tour de rôle, ainsi que toutes sortes de personnages connus, et tous ceux qui partaient commander des provinces ou des armées, de sorte qu'il y eut parfois cent vingt faisceaux auprès de lui, plus de deux cents sénateurs, les uns remerciant pour ce qui s'était déjà fait, d'autres venus pour demander de l'argent, d'autres encore pour arranger à leur profit quelque affaire analogue. Tout se faisait désormais par lui, à cause de l'importance de son armée, de la puissance que lui donnait sa richesse, et de son obligeance cordiale à l'égard de tout le monde. Il reçut aussi la visite de Pompée et de Crassus, avec lesquels il partageait le pouvoir. Après délibération, ils décidèrent que Pompée et Crassus exerceraient de nouveau le consulat, tandis que l'on ferait voter pour César une autre période de cinq ans au gouvernement des provinces qui étaient alors les siennes. C'est dans ces dispositions qu'ils se séparèrent. Mais Pompée, pour le consulat, se heurta à la candidature de Domitius Ahenobarbus ; et le jour décisif, tous deux descendirent avant la fin de la nuit au Champ de Mars pour le vote. Mais leurs partisans se querellèrent et en vinrent aux mains ; pour finir, le porteur de torche de Domitius reçut un coup d'épée. Ce fut alors la fuite : Domitius lui-même eut du mal à se réfugier dans sa maison, et le manteau de Pompée fut rapporté chez lui taché de sang. Si grand fut le péril auquel chacun des deux hommes échappa ! [2,18] Une fois donc élus consuls, Crassus et Pompée firent voter pour César, comme ils en étaient convenus, une autre période de cinq ans, et ils se répartirent les provinces et les armées : Pompée choisit l'Espagne et l'Afrique, et y délégua ses amis, tandis que lui-même demeurait à Rome ; Crassus prit la Syrie et ses environs, dans son désir de mener contre les Parthes une guerre qu'il pensait facile, glorieuse et rentable. Mais à sa sortie de la Ville, de nombreux et divers présages défavorables se manifestèrent, et les tribuns lui interdirent de faire la guerre aux Parthes, auxquels on n'avait rien à reprocher, et prononcèrent contre lui, s'il désobéissait, des malédictions publiques : Crassus n'en fit aucun cas, et il périt en pays parthe en compagnie d'un fils du même nom et de son armée ; moins de dix mille hommes, sur cent mille, prirent la fuite en Syrie. Mais la déroute de Crassus sera relatée dans mon Histoire parthique. Cependant les Romains, accablés par la famine, nommèrent Pompée seul administrateur de l'approvisionnement, et, comme lors de la guerre contre les pirates, lui donnèrent vingt assistants recrutés au sein du Sénat. Lui, procédant de même, se hâta de les dépêcher dans les différentes provinces, et, sans tarder, il remplit Rome d'un approvisionnement surabondant, ce qui lui valut un nouveau surcroît de gloire et de puissance. [2,19] Au même moment, voilà que meurt la fille de César, lors même qu'elle donnait un enfant à Pompée. Et une peur générale se répandit qu'avec l'interruption de ce lien matrimonial, César et Pompée n'aillent sans tarder se précipiter l'un contre l'autre avec leurs grandes armées, vu l'extrême désorganisation et les difficultés que connaissait depuis longtemps la vie politique. En effet, les magistratures étaient mises en place à coups de pressions partisanes ou de corruption, avec beaucoup d'application dans l'iniquité, et le recours aux pierres ou aux épées ; la brigue et la corruption l'emportaient alors de la façon la plus éhontée, et le peuple lui-même se laissait acheter pour les élections. On vit même une fois une garantie de huit cents talents versée pour obtenir la magistrature qui donne son nom à l'année. En outre, les consuls pour chaque année se voyaient frustrés du commandement des armées et de la direction des guerres, d'où les excluait la puissance des triumvirs. Et les plus dépravés de ces gouvernants ne visaient plus le profit dans les campagnes militaires, mais dans l'administration de la Ville et dans l'élection de leurs propres successeurs. Quant aux bons citoyens, pour ces raisons, ils se retirèrent même complètement des tâches gouvernementales, au point qu'une fois, la Ville resta huit mois sans gouvernants, telle était sa désorganisation, tandis que Pompée faisait exprès de tout laisser aller, pour qu'on éprouvât le besoin d'un dictateur. [2,20] Et beaucoup se le disaient en confidence : le seul remède aux maux présents serait l'autorité absolue d'un seul, mais il faudrait le choisir à la fois puissant et modéré — en quoi ils visaient Pompée, qui commandait une armée conséquente, semblait bien disposé à l'égard de la plèbe, et avait de l'autorité sur le Sénat grâce à son prestige ; dans sa vie privée, il était retenu et raisonnable, et dans les contacts, accessible ou passant pour tel. Pour son compte, il désapprouvait en paroles cette perspective, mais en réalité toute son action occulte la visait, et c'est volontairement qu'il laissait l'État sombrer dans la désorganisation, et de la désorganisation dans l'anarchie. Milon, qui l'avait servi dans sa lutte contre Clodius, et qui jouissait de la faveur populaire pour le rappel de Cicéron, ambitionnait le consulat, voyant dans le désordre ambiant une opportunité ; mais, Pompée reportant sans cesse les élections, Milon finit par en prendre ombrage, pensant que Pompée n'avait pas confiance en lui non plus, et il partit pour sa ville d'origine, Lanuvium, qui fut, dit-on, la première cité établie en Italie par Diomède à son retour de Troie, et qui se trouve à cent cinquante stades de Rome. [2,21] Or Clodius revenait de son propre domaine, à cheval, et le rencontra près de Bovillae : les deux hommes, en raison de leur hostilité, se jetèrent seulement un regard à la dérobée et passèrent leur chemin ; mais un esclave de Milon se précipita sur Clodius, soit qu'il en eût reçu l'ordre, soit qu'il eût voulu tuer l'ennemi de son maître, et le frappa d'un coup de poignard dans le dos. Son palefrenier l'emmena, ruisselant de sang, dans l'auberge voisine ; alors Milon surgit avec ses esclaves et, que Clodius respirât encore ou qu'il fût déjà mort, l'acheva ; à l'en croire, il n'avait ni prémédité ni commandé le meurtre, mais comme tout allait l'en accuser, il avait préféré ne pas laisser l'entreprise inachevée. Quand le triste événement fut divulgué à Rome, la plèbe, sous le choc, passa la nuit sur le Forum, puis des partisans de Clodius, au lever du jour, portèrent son corps sur les Rostres ; ensuite il fut emporté par certains des tribuns, par les amis de Clodius, puis par le reste de la foule avec eux, et transféré dans le bâtiment du Sénat, soit pour rendre hommage à sa naissance sénatoriale, soit pour outrager le Sénat qui souffrait de tels crimes. Puis les plus impulsifs des manifestants présents firent un tas des bancs et des fauteuils des sénateurs, et l'allumèrent comme bûcher pour Clodius, après quoi le bâtiment du Sénat et un grand nombre des maisons voisines brûlèrent avec son cadavre. [2,22] Quant à Milon, il poussait la témérité au point de faire passer ses craintes d'avoir à répondre du meurtre derrière son indignation pour les honneurs rendus à Clodius lors de ses funérailles. Il rassembla donc une masse d'esclaves et de paysans, fit de grandes distributions d'argent à la plèbe, acheta le tribun Marcus Caelius, et revint dans la Ville, le plus témérairement du monde. Dès son arrivée, Caelius, l'entraînant sur le Forum, devant ceux qu'il avait soudoyés, comme devant une assemblée du peuple, joua l'indignation et prétendit qu'il fallait ne pas reporter le procès : il escomptait en réalité que, si les présents relaxaient Milon, il échapperait au procès plus authentique qui l'attendait. Et Milon, après avoir affirmé qu'il n'avait pas prémédité l'acte (autrement il ne se serait pas lancé dans une telle entreprise avec femme et bagages), consacra le reste de son discours à s'en prendre à Clodius, le plus téméraire des hommes et l'ami des plus téméraires, qui étaient allés jusqu'à incendier le Sénat en son honneur. Il était encore en train de parler quand tous les autres tribuns, et les gens du peuple qui ne s'étaient pas laissé corrompre, firent irruption, armés, sur le Forum. En conséquence, Caelius et Milon, après avoir revêtu des habits d'esclaves, prirent la fuite, tandis qu'il se perpétrait un grand massacre des autres, où l'on ne cherchait plus à discerner les amis de Milon, mais où l'on tuait quiconque se trouvait là, citoyen ou étranger, et, avant tout, ceux qui se distinguaient par leurs vêtements ou par leurs anneaux d'or. Comme il est en effet de règle dans un État désorganisé, se précipitant sur le prétexte qu'offrait le désordre survenu, des individus, esclaves pour la plupart, et armés contre des gens désarmés, se livrèrent au pillage : loin de reculer devant aucun acte, ils pénétraient dans les maisons, qu'ils exploraient en cherchant, en fait, tout ce qu'il leur était aisé d'emporter, sous prétexte de rechercher les amis de Milon. Milon fut, pendant bien des jours, pour incendier, lapider et commettre toutes sortes de crimes, leur grand prétexte. [2,23] Les sénateurs se réunirent, en proie à la panique, et se tournèrent vers Pompée, dont ils voulaient faire immédiatement leur dictateur : à leur avis, la situation présente requérait un semblable remède. Mais les conseils de Caton les amenèrent à changer d'avis, et ils firent nommer Pompée consul sans collègue, de façon qu'il eût le pouvoir d'un dictateur, en étant seul à gouverner, mais qu'il eût à rendre les comptes d'un consul. Et se trouvant ainsi le premier à être consul avec deux grandes provinces et une armée, de l'argent, le pouvoir absolu dans la Ville, vu qu'il était consul unique, il commença par faire décréter, pour que la présence de Caton ne lui mît pas d'entraves, que celui-ci irait retirer Chypre au roi Ptolémée ; une loi à cet effet avait déjà été portée par Clodius, parce que, lorsqu'il avait été prisonnier des pirates, Ptolémée, par avarice, n'avait envoyé que deux talents pour sa rançon. Et donc Caton s'empara de Chypre, Ptolémée ayant jeté son argent dans la mer et s'étant suicidé, dès qu'il eut pris connaissance du décret. Pompée, lui, instaurait des procès pour toutes les conduites répréhensibles, entre autres et surtout, la corruption et la brigue, car il voyait là l'origine des maux dont souffraient les affaires publiques, et pensait que la guérison serait rapide ; par une loi, il précisa que quiconque le voudrait pourrait demander des comptes concernant toute la période s'étendant de son premier consulat à l'époque présente. Et c'était une durée d'un peu moins de vingt ans, au cours de laquelle César également avait été consul. Les amis de César soupçonnaient donc que c'était pour outrager ou provoquer César qu'il remontait si loin dans le temps, et ils préconisaient de remédier à la situation présente plutôt que de dresser l'obstacle du passé sur le chemin de tant d'hommes si honorables, parmi lesquels ils nommaient, entre autres, César : alors Pompée s'emporta à propos de César, selon lui au-dessus de tout soupçon, et, alléguant qu'il avait aussi inclus dans la période son propre second consulat, il affirma qu'il n'était remonté loin que pour mettre en oeuvre un traitement complet, vu l'état de décomposition où se trouvait depuis longtemps le système politique. [2,24] Après ces explications, il fit ratifier la loi, et il y eut tout de suite une masse de procès en tous genres ; et afin que les jurés n'aient pas peur, il garda lui-même l'oeil sur eux en les entourant de soldats. Et les premiers à être condamnés, en leur absence, furent Milon, pour le meurtre de Clodius, et Gabinius, à la fois pour illégalité et pour impiété, parce qu'il avait attaqué l'Égypte avec une armée en l'absence d'un décret du Sénat et en dépit de l'interdiction formulée par les Livres sibyllins, puis Hypsaeus, Memmius et Sextus, et bien d'autres, pour corruption et brigue auprès du petit peuple. Comme le petit peuple intercédait en faveur de Scaurus, Pompée fit proclamer qu'on s'en tiendrait à la sentence ; et comme la plèbe recommençait à s'opposer aux accusateurs, suite à une charge des soldats de Pompée, il y eut quelques égorgés, la plèbe garda le silence et Scaurus fut reconnu coupable. En outre, tous furent condamnés à l'exil, et Gabinius, en plus de l'exil, à la confiscation de ses biens. Le Sénat, approuvant chaleureusement tout cela, accorda par décret à Pompée deux autres légions et le commandement de ses provinces pour une nouvelle année. Mais Memmius, convaincu de brigue, voyant que la loi de Pompée permettait à qui en dénonçait un autre d'échapper à la condamnation, attaqua le beau-père de Pompée, Lucius Scipion, pour ce même délit de brigue. À la suite de cela, Pompée revêtit la tenue des accusés, et beaucoup, y compris parmi les jurés, la revêtirent. Memmius, pour finir, après avoir déploré la situation politique, retira sa plainte. [2,25] Puis Pompée, estimant avoir achevé la remise en ordre qui réclamait le pouvoir d'un seul, fit de Scipion son collègue pour le reste de l'année. Et par la suite, si d'autres furent installés au pouvoir, il n'en continua pas moins à le superviser et à exercer sa puissance : Pompée était alors tout à Rome. Le Sénat éprouvait en effet pour lui la plus grande bienveillance, par rancoeur contre César qui n'avait pas du tout eu recours à lui pendant son propre consulat, et parce que Pompée avait énergiquement remis sur pied l'État en proie à la maladie, sans avoir, pendant la durée de son pouvoir, ennuyé ou tracassé aucun des sénateurs. Comme les exilés s'en allaient en grand nombre trouver César et lui recommandaient de se garder de Pompée, car, selon eux, la loi sur la brigue était surtout dirigée contre lui, César les rassurait et faisait l'éloge de Pompée ; par ailleurs il engagea les tribuns à proposer une loi permettant à César de postuler pour un deuxième consulat, malgré son absence. Et cela fut ratifié tandis que Pompée se trouvait encore consul, et sans aucune objection de sa part. Mais César soupçonnait le Sénat d'oeuvrer en sens contraire, et il craignait d'être, par ses ennemis, réduit à l'état de simple particulier : il manoeuvrait pour garder son imperium jusqu'à ce qu'il fût déclaré consul, et il demanda au Sénat de lui proroger pour quelque temps encore son commandement présent sur la Gaule, ou sur une partie de celle-ci. Devant le refus de Marcellus, qui avait succédé à Pompée comme consul, César aurait, quand on le lui annonça, répondu en frappant la garde de son épée : « C'est elle qui me le donnera. » [2,26] César avait fondé au pied des Alpes la ville de Novum Comum, lui conférant le droit latin, et tous ses magistrats annuels devenaient citoyens romains, comme le stipule le droit latin. Et voici qu'un habitant de Novum Comum, qui en avait été magistrat et pensait de ce fait être romain, se vit, sur ordre de Marcellus qui voulait outrager César, frappé de verges pour un quelconque motif, alors que les Romains n'étaient pas soumis à ce supplice ; dans son emportement, Marcellus dévoila son intention de faire de ces coups une marque du statut d'étranger, en demandant à la victime d'aller les montrer à César. Tel était le comportement outrageant de Marcellus, qui, par surcroît, proposa par une loi d'envoyer des successeurs prendre en charge les provinces de César, en les lui retirant avant terme. Mais Pompée s'y opposa, pour se donner le beau rôle et manifester une feinte bienveillance : il ne fallait pas outrager un homme brillant, et qui avait été d'une grande utilité à sa patrie, pour un petit laps de temps, et il déclara clairement que César devait, une fois le terme échu, abandonner immédiatement sa charge. Et là-dessus furent élus consuls pour l'année suivante les pires ennemis de César, Aemilius Paulus et Claudius Marcellus, neveu du précédent Marcellus, et comme tribun Curion, lui aussi ennemi acharné de César, et, de plus, très populaire auprès de la plèbe et très habile orateur. Parmi ces hommes, Claudius n'accepta pas de se laisser soudoyer par César, mais Paulus, pour 1500 talents, garantit qu'il n'offrirait ni collaboration ni résistance, et Curion, que César savait aux prises avec d'énormes dettes, assura même, pour encore plus d'argent, sa collaboration. Et c'est avec l'argent de cette opération que Paulus construisit, en la dédiant aux Romains, la basilique de Paulus, bâtiment très célèbre. [2,27] Curion, pour que son retournement ne fût pas percé à jour immédiatement, proposa des lois prévoyant la construction et la réfection de nombreuses routes, et leur supervision par ses soins pour une durée de cinq ans ; il savait que rien de tout cela ne se réaliserait, mais il escomptait que les amis de Pompée s'y opposeraient, et que cela lui fournirait quelque motif de ressentiment à l'égard de Pompée. L'affaire tourna comme il l'avait prévu, et il eut son prétexte de désaccord. Claudius, pour sa part, proposa d'envoyer des successeurs à César pour ses provinces : le terme venait en effet d'échoir. Et tandis que Paulus ne disait rien, Curion, que l'on pensait en désaccord avec les deux grands, tout en approuvant l'avis de Claudius, lui ajoutait comme nécessaire complément que Pompée devait, tout comme César, abandonner ses provinces et son armée : par là on assurerait à la Ville une vie politique assainie et débarrassée de menaces de tous côtés. Comme alors beaucoup s'opposaient à sa proposition, à leurs yeux injuste parce que le terme n'était pas encore échu pour Pompée, Curion commença à découvrir son jeu plus clairement et plus brutalement : il ne fallait pas envoyer de successeurs à César si l'on n'en donnait pas aussi à Pompée, car comme ils étaient défiants l'un vis-à-vis de l'autre, jamais la Ville ne connaîtrait une paix assurée si tous ne revenaient pas à l'état de simples particuliers. Il s'exprimait ainsi, conscient que Pompée n'abandonnerait pas son commandement, et constatant également que la plèbe était quelque peu en froid avec Pompée à cause des procès pour brigue. Comme son avis était apparemment convenable, la plèbe approuva Curion, voyant en lui le seul qui, d'une façon digne de la Ville, affrontât l'hostilité des deux potentats, et même une fois, elle l'escorta en lui jetant des fleurs, comme à un athlète sortant d'un combat long et difficile : rien, en effet, ne semblait alors plus redoutable qu'un désaccord avec Pompée. [2,28] Pompée, se trouvant malade en Italie, envoya une lettre pleine d'habileté au Sénat, où il louait les grandes actions de César et énumérait les siennes depuis le début : il n'avait, écrivait-il, pas sollicité un troisième consulat ni les provinces et l'armée qui y étaient associées, mais on l'avait appelé pour guérir la Ville et il avait accepté : « ce dont je me suis chargé, disait-il, contre mon gré, je le céderai de plein gré à ceux qui veulent que je m'en décharge, sans attendre les échéances prévues. » L'habileté de son message amena autant de considération à Pompée que d'irritation contre César, qui ne rendait pas son commandement, même au moment prévu légalement. À son arrivée, Pompée tint d'autres propos analogues et promit alors encore de déposer son commandement. Et en tant, naturellement, qu'ami et parent par alliance de César, il disait que celui-ci aussi serait ravi d'abandonner ses fonctions : sa campagne avait été longue et pénible, menée contre des peuples très belliqueux, et après avoir beaucoup apporté à sa patrie, il allait venir recevoir des honneurs, accomplir des sacrifices et prendre du repos. En disant cela, il pensait que des successeurs allaient immédiatement être donnés à César, tandis que lui en resterait aux seules promesses. Mais Curion, dénonçant son sophisme, dit qu'il ne devait pas promettre, mais plutôt immédiatement se démettre, et qu'il ne fallait pas priver César de son armée avant que Pompée lui-même fût redevenu un simple particulier ; car, pour la satisfaction d'une inimitié personnelle, il n'était de l'intérêt ni de César ni des Romains qu'un si grand pouvoir reposât entre les mains d'un seul homme ; il valait mieux que chacun des deux disposât d'un pouvoir contre l'autre, au cas où l'un tenterait un coup de force sur la Ville. Et, sans plus dissimuler, il s'en prit impitoyablement à Pompée, qui, selon lui, visait la tyrannie et qui, s'il ne se démettait pas maintenant, alors qu'il avait à craindre César, ne déposerait jamais sa charge ; il proposait en outre, si les deux hommes n'obtempéraient pas, de les décréter ennemis publics et d'envoyer une armée contre eux : par là il éloignait tout soupçon d'avoir été acheté par César. [2,29] Pompée s'emporta contre lui, le menaça et se retira immédiatement dans les faubourgs, pour marquer son indignation. Le Sénat, s'il regardait avec méfiance les deux adversaires, estimait cependant que Pompée était plus républicain, et en voulait à César du mépris où il l'avait tenu pendant son consulat, et, en réalité, les sénateurs ne croyaient pas bon pour la sécurité que la puissance dont disposait Pompée lui fût retirée avant que son adversaire, qui se trouvait hors de la Ville et avait plus d'ambition, eût quitté sa charge. La position identique, mais à l'inverse, était défendue par Curion, selon qui il leur fallait disposer de César contre Pompée, ou bien dépouiller tout le monde à la fois de sa charge. Or, faute de convaincre le Sénat, il l'ajourna, sans qu'il y ait rien eu d'arrêté — ce qui est dans les pouvoirs d'un tribun. C'est alors que Pompée regretta d'avoir rétabli dans son état initial le tribunat, que Sylla avait réduit à la plus grande faiblesse. Malgré l'ajournement, le Sénat vota tout de même un décret demandant à César et à Pompée d'envoyer chacun une légion de soldats en Syrie, par suite de la déroute de Crassus. Et par stratagème, Pompée réclama la légion que, récemment, après la déroute de deux généraux de César, Titurius et Cotta, il avait prêtée à César. Ce dernier donna une récompense de deux cent cinquante drachmes à chaque homme de cette légion qu'il envoya ensuite à Rome, accompagnée d'une autre légion prise sur les siennes. [2,30] Mais comme aucun danger ne s'était annoncé en Syrie, ces légions prirent leurs quartiers d'hiver à Capoue. Les émissaires que Pompée avait envoyés à César pour chercher ces troupes, répandirent toutes sortes d'informations défavorables à César, et assurèrent à Pompée que l'armée de celui-ci, épuisée par la fatigue d'un long service et désireuse de retrouver ses foyers, passerait de son côté quand elle aurait franchi les Alpes. Et ils tenaient ces propos, soit par ignorance, soit parce qu'ils avaient été corrompus : en réalité tous les hommes de César débordaient de zèle et d'endurance à son service, par habitude des campagnes, et à cause des profits, ceux que la guerre procure aux vainqueurs, et ceux qu'ils devaient à la générosité de César : car il donnait sans compter, se les conciliant pour ce qu'il préparait ; eux, même s'ils en étaient bien conscients, n'en demeuraient pas moins à ses côtés. Mais Pompée, confiant dans ses émissaires, ne rassembla ni l'armée ni le matériel nécessaires pour affronter une si vaste entreprise. Au Sénat, on demanda l'avis de chacun, et Claudius, insidieusement, divisa la question et demanda successivement aux sénateurs s'ils voulaient envoyer des successeurs pour César, puis s'ils voulaient que Pompée abandonnât sa charge : la majorité répondait « non » à la dernière question et décrétait l'envoi de successeurs pour César ; mais quand Curion redemanda s'ils voulaient que les deux hommes se retirent, 22 sénateurs se prononcèrent contre, et 370 se rangèrent à l'avis de Curion dans l'intérêt général, pour éviter le conflit. Aussitôt Claudius, à son tour, ajourna le Sénat, en criant : « Votre victoire, c'est d'avoir César pour maître ! » [2,31] Le bruit mensonger se répandit soudain que César avait franchi les Alpes et marchait sur la Ville : ce fut alors un grand affolement et une panique générale, et Claudius proposa d'employer toute l'armée stationnée à Capoue contre César déclaré ennemi public. Comme Curion s'y opposait, expliquant que cela reposait sur des mensonges, Claudius déclara : « Si je suis empêché par un vote de prendre les mesures conformes à l'intérêt de la communauté, c'est en mon nom propre que je les prendrai, en qualité de consul. » À ces mots, il se précipita hors du Sénat pour gagner les faubourgs, en compagnie de son collègue, et, tendant une épée à Pompée, il lui dit : « Nous t'ordonnons, moi ainsi que lui, de marcher contre César pour défendre la patrie ; pour cela, nous t'attribuons comme force armée les troupes stationnées à Capoue et dans le reste de l'Italie, et toutes celles que tu voudras toi-même recruter. » Pompée obéit, puisque l'ordre venait de consuls, mais il ajouta : « À moins qu'il y ait quelque chose de mieux à faire... », par une tromperie ou une manipulation visant à lui donner encore une fois le beau rôle. Quant à Curion, il n'avait aucun pouvoir au-delà de la Ville (car il n'est pas permis aux tribuns de se rendre en dehors des remparts), mais il déplora les événements en cours devant le peuple et demanda que les consuls fassent proclamer par la voix des hérauts que personne ne réponde à la conscription de Pompée. N'obtenant aucun résultat, comme le temps de son tribunat venait à expiration, il prit peur pour lui-même, et désespérant de pouvoir encore aider César, il se hâta de partir le retrouver. [2,32] Ce dernier était récemment revenu de Bretagne en repassant l'Océan, avait traversé les régions de Gaule proches du Rhin, franchi les Alpes avec cinq mille fantassins et trois cents cavaliers, et était descendu jusqu'à Ravenne, qui, se trouvant à la frontière de l'Italie, était la dernière ville de son gouvernement. Il accueillit chaleureusement Curion et, après lui avoir exprimé sa gratitude pour le passé, entreprit d'analyser la situation présente. En bref, Curion préconisait de rassembler désormais l'armée tout entière et de la mener sur Rome, tandis que César voulait encore tenter des compromis. Il chargea donc ses amis d'intervenir en sa faveur, en disant qu'il laisserait ses provinces et ses armées, et qu'il ne garderait que deux légions et l'Illyrie avec la Gaule cisalpine, jusqu'à ce qu'il soit déclaré consul. Pompée s'en jugea satisfait, mais les consuls s'y opposèrent totalement : César écrivit alors au Sénat, et Curion, après avoir parcouru 2300 stades en trois jours, remit la lettre aux nouveaux consuls au moment où ils entraient au Sénat le premier jour de l'année. Cet écrit contenait un rappel hautain de toutes les actions accomplies depuis le début par César, et proclamait qu'il consentait à déposer ses fonctions en même temps que Pompée, mais que si celui-ci gardait ses fonctions, il ne déposerait pas les siennes et se hâterait de venir dans les plus brefs délais venger sa patrie et sa personne. Après quoi ce fut évidemment un tollé général où tous hurlèrent qu'après cette déclaration de guerre Lucius Domitius succédait à César. Et Domitius partit immédiatement avec quatre mille hommes recrutés parmi les mobilisables. [2,33] Antoine et Cassius prirent comme tribuns la succession de Curion et approuvèrent l'opinion de ce dernier : le Sénat, de façon encore plus polémique, estima que l'armée de Pompée était sa gardienne, et celle de César son ennemie ; et les consuls, Marcellus et Lentulus, invitèrent Antoine et ses partisans à quitter la salle, pour éviter, tout tribuns qu'ils fussent, de subir quelque traitement plutôt « incompatible avec leur charge ». Alors Antoine se mit à crier, en se précipitant avec fureur de son siège, et conjura les sénateurs de ne pas outrager ce que ses fonctions avaient de sacré et d'inviolable, et quant à lui-même et à ses amis, qui exprimaient un avis servant, selon eux, l'intérêt général, de ne pas chasser outrageusement des hommes qui n'avaient commis ni crime ni souillure. À ces mots, il sortit comme un illuminé, prédisant qu'il y aurait des guerres, des massacres, des proscriptions, des exils, des confiscations et toutes sortes d'autres maux à venir, et appelant de terribles malédictions sur ceux qui en seraient les fauteurs. Son départ précipité fut imité par Curion et par Cassius : et de fait, une troupe envoyée par Pompée était déjà visiblement en train d'encercler le bâtiment du Sénat. Les fugitifs, enfin, s'empressèrent, dès qu'il fit nuit, de partir secrètement rejoindre César, dans une voiture de louage, après avoir revêtu des tenues d'esclaves. Et tandis qu'ils les portaient encore, César les montra à ses soldats, qu'il excita en leur disant qu'eux-mêmes, après avoir accompli tant d'exploits, étaient traités en ennemis, et que ces hommes-là, pour avoir consacré quelques paroles à leur défense, se voyaient ainsi chassés ignominieusement. [2,34] Ainsi la guerre, des deux côtés, était ouverte et désormais déclarée clairement : le Sénat, pensant que l'armée venant de Gaule ne rejoindrait César qu'avec un certain délai, et qu'il ne se lancerait jamais dans une si vaste entreprise avec peu d'hommes, chargea Pompée de lever cent trente mille Italiens, et surtout, parmi eux, les vétérans, à cause de leur plus grande expérience de la guerre, et de recruter comme auxiliaires dans les peuples voisins les éléments les plus solides. Et, pour financer la guerre, ils lui votèrent la totalité du trésor public, et leurs propres fortunes en plus du trésor public, si cela était nécessaire, pour les soldes. En outre, ils expédièrent l'ordre aux municipes de contribuer à d'autres dépenses, et cela de façon agressive et partisane, sans omettre d'y appliquer leur zèle le plus diligent. César, lui, expédiait des ordres à sa propre armée, et préférant toujours la surprise que cause la rapidité de l'action et la peur qu'engendre l'audace, à la force que donnent les préparatifs, il décida avec ses cinq mille hommes de prendre l'offensive le premier dans une guerre si importante, et de s'emparer par avance des positions stratégiques de l'Italie. [2,35] Il envoya donc en avance leurs centurions avec un petit nombre d'hommes particulièrement hardis, se rendre, habillés comme en temps de paix, à Ariminum, et prendre par surprise cette ville, qui est la première en Italie quand on vient de Gaule. Et lui-même, vers le soir, sous le prétexte d'une indisposition, se retira du banquet, laissant ses amis encore à table, et monta sur son char pour gagner Ariminum, ses cavaliers le suivant à quelque distance. Sa course le mena au bord du Rubicon, une rivière qui marque la frontière de l'Italie : alors il s'arrêta et, regardant le fleuve, se plongea dans ses réflexions, envisageant chacun des malheurs qui allaient advenir s'il traversait cette rivière en armes ; puis, se reprenant, il dit à ses compagnons : « Si je m'abstiens de traverser cette rivière, mes amis, ce sera le début des malheurs pour moi, et si je la traverse, pour l'humanité entière. » À ces mots, comme un illuminé, il la traversa vivement, après avoir ajouté cette expression courante : « le dé en est jeté. » De là, reprenant sa course, il se rendit maître d'Ariminum au lever du jour et poussa plus avant, en plaçant des garnisons sur les positions stratégiques, et en s'emparant de tout ce qu'il trouvait sur son chemin, par la force ou par la douceur. Et on se mit à fuir ou à émigrer de tous les bourgs, comme cela se produit en cas de panique, à se précipiter à grands cris dans une course désordonnée, dans l'ignorance où l'on était de ce qui se passait exactement, et croyant que César avançait en force avec une immense armée. [2,36] Les consuls, apprenant ces nouvelles, ne laissèrent pas Pompée en rester à la décision que son expérience de la guerre lui avait fait prendre, mais le pressèrent de partir immédiatement pour l'Italie rassembler des troupes, comme si la prise de la Ville était imminente. Quant aux sénateurs, la rapidité de l'avance de César avait surpris leurs prévisions, et ils prenaient peur, n'étant pas encore prêts, et, dans leur affolement, regrettaient de ne pas avoir accepté les propositions de César, qu'ils trouvaient maintenant équitables, depuis que la peur les avait fait passer de la rage partisane à la sagesse. De plus, des prodiges se présentaient à eux en grand nombre, ainsi que des signes dans le ciel: on raconta qu'il pleuvait du sang, que les idoles suaient, que la foudre tombait sur de nombreux temples et qu'une mule avait mis bas ; d'autres phénomènes terribles présageaient le bouleversement et la transformation du régime politique pour toujours. Des prières votives étaient affichées, comme cela se fait en présence de périls, et le peuple, auquel revenait le souvenir des temps malheureux de Marius et de Sylla, implorait de ses clameurs César et Pompée de déposer leurs pouvoirs, puisque c'était le seul moyen de résoudre le conflit ; Cicéron alla même jusqu'à demander qu'on envoie des négociateurs à César. [2,37] Comme les consuls s'opposaient absolument à tout cela, Favonius, reprenant ironiquement la formule prononcée autrefois par Pompée, l'invita à frapper la terre du pied et à en faire surgir des armées ; à quoi celui-ci répliqua : « Vous les aurez, si vous me suivez et si vous ne craignez pas d'abandonner Rome, et l'Italie après Rome, s'il le faut. » Car, selon lui, ce n'étaient ni les bourgs, ni les maisons qui constituaient la force et la liberté pour des hommes, mais les hommes, où qu'ils puissent se trouver, qui les détenaient en eux-mêmes, et en se défendant, ils récupéreraient leurs maisons. Après avoir ainsi parlé et proféré des menaces contre ceux qui voulaient rester, si, par souci de leurs bourgs et de leurs biens, ils se soustrayaient aux combats pour défendre la patrie, il sortit aussitôt du Sénat et de la Ville pour rejoindre l'armée de Capoue, et les consuls le suivirent. Les sénateurs étaient plongés dans une grande perplexité, et ils passèrent la nuit au Sénat à échanger leurs points de vue. À l'aube, toutefois, la majorité sortit et se hâta d'aller rejoindre Pompée. [2,38] César intercepta à Corfinium Lucius Domitius, qui avait été envoyé pour lui succéder dans sa charge et n'avait pas à ses côtés la totalité de ses quatre mille hommes, et l’y assiégea. Puis les habitants de Corfinium se saisirent de Domitius près des portes au moment où il s'enfuyait et l'amenèrent à César. Ce dernier, quand l'armée de Domitius rallia son camp, la reçut chaleureusement, pour encourager les autres <à faire de même>, et il laissa partir Domitius indemne, avec son argent, là où il voudrait : il escomptait peut-être que cette bienveillance l'amènerait à rester avec lui, mais il ne l'empêcha pas de rejoindre Pompée. Vu la précipitation des événements, Pompée transféra ses troupes de Capoue à Nucérie, puis de Nucérie à Brindes, pour gagner l'Épire en traversant la mer Adriatique, et parachever là-bas ses préparatifs de guerre. Il se hâta en outre d'écrire à la totalité des provinces, des rois, des cités, des préteurs et des princes, de rassembler pour la guerre tout ce que chacun pourrait. Et tandis que cela se faisait abondamment, la propre armée de Pompée se trouvait en Espagne, et elle était prête à pouvoir s'élancer partout où on aurait besoin de l'appeler. [2,39] Pompée lui-même confia une partie des légions qui se trouvaient déjà à ses côtés aux consuls pour les conduire de Brindes en Épire, et les consuls leur firent immédiatement effectuer en sécurité la traversée jusqu'à Dyrrachium, que certains confondent avec Épidamne, en raison de l'erreur suivante : un roi des barbares de cette région, Épidamne, fonda une ville près de la mer, et lui donna son propre nom, Épidamne. Le fils de sa fille, Dyrrachos, supposé fils de Poséidon, fonda un port pour la ville, et l'appela Dyrrachium. Quand ses frères lui firent la guerre, Dyrrachos obtint, contre une partie du territoire, l'alliance d'Héraclès, qui revenait d'Erythéa : de là vient quel les Dyrrachiens font d'Héraclès, en tant que possesseur partiel de leur territoire, leur fondateur : sans renier pour autant Dyrrachos, ils s'enorgueillissent d'Héraclès plus qu'ils ne feraient d'un dieu. Ils ajoutent que lors de la bataille en question, le fils de Dyrrachos, Ionios, fut tué par erreur par Héraclès, et qu'Héraclès, après lui avoir rendu les honneurs funèbres, le jeta dans la mer, pour qu'elle porte son nom. Mais par la suite, le pays et la ville passèrent aux Briges, qui remontaient de Phrygie; et après ceux-ci, aux Taulantiens, un peuple d'Illyrie, et après les Taulantiens, aux Liburniens, qui ravageaient la zone grâce à leurs navires rapides : de là vient que les Romains tiennent pour « liburniens » les bateaux rapides, car ce furent les premiers auxquels ils eurent affaire. Mais ceux qui, avaient été chassés de Dyrrachium par les Liburniens appelèrent les Corcyréens, maîtres de la mer, qui expulsèrent les Liburniens ; et les Corcyréens mélangèrent à la population des colons à eux, d'où vient qu'on croit ce port grec. Puis, les Corcyréens, trouvant que son nom n'était pas propice, le changèrent, et prirent celui de la ville située au-dessus de lui, Épidamne, et Thucydide le nomme ainsi : néanmoins le nom originel l'a emporté, et ce port s'appelle Dyrrachium. [2,40] Ainsi donc, les soldats qu'accompagnaient les consuls avaient effectué la traversée pour Dyrrachium, tandis que Pompée amenait le reste de son armée à Brindes et attendait le retour des bateaux qui avaient transporté les consuls ; et quand César survint, il lui résista depuis les remparts et fit aménager un retranchement autour de la ville ; enfin sa flotte arriva et il embarqua en début de soirée, laissant ses hommes les plus hardis sur les remparts. Puis ceux-ci, à la nuit tombante, profitèrent d'un vent favorable pour prendre eux aussi la mer. Et c'est ainsi que Pompée, avec toute son armée, quitta l'Italie pour passer en Épire. César, lui, ne savait pas trop où se diriger ni par où commencer la guerre, voyant que, de tous les côtés, on penchait pour Pompée ; il craignait, par ailleurs, l'armée de Pompée en Espagne, nombreuse et longuement expérimentée, redoutant qu'elle ne surgisse sur ses arrières alors qu'il poursuivait Pompée, et il décida de la devancer en partant immédiatement pour l'Espagne, après avoir divisé ses troupes en cinq. Il en laissa une partie à Brindes, une autre à Hydrus, une autre encore à Tarente, pour garder l'Italie. Il envoya une autre troupe, avec Quintus Valerius, s'emparer de la Sardaigne, une île fertile en céréales. Et Asinius Pollion fut envoyé en Sicile, où Caton était gouverneur ; comme Caton lui demandait si c'était du Sénat ou du peuple qu'émanait le décret par lequel il venait occuper les fonctions d'un autre, il lui répliqua : « C'est le maître de l'Italie qui m'a envoyé faire cela. » Et Caton, après s'être contenté de répondre que, pour épargner ses subordonnés, il ne lui résisterait pas sur place; s'embarqua pour Corfou, et, de Corfou, alla rejoindre Pompée. [2,41] Pendant ce temps, César se hâta de se rendre à Rome, où le peuple était terrorisé au souvenir des maux endurés du temps de Marius et Sylla : César le rassura en lui donnant maints espoirs et en lui faisant maintes promesses, et, signifiant à ses adversaires sa clémence, il leur dit qu'il avait capturé Lucius Domitius et que, même lui, il l'avait laissé partir sans lui faire de mal et avec son argent. Toutefois, il fit sauter les verrous des caisses publiques et menaça de mort Metellus, le seul des tribuns qui s'y opposât. Il emporta en outre l'argent intouchable, qui, dit-on, avait été déposé, lors des invasions gauloises, assorti d'une malédiction publique interdisant de rien en toucher, sauf en cas de guerre avec les Gaulois : il affirma qu'il avait lui-même soumis les Gaulois de la façon la plus assurée, et qu'il avait par là délivré la cité de la malédiction. Il donna ensuite à Aemilius Lepidus la responsabilité de la Ville, et au tribun Marc Antoine celle de l'Italie et de la force armée qui s'y trouvait. À l'extérieur, il choisit Curion pour gouverner la Sicile à la place de Caton, Quintus pour la Sardaigne ; il envoya en Illyrie Caius Antonius et confia la Gaule cisalpine à Licinius Crassus. Il ordonna également de construire d'urgence deux flottes, l'une en mer Adriatique, l'autre sur la mer Tyrrhénienne, et il mit à leur tête, alors qu'elles étaient encore en construction, Hortensius et Dolabella. [2,42] Après avoir ainsi pris des mesures pour interdire à Pompée l'accès de l'Italie, il partit pour l'Espagne, où, se trouvant aux prises avec Petreius et Afranius, les légats de Pompée, il eut d'abord le dessous ; puis il rétablit l'équilibre dans des combats livrés autour de la ville d'Ilerda. Ensuite César installa son camp sur une falaise et il s'approvisionnait grâce à un pont sur la rivière Sicoris. Mais quand une crue soudaine eut détruit le pont, un grand nombre d'hommes resté de l'autre côté fut anéanti par Petreius et son armée, et César lui-même, avec le restant de ses troupes, se mit à souffrir tout à fait considérablement de l'inconfort de la position, de la faim, de l'arrivée de l'hiver, et des activités de l'ennemi : mais ce ne fut rien d'autre que la peine ordinaire d'un siège, et finalement, au retour de la belle saison, Afranius et Petreius voulurent se rendre dans l'intérieur de l'Espagne, pour y rassembler une autre armée ; et César, toujours prévoyant, barrait les voies d'accès et leur interdisait tout passage ; et il encercla même une partie de leurs troupes, envoyée en avance pour surprendre son camp : les soldats placèrent leurs boucliers sur leurs têtes, ce qui est le signe de la reddition. Ensuite, César, au lieu de les faire prisonniers ou de les passer au fil de l'épée, les laissa repartir indemnes auprès d'Afranius et des siens, cherchant comme toujours à gagner les faveurs des ennemis ; il en résulta des contacts continuels entre les camps et on se mit à parler de conciliation chez les soldats du rang. [2,43] Déjà certains chefs, dont Afranius, envisageaient de laisser l'Espagne à César et de rejoindre indemnes Pompée, mais Petreius s'y refusait, - parcourant le camp, il fit tuer tous les soldats de César qui s'y trouvaient en contact avec les siens, e comme un de ses propres officiers s'y opposait, l'exécuta de sa main. Cela fit que, dans leur indignation devant la cruauté de Petreius, leurs pensées se tournèrent encore davantage vers la clémence de César. Et quand, peu après, César leur coupa l'approvisionnement en eau, Petreius, ne sachant plus que faire, vint traiter avec César, en compagnie d'Afranius, sous les regards des deux armées : et on s'accorda, de leur côté, à laisser l'Espagne à César et du côté de César, à les conduire indemne jusqu'au bord du Var, d'où il les laisserait pour rejoindre Pompée. Arrivé au bord de cette rivière; César rassembla à portée de voix tous les hommes originaires de Rome et d'Italie, et leur adressa ces mots : « Parmi vous, ennemis — et en continuant employer ce terme, je compte rendre ma pensée plus claire pour vous —, je n'ai tué ni ceux qui avaient été envoyés en avance pour surprendre mon camp, et qui se sont rendus à moi, ni le hommes du reste de l'armée, après vous avoir coupé l'eau, bien que Petreius eût auparavant exterminé ceux des miens restés de l'autre côté du Sicoris. Si donc vous avez pour moi quelque gratitude de cela, racontez-le à tous les soldats de Pompée ! » Après ces paroles, il prit congé d'eux sans leur avoir fait de mal. Puis, pour son compte, désigna Quintus Cassius pour gouverner l'Espagne. Voilà donc ce qu'il en était du côté de César. [2,44] Pendant ce temps, alors qu'en Afrique Attius Varus commandait pour le compte de Pompée, avec Juba, roi de Mauritanie à ses côtés, Curion, au service de César, s'embarqua de Sicile pour leur faire face, avec deux légions, douze vaisseaux longs et de nombreux bateaux de commerce. À son débarquement à Utique, lors d'un petit engagement de cavalerie à proximité de la ville, il mit en déroute quelques cavaliers numides et consentit à être proclamé "imperator" par ses troupes encore en armes : cette proclamation est un honneur accordé à leurs généraux par les armées pour leur témoigner qu'elles les jugent dignes d'être leurs chefs, et autrefois les généraux recevaient cet honneur pour tous leurs plus grands faits d'armes, alors que maintenant, m'a-t-on appris, cette distinction n'est accordée qu'à partir de dix mille ennemis tombés. Mais, tandis que Curion, venant de Sicile, était encore en mer, ceux qui se trouvaient en Afrique pensèrent que son amour de la gloire lui ferait installer son camp près du retranchement de Scipion, par désir de rivaliser avec la gloire de sa grande prouesse, et ils empoisonnèrent l'eau. Leur attente ne fut pas déçue : Curion s'établit effectivement là, et son armée tomba immédiatement malade : quand ses soldats avaient bu, leur vue se troublait, comme dans le brouillard, puis ils tombaient dans un sommeil léthargique, et ensuite venaient de nombreux vomissements et des convulsions de tout le corps. À la suite de cela, évidemment, Curion déménage son camp, juste devant Utique, en menant son armée, épuisée par la maladie, à travers un marais pénible et étendu. Mais quand la victoire de César en Espagne fut annoncée, elle reprit courage et se rangea pour la bataille dans un étroit espace au bord de la mer. Lors du combat, qui fut violent, Curion perdit un seul homme, tandis que Varus en laissait six cents, et avait d'encore plus nombreux blessés. [2,45] Alors que Juba arrivait en renfort, un faux rapport le précéda : Juba avait rebroussé chemin en arrivant au bord du Bagradas, un fleuve pas très éloigné, parce que son royaume subissait une razzia de ses voisins, et il n'avait laissé au bord du fleuve que quelques hommes sous les ordres de Saburra. Se fiant à ce récit, Curion, dans la chaleur de l'été, vers la troisième heure de la journée, fit marcher le gros de son armée contre Saburra, par un itinéraire sableux et dépourvu d'eau, car tous les ruisseaux qui pouvaient s'y trouver en hiver avaient été asséchés par le feu du soleil. Et le fleuve était occupé par Saburra et par le roi, présent en personne. Trompé, par conséquent, dans ses espoirs, Curion se précipita sur les hauteurs, accablé par la fatigue, la chaleur et la soif. Quand les ennemis le virent dans cet état, ils passèrent la rivière, parés pour le combat ; et Curion descendit, de façon insensée et présomptueuse, avec son armée épuisée. Comme il était encerclé par la cavalerie numide, il opéra une lente retraite et regroupa ses troupes dans un petit espace, mais, mis en difficulté, il se réfugia de nouveau sur les hauteurs, tandis qu'Asinius Pollion, au début de la catastrophe, s'était, avec une minorité de soldats, replié sur le camp d'Utique, pour éviter que Varus, apprenant leurs difficultés là-bas, ne passe à l'attaque. Quant à Curion, après avoir combattu hardiment, il tomba avec tous ceux qui étaient là, de sorte que personne d'autre ne revint à Utique rejoindre Pollion. [2,46] Telle fut la fin de la bataille au bord du Bagradas. Puis la tête de Curion fut coupée et apportée à Juba. Pendant ce temps, dans le camp d'Utique, quand le désastre fut confirmé, Flamma, l'amiral, prit la fuite avec toute la flotte, avant d'embarquer aucun des hommes se trouvant à terre ; alors Asinius prit une barque pour aller trouver des marchands amarrés à proximité, et leur demanda d'aborder et d'embarquer l'armée. Et la nuit, certains approchèrent du rivage dans ce but, mais sous le nombre des soldats qui embarquaient, les canots chavirèrent ; parmi ceux qui furent emmenés, la plupart, qui avaient de l'argent sur eux, furent, pour leur argent, jetés à la mer par les marchands. Tandis qu'il en était ainsi pour ceux qui avaient pris la mer, à terre, pendant qu'il faisait encore nuit, ceux qui avaient été laissés connurent des mésaventures analogues ; puis à l'aube, ils se rendirent à Varus, mais Juba survint, les fit placer autour des remparts, et, voyant en eux des reliquats de sa victoire, les fit passer au fil de l'épée, sans accorder la moindre attention aux remontrances de Varus. Voilà donc comment les deux légions romaines qui avaient pris la mer avec Curion pour l'Afrique furent totalement anéanties, ainsi que toute la cavalerie, l'infanterie légère et les valets d'armée qui les accompagnaient. Et Juba rentra dans ses foyers, en faisant valoir auprès de Pompée la grandeur de sa prouesse. [2,47] Et pendant les mêmes jours, Antoine vaincu par Octavius, qui commandait au service de Pompée contre Dolabella, tandis qu'une autre armée de César se mutinait du côté de Plaisance - les soldats reprochant violemment à leurs chefs de faire traîner la campagne et de ne pas leur donner les cinq mines que César leur avait promis en prime quand il se trouvait encore à Brindes. À cet nouvelle, César se précipita aussitôt de Marseille à Plaisance, alla trouver les soldats encore en pleine mutinerie et leur tint ce discours : « La vitesse avec laquelle je traite chaque affaire vous est bien connue ; mais la guerre traîne, non de notre chef, mais à cause de nos ennemis, qui se dérobe devant nous. Et vous, qui, en Gaule, avez tiré bien des profits de mon commandement, et qui m'avez prêté serment pour la durée totale de cette guerre, et non pour une partie de celle-ci, vous nous abandonnez au milieu des opérations, vous vous rebellez contre vos chefs et vous prétendez donner des ordres à ceux dont vous devez les recevoir. Après donc vous avoir rappelé ce qu'a été ma libéralité à votre égard jusqu'à présent, je vais recourir à l'usage ancestral et, dans la neuvième légion puisque c'est elle, surtout, qui a pris l'initiative de la mutinerie, je vais tirer au sort un homme sur dix à exécuter. » Une lamentation générale éclata alors dans la légion tout entière, dont les chefs tombèrent à ses pieds pour le supplier, et César, ne mollissant que difficilement et peu à peu, en arriva cependant à concéder que seulement cent vingt hommes, les meneurs présumés, seraient désignés et que douze d'entre eux, tirés au sort, seraient exécutés. Or il s'avéra que l'un de ces douze hommes n'était même pas là quand la mutinerie avait commencé : et César fit tuer à sa place le centurion qui l'avait dénoncé. [2,48] Une fois donc la mutinerie de Plaisance ainsi résolue, César se rendit à Rome où, terrorisé, le peuple le nomma dictateur, sans aucun vote du Sénat ni proposition préalable d'un magistrat. Mais lui, soit qu'il dédaignât cette charge à cause de l'hostilité qu'elle lui valait, soit qu'il n'en eût pas besoin, après l'avoir exercée seulement onze jours, selon certains, désigna comme consuls pour l'avenir lui-même et Publius Isauricus ; et il envoya des gouverneurs de provinces, ou les changea, les choisissant de sa propre initiative : en Espagne, Marcus Lepidus, en Sicile, Aulus Albinus, en Sardaigne, Sextus Peducaeus, et dans la Gaule récemment conquise, Decimus Brutus. À la plèbe qui souffrait de famine, il fit donner du blé, et il accorda aux exilés qui la lui demandaient l'autorisation de revenir, sauf à Milon. Comme on lui demandait aussi l'abolition des dettes, par suite des guerres, des rébellions et de la chute des prix qu'elles avaient entraînée pour les produits, il n'accorda pas l'abolition, mais nomma des hommes chargés d'estimer quels biens les débiteurs devaient fournir à leurs créanciers en place d'argent. Après avoir pris ces mesures, vers le solstice d'hiver, il enjoignit à tout son armée de le retrouver à Brindes, et lui-même partit, alors qu'on était pour les Romains au mois de décembre, sans même attendre, pour entrer en charge, le début de l'année, qui était tout proche. Et le peuple l'escortait en lui recommandant trouver un accord avec Pompée : car il ne faisait plus de doute que le vainqueur opterait pour un pouvoir absolu. [2,49] Or, tandis que César avançait sans rien négliger de ce qui pouvait accélérer son allure, Pompée, pendant tout ce temps, se faisait construire des navires, rassemblait toujours plus de soldats et d'argent, et après s'être emparé des quarante navires laissés par César dans l'Adriatique, il organisait la surveillance pour empêcher celui-ci d'effectuer la traversée, il entraînait son armée, participant aux exercices à pied aussi bien qu'à cheval, et s'y montrait le plus endurant, en dépit de son âge. Par là, il se gagna facilement les coeurs, et tout le monde se précipitait aux séances d'entraînement de Pompée comme à un spectacle. Pour lors, César possédait dix légions d'infanterie et dix mille cavaliers gaulois, Pompée, cinq légions venues d'Italie, avec lesquelles il avait traversé l'Adriatique, et tous les cavaliers qui leur étaient associés, deux venues de Parthie, restes de celles qui avaient fait campagne avec Crassus, <...> et quelque autre partie des soldats qui avaient envahi l'Égypte avec Gabinius, en tout onze légions d'Italiens et environ sept mille cavaliers, et en plus, des auxiliaires d'Ionie, de Macédoine, du Péloponnèse et de Béotie, des archers crétois, des frondeurs thraces, des lanceurs de javelines de toute la région du Pont, quelques cavaliers gaulois et d'autres venus de Galatie orientale, des Commagènes envoyés par Antiochus, des Ciliciens, des Cappadociens, quelques troupes de la Petite Arménie, des Pamphyliens et des Pisidiens n'avait pas l'intention de les employer tous au combats, mais plutôt aux gardes, à la confection des retranchements, et à d'autres tâches au service de l'armée italienne, pour ne soustraire aucun Italien aux tâches guerrières. Telle était la situation de l'infanterie. Il disposait également de six cents bateaux longs avec matériel et équipages, dont une centaine, remplis de matelots romains, étaient considérés comme très supérieurs, et encore un grand nombre de bateaux de commerce et de transport. De nombreux commandants en dirigeaient les sections, et ils étaient coiffés par Marcus Bibulus. [2,50] Quand tous ses préparatifs furent achevés, il rassembla tous les sénateurs, tous ceux qu'on nomme « chevaliers », et l'armée tout entière à portée de voix, et leur dit : « Les Athéniens aussi ont quitté leur cité, citoyens, quand ils combattaient pour leur liberté contre les envahisseurs, considérant que ce ne sont pas les maisons qui font la cité mais les hommes ; et après avoir procédé ainsi, ils n'ont pas tardé à la reprendre et à la rendre plus glorieuse ; et nos propres ancêtres, lors de l'invasion gauloise, ont abandonné la ville, qui fut sauvée par Camille quand il prit l'offensive en partant d'Ardée. Et tous les hommes raisonnables considèrent que c'est la liberté, où qu'ils se trouvent, qu'est leur patrie. Telle est la pensée qui nous a, nous aussi, fait prendre la mer pour venir ici : nous n'avons pas abandonné notre patrie, mais nous nous sommes bien préparés en cet endroit à la servir et à résister à celui qui, depuis longtemps, conspire contre elle, et auquel ses corrupteurs ont permis de s'emparer brusquement de l'Italie, à un homme que vous avez décrété ennemi public, et qui maintenant envoie partout des gouverneurs dans les provinces qui sont les vôtres, établit des magistrats dans la Ville et d'autres en Italie. Telle est l'audace qui lui fait retirer le gouvernement au peuple ; et s'il se conduit ainsi, alors qu'il est encore en guerre, qu'il éprouve la crainte de devoir — et puissent les dieux y contribuer ! — en subir le châtiment, que faut-il s'attendre, une fois vainqueur, qu'il commette comme cruauté et comme violence ? Et tandis qu'il agit de la sorte contre sa patrie, il se trouve des gens pour être ses complices, achetés avec l'argent qu'il s'est procuré sur votre province de Gaule, et qui préfèrent le servir en esclaves plutôt que d'être ses pairs. [2,51] « Personnellement, loin d'avoir renoncé — ce que je ne ferai jamais — à combattre avec vous et pour vous, je me mets à votre service comme soldat et comme général, et toute l'expérience que je puis avoir des guerres ainsi que toute ma bonne fortune, moi qui jusqu'à présent n'ai pas connu la défaite, je prie les dieux de les faire servir en ma faveur face à la situation présente et de m'accorder autant de bonheur pour défendre ma patrie en danger que pour étendre son empire. Puis nous devons avoir confiance dans les dieux et dans le motif même d'une guerre dont l'ambition, juste et belle, est de défendre les institutions ancestrales ; il nous faut aussi avoir confiance dans les moyens abondants dont nous disposons déjà maintenant sur terre comme sur mer, dans ceux qui sont encore en préparation et dans ceux qui s'y rajouteront quand nous entrerons en action. En effet, tous les peuples, pour ainsi dire, de l'Orient et du Pont-Euxin, qu'ils soient grecs ou barbares, sont avec nous ; et tous leurs rois, qu'ils soient des amis du peuple romain ou des amis personnels, fournissent des troupes, des projectiles, de l'approvisionnement et toute sorte de matériel. Engagez-vous donc dans l'action d'une façon digne de votre patrie, de vous-mêmes et de moi, en vous rappelant les outrages de César, et en vous pressant d'exécuter mes commandements ! » [2,52] Quand il eut prononcé ce discours, l'armée tout entière et tous les sénateurs de son entourage, qui comprenaient un grand nombre d'hommes très en vue, lui manifestèrent leur approbation tout en l'invitant à leur confier les missions qu'il jugerait nécessaires. Mais, pensant que c'était encore la mauvaise saison, que la mer n'offrait pas de port, et que, donc, César attendrait la fin de l'hiver pour s'embarquer, exerçant dans l'intervalle son pouvoir de consul, Pompée chargea ses amiraux de surveiller la mer, répartit ses troupes entre différents quartiers d'hiver et les envoya en Macédoine et en Thessalie. Et tandis que Pompée conjecturait si légèrement de l'avenir, César, comme je l'ai déjà dit, s'était, aux environs du solstice d'hiver, hâté de gagner Brindes, estimant que la surprise serait le meilleur moyen de semer la panique chez l'ennemi : sans disposer d'approvisionnement ni de matériel, sans avoir trouvé son armée au complet à Brindes, il convoqua néanmoins les présents à une assemblée et leur dit : [2,53] « Ce n'est pas la rigueur de la saison, soldats qui me rejoignez pour la plus grande de mes entreprises, ni le retard des autres ou la pénurie du matériel adéquat qui m'empêcheront d'embarquer, car, avant toute autre chose, je tirerai, je pense, avantage de la vitesse. Et nous qui sommes les premiers, qui, les premiers, avons rapidement opéré notre jonction, nous devons, je le crois, laisser ici nos valets, nos bêtes, et tout notre matériel, pour pouvoir entrer dans les bateaux qui sont sur place, et, après y avoir embarqué seuls, effectuer la traversée, de façon à ne pas être vus des ennemis ; nous opposons ainsi à la mauvaise saison la bonne fortune, au petit nombre l'audace, à la pauvreté de nos moyens la richesse de ceux de l'ennemi, dont nous devrons, dès notre débarquement, nous emparer, conscients que, faute de le faire, nous ne possédons rien. Allons donc saisir les valets, le matériel et les provisions de l'ennemi, tant qu'il prend ses quartiers d'hiver sous des baraquements ! Allons-y, tant que Pompée pense que, moi aussi, je prends mes quartiers d'hiver ou que je m'occupe des processions et sacrifices d'un consul. Vous le savez, je prétends que le moyen le plus puissant à la guerre est la surprise : et il est également glorieux d'être les premiers à remporter les honneurs des événements à venir et de préparer à l'avance là-bas un terrain sûr pour ceux qui vont nous y suivre. Et moi, somme toute, en ce moment même, je préférerais être en mer que parler, pour que Pompée m'aperçoive, alors qu'il me croit encore en train d'exercer ma charge à Rome. Mais, bien que je connaisse vos bonnes dispositions, j'attends votre réponse. » [2,54] Par ses clameurs d'enthousiasme, l'armée tout entière lui demanda de la faire partir, et conduisit au bord de la mer, dès qu'il fut descendu de sa tribune, cinq légions d'infanterie et six cents cavaliers d'élite. Puis il resta à l'ancre parce que flot était agité. On sortait du solstice d'hiver, et le vent empêchait César, contrarié et mécontent, de partir ; finalement il passa le jour de l'an à Brindes. Deux autres légions étant arrivées, il les ajouta aux premières et les embarqua, malgré l'hiver, sur des navires marchands, car le peu qu'il possédait de vaisseaux longs gardait la Sardaigne et la Sicile. Il fut poussé par les tempêtes sur les monts Cérauniens, et il renvoya immédiatement les bateaux à Brindes chercher le reste de l'armée, tandis que lui-même partait de nuit pour la ville d'Oricum, par un chemin étroit et grossier, dont la difficulté amena ses forces à se disperser, de sorte qu'il aurait été facilement battu si sa présence avait été repérée. Au lever du jour, César venait tout juste de réunir ses troupes quand le chef de la garnison d'Oricum, auquel les habitants avaient dit de ne pas refuser l'entrée à un consul romain, lui remit les clés et resta dès lors à ses côtés, tenu en grand honneur. Lucretius et Minucius, qui se trouvaient de l'autre côté d'Oricum avec dix-huit vaisseaux longs en train de surveiller pour Pompée des bateaux remplis de blé, coulèrent ces bateaux, pour empêcher César de s'en emparer, et s'enfuirent à Dyrrachium. D'Oricum César fonça sur Apollonie, et les Apolloniates l'ayant accueilli, Straberius, le commandant, de la garnison, quitta la ville. [2,55] Puis César assembla ses troupes et leur rappela que leur rapidité était venue à bout de l'hiver, avec l'aide de la bonne fortune, qu'ils avaient surmonté l'obstacle d'une si vaste mer sans bateaux de guerre, qu'ils avaient pris sans combat Oricum et Apollonie et se trouvaient en possession des biens de l'ennemi, comme il l'avait dit, sans que Pompée fût encore au courant. « Si, ajoutait-il, nous faisons assez vite pour prendre Dyrrachium, qui est l'entrepôt des réserves de Pompée, nous aurons tout ce qu'ils ont travaillé à entasser pendant un été entier. » À ces mots, il leur fit sans tarder commencer la longue marche sur Dyrrachium, sans s'arrêter ni jour ni nuit. Mais Pompée, préalablement informé, se mit, de Macédoine, en marche contre eux, lui aussi en toute hâte, abattant les bois près desquels il passait, pour rendre le passage difficile à César, coupant les ponts des rivières et incendiant toutes les provisions qu'il trouvait, tout en accordant, lui aussi, la plus grande importance — qu'elle avait effectivement — à la surveillance de ses propres réserves. Si les uns ou les autres apercevaient de loin poussière, feu ou fumée, à la pensée que cela venait des adversaires, ils rivalisaient comme à la course, sans accorder un moment ni aux repas ni au sommeil. On se pressait, on s'activait, au milieu des cris des guides, à la lueur des torches ; le trouble et la peur croissaient à l'idée que les ennemis ne cessaient de se rapprocher. Sous le coup de la fatigue, certains jetaient leur chargement, ou, cachés dans des ravines, restaient en arrière, échangeant leur peur des ennemis contre un repos immédiat. [2,56] Des deux côtés on endurait les mêmes peines, mais c'est Pompée qui arriva le premier et installa son camp devant Dyrrachium. Puis il envoya une flotte qui reprit Oricum, et il organisa une garde plus vigilante de la mer. César installa son camp en face de celui de Pompée, sur l'autre rive de la rivière Alôr. Des bataillons de cavalerie traversaient la rivière pour se livrer combat, mais on n'en venait pas à l'affrontement de grandes armées, car Pompée continuait l'entraînement des nouvelle recrues, et César attendait les troupes de Brindes. Considérant qu'au printemps ses troupes embarquées sur des navires marchands n'échapperaient pas aux trirèmes de Pompée qui prendraient en grand nombre la mer pour la surveiller, mais que si elles s'y risquaient en hiver, tandis que les ennemis étaient au mouillage dans les îles, elles avaient de chances de ne pas être repérées par eux, ou de forcer le passage grâce à la taille des bateaux et aux vent, il leur demanda de venir de toute urgence. Mais comme elles ne partaient pas, il décida de traverser lui-même en secret la mer pour rejoindre son armée, car, pensait-il, personne d'autre n'aurait la faculté de la faire partir. Et, sans dévoiler son projet, il envoya trois serviteurs au bord du fleuve qui se trouvait à douze stades, pour réserver « à l'intention d'un messager de César », un bateau rapide et le meilleur pilote. [2,57] Après le dîner, il prétexta la fatigue pour se retirer, en demandant à ses amis de continuer à manger, il revêtit la tenue d'un simple particulier, monta tout de suite dans un chariot et se rendit rapidement jusqu'au bateau, se faisant passer pour l'envoyé de César. Il chargea ses serviteurs de faire appliquer ses autres instructions, restant caché, et la nuit protégeant son incognito. Comme le vent soufflait en tempête, les serviteurs engagèrent le pilote à en tirer un encouragement, car, disaient-ils, cela leur donnait toutes les chances d'échapper aux ennemis, qui étaient tout près. Le pilote descendit le fleuve à la force des rames, mais quand il arriva à l'embouchure, la mer, avec les vagues et le vent, contraria le courant ; pressé par les serviteurs, il chercha à forcer le passage, mais n'arrivant à rien, il commençait à perdre ses forces et à désespérer, quand César se découvrit et lui cria : « Courage, affronte la vague : tu portes César et la fortune de César. » Saisis de stupeur, les rameurs et le pilote redoublèrent tous de zèle et forcèrent le bateau à sortir du fleuve. Mais le vent et la houle le soulevaient et le rejetaient vers la côte : pour finir comme le jour approchait, ils craignirent d'être dans sa clarté, aperçus des ennemis, et César, après s'être déchaîné contre son génie, qui, disait-il, lui voulait du mal, permit que le bateau rebroussât chemin. Et, grâce à un vent violent, il remonta le fleuve. [2,58] César provoqua chez les uns l'admiration pour son audace, chez d'autres la réprobation pour s'être lancé dans une entreprise qui convenait à un soldat, pas à un général. Lui-même, n'espérant plus partir incognito, chargea Postumius de traverser à sa place et de dire à Gabinius de faire immédiatement traverser la mer à l'armée ; s'il refusait d'exécuter cet ordre, qu'il en charge Antoine, et en troisième lieu après Antoine, Calenus. Si tous les trois se dérobaient, il avait écrit une autre lettre destinée à l'armée elle-même : que ceux des soldats qui le désiraient montent dans les bateaux pour suivre Postumius et, la traversée effectuée, ils débarquent à l'endroit où le vent les aurait amenés sans se soucier des bateaux, car ce n'était pas des bateaux que César avait besoin, mais d'hommes. Voilà comment César, plutôt qu'aux calculs, se fiait à la fortune. Quant à Pompée, pressé de devancer ces dispositions, il s'avança, prêt pour la bataille. Et deux de ses soldats étaient en train de sonder le milieu du fleuve, pour voir où il était le plus aisé à franchir, quand un seul soldat de César fondit sur eux et les tua tous les deux. Pompée, alors rebroussa chemin, considérant l'événement comme de mauvais augure. Et il se vit accuser par tout le monde d'avoir laissé échapper une occasion excellente. [2,59] Quand Postumius fut arrivé à Brindes, Gabinius refusa d'obéir à l'ordre et emmena les volontaires en traversant l'Illyrie, sans ménager la moindre pause ; et ils furent presque tous massacrés par les Illyriens, ce que César, occupé ailleurs, laissa impuni. Mais Antoine avait embarqué les autres sur les bateaux, et il avait dépassé Apollonie, grâce à un vent qui gonflait les voiles : mais vers midi, toutefois, le vent tomba, et vingt vaisseaux de Pompée, partis en mission de surveillance de la mer, les aperçurent et se mirent à leur poursuite. Eux, sur cette mer calme, redoutaient fortement que les vaisseaux longs ne les éventrent avec leurs éperons et ne les coulent. Et l'on prit les mesures adéquates, les frondes et les traits entrèrent en action. Puis le vent, tout à coup, se déchaîna plus fort qu'auparavant. Les bateaux, donc, reçurent de nouveau le vent dans leurs grandes voiles de façon inespérée, et reprirent sans crainte leur traversée, tandis que leurs adversaires restaient en arrière, aux prises avec les vagues, le vent et la houle, et eurent du mal à gagner, en ordre dispersé, une côte sans port et rocheuse, après s'être emparé de deux bateaux de César échoués sur des hauts fonds. Quant à Antoine, il parvint avec le reste de la flotte à l'endroit appelé Nymphaeum. [2,60] César disposait désormais sur place de son armée au complet, et Pompée également. Ils avaient installé leurs camps l'un en face de l'autre, sur des hauteurs hérissées de nombreuses redoutes. Autour de chaque redoute se déroulaient de fréquentes escarmouches : ils creusaient des tranchées et élevaient des talus les uns contre les autres, et tantôt ils restaient à égalité, tantôt les uns mettaient les autres en difficulté. Tandis que, lors d'une de ces escarmouches autour d'une redoute, l'armée de César avait le dessous, un centurion nommé Scaeva qui accomplissait quantité de brillantes prouesses fut blessé à l'oeil par un trait ; il s'avança alors en faisant signe qu'il voulait dire quelque chose. On fit silence pour l'entendre, et il appela un centurion de Pompée connu pour sa bravoure : « Sauve toi pareil, sauve ton ami, et envoie-moi des hommes pour me guider, car je suis blessé. » Pensant qu'il désertait, deux hommes accoururent : il eut le temps d'en tuer un et de trancher l'épaule à l'autre. Et s'il agit ainsi, c'est parce qu'il avait perdu tout espoir pour lui-même et pour la redoute : mais cet événement rendit les autres soldats penauds, leur insuffla un nouvel élan, et la redoute fut sauvée. Son commandant, Minucius, fut aussi très éprouvé : son bouclier, dit-on, reçut cent vingt flèches, son corps, six blessures, et il perdit également un oeil. César, bien sûr, honora ces hommes de nombreuses distinctions, puis, comme une offre de trahison à son profit lui venait de Dyrrachium, il se rendit lui-même, comme convenu, de nuit, avec quelques hommes, aux portes et au temple d'Artémis <...> Ce même hiver, une autre armée fut amenée de Syrie pour Pompée par son beau-père Scipion. Caius Calvisius, qui l'attaqua en Macédoine, fut battu, et de son unique légion ne survécurent que huit cents hommes. [2,61] César ne recevait rien par la mer, car la flotte de Pompée en était maître ; son armée, donc, souffrait de la faim, et fabriquait du pain avec des herbes ; des déserteurs apportèrent à Pompée de tels pains, comptant que ce spectacle lui ferait plaisir. Mais loin de le ressentir ainsi, il dit : « Quels fauves nous combattons ! » César, enfin, fut obligé de rassembler toute son armée pour contraindre, malgré lui, Pompée à la bataille. Mais ce dernier s'empara de la majorité des redoutes, qui avaient été dégarnies pour la circonstance, et ne bougea pas. Extrêmement dépité par cette situation, César se lança dans l'entreprise difficile et extraordinaire d'encercler toutes les positions de Pompée par un rempart, de la mer à la mer, dans l'idée que, même s'il échouait, il tirerait une grande gloire de ce coup d'audace : car il s'agissait de mille deux cents stades. Et tandis qu'il entreprenait ces énormes travaux, Pompée faisait, en face, creuser des fossés et élever des constructions, et leurs travaux se neutralisaient. Puis ils se livrèrent une unique grande bataille, au cours de laquelle Pompée mit brillamment en déroute les troupes de César et poursuivit les fuyards jusqu'à leur camp, en leur prenant de nombreuses enseignes ; et l'aigle, qui est pour les Romains d'une si grande importances, fut de justesse lancée à temps par son porteur, par-dessus le retranchement, à ceux de l'intérieur. [2,62] Après cette cuisante déroute, César fit venir d'ailleurs une autre armée, mais ses soldats aussi étaient en proie à une telle panique que, voyant Pompée apparaissant au loin, au lieu de rester à leur poste, alors qu'ils se trouvaient déjà près des portes, de rentrer en ordre, et d'obéir aux ordres, ils s'enfuirent tous par où ils le pouvaient, droit devant eux, sans ressentir de honte, sans écouter les ordres ni réfléchir. César courait parmi eux et, d'un ton de reproche, leur montrait que Pompée était encore loin, mais, sous ses yeux, ils jetaient les enseignes et prenaient la fuite ; certains, tout de même honteux, regardaient à terre sans rien faire, tel était le trouble qui s'était emparé d'eux. Il y en eut même un pour retourner son enseigne et diriger le bout du bâton sur l'imperator. Mais tandis que les gardes du corps de César le massacraient, les soldats qui rentraient ne se rendaient même pas aux postes de garde : tout allait à vau-l'eau et le retranchement n'était pas gardé, de sorte que selon toute vraisemblance, Pompée, en y précipitant ses forces, s'en serait emparé et aurait mis fin à la guerre tout entière par cette seule opération, si Labienus, mal inspiré par une divinité, ne l'avait convaincu de se tourner contre les fuyards. Et lui-même, en même temps, avait hésité, soit qu'il eût soupçonné un piège dans l'absence de gardes sur le retranchement, soit qu'il eût présomptueusement pensé que le sort de la guerre était désormais fixé. S'étant donc tourné contre les autres soldats, resté à l'extérieur, il en tua beaucoup, et ce jour-là, il prit, lors des deux combats, vingt-huit enseignes tout en laissant passer la deuxième occasion d' une action décisive. Ce qui aurait fait dire à César que ce jour-là, la guerre se serait terminée en faveur de ses ennemis, s'ils avaient eu quelqu'un qui sût vaincre. [2,63] Pompée, célébrant sa victoire, envoya des lettres aux rois et à toutes les cités, et se prit à espérer que, sans délai, l'armée de César se rallierait à lui, accablée qu'elle était par la faim et sous le choc de sa défaite ; il escomptait surtout le ralliement de ses officiers, auxquels les fautes de leur propre comportement inspiraient des craintes. Mais eux, auxquels une divinité avait inspiré le remords, eurent honte de leurs fautes, et comme César leur adressait des reproches sans rudesse et leur accordait son pardon, ils en conçurent encore plus de rage contre eux-mêmes, et dans un brusque revirement, l'invitèrent, selon l'usage traditionnel, à tirer au sort parmi eux un homme sur dix et à l'exécuter. Comme César ne les suivait pas, ils en conçurent encore plus de honte, reconnurent qu'il n'avait pas mérité le tort qu'ils lui avaient causé, et réclamèrent à grands cris l'exécution des porteurs d'enseignes, expliquant qu'ils n'auraient jamais fui si les enseignes n'avaient pas été d'abord retournées. Mais comme César n'acceptait pas non plus cette proposition et se contentait d'en punir quelques-uns, sa modération déchaîna immédiatement un tel enthousiasme général qu'ils lui demandèrent de les emmener sans délai contre les ennemis. Et ils insistaient avec une extrême ardeur, le priant et promettant de réparer leur faute par une belle victoire. Ils se mirent d'accord et prêtèrent serment tour à tour, bataillon par bataillon, les uns devant les autres, sous les yeux de César, de ne pas revenir de la bataille s'ils n'étaient pas vainqueurs. [2,64] À voir cela, ses amis lui conseillaient de profiter d'un tel repentir et d'un tel zèle de l'armée. Mais il déclara à la troupe qu'il la conduirait contre l'ennemi dans des circonstances plus favorables, et l'exhorta à se souvenir du zèle qui était le sien ; il expliqua ensuite à ses amis que ces soldats devaient d'abord se débarrasser de la grande peur de la défaite, qui s'était emparée d'eux, et les ennemis perdre au préalable leur belle assurance. Puis il avoua qu'il regrettait d'avoir installé son camp près de Dyrrachium, là où Pompée disposait de toutes ses réserves, alors qu'il aurait fallu l'entraîner ailleurs pour affronter la même pénurie. Après avoir tenu ces propos, il partit sur-le-champ pour Apollonie, et de là, en Thessalie, avançant de nuit secrètement. Comme la petite ville de Gomphi refusait de lui ouvrir, il la prit d'assaut sur un coup de colère et permit à ses soldats de la piller. Eux, en hommes qui sortaient de la famine, se gavèrent abondamment et s'enivrèrent plus que nécessaire, et, parmi eux, les Germains furent les plus ridicules sous l'effet de l'ébriété, de sorte que, semble-t-il, Pompée, survenant alors, aurait accompli quelque prouesse éclatante, si, par orgueil, il n'avait complètement dédaigné la poursuite. Pour finir, César, après sept jours de marche rapide, installa son camp près de Pharsale. On raconte que, entre autres malheurs fameux advenus à Gomphi, on retrouva les cadavres de notables âgés dans une pharmacie : des coupes gisaient près de leurs corps sans blessures, ils étaient vingt, allongés sur le sol comme sous l'effet de l'ivresse ; mais l'un d'eux était assis sur une chaire, comme un médecin, et c'est sans doute lui qui leur avait procuré le poison. [2,65] Pompée, après le départ de César, tint un conseil. Afranius était d'avis d'envoyer la flotte, où résidait justement leur supériorité, contre César, et, tenant la mer, de le harceler, alors qu'il ne savait ni où aller ni que faire, tandis que Pompée lui-même se hâterait de mener l'infanterie en Italie, pays qui lui était favorable et d'où l'ennemi était absent, de s'emparer d'elle, de la Gaule et de l'Espagne, puis de revenir d'une terre qui était son pays et le siège de l'empire pour attaquer César. Mais Pompée négligea ces avis, qui auraient été excellents pour lui, pour suivre des conseillers soutenant que l'armée de César allait incessamment passer de son côté, poussée par la faim, ou qu'il ne leur restait plus grand-chose à faire après la victoire remportée à Dyrrachium ; agir autrement, de plus, était déshonorant : laisser César au moment où il fuyait, et que le vainqueur s'enfuie de la même manière que les vaincus ! Pompée ajouta personnellement à ces arguments qu'il devait respecter les peuples d'Orient qui avaient les yeux fixés sur lui, et épargner Lucius Scipion, en lui évitant de nouvelles difficultés en Macédoine ; pensant surtout qu'il devait exploiter au combat le bon moral de son armée, il partit installer son camp en face de César près de Pharsale ; et trente stades les séparaient l'un de l'autre. [2,66] Pompée recevait du ravitaillement de toutes parts : car pour lui routes, ports et garnisons avaient été aménagés à l'avance de telle sorte que, par la terre, il lui en arrivait constamment, et que, par la mer, chaque coup de vent lui en apportait. César, lui, n'avait que ce qu'il trouvait et prenait, en souffrant peines et pertes. Pourtant personne ne l'abandonna, ses hommes aspiraient au contraire à engager le combat avec les ennemis, et pensaient qu'à la guerre ils étaient bien supérieurs à des soldats encore novices, eux qui avaient dix ans d'expérience, alors que pour creuser des tranchées, élever des circonvallations ou chercher du ravitaillement, tâches d'endurance, leur âge les rendait plus faibles ; dans leur complet épuisement, ils préféraient se lancer dans l'action <...> que rester sans rien faire ou mourir de faim. Pompée, conscient de tout cela, estimait risqué d'engager le combat contre des hommes entraînés et désespérant de leur vie — ainsi que contre l'extraordinaire fortune de César — en jouant tout dans une seule action ; il jugeait plus efficace et plus sûr de les épuiser par la pénurie, vu qu'ils ne disposaient d'aucun territoire prospère, ne tiraient aucun usage de la mer, et n'avaient pas de bateaux pour opérer une retraite rapide. Il décida, par conséquent, adoptant une stratégie tout à fait sûre, de faire traîner la guerre et de plonger ses ennemis de la famine dans l'épidémie. [2,67] Mais dans son entourage, quantité de sénateurs de même rang que lui, nombre de ceux qu'on appelle chevaliers, beaucoup des rois les plus prestigieux et des princes, les uns par inexpérience, d'autres confortés outre mesure par les succès remportés à Dyrrachium, d'autres encore à cause de la supériorité numérique sur l'ennemi, d'autres enfin parce que, tout à fait las de la guerre, ils étaient pressés que le dénouement fût plus rapide qu'il ne convenait, le poussaient tous à la bataille, en lui remontrant que César était toujours prêt à combattre et le provoquait. Et lui en profitait pour leur expliquer que cette attitude était dictée à César par la pénurie, et qu'il était pour eux opportun de ne pas bouger, parce que César était pressé par la nécessité. Mais il était en butte à toute son armée, confortée outre mesure par les événements de Dyrrachium, et aux dignitaires de haut rang qui raillaient son goût du pouvoir, prétendant qu'il temporisait exprès, pour commander à un tel nombre de ses égaux, et qui l'appelaient pour cela le « Roi des rois » et «Agamemnon », parce que ce dernier également, pour les besoins de la guerre, commandait à des rois : il renonça alors à sa propre tactique et leur céda, désormais sous l'influence maligne d'une divinité, dans ses autres décisions aussi, pour toute la durée de la guerre : devenu en toutes affaires léthargique et atermoyant, à l'encontre de sa propre nature, il se préparait à contrecoeur à la bataille, pour son malheur et celui des hommes qui l'avaient converti à leurs vues. [2,68] César, cette nuit-là, était en train d'envoyer trois légions chercher du ravitaillement — il approuvait en effet la tactique lente de Pompée et, très loin de penser qu'il allait changer de plan, il organisait des expéditions de ravitaillement — quand il apprit ce qui se préparait : il fut enchanté de la contrainte que, devinait-il, Pompée avait subie de la part de son armée, rappela au plus vite la sienne au complet et prépara sa riposte. Procédant à des sacrifices au milieu de la nuit, il invoqua Arès et son aïeule Aphrodite (car on pensait que la famille des Iulii était issue d'Énée et de son fils Ilus, dont le nom avait été déformé) et il fit le voeu de construire un temple à Rome en reconnaissance à cette déesse, comme à « celle qui apporte une victoire », quand il aurait réussi. Puis, comme une lueur venue du ciel avait volé du camp de César pour s'éteindre dans celui de Pompée, Pompée et les siens affirmèrent qu'ils auraient un brillant succès sur les ennemis, et César qu'il allait éteindre la puissance de Pompée en s'abattant sur elle. Cette même nuit, des victimes prévues pour Pompée s'enfuirent et ne furent pas rattrapés et un essaim d’abeilles, animal nonchalant, vint se poser sur l'autel. De plus, un peu avant l'aube, une panique s'empara de son armée : après l'avoir lui-même parcourue et avoir relevé son moral, il tomba dans un profond sommeil, et quand ses compagnons l'éveillèrent, il leur raconta qu'en rêve, il était juste en train de consacrer un temple à Venus Victrix. [2,69] Ce rêve, quand ils l'apprirent, ignorant le voeu de César, ravit les compagnons de Pompée et toute son armée, et c'est par ailleurs sans réfléchir, avec enthousiasme et se croyant supérieurs, qu'ils s'engagèrent dans l'action, comme si elle était déjà terminée : beaucoup allèrent jusqu'à couronner déjà leurs tentes de lauriers, le symbole de la victoire et leurs valets leur préparaient un festin splendide ; il y en eut même pour déjà se disputer le pontificat de César. Pompée, en guerrier expérimenté, détournait ses regards et cachait sa désapprobation de ces conduites, mais son silence venait aussi de son hésitation et de sa crainte, comme s'il n'était plus un commandant, mais un commandé, forcé d'agir en tout contre son propre sentiment. Si profond était le découragement qui s'était abattu sur un grand homme d'action, que le succès avait jusqu'à ce jour couronné dans toutes ses entreprises ; était-ce parce que, après avoir vu juste, il n'avait pas imposé ses idées, mais remettait au hasard le salut d'une foule d'hommes de si haut rang et sa propre gloire jusqu'alors invaincue, ou parce que quelque prémonition de la catastrophe désormais proche tourmentait celui qui devait, en cette journée, perdre intégralement son immense puissance ? Et donc, après s'être contenté de déclarer à ses compagnons que cette journée, quel qu'en soit le vainqueur, serait pour les Romains le commencement de grands malheurs sans fin, il prit ses dispositions pour la bataille. Voilà justement les paroles où certains jugent que Pompée laissa, dans sa crainte, sa pensée le mieux s'exprimer, et ils estiment que, même s'il avait été vainqueur, il n'aurait pas manqué d'exercer seul le pouvoir. [2,70] L'armée de César, à ce qu'il me semble — et devant le nombre des affirmations douteuses, je suis surtout les historiens romains qui ont rapporté les faits les plus vraisemblables à propos des troupes originaires d'Italie, auxquelles ils se sont surtout attachés, sans détailler dans leurs relations les contingents alliés, qu'ils regardaient comme étrangers et n'ayant au sein de l'armée qu'une petite place comme troupes supplémentaires —, comprenait environ 22.000 hommes, dont un millier de cavaliers, tandis que Pompée possédait plus du double, dont 7.000 cavaliers. De la sorte, les historiens les plus dignes de foi affirment que 70.000 Italiens s'affrontèrent dans la bataille, ceux qui minimisent disent 60.000, ceux qui exagèrent franchement, 400.000. Les uns pensent que l'armée de Pompée était une fois et demie plus importante, les autres qu'elle constituait les deux tiers du total. Tel est le doute concernant les chiffres exacts. Quoi qu'il en ait donc été, c'est surtout dans les troupes d'Italie que chacun des deux généraux plaçait sa confiance. Toutefois, comme alliés, César disposait de cavaliers gaulois <...> et d'un autre effectif, issu de la Gaule transalpine ; l'infanterie légère grecque comprenait des Dolopes, des Acarnaniens et des Étoliens. Tel était le nombre des alliés du côté de César. Pompée, lui, avait à ses côtés tous les peuples de l'Orient, en grands contingents, les uns à cheval, les autres à pied ; venant de Grèce, les Laconiens, rangés sous les ordres de leurs propres rois, les autres Péloponnésiens, et les Béotiens avec eux. Les Athéniens faisaient également partie de l'armée, malgré une proclamation leur enjoignant de ne nuire à aucune des deux armées, vu qu'ils étaient consacrés aux Thesmophores ; mais ils s'étaient néanmoins décidés à viser la gloire de la guerre en participant au combat pour la suprématie au sein du peuple romain. [2,71] En plus des Grecs, il y avait, à peu de chose près, tous les peuples du bord oriental de la mer, les Thraces, les Hellespontins, les Bithyniens, les Phrygiens et les Ioniens, puis les Lydiens, les Pamphiliens, les Pisidiens et les Paphlagoniens, les Ciliciens, les Syriens et les Phéniciens, le peuple hébreu et les Arabes leurs voisins, les Chypriotes, les Rhodiens, les frondeurs crétois, et tous les autres insulaires. Il y avait là également des rois et des princes à la tête de leurs armées, Dejotarus, tétrarque de Galatie orientale, et Ariarathès, roi de Cappadoce. Les Arméniens d'en deçà de l'Euphrate étaient dirigés par le général Taxilès, les Arméniens d'au-delà de l'Euphrate par Mégabatès, lieutenant du roi Artapatès ; et d'autres petits princes contribuaient à l'effort. On dit que d'Égypte aussi lui vinrent soixante vaisseaux, de la part des souverains de ce pays, Cléopâtre et son frère encore enfant. Mais ces navires ne participèrent pas aux combats, ni en fait le reste de la flotte, qui resta sans bouger à Corfou. Et Pompée semble avoir agi là en dépit du bon sens, en négligeant la flotte, grâce à laquelle il aurait pu empêcher de partout le ravitaillement de parvenir à l'ennemi, et en se mesurant dans une bataille d'infanterie avec des hommes exaltés par leurs épreuves passées et devenus des fauves au combat. Alors qu'il s'était méfié d'eux à Dyrrachium, une influence divine, semble-t-il, l'égara, et, en cette circonstance plus qu'en toute autre, favorisa César : à cause d'elle l'armée de Pompée manifesta avec la plus grande légèreté une belle assurance, fit prévaloir ses vues sur celles de son propre général, et se lança dans l'entreprise sans expérience de la guerre. [2,72] Mais tout cela était l'oeuvre d'une divinité pour établir l'empire universel qui domine actuellement. À ce moment, chacun des deux chefs rassembla son armée pour lui adresser ses exhortations, ce que Pompée fit en ces termes : « À vous, soldats, de commander cette opération plus que d'y recevoir des commandements, puisque c'est vous qui, alors que je voulais continuer à affamer César, m'avez provoqué à cette bataille. En qualité donc d'arbitres de la bataille, agissez comme on le fait quand on est en très grand nombre contre une minorité, manifestez votre supériorité comme des vainqueurs sur des vaincus, des jeunes gens sur des vieillards, des troupes fraîches sur des troupes exténuées, vous qui avez une telle force, tant de moyens et surtout la conscience de soutenir la bonne cause : car c'est pour la liberté et pour la patrie que nous combattons, avec, à nos côtés, les lois, les idées saines, et de si éminents personnages, les uns sénateurs, les autres chevaliers, contre un seul brigand en train de faire main basse sur le pouvoir. Marchez donc, comme vous l'avez désiré, en ayant bon espoir, et en gardant sous vos yeux la déroute qui leur est advenue à Dyrrachium, et toutes les enseignes qu'en un seul jour notre victoire leur a enlevées. » [2,73] Tandis que Pompée tenait ces propos, César haranguait ses troupes de la sorte : « Les plus grandes difficultés, nous les avons déjà vaincues, mes amis ; car nous n'allons plus combattre contre la faim et la pénurie, mais contre des hommes : et cette journée décidera de tout. Souvenez-vous, je vous prie, de la promesse faite à Dyrrachium, et du serment que sous mes yeux vous vous êtes prêté de ne pas revenir sans être vainqueurs. Vous avez en face, soldats, les hommes que nous avons cherché à rencontrer depuis les Colonnes d'Hercule, les hommes qui ont quitté l'Italie pour nous fuir, les hommes qui, alors que, pendant dix ans, nous avions lutté, mené tant de guerres, remporté d'innombrables victoires en soumettant pour notre patrie quatre cents peuplades d'Espagne, de Gaule et de Bretagne, nous ont congédiés sans honneurs, sans triomphe, sans récompenses, et que je n'ai ni convaincus par mes appels à la justice, ni fait reculer par mes générosités. Ce sont, sachez-le, les hommes que j'ai laissés partir, sans leur faire de mal, en espérant qu'ils nous en rendraient quelque justice. Gardez donc aujourd'hui tous ces faits en mémoire, et rappelez-vous, puisque vous les reconnaissez, ce que furent à votre égard ma sollicitude, ma confiance et la générosité de mes présents. [2,74] Par ailleurs, il n'est pas difficile à des combattants éprouvés de l'emporter sur des soldats récemment recrutés et encore sans expérience de la guerre, surtout quand leur jeunesse les incite à négliger la discipline et l'obéissance à leur général, qui, lui-même, m'a-t-on personnellement appris, se lance avec appréhension et à contrecoeur dans l'opération ; sa bonne fortune désormais décline, il s'est montré en tout gauche et lent, et il commande moins qu'il ne se laisse commander. Et je ne m'occupe ici que des Italiens, car pour ce qui est des alliés, vous n'avez pas à vous en soucier ni à en tenir compte ni à combattre aucunement avec eux. Ce sont des esclaves de Syrie, de Phrygie et de Lydie, toujours prêts à fuir et à servir, dont je sais bien, moi — et vous, vous n'allez pas tarder à le voir —, que Pompée lui-même ne leur confie aucun rôle stratégique. Ne vous occupez donc, je vous le dis, que des Italiens, même si les alliés, comme des chiens, vous courent autour en faisant grand bruit. Quand nous aurons mis les ennemis en déroute, épargnons les premiers, en voyant en eux nos compatriotes, et exterminez les alliés, pour provoquer la terreur des autres. Mais, avant toute autre chose, pour que je puisse être sûr que vous vous rappeliez vos serments et que vous optiez résolument pour la victoire ou la mort, en partant au combat, détruisez-moi vos propres remparts et comblez le fossé, afin que nous n'ayons d'autre issue que de l'emporter, que les ennemis nous voient dépourvus de camp et sachent que nous sommes dans la nécessité de nous établir dans le leur ! » [2,75] Après avoir donné ces instructions, il dépêcha néanmoins deux mille hommes, les plus âgés, à la garde des tentes ; les autres, en sortant, détruisirent le rempart dans le plus profond silence et en reversèrent la terre dans le fossé pour le combler. À ce spectacle, où certains voyaient les préparatifs d'une fuite, Pompée comprit bien de quel coup d'audace il s'agissait, et il rageait intérieurement d'aller affronter des fauves, alors qu'il avait à sa disposition la famine, un remède approprié contre des fauves. Mais il n'était plus possible de reculer : l'affaire était sur le fil du rasoir. En conséquence, après avoir également laissé quatre mille Italiens à la garde du camp, il disposa le reste de ses troupe entre la ville de Pharsale et le cours de l'Enipée, là où César aussi s'était rangé contre lui ; et chacun avait placé au centre ses troupes italiennes divisées sur trois rangs, à peu d'intervalle l'un de l'autre, en postant la cavalerie sur les ailes de chaque division. À tous les soldats étaient mêlés archers et frondeurs. Telle était l'ordonnance des Italiens, sur lesquels, bien sûr, chacun des adversaires comptait également le plus. Quant aux alliés, ils les emmenaient plutôt pour la montre. De plus, les contingents alliés de Pompée étaient surabondants et parlaient de nombreuses langues : parmi eux, Pompée avait placé les Macédoniens, les Péloponnésiens, les Béotiens et les Athéniens, dont il avait apprécié la discipline et le silence, aux côtés des légions italiennes, et il avait ordonné aux autres, comme César l'avait deviné, de se tenir en dehors des lignes, regroupés par nation, et, une fois le corps à corps engagé, d'encercler les ennemis et de les poursuivre, en leur causant autant de dommages que possible, puis de saccager le camp même de César, qui n'était pas retranché. [2,76] Les légions de Pompée était dirigées, au centre, par son beau-père Scipion, par Domitius, sur l'aile gauche et par Lentulus, sur l'aile droite ; Afranius et Pompée gardaient le camp. Les généraux de César étaient Antoine et Domitius, et César lui-même prenait place à l'aile droite avec la dixième légion, conformément à son habitude. Voyant cela, les ennemis envoyèrent contre cette légion les meilleurs de leurs cavaliers afin, grâce à leur supériorité numérique, de l'encercler s'ils le pouvaient. S'en étant rendu compte, César plaça en embuscade trois mille fantassins des plus intrépides et leur ordonna, lorsqu'ils apercevraient les ennemis en train de tenter l'encerclement, de se lever et de fondre sur eux en dressant leurs lances à la hauteur de leurs visages : car il serait insupportable à des hommes inexpérimentés, et encore dans la fleur de leur jeunesse, de risquer d'être défigurés. Telles étaient les ruses qu'ils combinaient l'un contre l'autre, et ils parcouraient chacun leurs troupes, pourvoyant aux urgences, les exhortant au courage et leur confiant les mots de passe, pour César, « Vénus victorieuse », pour Pompée, « Hercule invincible ». [2,77] Quand tous leurs préparatifs furent terminés, ils attendirent encore longtemps dans un profond silence, tardant, hésitant, s'observant pour savoir qui commencerait la bataille : ils étaient impressionnés par le nombre, car jamais des troupes italiennes si nombreuses ne s'étaient concentrées pour un seul enjeu, et ils s'apitoyaient à l'idée de la valeur de tous ces soldats — de chaque côté, des combattants d'élite — et cela surtout lorsqu'ils concevaient que des Italiens affrontaient d'autres Italiens. À mesure que l'épreuve approchait, l'ambition qui enflammait et gonflait tous les coeurs s'éteignait et se transformait en crainte, et la réflexion balayait le vain désir de gloire, prenait la mesure du risque et de sa cause, à savoir que deux hommes se disputant la première place mettaient en jeu leur propre salut, que le vaincu serait moins que le dernier des hommes, et que ce sort serait partagé par une énorme quantité de nobles citoyens. Et il leur vint à l'esprit qu'après avoir été jusqu'alors amis et apparentés, avoir oeuvré ensemble pour parvenir aux honneurs et à la puissance, ils portaient maintenant les armes les uns contre les autres et entraînaient leurs subordonnés aux mêmes iniquités, eux qui étaient du même peuple, de la même cité, des mêmes tribus, parents, et parfois même frères. De tels cas ne manquaient pas effectivement de se présenter lors de cette bataille, et, comme on peut s'y attendre lorsque tant de milliers d'hommes issus d'un même peuple marchent les uns contre les autres, bien des faits extraordinaires survenaient. Conscients de tout cela, les deux chefs étaient présentement remplis d'un regret désormais impuissant, et songeant que cette journée ferait d'eux soit le premier, soit le dernier des êtres de ce monde, ils hésitaient à engager une confrontation aussi décisive. Et tous deux, dit-on, allèrent jusqu'à pleurer. [2,78] Comme ils continuaient à attendre et à s'observer, la journée avançait. Et si les troupes italiennes sans exception patientaient, sans bouger et dans un calme parfait, les contingents alliés de Pompée étaient troublés par l'attente ; celui-ci, le constatant et craignant qu'ils ne sèment du désordre avant le combat, donna le premier le signal, et César lui fit écho ; aussitôt les soldats furent entraînés par les cris aigus des trompettes, nombreuses dans une si grande masse, puisqu'il y en avait dans chaque bataillon, et les hérauts et les officiers parcouraient les troupes en pressant le mouvement. En face, on chargeait avec gravité, avec une sorte de stupeur concentrée, et dans le plus profond silence, en soldats qui avaient une longue expérience de combats de cette sorte. À leur approche, les flèches et les pierres commencèrent à tomber, puis, comme la cavalerie était légèrement en avance sur l'infanterie, il y eut des accrochages et des charges ; prenant l'avantage, la cavalerie de Pompée commença à encercler la dixième légion. César, alors, donna le signal aux hommes en embuscade, qui se levèrent, marchèrent contre les cavaliers, et, redressant leurs lances, se mirent à frapper au visage leurs adversaires à cheval: ces derniers, face à cette action inattendue et aux blessures qu'ils recevaient à la bouche et aux yeux, ne tinrent pas et s'enfuirent en désordre. Et immédiatement les fantassins, laissés là seuls par leur cavalerie, furent entourés par celle de César, qui venait elle-même d'échapper à l'encerclement. [2,79] Quand Pompée l'apprit, il ordonna aux fantassins de ne plus avancer, de ne pas quitter leur ligne, et de ne pas lancer de javelots, mais d'augmenter l'intervalle entre eux, d'abaisser leurs lances et grâce à elles de tenir sans discontinuer les assaillants à distance. Cette tactique est prônée par certains comme la meilleure en cas d'encerclement, mais César, dans ses lettres, la condamne : car les blessures produites par lancer sont plus graves et les hommes sont rendus plus vaillants par la course, alors qu'en restant sur place, ils perdent leur énergie, et, de plus, constituent, par leur immobilité, des cibles faciles pour les armes de jet des ennemis chargeant ; ce qui, écrit-il, se passa également à ce moment-là, car la dixième légion, avec laquelle lui-même se trouvait, entoura l'aile gauche de Pompée, dégarnie de ses cavaliers et lança ses javelots de toutes parts sur les flancs de la troupe immobile, puis enfin fondit sur les hommes affolés et les força à s'enfuir — ce qui fut le début de la victoire. Pendant ce temps, dans le reste de la masse, il y avait quantité de blessés et de morts de diverses façons ; mais pas un cri ne s'échappait de cette énorme armée dans une telle situation, pas de lamentations des mourants ou des blessés, seulement les râles et les gémissements de ceux qui tombaient, à leur poste, en bon ordre. Les alliés eux, observant le combat comme un spectacle étaient abasourdis par cette discipline, et n'osèrent même pas, dans leur stupéfaction, aller encercler les tentes de César, alors que seul un petit nombre de soldats assez âgés les gardaient, et ils ne firent que rester sur place, fascinés. [2,80] Et quand l'aile gauche de Pompée commença à céder, ses soldats, même alors, ne reculèrent que pied à pied, tout en combattant, mais les alliés prirent la fuite tête baissée, sans prendre part au combat, en criant : « Nous sommes vaincus ! » Puis ils fondirent sur leurs propres tentes et leur propres retranchements, comme sur ceux de l'ennemi, les saccagèrent et les pillèrent afin d'emporter pour leur fuite tout ce qu'ils pouvaient. Et le reste des fantassins italiens, percevant la défaite en cours plus loin, reculait pas à pas, et d'abord en bon ordre et en continuant à se défendre autant qu'ils le pouvaient ; mais, comme les ennemis, emportés par leur succès, accentuaient leur pression sur eux, ils se mirent à fuir. C'est alors que justement César eut l'excellente idée, pour éviter qu'ils ne se reforment et pour que cette opération décide non d'une seule bataille, mais de toute la guerre, de dépêcher des hérauts partout au milieu des rangs pour enjoindre aux vainqueurs d'épargner leurs compatriotes et de s'en prendre seulement aux alliés ; les hérauts s'approchèrent des vaincus pour leur recommander de « ne pas avoir peur et de s'arrêter » ; d'homme à homme on se transmettait ce message et on s'arrêtait, et désormais c'était comme un mot de passe que ce « ne pas avoir peur et s'arrêter », pour les soldats de Pompée, qui, par ailleurs, étant italiens, étaient équipés de la même façon et parlaient la même langue. Se détournant d'eux, les soldats de César se mirent à massacrer les alliés incapables de résister, et en firent là un immense carnage. [2,81] Quand Pompée vit la déroute, il perdit la tête et s'éloigna à pas lents vers son camp, où il se rendit à sa tente et s'assit sans dire un mot, dans l'état que connut, dit-on, à Troie, Ajax, fils de Télamon, tombant en pleine bataille sous l'emprise maléfique d'un dieu. Les autres soldats furent peu nombreux à rentrer au camp : le message de César les fit s'arrêter sans éprouver de crainte, et tandis que les ennemis passaient en courant auprès d'eux, ils se dispersèrent en petits groupes. Comme le jour déclinait, César se mit à parcourir son armée sans relâche pour la supplier de poursuivre son effort, jusqu'à la prise du camp de Pompée ; il expliquait que, si les ennemis se reformaient, elle aurait été victorieuse un jour, mais que si leur camp était pris, elle aurait gagné la guerre par cette unique opération. Et donc, tendant ses mains vers ses hommes, il se mit le premier en route. Ceux-ci étaient physiquement fourbus, mais moralement revigorés par ces arguments et par la présence de leur général marchant à leurs côtés. À cette impulsion se joignait celle des succès remportés et l'espoir de prendre avec le camp son abondant contenu. En effet, c'est au sein de l'espoir et du succès que les hommes ressentent le moins la fatigue. Ils tombèrent donc également sur le camp et l'investirent avec un grand dédain pour ses défenseurs. Quand Pompée l'apprit, il ne sortit de son étrange silence que pour jeter ces mots : « Quoi ! même dans notre camp ! », après quoi il changea de tenue, partit à cheval avec quatre amis, et ne s'arrêta pas avant de se trouver, au lever du jour, à Larissa. Quant à César, comme il l'avait promis en rangeant ses troupes, il s'installa dans le camp de Pompée, puis lui-même mangea le dîner de ce dernier, et toute son armée, celui des ennemis. [2,82] Les pertes respectives furent, en s'en tenant aux Italiens — car on ne compta même pas celles des alliés, en raison de leur nombre et du mépris où on les tenait —, pour l'armée de César, de trente centurions et deux cents légionnaires, ou bien, selon certains, mille deux cents, pour les pompéiens, de dix sénateurs, parmi lesquels se trouva Lucius Domitius, qui avait été envoyé en Gaule pour succéder à César, environ quarante des hommes qu'on appelle chevaliers, et des plus illustres ; pour le reste de l'armée, certains, forçant les chiffres, parlent de vingt-cinq mille hommes, mais Asinius Pollion, un des officiers de César lors de cette bataille, rapporte que l'on trouva six mille cadavres de pompéiens. Telle fut la fin de la fameuse bataille de Pharsale. Les récompenses du premier et du second ordre furent à l'unanimité attribuées à César lui-même, reconnu comme le plus brave, et à la dixième légion avec lui. Le troisième rang fut pour le centurion Crassinius, auquel César, partant au combat, avait demandé quel était son pronostic, et qui s'était fièrement écrié : « Nous vaincrons, César, et, que je sois vivant ou mort, tu seras content de moi. » Et l'armée témoignait qu'il avait couru comme un possédé de rang en rang, accomplissant toutes sortes de brillantes prouesses. Puis, quand on l'eut cherché, et trouvé parmi les morts, César le couvrit d'honneurs militaires, assura ses funérailles et lui érigea un tombeau spécial à côté de la sépulture collective. [2,83] Quant à Pompée, il se rendit à la même allure, de Larissa jusqu'à la mer, monta dans une petite barque, puis rejoignit un bateau qui passait à proximité, sur lequel il vogua jusqu'à Mytilène, d'où il partit, en compagnie de sa femme Cornélie, avec quatre trirèmes que lui avaient envoyées les Rhodiens et les Tyriens ; alors encore il se refusa à gagner Corfou, ainsi que l'Afrique, où il disposait d'autres forces importantes et de flottes intactes, et se dirigea vers l'Orient, du côté des Parthes, pensant qu'il recevrait d'eux tout le nécessaire, et il ne découvrit ce projet à ses amis qu'à la hauteur de la Cilicie. Ils lui conseillèrent de se méfier des Parthes, qui avaient récemment été pris en traître par Crassus, et avaient gardé l'orgueil de l'avoir écrasé ; ils le dissuadèrent d'emmener chez des barbares sans retenue une belle femme comme Cornélie, qui, en plus, avait été l'épouse de Crassus. Pompée proposa alors comme seconde solution l'Égypte et Juba : ils rejetèrent Juba, le jugeant peu sûr, et lui déclarèrent leur accord pour l'Égypte, qui était proche et constituait un vaste royaume, prospère de surcroît, et possédant en quantité bateaux, ravitaillement et argent ; de plus, ses rois, bien qu'étant encore des enfants, avaient hérité de leur père des liens d'amitié avec Pompée. [2,84] Pour ces raisons donc, Pompée se mit à voguer vers l'Égypte. Mais Cléopâtre, qui partageait le pouvoir avec son frère, venait de partir d'Égypte et rassemblait une armée en Syrie, tandis que son frère Ptolémée se tenait près du mont Casium, en Égypte, à guetter l'attaque de Cléopâtre, et un dieu fit sans doute souffler le vent qui amena Pompée à cet endroit. Ce dernier, à la vue d'une grande armée sur la côte, arrêta sa traversée, conjecturant à juste titre que le roi se trouvait là. Il envoya des messagers annoncer son arrivée et rappeler son amitié avec le père du roi. Celui-ci avait au plus treize ans, et l'armée était dirigée pour son compte par Achillas, les finances, par l'eunuque Pothinos ; ils tinrent conseil à propos de Pompée. Et il se trouva là le rhéteur Théodote de Samos, précepteur du jeune homme, pour proposer l'action infâme de tendre un piège à Pompée et de le tuer, afin d'entrer dans les bonnes grâces de César ; son avis fut approuvé et on lui envoya une modeste barque, en alléguant que la mer était peu profonde et impraticable pour de grands bateaux ; quelques serviteurs royaux montèrent à son bord, ainsi que Sempronius, un Romain qui combattait alors pour le compte du roi, mais qui auparavant avait servi sous Pompée lui-même ; il présenta la main à Pompée de la part du roi et l'invita à se rendre auprès du jeune homme « en lequel il avait un ami » ; pendant ce temps, l'armée tout entière s'était également disposée sur le rivage comme pour faire honneur à Pompée, et le roi se trouvait au milieu, discernable à la pourpre qui le couvrait. [2,85] Pompée, de son côté, commençait à tout soupçonner : le déploiement de l'armée, la modestie de la barque, le fait que le roi ne fût pas à ses côtés en personne, qu'aucun des dignitaires n'eût été envoyé. Mais il se contenta de se répéter ces vers de Sophocle : « Quiconque se rend auprès d'un roi en devient l'esclave, même s'il y vient en homme libre », puis il entra dans la barque. Et comme, pendant la traversée, tout le monde gardait le silence, ses soupçons se renforcèrent, et, soit qu'il eût reconnu Sempronius, parce qu'il était un Romain et avait combattu sous ses ordres, soit qu'il l'eût deviné en le voyant rester seul debout, selon précisément l'habitude militaire bien connue qui veut qu'on ne s'asseye pas en présence de son général, il se tourna vers lui et dit : « Mais je te connais : n'es-tu pas un compagnon d'armes ? » Et ce dernier fit aussitôt signe que oui ; puis dès que Pompée eut tourné le regard, il lui porta le premier coup, et les autres continuèrent. La femme et les amis de Pompée, assistant de loin à cette scène, se mirent à hurler de douleur et, levant leurs mains vers les dieux, vengeurs des accords violés, ils se hâtèrent de partir au large d'une terre pour eux ennemie. [2,86] La tête de Pompée fut coupée et conservée par Pothinos et son entourage pour César, dont ils espéraient de grandes compensations, mais qui leur fit payer comme il fallait leur infamie ; le reste de son corps fut enseveli sur la côte par un inconnu qui lui érigea également un tombeau modeste, où une autre personne fit inscrire :« Pour qui de temples regorgea, quelle misère est celle de ce tombeau ! » Puis ce tombeau, avec le temps, fut tout entier recouvert par le sable ; toutes les statues de bronze, érigées ensuite en l'honneur de Pompée par ses partisans, et qui avaient été outragées puis transportées dans la partie secrète du sanctuaire, furent recherchées et retrouvées, de mon temps, lors d'un de ses voyages, par les soins de l'empereur romain Hadrien, qui fit nettoyer le tombeau, de façon à lui rendre son ancien lustre, et redresser les statues de Pompée lui-même. Ainsi se termina donc la vie de Pompée, qui vint à bout des plus grandes guerres, rendit les plus grands services à l'empire romain, fut pour cela nommé « Le Grand » ; il n'avait jamais auparavant connu la défaite, mais était resté invaincu et avait joui du plus grand succès depuis sa prime jeunesse : car depuis l'âge de vingt-trois ans jusqu'à celui de cinquante-huit, il disposa sans cesse d'une puissance qui lui permit d'exercer le pouvoir de façon absolue, bien qu'il eût, par contraste avec César, la réputation de gouverner de façon républicaine. [2,87] Lucius Scipion, le beau-père de Pompée, et tous les autres aristocrates qui avaient pu s'enfuir de la bataille de Pharsale, s'étaient précipités à Corfou rejoindre Caton, qui y avait été laissé à la tête d'une autre armée et de trois cents trirèmes — et ils agissaient ainsi bien plus sagement que Pompée. Les plus notables d'entre eux se partagèrent la flotte : Cassius prit la mer à destination du Pont, pour dresser Pharnace contre César ; Scipion et Caton embarquèrent pour l'Afrique, comptant sur Varus, sur son armée et sur leur allié Juba, roi de Numidie ; le fils aîné de Pompée, en compagnie de Labienus et de Scapula, chacun avec un détachement, se précipitèrent en Espagne, détachèrent cette province de César, recrutèrent une nouvelle armée d'Ibères proprement dits, de Celtibères et d'esclaves, et ils se trouvaient en possession de plus de matériel que nécessaire, si grandes étaient les ressources restantes dont disposait Pompée, et qu'égaré par un dieu, il dédaigna pour fuir. Ceux qui se trouvaient en Afrique choisirent Caton pour diriger les opérations, mais il n'accepta pas, parce que des hommes de rang consulaire se trouvaient là, qui le surpassaient en dignité, vu qu'à Rome lui-même n'avait exercé que la préture. Le commandement revint donc à Lucius Scipion, et, là aussi, une armée importante fut constituée et entraînée. Et ainsi deux forces tout à fait considérables étaient forgées, en Afrique et en Espagne, pour contrer César. [2,88] César, après sa victoire, passa deux jours à sacrifier et à laisser son armée se remettre de la bataille. Ensuite, il donna congé aux Thessaliens qui avaient combattu à ses côtés, et accorda son pardon aux Athéniens venus le lui demander, en disant : « Combien de fois, après avoir causé votre propre perte, aurez-vous été sauvés par la gloire de vos ancêtres ! » Mais, le troisième jour, il s'élança vers l'Orient, en suivant des informations concernant la fuite de Pompée, et, faute de trirèmes, il entreprit de traverser l'Hellespont sur de petites embarcations. Or tandis qu'il était au milieu de sa traversée, Cassius, qui filait trouver Pharnace, apparut, avec une partie de ses trirèmes ; et alors qu'avec ses nombreuses trirèmes il aurait pu s'emparer de petites embarcations, sa crainte de la bonne fortune de César, évidemment bien connue et alors objet de terreur, le paralysa ; croyant que César naviguait exprès en travers de sa route, il tendit les mains vers lui — du haut de trirèmes vers des barques ! — lui demanda son pardon et lui livra ses trirèmes, si forte était la renommée de réussite de César : je ne vois personnellement pas d'autre explication, et je ne pense pas qu'aucune autre action de la fortune ait été plus propice que lorsque Cassius, un homme de guerre des plus remarquables, disposant de soixante-dix trirèmes, rencontrant César au dépourvu, renonça même à engager le combat. L'homme qui, sous le coup de la seule frayeur, se livra si honteusement à César naviguant dans les parages, devait plus tard, quand celui-ci serait maître à Rome, l'assassiner. Ce qui montre bien que la panique fut alors insufflée à Cassius par la bonne fortune qui voulait l'élévation de César. [2,89] Après s'en être tiré de façon aussi inattendue et avoir traversé l'Hellespont, il accorda son pardon aux Ioniens, aux Éoliens et à tous les autres peuples qui habitent la grande péninsule que l'on appelle communément l'Asie Mineure, quand ils lui envoyèrent des ambassades pour l'en supplier, et, ayant appris que Pompée était en route pour l'Égypte, il s'embarqua pour Rhodes. Là, sans attendre son armée qui s'y dirigeait par détachements, il monta sur les trirèmes de Cassius et des Rhodiens avec les soldats présents. Puis, sans révéler à personne la direction qu'ils allaient suivre, il prit la mer dans la soirée, donna pour instruction aux autres pilotes de se diriger en suivant, la nuit, la lumière de son bateau, et, le jour, son pavillon. Et à son pilote, il enjoignit, après s'être beaucoup éloigné de la terre, de mettre le cap sur Alexandrie. Après trois jours de pleine mer, il était à Alexandrie, où il fut reçu par les tuteurs du roi, puisque ce dernier se trouvait encore aux environs du Casium. Tout d'abord, vu le petit nombre de ses compagnons, César fit l'homme venu prendre du bon temps, recevant amicalement le premier venu, parcourant la ville pour en admirer les beautés, restant avec la foule pour écouter les philosophes : ce qui lui valut la sympathie des Alexandrins et la réputation, flatteuse auprès d'eux, d'un homme aimant prendre du bon temps. [2,90] Mais quand son armée débarqua, il punit de mort Achillas et Pothinos pour le crime commis contre Pompée (Théodote lui échappa, mais plus tard Cassius le crucifia quand il le trouva en Asie). À la suite de cela, les Alexandrins s'agitèrent et l'armée royale marcha contre César, qui livra plusieurs combats près du palais royal et sur le rivage qui le borde ; là, lors d'une retraite, César fut repoussé dans la mer et s'en tira en nageant longtemps sous l'eau ; les Alexandrins s'emparèrent de son manteau et le suspendirent en trophée. Finalement, sur les bords du Nil, il livra au roi le combat qui lui assura la victoire décisive. Et ces opérations lui prirent neuf mois, jusqu'à ce qu'il établît Cléopâtre sur le trône d'Égypte à la place de son frère ; puis il croisa sur le Nil avec quatre cents bateaux et contempla le paysage avec Cléopâtre, dont la compagnie lui procurait par ailleurs beaucoup de plaisir. Mais le détail de ces événements sera relaté plus précisément dans le livre consacré à l'Égypte. Quand on apporta à César la tête de Pompée, il le prit très mal, et ordonna de l'ensevelir dans une petite enceinte qu'il lui destina à proximité de la ville et qu'on appela Enceinte de Némésis. Mais elle fut, à mon époque, quand l'empereur romain Trajan extermina les Juifs d'Égypte, dévastée par ces derniers pour les besoins de la guerre. [2,91] Après avoir donc réglé ces affaires à Alexandrie, César se hâta de traverser la Syrie pour attaquer Pharnace. Celui-ci avait déployé une grande activité, dépouillé des places fortes romaines, engagé le combat avec Domitius, un général de César, et remporté une victoire tout à fait éclatante ; dans l'exaltation de ce succès il s'en était pris, dans le Pont, à la ville d'Amisos, qui soutenait les Romains, avait réduit sa population en esclavage et fait des eunuques de tous les enfants. Mais devant l'arrivée de César, il devint inquiet, se mit à éprouver des regrets, et quand celui-ci fut à deux cents stades, il lui envoya, pour négocier une paix, des ambassadeurs lui apportant une couronne d'or et proposant absurdement en mariage à César la fille de Pharnace. Mais quand César eut appris ce qu'ils apportaient, il continua d'avancer avec son armée et de marcher tout en bavardant avec les ambassadeurs, jusqu'à ce qu'il se trouvât tout près du camp de Pharnace ; il dit alors : « Ce parricide va-t-il attendre pour payer ses crimes ? » et sauta sur son cheval: au premier cri il provoqua sans délai la fuite de Pharnace, puis il tua beaucoup d'ennemis, opérant tout au plus avec mille cavaliers, les premiers à s'être lancés à ses côtés. À ce moment, raconte-t-on, il déclara : « Bienheureux Pompée ! Voilà donc quels guerriers tu as combattus du temps de Mithridate, le père de cet homme, et qui t'ont fait croire grand et surnommer le Grand ! » Puis il expédia à Rome un message concernant cette bataille : « Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. » [2,92] Après cette mésaventure, Pharnace eut l'heureuse idée de se réfugier dans son royaume du Bosphore, qui lui avait été attribué par Pompée. Et César, qui n'avait pas de temps à perdre à des détails alors que de si grandes guerres l'attendaient, retourna dans la province d'Asie, et, en chemin, régla les problèmes des villes écrasées par les fermiers du tributs, comme je l'ai expliqué dans mon livre sur l'Asie. Mais quand il apprit que des troubles avaient éclaté à Rome et qu'Antoine, son maître de la cavalerie, faisait garder le Forum par la troupe, il laissa tout cela pour gagner Rome au plus vite. À son arrivée, les troubles civils avaient cessé, mais d'autres avaient éclaté contre lui dans l'armée, qui se plaignait de ne pas avoir reçu les récompenses promises après la bataille de Pharsale et de rester en service au-delà du temps légal ; les soldats voulaient tous qu'on les laisse repartir chez eux. César leur avait fait des promesses imprécises à Pharsale, et d'autres promesses imprécises pour quand la guerre d'Afrique serait terminée : il leur transmit alors une promesse précise de mille drachmes de plus pour chacun. Mais ils lui dirent de ne plus faire de promesses et de tout donner sur-le-champ. Et Sallustius Crispus, qui leur avait été envoyé, aurait sans doute été tué, s'il n'avait pris la fuite. Mis au courant, César disposa une autre légion de soldats, qu'Antoine avait prévus pour la garde de la Ville, autour de sa maison et aux sorties de la Ville, par crainte de pillages. Puis lui-même, alors que tout le monde tremblait et lui conseillait de se méfier de l'impulsivité des soldats, eut l'extraordinaire audace, alors qu'ils étaient encore en pleine mutinerie, de se rendre au Champ de Mars, sans s'annoncer, et de se montrer à la tribune. [2,93] Les soldats coururent au rassemblement, avec grand bruit et sans armes, et, selon la coutume, dès qu'il parut à leurs yeux, saluèrent leur général. Il leur demanda alors de lui dire ce qu'ils voulaient : ils n'osèrent pas, dans leur stupéfaction de le voir présent sur place, lui parler des gratifications, mais, estimant que c'était une revendication plus modérée, ils réclamèrent à grands cris de recevoir leur congé de l'armée, escomptant que, comme il avait besoin d'une armée pour les guerres à venir, il aborderait aussi la question des gratifications. Mais lui, contre l'attente générale, répondit sans la moindre hésitation : « Je vous donne congé. » Comme ils étaient encore plus sidérés et que le plus profond silence s'était établi, il ajouta : « Et je vous donnerai, je vous l'assure, tout ce que je vous ai promis, quand j'aurai les honneurs du triomphe, avec d'autres. » Comme cette proposition aussi paraissait à leurs yeux inattendue et généreuse, tous se mirent subitement à éprouver de la honte et, à considérer, dans une réflexion où se mêlait la jalousie, que, si eux décidaient d'abandonner leur général au milieu de si nombreux ennemis, d'autres triompheraient à leur place, que les profits à tirer de la guerre en Afrique — qu'ils prévoyaient importants — leur échapperaient, et qu'ils seraient également en butte et à l'hostilité de César et à celle de ses ennemis. Éprouvant donc ces craintes, ils restèrent encore plus silencieux, embarrassés, espérant que César leur accorderait de son côté quelque concession et qu'il reviendrait sur sa parole à cause des nécessités du moment. Mais il répondait par un silence égal, et comme ses amis lui conseillaient de leur dire encore quelque chose et de ne pas renvoyer avec un mot bref et dur des compagnons d'armes de longue date, il commença son discours en les appelant « citoyens » au lieu de « soldats », ce qui signifiait qu'ils étaient congédiés de l'armée et se retrouvaient de simples particuliers. [2,94] Eux, n'en pouvant plus, se mirent à crier qu'ils se repentaient et le prièrent de les garder à son service. Mais César se détourna et descendit de la tribune : alors ils le pressèrent par leurs cris, encore plus instamment, de rester et de punir ceux d'entre eux qui s'étaient rendus coupables. César fit encore un peu traîner l'affaire, sans partir ni revenir, feignant d'hésiter ; puis cependant il revint pour dire qu'il ne punirait personne, mais qu'il était peiné de voir que la dixième légion, qu'il avait toujours particulièrement honorée, avait participé à de tels troubles. « À celle-ci seulement, dit-il, je donne congé du service. Cela ne m'empêchera pas de lui accorder, à elle aussi, tout ce que j'ai promis, quand je reviendrai d'Afrique. Et je donnerai aussi des terres à tout le monde une fois les ennemis écrasés : je ne procéderai pas à la manière de Sylla, qui confisquait les terres à leurs propriétaires puis établissait les bénéficiaires de ces confiscations à côté de leurs victimes, les rendant ennemis éternels les uns des autres, mais je partagerai les terres publiques et celles qui m'appartiennent, et j'en achèterai d'autres si nécessaire. » Des applaudissements et des acclamations éclatèrent de toutes parts, tandis que les hommes de la dixième légion étaient au comble de l'affliction de voir César se montrer inflexible seulement à leur égard : ils lui demandèrent alors de tirer au sort une partie d'entre eux pour leur infliger la peine capitale. Mais César, qui n'avait désormais aucun besoin de stimuler davantage des hommes dont le repentir était authentique, se réconcilia avec tous et, sans délai, partit pour la guerre d'Afrique. [2,95] Après avoir traversé le détroit de Rhegium à Messine, il se rendit à Lilybée. Quand il apprit que Caton gardait à Utique le matériel de guerre avec des bateaux et quelques détachements d'infanterie, en compagnie des trois cents hommes dont ils avaient fait depuis longtemps leur conseil de guerre et qu'ils appelaient leur « congrès », tandis que le commandant, Lucius Scipion, et l'élite des soldats, avaient installé leur camp à Adrumète, il fit voile vers Scipion. Survenant alors que celui-ci était parti auprès de Juba, il se disposa en ligne de bataille juste devant le camp de Scipion, voulant profiter de l'occasion qui s'offrait de livrer bataille à des ennemis sans commandant. La contre-attaque fut menée par Labienus et Petreius, les légats de Scipion, et ils l'emportaient largement sur les troupes de César, poursuivant les fuyards avec arrogance et dédain, quand le cheval de Labienus, frappé au ventre, désarçonna son cavalier, qui fut recueilli par son escorte ; Petreius, considérant qu'il avait effectué une mise à l'épreuve concluante de son armée et qu'il remporterait la victoire quand il le voudrait, interrompit les opérations, en ajoutant à l'adresse de son entourage : « Ne privons pas de sa victoire notre commandant Scipion ! » Et ce deuxième volet du combats fut apparemment l'oeuvre de la Bonne Fortune de César, vu que, semble-t-il, les ennemis l'auraient emporté si la bataille n'avait pas été interrompue brusquement par ses vainqueurs. On dit que César, pendant la fuite, abordait tous ses hommes pour les faire revenir et qu'il saisit de sa main un porteur des enseignes les plus importantes, les aigles, et le ramena de la zone des fuyards sur le front ; pour finir, Petreius décrocha et César fut heureux de se retirer. Telle fut donc la fin de la première bataille de César en Afrique. [2,96] Peu après, l'arrivée de Scipion lui-même, avec huit légions d'infanterie, vingt mille cavaliers, dont la majorité étaient africains, une importante infanterie légère et une trentaine d'éléphants, fut annoncée, avec, à ses côtés, le roi Juba, amenant aussi environ trente mille fantassins supplémentaires, vingt mille cavaliers numides, de nombreux lanceurs de javelots et encore soixante éléphants ; l'armée de César commença à s'alarmer et la confusion s'empara des soldats à l'idée de l'échec qu'ils avaient déjà subi et des rumeurs qui couraient sur le nombre et la valeur de ceux qui marchaient contre eux, surtout des cavaliers numides. De plus, la guerre avec des éléphants, dont ils n'avaient pas l'habitude, les terrorisait. Mais Bocchus, un autre prince de Mauritanie, s'étant emparé de Cirta, qui était la capitale de Juba, ce dernier, quand il en fut informé, s'empressa de regagner ses territoires avec sa propre armée, dont il ne laissa à Scipion que trente éléphants. L'armée de César reprit alors courage au point que la cinquième légion demanda être placée en face des éléphants et l'emporta en déployant une grande bravoure ; à dater de ce jour et maintenant encore, les enseignes de cette légion portent des éléphants. [2,97] Le combat fut long, difficile, et douteux, sur tout le champ de bataille, et c'est seulement vers le soir que César commença à vaincre, s'empara tout de suite du camp de Scipion, et ne négligea pas, même en pleine nuit, d'exploiter sa victoire jusqu'à l'achèvement complet. Les ennemis, eux, s'échappèrent par petits groupes, par où ils purent, et Scipion, quant à lui, abandonna tout à Afranius, en s'enfuyant par la mer sur douze bateaux non pontés. Ainsi donc, cette armée-là également, se montant à quatre-vingt mille hommes, longuement entraînée, et sortie du premier combat gonflée d'espoir et de courage, fut massivement écrasée lors du deuxième affrontement. Et César était de plus en plus célébré pour sa Bonne Fortune invincible, les vaincus eux-mêmes n'accordant rien à ses mérites, mais reportant leurs propres erreurs sur la Bonne Fortune de César. En réalité, toutefois, il semble bien que ce soit à cause de l'incompétence des commandants, qui ne menèrent pas contre César une guerre d'usure, jusqu'à ce qu'il n'eût plus de ressources, dans ce pays étranger, et qui ne poussèrent pas jusqu'au bout leur première victoire, que cette guerre fut écourtée et se trouva si rapidement résolue. [2,98] Comme la nouvelle de ces événements parvint à Utique trois jours après tout au plus, et que César s'était sans délai mis en marche pour Utique, une fuite générale commença. Et Caton ne chercha à retenir personne : il donna même des navires aux aristocrates qui lui en demandèrent ; mais personnellement, il demeura, de pied ferme, et quand les habitants d'Utique lui promirent de demander grâce pour lui avant de le faire pour eux-mêmes, il répondit en souriant qu'il n'aurait pas besoin qu'on intercédât en sa faveur auprès de César, et que César aussi le savait parfaitement. Puis il fit poser les scellés sur toutes les caisses publiques, et confia les documents concernant chacune d'elles aux autorités d'Utique ; le soir, il prit son bain, puis son dîner, qu'il mangea assis, comme il le faisait depuis le meurtre de Pompée. Et, sans rien changer à ses habitudes, sans consommer ni plus, ni moins, il s'entretint avec les convives de ceux qui avaient pris la mer, demanda des informations sur le vent, pour savoir s'ils ne l'avaient pas contraire, et sur la distance à parcourir, pour savoir s'ils seraient assez loin avant l'arrivée de César au début de la matinée. Puis, même en allant se coucher, il ne modifia en rien ses habitudes, si ce n'est qu'il étreignit son fils avec plus de tendresse. Mais comme il ne trouvait pas son poignard à sa place habituelle près de son lit, il se mit à crier qu'il était livré à ses ennemis par ses domestiques : de quoi se servirait-il, disait-il, en cas d'attaque, s'ils survenaient pendant la nuit ? Comme on le suppliait de ne rien entreprendre contre lui-même, mais d'aller se reposer sans poignard, il ajouta, de façon encore plus convaincante : « Ne m'est-il donc pas possible, si je le désire, de m'étouffer avec mes vêtements, de me casser la tête contre le mur, de me précipiter pour me briser le cou ou de retenir ma respiration pour en finir ? » D'autres arguments du même ordre amenèrent ses amis à lui remettre son poignard. Quand celui-ci fut à sa place, il demanda le traité de Platon sur l'âme et se mit à lire. [2,99] Quand il eut terminé le dialogue de Platon, comprenant que ceux qui se tenaient à sa porte étaient endormis, il se frappa au-dessous du sternum : ses entrailles tombèrent et il laissa entendre quelque gémissement qui fit accourir ceux qui se tenaient à sa porte ; les médecins remirent en place les entrailles, qui étaient intactes, cousirent la blessure et la bandèrent. Quand il eut repris connaissance, il se remit à jouer son rôle : il se reprochait, en son for intérieur, la faiblesse de sa blessure, mais exprimait sa gratitude à ceux qui l'avaient sauvé et déclarant qu'il n'avait besoin que de dormir. On s'en alla donc en emportant le poignard et, comme il semblait calmé, on ferma les portes. Lui, après leur avoir fait croire qu'il dormait, déchira de ses mains en silence les bandages, défit les sutures de sa blessure, puis, comme une bête sauvage, élargit l'ouverture de son ventre avec ses ongles, y plongea ses doigts et en arracha les entrailles jusqu'à ce qu'il mourût, âgé d'environ cinquante ans, reconnu pour l'homme le plus fermement attaché à sa conviction une fois qu'il avait tranché, et définissant ce qui était juste, convenable ou bien, non d'après l'usage, mais d'après des considérations de haute morale. Il avait, par exemple, épousé Marcia, la fille de Philippus, au sortir de l'adolescence, lui vouait la plus grande affection et avait eu d'elle des enfants : il la céda néanmoins à Hortensius, un de ses amis, qui désirait des enfants mais dont l'épouse était stérile ; et quand elle lui en eut donné un, Caton la reprit chez lui, comme s'il l'avait prêtée. Tel était donc Caton, et les habitants d'Utique lui firent de brillantes funérailles. Quant à César, il déclara que Caton l'avait privé d'une belle démonstration, mais quand Cicéron fit l'éloge de cet homme dans un écrit intitulé Caton, César répliqua en le critiquant dans un ouvrage intitulé l'Anti-Caton. [2,100] Lorsque Juba et Petreius apprirent ces événements, ils ne virent aucune possibilité de fuite ou de salut, et, après un banquet, se transpercèrent mutuellement de leurs épées. Quant au royaume de Juba, César le rendit tributaire de Rome, et fit de Sallustius Crispus son gouverneur. Par ailleurs, il pardonna aux habitants d'Utique et au fils de Caton ; ayant également trouvé à Utique la fille de Pompée en compagnie de ses enfants, il les renvoya au jeune Pompée. Il exécuta en revanche tous ceux des trois cents qu'il découvrit. Leur commandant, Lucius Scipion, se comporta bravement, durant une tempête en mer, puis quand il se heurta à des navires ennemis ; enfin, se voyant pris, il se donna la mort et confia son corps à la mer. [2,101] Telle fut donc la fin de la guerre menée par César en Afrique. Quand il revint à Rome il célébra simultanément quatre triomphes : sur la Gaule, où il avait adjoint à l'empire un grand nombre d'importantes nations et soumis par la force celles qui s'en détachaient, sur le Pont, pour la guerre contre Pharnace, sur l'Afrique, pour la guerre contre les alliés africains de Scipion (le fils de Juba, l'écrivain Juba, encore bébé, y défila) ; il inclut également dans le défilé une sorte de triomphe sur l'Égypte, en souvenir de la bataille navale sur le Nil, entre ceux sur la Gaule et sur Pharnace. Mais, remarquons qu'il se garda de mentionner, sur les inscriptions de son triomphe, ses victoires sur des Romains, considérant qu'il s'agissait de guerres civiles et que cela aurait été inconvenant pour lui et, pour ses compatriotes, humiliant et de mauvais augure : il fit néanmoins, en ces circonstances, figurer, sur des statues et sur divers tableaux, les mésaventures des vaincus et leurs héros, à l'exception du seul Pompée, qu'il se garda bien de montrer, vu le profond regret que tous avaient encore de lui. Et la plèbe, malgré sa crainte, déplorait les malheurs publics, surtout lorsqu'elle voyait Lucius Scipion, le commandant en chef, se frapper la poitrine et tomber dans la mer, Petreius se suicider à la suite d'un banquet ou Caton se déchirer comme une bête fauve ; elle exultait par ailleurs à la vue d'Achillas et de Pothinos et riait devant la fuite de Pharnace. [2,102] Pour ce qui est de l'argent, on dit que, lors des triomphes, furent portés en procession 60.500 talents, ainsi que 2.822 couronnes d'or pesant 20.414 livres. De ces sommes, tout de suite après le triomphe, il distribua, dépassant toutes ses promesses, à chaque soldat, cinq mille drachmes attiques, aux centurions, le double, aux tribuns militaires et aux préfets de la cavalerie, le quadruple, et à chaque plébéien, une mine attique. Et il donna aussi toutes sortes de spectacles de chevaux, de musique, un combat d'infanterie opposant mille hommes contre mille, de cavalerie, deux cents contre deux cents, un combat mélangeant fantassins et cavaliers, une bataille opposant deux groupes de vingt éléphants, une bataille navale avec quatre mille rameurs, mille hommes combattant de chaque côté. Il fit également construire le temple de Venus Genetrix, comme il en avait fait le voeu au moment où la bataille de Pharsale allait s'engager, et il entoura le temple d'un espace, dont il voulait faire pour les Romains un forum, destiné non au commerce, mais aux rencontres entre ceux qui auraient des affaires à régler, comme il en existe chez les Perses pour demander ou recevoir justice. Il plaça, en outre, à côté de celle de la déesse, une belle statue de Cléopâtre, qui s'y trouve encore aujourd'hui. Il fit par ailleurs recenser la population de la plèbe, et on trouva, dit-on, qu'elle avait diminué de moitié par rapport à son chiffre d'avant la guerre : tant le choc des ambitions avait ruiné la Ville. [2,103] Exerçant son quatrième consulat, César se mit en campagne contre le jeune Pompée, en Espagne, ce qui constituait pour lui la dernière guerre civile à mener ; mais elle n'était pas à traiter à la légère, vu que tous les aristocrates réchappés d'Afrique s'étaient empressés de se rassembler là, et que l'armée se composait, d'une part, des soldats qui avaient suivi leurs chefs depuis l'Afrique ou depuis Pharsale, et de l'autre, d'Ibères et de Celtibères, peuples vaillants et toujours belliqueux. En outre, une grande quantité d'esclaves était engagée aux côtés de Pompée. C'était aussi la quatrième année que ces troupes s'aguerrissaient, et leur état d'esprit était celui de combattants qui ont l'énergie du désespoir. Tout cela égara Pompée, qui ne différa pas la bataille, mais engagea le combat contre César dès l'arrivée de celui-ci, malgré les avis de compagnons plus âgés qui lui recommandaient, d'après l'expérience qu'ils avaient faite à Pharsale et en Afrique, d'utiliser le temps pour épuiser César et de l'amener à la disette, vu qu'il se trouvait en terrain hostile. César arriva de Rome en vingt-sept jours, bien qu'empruntant avec une armée très chargée un itinéraire très long : mais son armée éprouvait une peur telle qu'elle n'en avait pas connue avant, par suite de la réputation des ennemis, de leur nombre, de leur entraînement et de leur désespoir. [2,104] Ces raisons amenèrent César lui-même à temporiser, jusqu'à ce que, un jour où il se trouvait quelque part en observation, Pompée s'approchât de lui et lui reprochât outrageusement sa lâcheté. Ne supportant pas ce reproche, César déploya ses lignes près de la ville de Cordoue, et donna, cette fois-là aussi, le mot de passe « Vénus » ; Pompée donna celui de «Piété ». Mais ils étaient déjà en marche que la panique gagna l'armée de César, et la peur produisit une hésitation : César se mit alors à prier tous les dieux, en élevant ses mains vers le ciel, qu'ils ne laissent pas ternir par cette unique épreuve un grand nombre de brillantes prouesses ; il parcourut les troupes et les encouragea, et retirant son casque de sa tête, il les regardait bien en face pour leur faire honte et les exhortait : mais les hommes n'en démordaient pas pour autant de leur panique, jusqu'à ce que César lui-même s'emparât du bouclier d'un soldat et dît aux officiers qui se trouvaient à ses côtés : « Voici pour moi la fin de la vie, et pour vous celle du service. » Puis il sortit des lignes et se lança contre les ennemis, s'avançant si loin qu'il ne s'en trouva plus qu'à dix pas et que deux cents lances furent envoyées contre lui : il évita les unes et reçut les autres dans son bouclier. Alors, bien sûr, chacun des officiers se précipita et se rangea à ses côtés, puis l'armée au complet déferla impétueusement et combattit toute la journée, ne cessant d'avancer et de céder tour à tour ; vers le soir seulement, pour finir, César remporta de justesse la victoire. Il aurait dit à ce moment-là qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais que ce jour-là, c'était pour son existence. [2,105] Il se fit un grand massacre, et les troupes de Pompée s'enfuirent à Cordoue : César alors, pour éviter que les ennemis fugitifs ne préparent une nouvelle bataille, ordonna à son armée d'assiéger Cordoue ; mais ses soldats, fatigués par ce qui s'était passé, entassèrent pêle-mêle les corps et les armes des morts, les fixèrent au sol avec des lances et campèrent derrière cette sorte de rempart. Le lendemain, la ville fut prise, et parmi les officiers de Pompée, Scapula érigea un bûcher et s'y fit brûler; Varus, Labienus et d'autres personnages connus furent décapités et leurs têtes apportées à César. Pompée, lui, réussit à s'échapper après la défaite avec cent cinquante cavaliers et à gagner Carthaia, où il possédait une flotte de navires de guerre ; il se rendit aux quais en secret, comme un simple particulier, porté dans une litière. Quand il vit les équipages désespérer de leur salut, il craignit une trahison, et reprit sa fuite en s'embarquant sur un petit bateau. Son pied se prit dans un cordage et quelqu'un, en voulant couper le cordage avec un poignard, lui entama la plante du pied au lieu de trancher le cordage ; il prit la mer et aborda quelque part pour se faire soigner. Comme on le poursuivait là aussi, il s'enfuit par un chemin cahoteux et plein de ronces qui transperçaient sa blessure, jusqu'à ce que, épuisé, il s'assît sous un arbre ; et quand ses poursuivants l'assaillirent, il se défendit contre eux sans céder au désespoir, puis fut décapité. Enfin, lorsque sa tête fut apportée à César, celui-ci lui fit donner une sépulture. La guerre se conclut par cette unique opération, et, cette fois-là aussi, contre toute attente. Ceux qui en réchappèrent furent regroupés par le frère cadet du Pompée dont il vient d'être question, un Pompée lui aussi, mais que l'on désigne par son prénom, Sextus. [2,106] Tandis que ce dernier, tout en se cachant et en s'enfuyant, se livrait au brigandage, César se hâtait vers Rome, après avoir mis un terme à toutes les guerres civiles, entouré d'une terreur et d'une considération que personne n'avait connues avant lui. Et c'est pourquoi on imagina pour lui rendre grâce toutes sortes d'honneurs démesurés, au-delà de ceux qu'on décerne à un homme, sacrifices, jeux de gladiateurs, offrandes dans tous les temples et lieux publics, dans chaque tribu, dans chaque province, et chez tous les rois amis de Rome. Les images le représentaient en différentes tenues, et l'on trouvait des couronnes en feuilles de chêne sur certaines, le désignant comme le sauveur de la patrie, couronnes dont autrefois ceux auxquels on avait sauvé la vie gratifiaient leurs défenseurs. Il fut également proclamé Père de la Patrie, élu dictateur à vie, consul pour dix ans ; son corps fut déclaré sacré, et il rendait la justice sur un trône d'ivoire et d'or, sacrifiait toujours en habits de triomphateur ; la Ville organisait des sacrifices, chaque année, les jours où il avait remporté ses victoires, les prêtres et les vestales devaient procéder tous les cinq ans à des prières publiques en sa faveur, les magistrats, dès leur installation, juraient de ne s'opposer à aucune des mesures définies par César. En outre, en l'honneur de sa naissance, on changea le nom du mois de "quintilis" en "julius". Et on vota la construction de nombreux temples qui lui étaient dédiés comme à un dieu : l'un d'eux était commun à lui-même et à la Clémence, et tous deux s'y serraient la main. Ainsi les Romains le craignaient comme maître et, par ailleurs, lui rendaient grâce pour avoir été clément à leur égard. [2,107] Il y eut des gens pour proposer de l'appeler roi, mais, quand il l'apprit, il refusa de façon menaçante, en avançant que c'était un titre illégal après la malédiction prononcée par les ancêtres. Puis il déchargea de leur fonction toutes les cohortes prétoriennes qui avaient continué à lui servir de gardes du corps depuis les guerres, et il parut entouré simplement de l'escorte publique. Tandis que, dans ces conditions, il réglait des affaires devant les Rostres, le décret lui accordant les honneurs précédemment mentionnés lui fut apporté en procession par les sénateurs, consuls en tête, chacun dans la tenue correspondant à sa fonction : il leur tendit la main, mais il ne se leva ni à leur approche ni quand ils furent là, et ceux qui dénonçaient son aspiration au titre de roi y trouvèrent un argument de plus. Il rejeta toutefois divers honneurs, sauf le consulat pour dix ans, et il désigna comme consuls à venir lui-même et Antoine, son maître de la cavalerie, confiant, pour remplacer Antoine, cette charge à Lépide, commandant de l'Espagne, mais qui la gouvernait par l'intermédiaire d'amis. De plus, César rappela les exilés, à l'exception des coupables de fautes inexpiables ; il se réconcilia avec ses adversaires et promut massivement nombre de ses anciens ennemis de la guerre à des magistratures annuelles et à des commandements de provinces ou d'armées. Voilà surtout les mesures qui amenèrent le peuple à espérer qu'il lui rendrait aussi la république, comme l'avait fait Sylla, après avoir exercé un pouvoir égal au sien. [2,108] Mais sur ce point le peuple se trompa : quelqu'un, désireux d'accréditer la rumeur de ses visées royales, avait couronné une de ses statues de lauriers, qu'attachait une bandelette blanche ; les tribuns Caesetius et Marullus, l'ayant découvert, le firent arrêter, entendant également par là complaire à César, qui avait prononcé des menaces contre qui parlait de l'appeler roi. César laissa faire sans réagir, et quand d'autres, lors d'un de ses retours aux portes de la Ville, l'appelèrent roi en s'adressant à lui, le peuple exprima sa grogne et César eut l'habileté de répondre à ceux qui l'avaient salué : «Je ne suis pas roi, je suis César », comme s'ils s'étaient trompés de nom. Or Marullus et ses hommes découvrirent aussi celui des assistants qui avait pris cette initiative, et ils ordonnèrent à leurs serviteurs de l'amener, pour qu'il passe en jugement devant leur tribunal. Et César ne laissa plus faire, mais accusa, devant le Sénat, Marullus et ses hommes de comploter contre lui artificieusement, pour insinuer calomnieusement qu'il visait la tyrannie, et il ajouta qu'ils méritaient la mort, mais qu'il se contenterait de leur retirer leurs fonctions et de les radier du Sénat. Cette mesure surtout fit accroire qu'il désirait le titre en question, qu'il consentait pleinement aux tentatives faites en ce sens, et qu'il avait déjà tout d'un tyran, car d'abord le prétexte du châtiment concernait le titre de roi, et ensuite la fonction de tribun était sacrée et inviolable, selon la loi et le serment ancestral. Il accrut encore la colère en n'attendant même pas l'expiration de leur mandat. [2,109] Il s'en rendit compte lui aussi et s'en repentit, considérant qu'il avait commis là, en temps de paix et sans fonctions militaires, un acte d'autorité pesant et maladroit ; il aurait dit à ses amis qu'il les chargeait de veiller sur lui, car il craignait d'avoir fourni à ses ennemis l'occasion qu'ils cherchaient contre lui. Mais quand ses amis lui demandèrent s'il voulait bien reprendre comme gardes du corps les cohortes espagnoles, il répondit : « Rien n'est plus fatal que d'être continuellement sur ses gardes : c'est bon pour celui qui a toujours peur. » Toutefois les tentatives pour lui donner le titre de roi n'en continuèrent pas moins, au contraire : il assistait sur le Forum aux Lupercales, installé sur un trône d'or, devant les Rostres, quand Antoine, collègue de César au consulat, qui courait nu et le corps huilé, comme il est de coutume pour les prêtres de cette fête, se précipita sur les Rostres et lui plaça sur la tête un diadème. À cette vue, une minorité exprima, en applaudissant, son approbation, et une majorité, en gémissant, sa désolation : César rejeta le diadème. Puis Antoine tenta de nouveau de le lui placer, et de nouveau César le rejeta. Et le peuple, pendant cet affrontement, gardait le silence, passionné de savoir comment allait se terminer cet épisode : quand César l'eut emporté, il cria sa joie en le félicitant d'avoir maintenu son refus. [2,110] Pour sa part, soit qu'il abandonnât ses espérances, soit qu'il fût las et cherchât désormais à éviter ces tentatives ou ces manoeuvres calomnieuses, soit qu'il eût voulu se retirer de la ville à cause de ses adversaires, soit qu'il désirât soigner une maladie, qui se manifestait sous forme de perte de conscience et de convulsions, et qui l'affectait surtout dans des périodes d'inactivité, il projeta une grande campagne contre les Gètes et les Parthes ; il prévoyait d'attaquer d'abord les Gètes, une peuplade rude, belliqueuse et peu éloignée, et de tirer ensuite vengeance des Parthes pour la violation de la trêve avec Crassus. Il envoya donc une première armée traverser l'Adriatique, avec seize légions d'infanterie et dix mille cavaliers. Il circulait aussi une autre raison : un oracle sibyllin prédisait que les Parthes ne se soumettraient pas aux Romains avant que ceux-ci ne fussent sous le commandement d'un roi. Et certains, en vertu de cela, osèrent dire qu'il fallait l'appeler dictateur et imperator des Romains, comme il l'était en réalité, ou tout autre nom à leur disposition sauf celui de roi, mais qu'on devait, pour toutes les nations soumises à Rome, le nommer ouvertement roi. Mais il déclina cette proposition également et fit tout pour presser son départ, se sentant en butte à l'hostilité dans la Ville. [2,111] Alors qu'il s'apprêtait à partir, quatre jours avant, ses ennemis l'assassinèrent au siège du Sénat, soit parce qu'ils lui en voulaient pour ses succès et son pouvoir, qui était devenu tout à fait excessif, soit parce que, à les en croire, ils voulaient rétablir la république ancestrale ; ils le connaissaient effectivement assez pour craindre que s'il ajoutait encore ces provinces à l'empire, il deviendrait certainement roi. Et, à l'examen, je pense que cet élément supplémentaire leur fournit le prétexte pour se lancer dans leur entreprise, car la différence pour eux ne consistait que dans le nom, alors, qu'en réalité le dictateur est purement et simplement un roi. Les organisateurs de la conspiration furent surtout deux hommes, Marcus Brutus, surnommé Caepio (fils du Brutus qui fut mis à mort sous Sylla) et qui avait trouvé refuge auprès de César à la suite du désastre de Pharsale, et Caius Cassius, celui qui avais remis ses trirèmes à César dans l'Hellespont ; tous deux avaient été du parti de Pompée, tandis que Decimus Brutus Albinus était des plus proches amis de César, et tous jouirent en permanence de l'estime et de la confiance de César. Il n'hésitait pas à recourir à eux dans les affaires les plus importantes, et, à son départ pour la guerre d'Afrique, il leur donna des commandements d'armées et confia à Decimus Brutus la Gaule transalpine, à Marcus Brutus, la Gaule cisalpine. [2,112] Alors qu'ils s'apprêtaient à exercer conjointement la préture dans la Ville, Brutus et Cassius eurent un différend à propos de la préture dite « urbaines », qui est la plus prestigieuse, soit réellement, par rivalité à ce propos, soit par feinte, pour qu'on ne soupçonne aucune collaboration entre eux. Et César, qui arbitra leur conflit, dit, paraît-il, à ses amis que Cassius avait apparemment le droit pour lui, mais qu'il favoriserait néanmoins Brutus; telles étaient la bienveillance et l'estime qu'il avait pour cet homme en toutes circonstances. À vrai dire, Brutus passait même pour être son fils, vu que Servilia, la soeur de Caton, avait César pour amant à l'époque où elle le mit au monde. C'est pourquoi, aussi, lors de sa victoire à Pharsale, il se serait, dit-on, empressé d'enjoindre à ses officiers de faire tout leur possible pour sauver Brutus. Mais Brutus était-il ingrat, ignorait-il la faute de sa mère, n'y croyait-il pas, ou en avait-il honte ? était-il un partisan exalté de la liberté pour qui la patrie primait sur tout, ou encore, en tant que descendant de l'antique Brutus qui avait chassé les rois, céda-t-il, pour décider son acte, à la pression et aux outrages particuliers du peuple, qui effectivement couvrait en cachette beaucoup de statues de l'antique Brutus et le tribunal du Brutus de leur temps de graffitis du genre : « Brutus, te laisses-tu acheter ? » « Brutus, es-tu mort ? » ou « si seulement tu étais ici maintenant ! » « ta postérité est indigne de toi », « tu n'es pas son descendant » ? Quoi qu'il en soit, ces propos et bien d'autres du même style enflammaient le désir du jeune homme d'agir comme son ancêtre. [2,113] Les rumeurs de royauté continuaient à prospérer, et une session du Sénat allait bientôt avoir lieu, quand Cassius prit Brutus par la main et lui dit : « Qu'allons-nous faire, au sénat, si les adulateurs de César proposent un décret au sujet de sa royauté ? » Et Brutus répondit qu'il ne se présenterait pas au sénat. Puis comme Cassius lui demandait encore : « Et, si l'on nous convoque en tant que préteurs, que ferons-nous, mon cher Brutus ? » « Je défendrai la patrie, répondit-il, jusqu'à la mort. » Alors Cassius l'étreignit en disant : «Qui ne rallieras-tu pas à ta cause dans la noblesse en exprimant une telle pensée ? Crois-tu donc que ce soient les artisans et les boutiquiers qui aient en secret tracé ces inscriptions sur ton tribunal, et non plutôt les nobles romains ? Ils demandent aux autres préteurs des spectacles de chevaux et de bêtes fauves, mais de toi ils réclament la liberté, à leurs yeux ta vocation ancestrale". Voilà donc comment, après avoir depuis longtemps songé à ce projet, ils se le confièrent alors pour la première fois l'un à l'autre ; puis chacun commença à sonder ses propres amis et ceux de César qu'ils connaissaient pour encore plus hardis que les leurs. Et ils s'associèrent, parmi leurs proches, deux frères, Caecilius et Bucolianus, et avec eux Rubrius Riga, Quintus, Ligarius, Marcus Spurius, Servilius Galba, Sextius Naso et Pontius Aquila, qui étaient de leurs familiers, et, parmi les amis de César, Decimus, dont j'ai parlé plus haut, Caius Casca, Trebonius, Tillius Cimber et Minucius Basilus. [2,114] Quand ils pensèrent être assez nombreux et qu'ils jugèrent bon de ne pas étendre le complot plus d'individus, ils se donnèrent mutuellement leur parole, sans serments ni sacrifices, et il n' eut ni abandon ni trahison de la part de personne. Puis ils abordèrent la question du temps et du lieu. Le temps, justement, pressait, car César devait partir pour ses campagnes quatre jours plus tard et une garde l'escorterait immédiatement — et une garde militaire ! Pour le lieu, ils envisagèrent la salle du Sénat, estimant que les sénateurs, même s'ils n'avaient pas été prévenus, prendraient leur parti avec enthousiasme, quand ils verraient l'acte, ce qui, raconte-t-on, serait arrivé également quand Romulus se transforma de roi en tyran. De plus, l'acte, effectué lui aussi, comme son illustre précédent, au sénat, n'aurait pas l'allure d'un complot, mais semblerait avoir été accompli dans l'intérêt de la Cité, et son caractère politique éliminerait toute menace du côté de l'armée. En outre le mérite leur en resterait, puisqu'on ne pourrait ignorer qu'ils en avaient pris l'initiative. Pour toutes ces raisons, donc, le sénat fut choisi à l'unanimité. Mais ils étaient en désaccord sur la manière : les uns soutenaient qu'il fallait aussi éliminer Antoine, collègue de César au consulat, le plus puissant de ses amis, et le plus populaire auprès des soldats. Mais Brutus objecta que, pour le meurtre du seul César, ils seraient perçus comme des tyrannicides, qui auraient abattu un roi, tandis que pour celui de ses amis, ils le seraient comme des adversaires politiques, qui auraient agi en partisans de Pompée. [2,115] Les conjurés furent tout à fait convaincus par cet argument et guettèrent la séance du Sénat qui allait avoir lieu. Quant à César, la veille de cette session, il se rendit à un dîner chez Lépide, le maître de la cavalerie, invita Decimus Brutus Albinus à s'occuper de la boisson, et proposa comme sujet de conversation en buvant : quel est pour l'homme la meilleure mort ? Chacun exprimant différentes opinions, il fut le seul de tous à faire l'éloge de la mort subite. Et tandis que, de la sorte, il prophétisait sur lui-même, il bavardait de ce qui devait se passer le lendemain. Après avoir ainsi bu, pendant la nuit, il fut malade, et sa femme Calpurnia, l'ayant vu en rêve tout dégoulinant de sang, tenta de l'empêcher de partir. En outre, dans ses sacrifices, les signes furent à plusieurs reprises mauvais. Il s'apprêtait donc à envoyer Antoine ajourner le Sénat, mais Decimus, qui se trouvait là, le persuada de ne pas encourir le soupçon de se montrer dédaigneux, et de s'y rendre en personne pour l'ajourner. Ensuite César s'y fit porter en litière. Or il y avait des jeux dans le théâtre de Pompée, et le lieu de réunion du Sénat devait être transféré dans un des bâtiments qui l'entourent, comme c'était l'habitude lors des jeux. Brutus et ses compagnons étaient depuis l'aube le long du portique qui se trouve en face du théâtre, à régler, comme si de rien n'était, les requêtes de ceux qui venaient s'adresser à eux en tant que préteurs, et, quand il apprirent les incidents survenus lors des sacrifices de César et l'ajournement du Sénat, ils éprouvèrent le plus grand embarras. Tandis qu'ils en étaient là un individu prit Casca par la main et lui dit : « Toi dont je suis l'ami, tu me l'as caché, mais Brutus m'a tout découvert. » Et Casca, sur le coup, fut bouleversé par cette confidence, mais l'autre ajouta avec un sourire : « D'où vas-tu donc tirer l'argent pour tenir un rang d'édile ? » Et Casca respira. Puis tandis que Brutus et Cassius réfléchissaient ensemble et conversaient entre eux, un sénateur Popilius Laenas, les entraîna à part et leur dit qu'il faisait des voeux pour ce qu'ils avaient en tête, et leur recommanda de se hâter. Ils en furent bouleversés, mais la terreur les empêcha de répondre. [2,116] La litière de César était déjà en chemin qu'un de ses familiers, qui avait eu vent du complot courut pour dénoncer ce qu'il savait. Quand il arriva chez Calpurnia, il se contenta de dire qu'il voulait voir César pour des affaires urgentes, et il attendit son retour du sénat, ce qui montre qu'il n'était pas pleinement informé des événements en cours. Par ailleurs, un homme qui avait reçu César chez lui à Cnide, Artémidore, se précipita au sénat pour le trouver qui venait d'être assassiné. Un autre personnage lui avait remis un rouleau traitant du complot tandis qu'il sacrifiait devant le sénat : mais il entra tout de suite, et le message fut trouvé dans sa main après sa mort. Dès son entrée, Laenas, celui qui avait quelques instants auparavant exprimé ses voeux auprès de Cassius, vint à sa litière et se mit à l'entretenir en particulier, et avec empressement. A la vue de ce qui se passait, les conjurés furent aussitôt saisis d'une terreur que renforçait la longueur de la conversation, et ils s'entendaient par signes pour se suicider avant d'être arrêtés ; mais comme le dialogue se prolongeait, ils virent que Laenas n'avait pas l'air de procéder à une dénonciation, mais plutôt de demander une faveur et d'insister ; ils respirèrent, et quand, à la suite de l'entretien, ils virent Laenas le saluer encore, ils reprirent courage. C'est, d'autre part, l'habitude pour les magistrats qui se rendent au sénat de prendre les auspices au moment de leur entrée. Et de nouveau la première des victimes de César se révéla dépourvue de coeur, ou, selon certains, il lui manquait la partie supérieure des entrailles. Et comme le devin lui disait qu'il s'agissait d'un présage de mort, il répondit en riant que la même chose lui était déjà arrivée en Espagne durant la guerre contre Pompée ; le devin répliqua qu'en ce temps-là aussi il l'avait échappé belle, et que cette fois le présage était beaucoup plus funeste : César ordonna de refaire le sacrifice. Puis, bien qu'aucune victime ne fût de meilleur augure, ayant scrupule à faire attendre le Sénat, et pressé par ses adversaires se présentant en amis, il entra sans tenir compte des sacrifices. Car il fallait qu'il arrivât à César ce qui devait lui arriver. [2,117] Les conspirateurs avaient laissé Trebonius entraîner Antoine, devant la porte, dans une conversation particulière, et quand César s'installa sur son siège, ils firent cercle autour de lui comme des amis, mais ils tenaient cachés des poignards. Puis, l'un d'entre eux, Tillius Cimber, vint droit à lui et lui demanda la permission pour son frère de revenir d'exil. Comme César lui signifiait son refus catégorique, Cimber le saisit par sa toge de pourpre, comme pour le supplier encore, et, retroussant ce vêtement, le lui tira sur le cou en criant : « Qu'attendez vous, mes amis ? » Casca, qui surplombait la tête de César lui appuya son épée sur la gorge, mais elle glissa et lui entama la poitrine. Alors César arracha sa toge des mains de Cimber, saisit le bras de Casca, sauta à bas de son siège et se retourna, entraînant Casca avec une grande force. Telle était sa situation quand un autre, auquel, en se retournant, il avait présenté le flanc, le lui transperça de son épée. Puis Cassius le blessa au visage, Brutus le frappa à la cuisse et Bucolianus dans le dos, à la suite de quoi César, pendant quelques instants, poussa des hurlements de bête fauve, en se retournant vers chacun d'eux ; mais après le coup de Brutus <...> soit que désormais il eût perdu tout espoir, il s'enveloppa dans sa toge et tomba, en gardant une posture digne, près de la statue de Pompée. Ses adversaires continuèrent, même quand il fut tombé, à l'outrager, jusqu'à lui porter vingt-trois blessures ; et plusieurs, dans la bousculade, se blessèrent mutuellement avec leurs épées. [2,118] Quand les meurtriers eurent achevé de commettre un si grand crime dans un endroit sacré et contre un homme sacré et inviolable, ce fut immédiatement la fuite au sénat et dans toute la Ville : plusieurs sénateurs furent blessés au cours de ces troubles et d'autres périrent. Et il se perpétra bien des meurtres, d'habitants de Rome comme d'étrangers à la ville, sans nulle préméditation, mais comme cela arrive dans le sillage de troubles politiques et par suite de méprises commises par ceux qui vous rencontrent ; de plus, les gladiateurs, en armes depuis l'aube, en vue, bien sûr, de quelque intervention au cours des jeux, sortirent en courant du théâtre pour se rendre aux grilles du Sénat, et le théâtre se vida, sous l'effet de la stupeur, dans une course panique ; les marchandises furent pillées, et tout le monde fermait ses portes et s'apprêtait à se défendre depuis les toits. Antoine également fortifiait sa demeure, convaincu que le complot contre César le visait aussi. Lépide, le maître de la cavalerie, qui se trouvait sur le Forum quand il apprit la nouvelle, se précipita sur l'île au milieu du fleuve, où il gardait une légion de soldats, et la fit passer au Champ de Mars, afin de l'avoir plus facilement sous la main pour exécuter les ordres d'Antoine : il s'effaçait, en effet, devant Antoine, qui était un ami plus proche de César, et exerçait le consulat. Dans leurs réflexions, ils étaient partagés entre leur envie de venger César pour ce qu'il avait subi, et la crainte de voir le Sénat se ranger du côté des meurtriers ; et ils continuaient à observer la tournure qu'allaient prendre les événements. Or, autour de César lui-même, il n'y avait aucune escorte militaire, car avoir une garde armée lui déplaisait, mais seulement des serviteurs publics attachés à sa fonction ; il avait, en outre, été accompagné par bon nombre de magistrats, par toute une foule de citoyens et d'étrangers, toute une quantité d'esclaves et d'affranchis, de sa maison jusqu'au Sénat : mais ils avaient fui en masse, et seuls étaient demeurés trois esclaves, qui déposèrent son corps sur la litière et le ramenèrent chez lui en brinquebalant, à trois qu'ils étaient, lui qui, peu auparavant, était le maître de la terre et de la mer. [2,119] Les meurtriers voulaient prendre la parole au Sénat, mais comme personne n'était resté, ils entourèrent leur bras gauche de leur toge, en guise de bouclier, et, avec leurs épées ensanglantées, ils se mirent à courir en criant qu'ils avaient tué un roi et un tyran. L'un portait à la pointe d'une lance un "pileus", symbole de libération, et ils exhortaient au rétablissement de la république ancestrale, rappelaient le souvenir de l'antique Brutus et de ceux qui s'étaient alors conjurés contre les antiques rois. Ils furent rejoints par des hommes qui avaient pris des poignards et qui, sans avoir participé à l'action, en voulaient néanmoins leur part de gloire, Lentulus Spinther, Favonius, Aquinus, Dolabella, Murcus et Patiscus : mais au lieu d'en partager la gloire, ils furent associés au châtiment des coupables. Toutefois, comme la plèbe ne se pressait pas de leur côté, ils tombèrent dans l'embarras et dans la crainte : d'un côté, ils comptaient malgré tout sur le Sénat, même si, sur le moment, le trouble et l'ignorance avaient provoqué sa fuite, car les sénateurs étaient leurs parents, leurs amis, et souffraient autant qu'eux du poids de la tyrannie ; de l'autre, ils se méfiaient de la plèbe et des vétérans de César, alors présents en grand nombre dans la Ville, les uns fraîchement démobilisés et pourvus de lots de terres, les autres revenus de chez eux pour servir d'escorte à César à son départ de Rome. Ils redoutaient également Lépide et l'armée qu'il commandait dans la Ville, ainsi qu'Antoine, qui exerçait la charge de consul: n'allait-il pas, dédaignant le Sénat et ne s'appuyant que sur le peuples, leur préparer un terrible châtiment ? [2,120] C'est dans cet état d'esprit qu'ils se précipitèrent sur le Capitole avec les gladiateurs. Après délibération, ils décidèrent de distribuer de l'argent à la plèbe, escomptant que, si quelques-uns commençaient à approuver ce qui s'était passé, ils entraîneraient aussi les autres à penser à la liberté et à regretter l'ancien système politique. Les conjurés continuaient, en fait, à croire que le peuple romain était encore comme il avait été, d'après ce qu'ils avaient appris, du temps où l'antique Brutus avait renversé l'ancienne royauté. Et ils ne réalisaient pas qu'ils attendaient de leurs contemporains deux attitudes contradictoires : qu'ils soient épris de liberté et en même temps achetables pour leurs fins à eux. La deuxième attitude était beaucoup plus facile à trouver, la vie publique étant de longue date corrompue. Déjà alors, en effet, la population est mêlée d'éléments étrangers ; de plus, chez les Romains, l'affranchi a les mêmes droits que le citoyen, et les esclaves, de surcroît, ne se différencient pas des maîtres par le vêtement : excepté la toge sénatoriale, les tenues sont communes aux esclaves et aux hommes libres. D'autre part, la ration de blé distribuée aux pauvres seulement à Rome y attire les paresseux, les miséreux et les malfrats de l'Italie. En outre, la foule des démobilisés ne se dispersait plus, chacun repartant individuellement dans son pays, comme autrefois : maintenant que plus d'un avait peur d'avoir pris part à des guerres injustes, et comme il était possible d'occuper collectivement des colonies prises injustement sur les terres et les maisons d'autrui, ils demeuraient en masse dans les temples et leurs enceintes, sous une seule enseigne, sous le commandement d'un chef de colonie, et, après avoir vendu tout ce qui leur appartenait dans la perspective du départ, ils étaient prêts à se vendre pour toute tâche qui leur serait payée. [2,121] En conséquence, il ne fut pas difficile de rassembler immédiatement sur le Forum, autour des partisans de Cassius, une foule d'individus d'une espèce si répandue. Mais, bien que soudoyés, ils n'osaient pas glorifier l'événement, craignant la gloire de César, et la réaction qui viendrait du pari opposé, et donc ils appelèrent de leurs cris à la paix dans l'intérêt général, demandant avec insistance aux magistrats de venir en conférer: ils concevaient là une manoeuvre pour assurer le salut des meurtriers, car, selon eux, il n'y aurait pas de paix sans amnistie. Ils en étaient à ces calculs quand un premier magistrat se présenta, le préteur Cinna, apparenté par le mariage à César : de façon inattendue, il s'avança au milieu d'eux et retira sa tenue de préteur, pour montrer qu'il dédaignait le présent d'un tyran, et il qualifiait César de tyran, ses assassins de tyrannicides ; il célébrait dans leur acte l'équivalent de celui de leurs ancêtres et suggéra de faire descendre les meurtriers du Capitole, en tant que bienfaiteurs, et de les récompenser. Quand Cinna eut terminé son discours, les républicains, voyant que la foule non corrompue ne se joignait pas à eux, ne firent pas venir les meurtriers et se contentèrent de reprendre leurs appels à la paix. [2,122] Mais voici que Dolabella aussi, homme jeune et bien connu, choisi par César lui-même pour exercer le consulat pendant le reste de l'année quand il aurait quitté la Ville, revêtu de la tenue du consul et entouré des insignes de sa fonction, fut le second à insulter celui qui lui avait procuré ces honneurs, et feignit d'avoir été de mèche avec les conspirateurs et de ne s'être que contre son gré abstenu de mettre la main à l'ouvrage (certains disent également qu'il proposa un décret pour que la date du meurtre devînt un anniversaire à célébrer pour la Ville) : alors, même les assistants soudoyés reprirent le moral en voyant qu'un préteur et un consul partageaient leurs positions, et ils firent descendre Cassius et ses compagnons du temple. Ceux-ci furent très contents de Dolabella, et pensèrent qu'ils auraient un homme jeune, connu, à opposer à Antoine ; mais deux d'entre eux seulement descendirent, Cassius et Brutus — ce dernier la main en sang — car ceux qui avaient porté leurs coups vraiment en même temps à César étaient Brutus et Cassius. Quand ils se furent rendus au milieu de leurs partisans, ni l'un ni l'autre n'observa la moindre modération dans ses propos, mais comme après de belles actions unanimement reconnues, chacun vanta les mérites de l'autre, exalta la Ville et rendit un hommage appuyé à Decimus pour avoir fait intervenir de leur côté les gladiateurs dans un moment critique. Puis ils exhortèrent le peuple à égaler les exploits de ses ancêtres, qui avaient abattu les rois, alors même que ces derniers ne tenaient pas leur pouvoir de la violence, comme César, mais avaient été désignés légalement. Ils demandèrent en outre le rappel de Sextus Pompée, le fils du Grand Pompée, toujours en train de guerroyer en Espagne pour la libre république contre les légats de César et celui des tribuns Caesetius et Marullus qui, démis de leurs fonctions par César, se trouvaient en exil. [2,123] Après avoir tenu ces discours, Cassius et son entourage retournèrent au Capitole, car les circonstances ne leur inspiraient pas encore confiance. Puis, parmi leurs parents et amis proches, autorisés pour la première fois à venir les trouver dans le temple, ils choisirent des émissaires pour aller présenter leur défense auprès de Lépide et d'Antoine, et leur prôner d'oeuvrer à la concorde, de prendre soin de la liberté et d'épargner à la patrie les maux qu'elle allait subir faute d'un accord. Et les envoyés formulèrent leurs propositions sans glorifier ce qui s'était produit (ils ne s'y risquaient pas, en présence d'amis de César) mais en demandant d'accepter le fait accompli, par compréhension pour ses auteurs, qui n'avaient pas agi par haine personnelle, mais pour le bien de leur patrie, et par pitié pour la Ville, déjà dépeuplée par de continuels conflits civils, et d'où le conflit qui s'annonçait ferait disparaître les derniers hommes de mérite restants : ne serait-il pas sacrilège, s'ils avaient des haines personnelles contre certains, de les régler aux risques et périls de la collectivité ? Il valait beaucoup mieux oublier ses griefs privés au profit de l'intérêt commun, ou bien, si ces haines privées étaient inexpiables, d'en reporter pour l'instant la satisfaction. [2,124] Antoine et Lépide, eux, voulaient venger César, comme je l'ai dit plus haut, soit par amitié, soit à cause des serments qu'ils avaient prêtés, soit parce qu'ils visaient le pouvoir et pensaient que la tâche leur serait grandement facilitée s'ils étaient massivement débarrassés d'une telle quantité de citoyens de premier rang. Mais ils craignaient les parents et amis de ceux-ci, ainsi que le reste du Sénat, qui penchait du côté de leurs adversaires ; ils redoutaient surtout Decimus, choisi par César pour gouverner la Gaule frontalière, province comportant des troupes considérables. Ils résolurent donc d'attendre encore la suite des événements et de manoeuvrer pour rallier à eux l'armée de Decimus, que de nombreuses campagnes avaient démoralisée. Tel était l'état d'esprit dans lequel Antoine répondit à ses interlocuteurs : « Nous n'entreprendrons rien par haine personnelle. Mais à cause de la souillure du crime, des serments que nous avons tous prêtés à César d'être les gardiens de sa personne ou ses vengeurs s'il lui arrivait quoi que ce soit, il serait conforme à notre serment de poursuivre le sacrilège et de vivre avec un plus petit nombre de citoyens purs plutôt que d'être tous sous le coup de la malédiction. Toutefois, puisque tel est votre point de vue, nous allons l'examiner avec vous au Sénat et nous considérerons comme propice pour la ville tout ce que vous déciderez d'un commun accord. » [2,125] Telle fut la réponse prudente d'Antoine. Les envoyés lui adressèrent leurs remerciements, et, en partant, ils concevaient de solides espoirs dans tous les domaines, convaincus qu'ils étaient de voir le Sénat leur apporter en tout sa collaboration. Antoine, de son côté, donna ordre aux magistrats d'organiser la garde nocturne de la Ville, en y plaçant des postes à intervalles réguliers, comme pendant la journée. Et on alluma des feux partout dans la Ville, grâce auxquels les proches des meurtriers firent toute la nuit la tournée des demeures sénatoriales, pour parler en leur faveur et défendre la république traditionnelle tandis qu'une tournée contraire était effectuée par les chefs des vétérans qui proféraient des menaces au cas où leur seraient retirées aussi bien les terres déjà distribuées que celles qu'on leur avait promises. Or désormais, également, la partie la plus saine de la population reprenait courage, en apprenant le petit nombre des participants à l'attentat. Et quand elle évoquait César, ses opinions divergeaient. Cette même nuit, tant l'argent de César que les archives de son gouvernement furent transportés chez Antoine, soit sur l'initiative de la femme de César, qui voulait transférer les affaires de son mari de sa maison, alors peu sûre, dans celle, mieux protégée, d'Antoine, soit sur l'ordre d'Antoine. [2,126] Pendant que se déroulaient ces péripéties, une ordonnance d'Antoine fut publiée durant la nuit, convoquant le Sénat, avant même le lever du jour, au temple de Tellus, qui était très proche de la maison d'Antoine. En effet, il n'osait pas se rendre à la Curie, située au pied du Capitole, vu que les gladiateurs étaient aux côtés de ses adversaires, ni non plus semer le trouble dans la Ville en y faisant entrer l'armée ; Lépide cependant la fit entrer. À l'approche du jour, on vit, entre autres sénateurs, se hâter vers le temple de Tellus le préteur Cinna, de nouveau revêtu de sa tenue de fonction, que, la veille, il avait rejetée comme cadeau d'un tyran. Mais à sa vue, des citoyens non soudoyés et des vétérans, qui lui en voulaient d'avoir été le premier à dénigrer publiquement César, dont il avait été un proche, le poursuivirent en lui lançant des pierres ; comme il avait trouvé refuge dans une maison, ils amassèrent du bois et allaient incendier la demeure, si Lépide, faisant donner l'armée, ne les en avait pas empêchés. Telle fut donc la première libre opinion à s'exprimer après la mort de César, et elle effraya les citoyens qui avaient vendu leur soutien et les meurtriers eux-mêmes. [2,127] Mais au Sénat, peu étaient dépourvus de fanatisme et indignés, la majorité voulait, par des moyens divers, aider les meurtriers. Et le premier désir des sénateurs fut que, sous de bonnes garanties, les meurtriers soient aussi présents à leurs côtés, et participent à la session, d'accusés devenant juges. Antoine ne s'y opposa pas, sachant qu'ils ne viendraient pas : et ils ne vinrent pas. Ensuite, pour éprouver les sentiments des sénateurs, certains d'entre eux eurent l'insolence de célébrer ouvertement l'action accomplie, en appelant les meurtriers « tyrannicides » et en demandant des récompenses pour eux, tandis que d'autres s'opposaient aux récompenses en alléguant que les intéressés n'en demandaient pas et qu'il n'avaient pas agi dans ce but ; il était donc, selon eux, justifié de leur accorder seulement le titre de « bienfaiteurs ». D'autres s'opposaient également à ce titre et estimaient qu'il fallait se contenter de les épargner. Par ces manoeuvres ils cherchaient à découvrir laquelle de leurs propositions le Sénat serait le plus disposé à accepter d'abord, de façon à pouvoir le manipuler pour obtenir graduellement le reste. Mais si les plus honnêtes se révoltaient contre un acte pour eux sacrilège, tout en acceptant, par égard pour de grandes familles, que les meurtriers eussent la vie sauve, ils étaient ulcérés qu'on envisageât de les honorer comme bienfaiteurs. Les autres objectaient que, si on leur laissait la vie sauve, il ne fallait pas leur refuser des éléments accessoires garantissant leur sécurité. Comme un sénateur soutenait qu'honorer ces hommes, c'était porter outrage à César, ils déclarèrent inadmissible que l'on fit passer l'intérêt d'un mort avant celui des vivants. Un autre affirma vigoureusement que, de deux choses l'une, ou il fallait proclamer César tyran, ou laisser la vie sauve à ses assassins par pitié : ses adversaires n'admirent que la proposition de cet orateur-là, et demandèrent qu'on procédât à un vote au sujet de César, sous serment ; et si l'on voulait que les sénateurs se prononcent en toute indépendance, ils demandaient aussi que personne ne pût invoquer les dieux contre eux pour avoir voté des décrets sous la contrainte, une fois César au pouvoir : s'ils les avaient adoptés ce n'était pas de leur plein gré, mais sous la menace qui pesait sur eux, après l'anéantissement de Pompée et de dizaines de milliers d'autres après lui. [2,128] Antoine, qui les observait et cherchait à les piéger, vit qu'une argumentation sans faille et sans ambiguïté était en train de se développer, et il décida aussitôt de perturber leur pensée en jouant de leurs craintes particulières et du souci qu'ils avaient de leur propre situation. Sachant donc qu'un grand nombre des sénateurs eux-mêmes avaient été nommés par César pour exercer dans le futur les magistratures urbaines, les prêtrises et les commandements de provinces ou d'armées — car, partant pour une longue campagne, il avait distribué les charges pour cinq années —, Antoine fit, en tant que consul, demander le silence et déclara : « Ceux qui réclament un vote à propos de César doivent savoir d'abord que, s'il était un magistrat et un chef élu, tous ses actes et décrets demeurent valides, mais que s'il exerçait, selon votre jugement, la tyrannie par la violence, son cadavre est banni de la patrie, laissé sans sépulture, et tous ses actes annulés. Or les décisions qu'il a prises concernent, pour être bref, la terre entière et toutes les mers, et la plupart, que nous le voulions ou non, seront exécutées, et je vous le montrerai bientôt. Mais ce qui seul dépend de nous, parce que cela ne regarde aussi que nous, je vais vous le soumettre avant toute autre chose, afin qu'en traitant les questions aisées, vous vous forgiez une idée des plus difficiles. Nous, sénateurs, par exemple, nous avons presque tous exercé des magistratures sous César, nous les exerçons parfois encore, en tenant de lui notre nomination, ou bien nous avons été choisis pour les exercer dans l'avenir, puisque c'est pour cinq ans, vous le savez, qu'il nous a distribué les magistratures urbaines, les magistratures annuelles, et les commandements de provinces ou d'armées. Mais vous voulez peut-être déposer vous-mêmes ces fonctions — et vous êtes effectivement les maîtres absolus en la matière : c'est la première question que je vous demanderai de trancher, et j'aborderai le reste ensuite. » [2,129] Après leur avoir allumé un tel brandon, non plus au sujet de César, mais à propos d'eux-mêmes, il se tut. Eux se levèrent sur-le-champ, en masse et en criant : ils ne voulaient pas passer par de nouvelles élections ni devant le peuple, mais préféraient être certains d'avoir ce qu'ils avaient reçu. Certains y étaient poussés parce qu'ils étaient trop jeunes ou qu'une autre raison s'opposait à leur élection : parmi eux se trouvait le consul Dolabella lui-même, qu'il paraissait impossible de nommer au consulat par un vote, car il n'avait que vingt-cinq ans. Et voici qu'il se produisit un grand revirement chez l'homme qui, la veille, prétendait avoir pris part aux événements : la majorité, prétendait-il outrageusement, allait, en voulant honorer les meurtriers pour les besoins de leur salut, déshonorer ses magistrats. Les républicains firent alors miroiter à Dolabella lui-même et aux autres qu'en bénéficiant de la faveur du peuple, ils seraient immédiatement nommés aux mêmes fonctions, et qu'il n'y aurait pas de changements de titulaires, mais un simple changement de mode de désignation, en passant d'une procédure de pouvoir personnel à une procédure plus légale ; et cela leur apporterait un surcroît d'honneur d'être choisis pour les mêmes fonctions aussi bien dans le cadre du pouvoir personnel que dans celui de la république. Ils tenaient encore ces propos quand certains préteurs, tendant un piège à leurs adversaires, se mirent à déposer leur tenue, pour faire croire qu'eux aussi, se joignant à un mouvement général, allaient échanger leur fonction contre un équivalent attribué plus légalement. Mais les premiers éventèrent la ruse, sentant bien qu'ils ne seraient pas encore les maîtres de ces élections. [2,130] Tandis que ces affaires suivaient leur cours, Antoine et Lépide s'avancèrent à l'extérieur du sénat, parce que des partisans, qui depuis longtemps y avaient accouru, les appelaient ; et quand ils eurent atteint un endroit assez haut pour être vus, et que les cris eurent cédé, non sans mal, la place au silence, quelqu'un hurla, soit de sa propre initiative, soit sur commande : « Gardez-vous de subir le même sort ! » Et Antoine, dénouant à son intention une partie de sa tunique, montra une cuirasse à l'intérieur, suscitant par là l'indignation des spectateurs, à l'idée que même des consuls ne pouvaient se passer d'armes pour garantir leur vie. Par ailleurs, certains criaient qu'il fallait tirer vengeance de l'acte, tandis que la majorité appelait à la paix : aux partisans de celle-ci, il dit : « Nous nous occupons de savoir et comment l'établir et comment la faire durer : car il n'est pas facile de trouver les moyens de la garantir, vu que, même pour César, tant de serments et d'exécrations n'ont servi à rien. » Puis, se tournant vers ceux qui appelaient à la vengeance, il les félicita d'effectuer le choix le plus conforme aux serments et à la piété, et ajouta : « Personnellement, je me rangerais à vos côtés et je serais le premier à pousser les mêmes cris, si je n'étais pas consul, fonction qui m'amène à me soucier plus de ce qu'on me dit être l'intérêt commun que de la justice. Vous savez effectivement dans quel sens nous poussent ceux qui sont à l'intérieur. Ainsi d'ailleurs César lui-même avait-il également gardé la vie sauve, dans l'intérêt de la patrie, aux citoyens qu'il avait faits prisonniers à la guerre, et par lesquels il a été assassiné. » [2,131] Telles étant les manoeuvres employées par Antoine à l'égard de chaque parti, ceux qui voulaient vengeance se tournèrent vers Lépide pour vengeance obtenir. Et comme Lépide s'apprêtait à prendre la parole, ceux qui se trouvaient loin placés lui demandèrent de descendre sur le Forum, pour que tous puissent l'entendre aussi bien. Il vint aussitôt, pensant que la foule était déjà en train de changer d'opinion, prit place sur les Rostres, où il se mit à gémir et à pleurer sous les yeux de tous pendant un long moment ; puis, se reprenant, il déclara : « Ici même où, hier, je me tenais avec César, je suis aujourd'hui obligé de vous demander, au sujet du meurtre de César, quelle est votre volonté. » Beaucoup crièrent : « Que tu venges César ! », et les soudoyés crièrent en sens opposé : « La paix pour la Ville ! » Lépide dit alors à ces derniers : « Nous la voulons. Mais de quelle paix parlez-vous ? Et par quels serments sera-t-elle garantie ? Tous les serments traditionnels, nous les avons prêtés à César, puis nous les avons piétinés, nous dont on dit qu'il n'y a pas d'hommes plus fidèles à leurs serments. » Puis il se tourna vers les partisans de la vengeance et leur dit : « César nous a quittés, cet homme réellement sacré et vénéré, mais nous avons scrupule à priver la Ville du reste de ses citoyens, et c'est une question que sont en train d'examiner nos sénateurs, et la décision se prend à la majorité. » Ils recommencèrent alors à hurler : « Venge-le tout seul ! » « Je le veux, dit-il, et il est conforme à mes serments de le faire même seul. Mais il ne faut pas que vous et moi soyons seuls à le vouloir, ni seuls à manifester notre opposition. » [2,132] Telles étant les manoeuvres employées à son tour par Lépide, les soudoyés, qui le savaient ambitieux, l'approuvèrent et lui proposèrent de succéder à César comme Grand Pontife. Il en fut agréablement touché : « Rappelez-vous de ce que vous m'avez proposé dans quelque temps aussi, si vraiment vous m'en jugez digne. » Exploitant donc cette perspective de pontificat, les soudoyés s'exprimèrent encore plus franchement en faveur de la paix : « Tout impie et illégal que cela soit, dit il, je ferai ce que vous voudrez. » Et, à ces mots, il regagna le sénat, où, pendant tout ce temps, Dolabella avait résisté indécemment pour défendre sa charge, pendant qu'Antoine, tout en attendant les réactions du peuple, s'amusait à l'observer (les deux hommes, effectivement, se détestaient) ; puis, quand il en eut assez du spectacle et comme le peuple n'avait pas non plus manifesté de dispositions bien ardentes, il décida de laisser, d'une part, la vie sauve aux meurtriers, par nécessité, en s'en cachant et en se donnant l'air d'y consentir par un suprême effort d'indulgence, mais, par ailleurs, d'obtenir un accord ratifiant les actes de César et l'exécution de ses projets. [2,133] Il fit demander le silence par les hérauts et reprit la parole : « Personnellement, s'agissant de nos compatriotes coupables, mes chers confrères, je vous ai laissés débattre sans rien ajouter ; s'agissant de César, quand vous avez demandé un vote à son sujet, et non plus à propos des précédents, je n'ai mis en avant jusqu'à présent qu'un seul aspect de son activité, et quels affrontements ce seul point n'a-t-il pas provoqués parmi nous — non sans raison ! Car si nous déposons nos charges, nous admettrons qu'en dépit de notre nombre et de notre prestige nous n'avions pas mérité de les obtenir. Or venons-en donc maintenant à des réalités qui sont moins aisément à notre portée, et réfléchissez-y en songeant au nombre de cités, de provinces, de rois et de princes concernés : car effectivement tous les pays, pour ainsi dire, de l'Occident à l'Orient, César nous les a conquis par les armes, associés par la force, puis a assis leur allégeance par des lois, des faveurs et des actes d'humanité. Lequel de ces pays, à votre avis, acceptera d'être privé des avantages qu'il a reçus ? À moins que vous n'envisagiez de semer la guerre partout, vous qui prétendez, pour épargner la patrie dans un état d'extrême affaiblissement, sauver la vie d'individus sous le coup d'une exécration ? Je laisserai de côté les problèmes qui comportent des dangers et des menaces qui sont encore trop loin : mais il y en a d'autres, non seulement près de nous, mais jusque dans nos murs : ces hommes qui, après avoir reçu les récompenses de leurs victoires, se trouvent à la fois en nombre et en armes, comme pendant leur service, que César, laissant groupés comme à l'armée, a dotés de colonies, et dont des dizaines de milliers se trouvent encore dans la Ville, que pensez-vous qu'ils feront, si on les prive de ce qu'ils ont déjà reçu et de ce qu'ils s'attendaient à recevoir comme villes et comme terres ? La nuit passée vous en a sans doute donné une idée. [2,134] « Tandis que vous étiez en train de supplier en faveur des coupables, ils effectuaient une tournée contraire, en proférant des menaces : si le corps de César est traîné, outragé et jeté sans sépulture, comme les lois le prescrivent pour les tyrans, pensez-vous que ses compagnons de combat en supporteront la vue ? Croiront-ils garanti ce qu'ils ont gagné en Gaule et en Bretagne, si l'on outrage celui qui le leur a donné ? Et la plèbe, que va-t-elle faire ? Et les Italiens ? Comme vous serez détestés des hommes et des dieux, si vous outragez l'homme qui a étendu votre empire jusqu'à l'océan, en pénétrant sur des terres inconnues ! Et ne verrons-nous pas l'immense extravagance qui est la nôtre encore plus mise en cause et condamnée si, d'un côté, nous honorons ceux qui ont tué un consul au sénat, un homme sacré dans un lieu sacré, devant le Sénat réuni, sous les regards des dieux, et si, de l'autre, nous déshonorons un homme dont même nos ennemis honorent la valeur ? De telles décisions seraient sacrilèges et outrepasseraient nos compétences, et je dis bien haut que nous devons absolument les rejeter. Je propose en revanche de ratifier les actes et les projets de César, et, pour les coupables, de ne pas leur décerner le moindre éloge — ce qui ne serait ni pieux, ni juste, ni en accord avec la ratification des actes de César — mais de leur laisser la vie sauve, par pitié seulement, si vous y consentez, par égard pour leurs proches et leurs amis, si toutefois eux aussi conviennent d'admettre qu'il s'agit, en faveur de ces hommes, d'une mesure d'indulgence. » [2,135] Quand Antoine eut prononcé cette intervention avec une chaleur et une passion intenses, un décret fut passé, dans le silence et l'approbation générale, selon lequel il n'y avait pas de poursuites après le meurtre de César, mais tous ses actes et ses projets étaient ratifiés « parce qu'il y allait de l'intérêt de la Cité ». Ce dernier détail fut ajouté, pour garantir la sécurité des graciés, sous la pression insistante de leurs proches, afin que la confirmation des actes parût moins relever de la justice que de la nécessité. Et Antoine le leur concéda. Puis, une fois ces décrets votés, tous les chefs de colonies présents demandèrent que fût ajouté au décret général un décret spécial à leur sujet, leur garantissant les colonies. Et Antoine ne s'y opposa pas, montrant bien au Sénat le danger de la situation. Ce décret, donc, fut également adopté, ainsi qu'un autre, analogue, concernant les colons déjà partis rejoindre leur destination. La séance du Sénat venait d'être levée dans ces conditions quand Lucius Pison, auquel César avait confié son testament, se vit entouré par certains sénateurs le priant instamment de ne pas rendre le testament public et de ne pas non plus organiser de funérailles spectaculaires, pour éviter que cela n'engendrât quelque nouvelle sédition. Comme il ne se laissait pas convaincre, ils menacèrent de le poursuivre pour soustraire au peuple une fortune aussi considérable, qui devenait propriété publique — ce qui était donc en revenir aux insinuations de tyrannie. [2,136] Pison, alors, criant de toute sa voix, demanda aux consuls de faire reprendre la séance, puisque les sénateurs étaient encore là, et il déclara : « Les gens qui prétendent avoir supprimé un tyran tiennent désormais contre nous le rôle de plusieurs tyrans au lieu d'un seul : ils m'interdisent d'enterrer le Grand Pontife, profèrent des menaces à mon encontre si je rends public son testament et veulent confisquer sa fortune pour la rendre au trésor public, encore une fois comme si c'était celle d'un tyran. Or les actes accomplis par César en leur faveur ont été ratifiés, mais les dispositions qu'il a prises pour lui-même, ces gens-là veulent les annuler, et il ne s'agit plus de Brutus et de Cassius, mais des hommes qui ont précipité ces derniers dans l'abîme que vous savez. Pour finir, si, pour ses funérailles, vous êtes maîtres de décider, pour son testament, c'est moi, et jamais je ne livrerai ce qui m'a été confié avant que, moi aussi, on ne m'assassine. » Le trouble et l'indignation éclatèrent de toute part, surtout parmi ceux qui espéraient qu'il y aurait aussi quelque chose pour eux dans le testament ; on décida donc de donner lecture publique du testament et d'organiser des funérailles officielles pour César. Ensuite le Sénat se sépara. [2,137] Quand Brutus et Cassius eurent appris ces événements, ils envoyèrent des messagers auprès de la plèbe, l'invitant à monter les trouver au Capitole. Une grande foule s'y précipita, et Brutus déclara : « Si nous vous rencontrons ici, citoyens, alors qu'hier nous vous avons rencontrés sur le Forum, ce n'est pas que nous considérions ce temple ni comme un refuge — car nous ne sommes pas des coupables — ni comme une forteresse : en tout ce qui nous concerne, nous avons confiance en vous. Mais la violence inopinée et injustifiée dont Cinna a été victime nous contraint d'agir ainsi. De plus, nous avons appris que nos ennemis nous accusent de nous être parjurés et d'être un obstacle à l'établissement d'une paix solide. Mais nous avons justement des choses à dire à ce propos, et nous allons les dire en votre présence, citoyens, vous avec qui nous agirons, en ce cas comme pour tout le reste, selon les principes républicains. Après que Caius César, arrivé de Gaule, eut fondu sur sa patrie avec des soldats ennemis, que Pompée, le plus républicain d'entre vous, eut connu le triste sort qui a été le sien, qu'à la suite de cela un grand nombre de bons citoyens, chassés en Afrique et en Espagne, eut péri à son tour, il avait sans doute encore des craintes et, bien qu'il eût assuré sa tyrannie, il demandait une amnistie : nous la lui avons accordée et nous avons prêté serment à ce propos. Mais s'il nous avait fait jurer non seulement d'accepter stoïquement le passé, mais en plus de consentir à être esclaves à l'avenir, qu'auraient donc fait ceux qui présentement manigancent contre nous ? Pour ma part je crois qu'étant des Romains, ils auraient préféré souffrir mille morts que de consentir, sous serment, à devenir esclaves. [2,138] « Si, par ailleurs, César n'avait rien fait de plus pour nous réduire à l'état d'esclaves, nous nous serions parjurés. Mais s'il ne vous a rendu ni les magistratures urbaines, ni les gouvernements de provinces, ni les commandements militaires, les prêtrises, les colonies, ou les autres marques d'honneur ; si le Sénat n'a débattu préalablement de rien, ni le peuple rien ratifié ; si tout était dans tous les domaines réglé par César sur son ordre ; si, en outre, il ne lui vint jamais la moindre satiété de cette misérable situation, comme ce fut le cas de Sylla qui, après avoir anéanti ses ennemis, vous rendit le gouvernement — alors que lui, partant pour une nouvelle campagne de longue durée, vous avait soustrait à l'avance pour cinq ans l'élection des magistrats ; quelle sorte de liberté y avait-il donc, là où même l'espoir n'en subsistait plus ? Que dire des défenseurs de la plèbe, Caesetius et Marullus ? N'est-ce pas dans l'exercice d'une charge sacrée et inviolable qu'ils ont été abusivement exilés ? Et la loi des ancêtres, et leur serment, ne permettent même pas d'intenter un procès à des tribuns tant qu'ils sont en charge : César, lui, les a bannis sans même leur intenter de procès. Qui, de César ou de nous, s'est donc rendu coupable à l'égard de personnes inviolables ? Est-ce que César était sacré et inviolable, lui à qui nous n'avions pas donné ces titres de notre plein gré, mais sous la contrainte, et pas avant qu'il revînt dans sa patrie en armes et y massacrât tant de bons citoyens de si grande valeur ? et la puissance tribunicienne, nos aïeux ne l'avaient-ils pas, en prononçant serments et malédictions, déclarée sacrée et inviolable pour toujours ? Par ailleurs, où sont les tributs de l'empire et les registres de comptes ? Qui, malgré notre opposition, a ouvert les caisses publiques ? Qui a entrepris de transférer l'argent intouchable et consacré, et menacé de mort un tribun — encore un — qui s'y opposait ? [2,139] « Mais, dira-ton, quel serment pourra encore garantir la paix ? S'il n'y a pas à l'avenir de tyrannie, il n'est pas besoin de serments et nos aïeux n'en ont effectivement jamais éprouvé la nécessité ; mais si un autre vise une tyrannie, aucune parole ne lie des Romains à un tyran, ni aucun serment. Nous le proclamons alors que nous sommes encore en danger, et nous ne cesserons jamais de le proclamer pour le salut de la patrie ; et nous avons effectivement, alors que nous occupions une position sûre aux côtés de César, préféré la patrie à notre propre position. On nous dénigre encore en vous inquiétant à propos des colonies : eh bien ! s'il se trouve ici des hommes qui ont reçu un lot de colonisation ou qui attendent d'en recevoir un, qu'ils aient l'obligeance de se faire connaître ! » [2,140] Beaucoup s'étant fait connaître, il leur dit : « Vous avez bien fait, messieurs, de vous joindre aux autres pour venir ici. Et il faut, puisque vous recevez de la patrie les honneurs et les avantages qui vous reviennent, que vous rendiez des honneurs équivalents à celle qui vous envoie : or le peuple vous avait confiés à César pour lutter contre les Celtes et les Bretons, et vous vous êtes comportés brillamment, méritant par là honneurs et récompenses ; mais César s'est servi de vos serments pour vous faire marcher, tout à fait à contrecoeur, contre la Ville, puis il vous a menés en Afrique contre les meilleurs des citoyens, alors que vous hésitiez pareillement. Et si vous n'aviez accompli que ces seuls exploits, vous auriez peut-être des scrupules à demander des récompenses pour eux. Mais puisque ni la rancoeur ni le temps ni l'oubli des hommes n'éteindront le souvenir de vos prouesses contre les Celtes et les Bretons, vous avez droit pour celles-là aux récompenses que le peuple donnait également aux vétérans d'autrefois, sans jamais priver de leur terre des compatriotes ou des innocents, sans distribuer aux uns les biens des autres, considérant qu'il ne convenait pas de récompenser des services en commettant des injustices. Et même les ennemis dont ils étaient victorieux ne se voyaient pas dépossédés de toutes leurs terres, nos ancêtres n'en prenaient qu'une partie, sur laquelle ils installaient les vétérans pour en faire les gardiens des vaincus ; et quand il arrivait que la terre conquise fût insuffisante, ils cédaient une part du domaine public et même ils achetaient d'autres terres. C'est ainsi que le peuple vous établissait dans des colonies sans léser personne. Mais Sylla, puis César, qui ont envahi en armes leur patrie comme un territoire ennemi, avaient besoin contre elle de gardes et de garnisons ; et donc, au lieu de vous renvoyer dans vos foyers, de vous acheter des terres ou de vous distribuer celles qui avaient été confisquées à certains, sans non plus accorder de compensations aux citoyens spoliés, alors même que le trésor était plein et que les confiscations aussi avaient rempli leurs caisses, ils soumirent l'Italie, à laquelle ils n'avaient à reprocher ni faute ni manquement, à la loi de la guerre, ou plutôt à celle du brigandage, en la dépouillant de terres, de maisons, de tombeaux et de temples — ce que nous n'avions pas même coutume d'imposer à des ennemis étrangers, nous limitant à exiger d'eux le dixième de leurs récoltes. [2,141] « Ils vous ont distribué les possessions de vols ; compatriotes, de ceux qui vous ont confiés à César pour la guerre contre les Celtes, qui vous ont escortés à votre départ et ont fait bien des prières pour votre victoire ; et ils vous ont envoyés dans ces colonies en masse, regroupés comme vous l'étiez ; l'armée et sous les mêmes enseignes, pour que vous ne puissiez pas vivre en paix et sans craindre les représailles des spoliés : car un homme réduit à l'errance et privé de ses biens va être à l'affût et guetter l'occasion de vous prendre au piège. Et cela répond tout à fait aux intentions des tyrans, qui n'étaient pas de vous pourvoir d'une terre, qu'ils auraient pu, sans cela, vous procurer d'une autre manière, mais d'avoir en vous, toujours aux prises avec vos adversaires aux aguets, de sûrs gardiens d'un pouvoir dont ils vous font partager les injustices. La popularité des tyrans auprès de leurs hommes d'armes repose, en effet, sur le partage des crimes et des craintes. Et voilà, grands Dieux ! ce qu'on appelle colonisation, et qu'accompagnent les lamentations de nos compatriotes et le déplacement de populations innocentes. Mais tandis que ces individus font consciemment de vous des ennemis pour leurs concitoyens; dans leur intérêt personnel, nous, à qui les actuels dirigeants de notre pays prétendent ne laisser la vie que par clémence, nous vous garantissons présentement pour toujours la possession de cette même terre, nous vous la garantirons dans l'avenir, et nous en prenons les dieux à témoins. Vous êtes propriétaires et vous resterez propriétaires de ce que vous avez reçu. Et il n'y a pas de danger que vous en soyez dépouillés par Brutus ni par Cassius, ni par aucun de ceux qui ont risqué leur vie pour votre liberté. Quant au seul point blâmable de l'affaire, nous allons personnellement y porter un remède qui vous réconciliera en même temps avec vos concitoyens et les ravira dès qu'ils l'apprendront : nous leur rembourserons le prix de la terre dont ils ont été spoliés, sur le trésor public, dès la première occasion, pour vous assurer une colonie qui vous soit non seulement garantie, mais incontestée. » [2,142] Tandis que Brutus tenait ces propos, tous ses auditeurs, en l'écoutant puis en se dispersant, approuvaient entre eux son extrême équité, et ils commençaient à admirer les meurtriers tant pour leur sang-froid que pour leur bienveillance particulière à l'égard de la plèbe ; concevant de la sympathie pour eux, ils se promettaient de les soutenir le lendemain. À l'aube les consuls convoquèrent le peuple à une assemblée, où furent lus les décrets du Sénats, et Cicéron prononça un long éloge de l'amnistie ; les auditeurs en furent ravis et invitèrent à descendre du temple Cassius et ses compagnons, qui exigèrent en contrepartie qu'on leur envoyât des otages ; et on leur envoya les enfants d'Antoine et de Lépide. La vue de Brutus et de ses compagnons déchaîna cris et applaudissements, et quand les consuls voulurent prendre la parole, l'assemblée ne le permit pas et leur enjoignit d'abord de serrer la main des meurtriers et de se réconcilier avec eux. Une fois la chose faite, les consuls sentirent leur réflexion ébranlée par la crainte et la jalousie, à l'idée que les meurtriers pourraient bien, à l'avenir aussi, prendre l'avantage sur eux dans la vie politique. [2,143] Dès qu'on vit apporter le testament de César, la foule en ordonna la lecture. En bref, comme fils adoptif de César s'y trouvait désigné le petit-fils de sa soeur, Octave ; à la plèbe il donnait la disposition de ses jardins, et à chaque Romain se trouvant encore dans la ville soixante-quinze drachmes attiques. Et la colère monta de nouveau dans la plèbe quand elle vit un homme qu'elle avait entendu accuser de tyrannie manifester dans son testament son amour pour la Cité. Sa commisération fut excitée au plus haut point par la mention d'un des meurtriers, Decimus Brutus, au deuxième rang de ses héritiers, comme son fils adoptif. C'est en effet une coutume chez les Romains de mentionner des héritiers de remplacement, au cas où les premiers ne pourraient pas toucher l'héritage. Ce détail accrut encore l'indignation et l'on trouvait horrible et sacrilège que Decimus, lui aussi, eût conspiré contre César, alors qu'il était mentionné comme son fils. Quand Pison fit porter le corps de César sur le Forum, une foule innombrable accourut en armes pour monter la garde autour de lui ; puis, au milieu des clameurs et accompagné d'un brillant cortège, il fut placé sur les Rostres, et les lamentations et les gémissements reprirent pendant très longtemps, les hommes armés entrechoquèrent leurs armes, et peu à peu on se mit à regretter l'amnistie. Et Antoine, à les voir dans ces dispositions, n'abandonna pas ses vues, mais comme il avait été choisi pour prononcer l'éloge funèbre, en tant que consul pour un consul, en tant qu'ami pour un ami, et en tant que parent pour un parent (il était en effet apparenté à César du côté maternel), il reprit ses manoeuvres en prononçant le discours qui suit. [2,144] « Il serait inconvenant, citoyens, que l'éloge funèbre d'un si grand homme vînt de moi, qui ne suis qu'un seul, et non de sa patrie tout entière. Or tous les décrets que vous avez votés de son vivant, dans l'admiration que vous portiez tous également, Sénat et peuple confondus, à sa valeur, constituent à mon sens votre voix, et non celle d'Antoine : je vais donc en donner lecture. » Et il commença à lire avec un visage sévère et sombre, sa voix soulignant tous les détails et détachant surtout ceux qui dans le décret exaltaient César, le nommant sacré et inviolable, père de la patrie, bienfaiteur et protecteur sans égal. Et en énonçant chacun de ces décrets, Antoine dirigeait son regard et sa main vers le corps de César, soulignant le contraste entre les mots et la réalité. Il ponctuait encore chaque lecture de quelque bref commentaire où se mêlaient la compassion et l'indignation, ajoutant, par exemple, là où le décret disait « père de la patrie » : « Voilà un témoignage de gratitude pour sa clémence » ; là où se trouvait « sacré et inviolable » et « il ne sera pas fait de mal à quiconque aura trouvé refuge auprès de lui », il disait : « ce n'est pas un autre homme, réfugié auprès de lui, qui a été assassiné, mais lui en personne, pour vous sacré et inviolable, et qui ne vous avait pas forcés, à la manière d'un tyran, à lui accorder des titres qu'il ne vous avait même pas demandés. Nous sommes vraiment les plus serviles des êtres si nous conférons de tels honneurs à des hommes qui en sont indignes et sans même qu'ils les demandent. Mais vous-mêmes, citoyens loyaux, vous nous défendez contre l'accusation de servilité par la façon dont vous rendez, présentement encore, hommage au défunt. » [2,145] Et il reprit en lisant les serments par lesquels ils promettaient tous de défendre César et le corps de César de toute leur énergie, et si l'on conspirait contre lui, d'être voués à leur perte s'ils ne le vengeaient pas. Sur ce passage principalement il éleva la voix et leva la main vers le Capitole en disant : « Pour ma part, ô Jupiter gardien de la patrie, ô dieux, je suis prêt à le venger comme j'en ai fait le serment et prononcé le voeu. Mais puisque mes pairs ont décidé que les décrets adoptés sont dans notre intérêt, je fais des voeux pour qu'ils le soient. » Comme les sénateurs réagissaient à ces paroles qui manifestement les visaient, Antoine, pour les radoucir, fit marche arrière et déclara: « Il semble, citoyens, que ce qui s'est passé ne soit l'oeuvre d'aucun homme, mais celle d'un dieu. Et il faut considérer la situation présente plutôt que ce qui est passé : car nous courons le risque majeur, pour l'avenir et même pour le présent, de retomber dans nos conflits précédents et de voir écraser tout ce qui reste de grands noms dans la Cité. Escortons donc cet homme sacré dans son passage chez les bienheureux en entonnant pour lui l'hymne traditionnel et le chant funèbre. » [2,146] Après ces propos, il déchira sa toge, comme un illuminé, s'en ceignit de façon à avoir les mains libres, et se plaça près du cercueil, comme au théâtre, se penchant vers lui, puis se relevant ; il commença à célébrer César comme un dieu du ciel, et, étendant les mains vers le haut pour attester sa naissance divine, énuméra en même temps, d'une voix précipitée, ses guerres, ses batailles, ses victoires, toutes les provinces qu'il avait adjointes à l'empire de sa patrie, les dépouilles qu'il avait envoyées, exaltant chacun de ces hauts faits, et ne cessant de crier : « Lui seul est resté invaincu face à tous ceux qui l'ont combattu » et « Toi seul aussi as su venger, trois cents ans après, ta patrie outragée, en mettant à genoux les peuples, sauvages qui avaient été les seuls à envahir Rome et à la brûler. » Après encore bien d'autres propos tenus dans cet état d'illumination, il fit passer sa voix du ton éclatant à celui de la lamentation, déplorant un ami victime d'un coup injuste, versant des larmes, assurant dans un voeu qu'il voulait bien échanger sa vie contre celle de César. Puis, passant habilement au registre du pathétique, il découvrit le corps de César, accrocha la toge de celui-ci au bout d'une pique et l'agita, percée par les coups et trempée par le sang de l’imperator. À ce spectacle, le peuple, comme un choeur tragique, joignit très douloureusement ses lamentations aux siennes, et, après avoir épanché sa souffrance, se remplit de nouveau de colère. Comme, après le discours, on chantait en choeur, suivant la coutume ancestrale, d'autres lamentations accompagnées de chants funèbres, il reprit l'évocation de ses hauts faits et de sa triste fin, et quelque part au milieu des chants de deuil, on eut l'impression que César lui-même appelait par leur nom tous les adversaires qu'il avait bien traités, et qu'il ajoutait, à propos de ses assassins, comme avec étonnement : « Et dire que j'ai sauvé ceux-là même qui m'ont tué ! » Le peuple commençait à perdre patience, trouvant scandaleux que tous les assassins qui, excepté Decimus, avaient été capturés comme partisans de Pompée, puis, au lieu d'être châtiés, promus par César à des magistratures et à des commandement de provinces et d'armées, eussent ensuite conspiré contre lui, et que Decimus, lui, eût même été retenu par César pour devenir son fils adoptif. [2,147] Le peuple se trouvait désormais bien près d'en découdre, quand, au-dessus du cercueil, on éleva une statue grandeur nature de César lui-même, faite en cire, tandis que son corps, reposant sur le fond du cercueil, n'était pas visible. Cette statue, grâce à un mécanisme, fut tournée de tous côtés, et l'on y vit les vingt-trois blessures qui lui avaient été portées sauvagement sur tout le corps et au visage. Cette vue parut si pitoyable au peuple qu'il perdit toute patience, poussa un grand gémissement, puis entoura le bâtiment du Sénat, où César avait été assassiné, et l'incendia ; puis il courut en tous sens à la recherche des meurtriers, qui s'étaient enfuis depuis longtemps. Tel était le degré de folie où la colère et le chagrin avaient amené les plébéiens que, quand ils trouvèrent le tribun Cinna, homonyme du préteur Cinna, qui avait parlé publiquement contre César, ils ne s'arrêtèrent pas pour écouter ses explications sur l'homonymie, mais le mirent en pièces sauvagement : on ne trouva pas le moindre fragment de son corps à ensevelir. Puis ils tentèrent de mettre le feu aux demeures des autres meurtriers : toutefois, face à la forte résistance présentée par ceux-ci, et devant les prières des voisins, ils renoncèrent au feu et menacèrent de revenir le lendemain avec des armes. [2,148] Les meurtriers quittèrent secrètement la Ville, tandis que le peuple, revenant auprès du cercueil de César, entreprenait de le porter au Capitole, le considérant comme consacré, pour qu'il reposât dans un temple, en compagnie des dieux. Mais les prêtres s'y opposèrent, et on le ramena sur le Forum, là où se trouvait l'ancien palais des rois de Rome ; les plébéiens rassemblèrent tous les objets de bois et tous les bancs dont regorgeait le Forum, et toutes sortes d'autres choses analogues, puis par-dessus mirent les ornements très abondants de la procession, plusieurs rapportèrent encore de chez eux quantité de couronnes et de décorations militaires : ensuite ils allumèrent le bûcher et passèrent la nuit en foule auprès de lui ; c'est là qu'un premier autel fut érigé, et que maintenant se trouve le temple de César, qui, juge-t-on, mérite d'être honoré comme un dieu : c'est en fait son fils adoptif, Octave, qui, après avoir changé son nom pour celui de César et marché sur les traces politiques de celui-ci, puis établi plus solidement le régime qui prévaut encore de nos jours, et dont César, avait jeté les bases, jugea que son père méritait d'être honoré comme un dieu. Ce sont d'ailleurs ces honneurs-là qu'à partir de ce premier exemple jusqu'à nos jours, les Romains estiment devoir accorder à leur mort à tous les titulaires de cette même charge, s'ils ne se sont pas comportés en tyrans ou de manière odieuse ; et ces mêmes Romains, autrefois, ne souffraient pas qu'on appelât ces personnages rois de leur vivant. [2,149] Ainsi périt Caius César, le jour que les Romains appellent « ides » de mars, à peu près au milieu du mois d'anthéstérion, jour auquel un devin lui avait prédit qu'il ne survivrait pas ; César lui dit en raillant le matin : « Elles sont là, les ides ! », à quoi le précédent, sans se démonter, répliqua : « Mais elles ne sont pas passées. » Toutefois César, méprisant ces prédictions, malgré l'assurance avec laquelle le devin les lui adressait, ainsi que les autres présages dont j'ai parlé, s'en alla et périt, à l'âge de cinquante-six ans. Il était le favori du succès dans toutes ses entreprises, un être surhumain, un homme de grands desseins et que l'on peut comparer à Alexandre. Tous deux étaient, en effet, les plus ambitieux et les plus belliqueux qui fussent, très rapides à prendre leurs décisions, très intrépides face aux dangers, ménageant très peu leur corps, et tous deux comptant moins sur des calculs stratégiques que sur leur audace et leur bonne fortune. Le premier d'entre eux traversa un grand désert pour aller au temple d'Ammon pendant la canicule, et il franchit avec l'aide d'un dieu, en courant, le golfe de Pamphylie, à un moment où la mer s'en était retirée, et le dieu retint les eaux pour lui jusqu'à ce qu'il fût passé ; il fit aussi pleuvoir pendant sa traversée du désert. Aux Indes, Alexandre traversa une mer inconnue ; il monta aussi le premier à l'échelle sur un rempart ennemi, en descendit seul et reçut treize blessures. Et, restant toujours invaincu, il termina chaque guerre en une ou deux opérations ; il soumit de nombreuses nations barbares d'Europe et se rendit maître des Grecs, peuple extrêmement difficile à gouverner, épris de liberté et qui n'avait accepté d'obéir à personne avant lui, si ce n'est à Philippe, pour peu de temps, par convenance, pour la direction d'une guerre ; quant à l'Asie, il l'envahit pour ainsi dire tout entière. Pour définir en un mot la bonne fortune et la puissance d'Alexandre, il conquit toutes les terres qu'il avait vues, et c'est en projetant et concevant la conquête des autres qu'il mourut. [2,150] César vit la mer Adriatique lui céder, se faire navigable et calme en plein hiver, il traversa l'océan Occidental pour passer en Bretagne, ce qui n'avait jamais été tenté, et il ordonna aux pilotes de lancer les navires sur les rochers de Bretagne pour les y briser. Une autre fois, il affronta une tempête, de nuit, seul dans un petit bateau, et il ordonna au pilote de déployer les voiles et de tenir compte de la bonne fortune de César plus que de la mer. Face aux ennemis, il lui arriva souvent, alors que tous cédaient à la panique, d'être le seul à se lancer, et il livra trente batailles rangées aux seuls Gaulois, dont il finit par soumettre les quatre cents peuplades, que les Romains tenaient pour si redoutables que, dans la loi exemptant les prêtres et les vieillards de la mobilisation, il était écrit : « sauf en cas de guerre avec les Gaulois », car alors prêtres et vieillards étaient également mobilisés. Lors de la guerre d'Alexandrie, il se retrouva seul sur un pont, en position difficile : il se débarrassa alors de son vêtement de pourpre et se jeta dans la mer ; comme les ennemis le recherchaient il se cacha en nageant sous l'eau un long moment, ne remontant que de temps en temps pour respirer, et pour finir, il arriva près d'un bateau ami, tendit les mains vers lui, se fit reconnaître et fut sauvé. Lors des guerres civiles où il s'engagea soit par crainte, comme lui-même le prétend, soit par désir du pouvoir, il se mesura avec les meilleurs généraux de son temps, de nombreuses et considérables armées constituées non de barbares, mais de Romains au mieux de leur forme et de leur bonne fortune. Et il les vainquit tous, lui aussi, à chaque fois, en un ou deux engagements ; pourtant son armée n'était pas invincible comme celle d'Alexandre : les Gaulois lui infligèrent une cuisante défaite lors de l'échec considérable subi par ses lieutenants Cotta et Titurius ; et en Espagne, Afranius et Petreius la bloquèrent et la mirent en situation d'assiégée ; à Dyrrachium et en Afrique, ses débandades furent remarquables, et en Espagne elle céda à la panique devant Pompée le Jeune. Mais César lui-même était inaccessible à la panique et il sortit invaincu de toutes les guerres. La puissance romaine dominait désormais sur terre et sur mer de l'Occident jusqu'à l'Euphrate, et, par la force ainsi que par l'humanité, il l'établit beaucoup plus solidement que ne l'avait fait Sylla ; il se conduisit en roi, malgré les oppositions, même s'il n'en accepta pas le titre. Et c'est, lui aussi, en projetant d'autres guerres, qu'il trouva la mort. [2,151] Il connurent tous deux des armées pareillement zélées à leur service, pleines de sympathie à leur égard, et, dans les batailles, comparables à des fauves ; par ailleurs elles se montrèrent souvent, pour l'un et pour l'autre, désobéissantes et disposées à la mutinerie, sous l'effet de leurs fatigues. Mais, quand ils moururent, leurs armées les pleurèrent et les regrettèrent pareillement, puis leur accordèrent des honneurs divins. Physiquement également, ils étaient tous deux forts et beaux, l'un et l'autre issus de la race de Jupiter, le premier par Éaque et Héraclès, le second par Anchise et Aphrodite. Très prompts à en découdre avec leurs rivaux, ils l'étaient aussi à conclure la paix et à accorder leur pardon aux vaincus, et non contents de leur pardonner, ils se faisaient leurs bienfaiteurs, ne désirant rien de plus que la victoire. Sur tous ces points ils ont été comparables, même s'ils n'avaient pas les mêmes atouts au départ pour se lancer à la conquête de la puissance : le premier disposait d'une royauté forgée par Philippe, le second était initialement un simple particulier, de bonne et illustre famille, mais totalement dépourvu de fortune. [2,152] Ils étaient également l'un comme l'autre insoucieux des présages les concernant, et ne maltraitaient pas les devins qui leur prédisaient leur fin. De plus, les présages eux-mêmes ont souvent été identiques pour les deux hommes et connurent le même aboutissement. Il arriva en effet deux fois à chacun qu'il manque un lobe au foie de la victime, et la première fois, cela annonça un grave danger : Alexandre, se trouvant chez les Oxydraques était monté sur les remparts en tête des Macédoniens, mais l'échelle tomba et il se retrouva seul en haut ; intrépidement il se laissa tomber à l'intérieur pour attaquer les ennemis, fut blessé gravement à la poitrine, puis reçut à la nuque le coup d'une lourde massue : il était en train de s'écrouler quand il fut à grand-peine sauvé par les Macédoniens qui, craignant pour lui, avaient brisé les portes. Quant à César, se trouvant en Espagne avec une armée terrorisée par Pompée le Jeune et qui hésitait à marcher au combat, il se précipita en courant le premier dans l'espace entre les lignes, reçut deux cents traits dans son bouclier, et, en fin de compte, fut sauvé, lui aussi, par son armée, accourue sous l'effet de la honte et de la peur. Ainsi donc, si les premiers lobes manquants précédèrent pour eux un danger de mort, les seconds précédèrent la mort elle-même : le devin Pythagoras, auquel Apollodore, qui craignait Alexandre et Héphestion, avait demandé de procéder à un sacrifice, lui avait dit de ne pas avoir peur, car il serait sous peu débarrassé des deux hommes ; quand, tout de suite après, mourut Héphestion, Apollodore, craignant que quelque conspiration ne fût en cours contre le roi, lui communiqua la prophétie : ce dernier fit un sourire moqueur et demanda à Pythagoras lui-même ce que signifiait le présage ; le devin lui ayant répondu qu'il signifiait : « ses derniers moments », il reprit son sourire moqueur et remercia néanmoins Apollodore pour sa sollicitude et le devin pour sa franchise. [2,153] César, quand il entra pour la dernière fois au Sénat, comme je l'ai raconté un peu plus haut, eut affaire aux mêmes présages, et il s'en moqua, disant qu'il avait déjà connu cela en Espagne. Le devin lui répondit que, à ce moment-là aussi, il avait couru un grand danger, et que présentement le présage annonçait encore plus nettement la mort: César alors, concédant cela à sa franchise, fit recommencer les sacrifices, mais il s'emporta contre les prêtres qui, disait-il, le retardaient, entra et fut assassiné. La même chose était arrivée à Alexandre : il revenait des Indes à Babylone avec son armée, et comme il s'approchait de la ville, les Chaldéens lui conseillèrent de différer pour lors, son entrée ; il leur répondit par le vers iambique : « le meilleur devin est celui qui prédit du bien » ; alors, les Chaldéens lui conseillèrent au moins de ne pas entrer avec son armée en se dirigeant vers l'ouest, mais de contourner la ville et d'y entrer en regardant vers l'est. Il céda, dit-on, sur ce point et entreprit de la contourner ; mais ayant du mal à traverser une zone d'étangs et de marais, il dédaigna aussi cette seconde prophétie, et fit son entrée en regardant vers l'ouest. Puis, une fois entré, il descendit l'Euphrate en bateau jusqu'à la Pallacotta, une rivière qui prend les eaux de l'Euphrate et les détourne vers des marais et des étangs, empêchant par là l'irrigation du territoire assyrien ; il envisageait d'endiguer cette rivière, et tandis qu'il naviguait dans cette intention, il aurait, dit-on, raillé les Chaldéens en soulignant qu'il était entré dans Babylone puis en était ressorti sain et sauf. Or il devait, dès son retour, y trouver la mort. César se livra au même genre de railleries : comme le devin lui prédisait le jour de sa fin, déclarant qu'il ne survivrait pas aux ides de mars, lorsque ce jour-là fut venu, il dit, en se moquant du devin, que les ides étaient arrivées : et cependant, c'est ce jour-là qu'il mourut. Ainsi donc ils méprisèrent pareillement les présages les concernant, ils ne s'emportèrent pas contre les devins qui les leur avaient signalés, et ils tombèrent cependant sous le verdict des prophéties. [2,154] Ils avaient aussi de l'intérêt pour la science, celle de leur pays, celle des Grecs et celle des autres nations : concernant celle des Indiens, Alexandre consulta les Brahmanes, qui sont, semble-t il, les astronomes et les sages chez les Indiens, comme les Mages chez les Perses ; concernant celle des Égyptiens, César procéda de même, lorsqu'il demeura en Égypte pour y restaurer le pouvoir de Cléopâtre. Et il tira de ce séjour, également dans d'autres domaines que la guerre, de nombreux avantages pour les Romains : entre autres, il rectifia le calendrier, qui était encore irrégulier, par suite des mois intercalaires (les Romains se réglaient en effet sur la lune), et le régla selon la course du soleil, comme le faisaient les Égyptiens. Il advint aussi qu'aucun de ceux qui attentèrent à sa vie ne passa au travers du châtiment : son fils leur fit payer le juste prix de leur acte, comme Alexandre aux assassins de Philippe. Leur châtiment sera relaté dans les livres qui suivent.