Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Apollonios de Rhodes


 

Alfred CROISET, Histoire de la littérature grecque
tome V : Période alexandrine.
Paris, Boccard, 1928, pp. 229-240

 

Apollonios, dit « de Rhodes », était né réellement à Alexandrie : Rhodes devint seulement sa seconde patrie, quand sa querelle avec Callimaque l'eut forcé de quitter l'Égypte. La date de sa naissance ne peut être fixée avec précision : on la détermine d'après la date de la querelle; mais comme celle-ci à son tour dépend de la date qu'on attribue à l'Hymne à Apollon, et que cet Hymne, enfin, est tantôt avancé, tantôt reculé d'une quinzaine d'années, il en résulte que la naissance d'Apollonios, probablement comprise entre 280 et 260 av. J.-Chr., ne saurait être placée avec certitude dans une année plutôt que clans une autre. Ce qui est certain, c'est qu'il fut l'élève de Callimaque, qu'il composa tout jeune ses Argonautiques, en opposition complète avec les leçons et les exemples de son maître, qu'il accentua sa révolte par des récitations publiques de son oeuvre, qu'il chercha des applaudissements et recueillit des sifflets, qu'une lutte ardente s'engagea entre les deux adversaires, et que, malgré un petit groupe peut-être de chauds partisans, composé des ennemis de Callimaque, il dut fuir devant l'orage. Il se retira à Rhodes, qui lui fit fête, et y passa le reste de sa vie. Il est douteux que son poème fût entièrement composé à son départ d'Alexandrie : dans sa nouvelle retraite, il l'acheva, en publia deux éditions successives, et prit soin de s'y désigner lui-même comme Rhodien, au dire du biographe.

Le poème des Argonautiques comprend quatre livres et près de six mille vers. C'est à peu près la moitié de l'Iliade ou de l'Odyssée; c'est la mesure demandée par Aristote Les aventures des Argonautes avaient sans cesse inspiré les poètes; Homère disait déjà : g-Argoh g-pasi g-melousa, «Argo qui occupe tous les hommes». Mais personne n'avait raconté en vers, dans un récit suivi, tout le voyage du navire. Apollonios se donna cette tâche. Dans les deux premiers livres, il dit la réunion des Argonautes, leur départ, leur voyage jusqu'en Colchide; dans les deux derniers, la conquête de la toison grâce à l'aide de Médée, et leur retour en Grèce. Une foule d'épisodes, de descriptions, de combats s'enchâssent dans l'action et l'enrichissent.

La prétention évidente d'Apollonios était d'être l'Homère de son temps, de donner à la Grèce, en un seul poème, une sorte d'Iliade et d'Odyssée mise au goût du jour. En fait, il marque le terme d'une longue évolution de l'épopée. Au temps des premiers aèdes, l'épopée naïve et passionnée avait été l'histoire merveilleuse de la vie héroïque, saisie dans quelques épisodes dramatiques et vivants. Les poètes cycliques, déjà voisins des premiers logographes, mais encore naïfs et sincères, avaient essayé de relier ces épisodes, de donner un tableau d'ensemble des âges légendaires. Puis étaient venus les premiers poètes savants, un Panyasis, un Antimaque, plus tard un Choerilos, qui avaient été franchement des imitateurs, peintres d'une antiquité imaginaire qu'ils savaient fort différente de leur temps, poètes s'adressant à des lecteurs plus qu'à des auditeurs, déjà plus curieux qu'inspirés, mais trop dévots à la tradition pour s'en écarter de parti-pris, cherchant plus à la maintenir qu'à la renouveler, et ne la modifiant, pour ainsi dire, qu'à leur insu, par l'intrusion involontaire des manières de penser contemporaines.

Apollonios diffère des uns et des autres. Il n'est ni naïf ni inconscient. II essaie de concilier, par une habileté savante, tout ce que la tradition peut offrir d'acceptable encore à ses contemporains, avec les sujets, les idées, les formes d'art que réclame le goût alexandrin. Ce qu'il retient de l'ancienne épopée, c'est le merveilleux, les combats, les aventures héroïques, les catalogues. Ce qu'il y ajoute, c'est d'abord l'érudition curieuse : géographie, mythes nouveaux, étymologies, coutumes populaires et naïves, rites exotiques ou surannés; — c'est ensuite la peinture de l'amour. De là, dans son poème, des parties qu'on peut appeler mortes, et des parties vivantes. Les parties mortes, ce sont d'abord toutes celles où il traite les motifs traditionnels, parce qu'il n'a pas les qualités que ces sujets eussent exigées; ce sont ensuite les parties remplies par l'érudition, naturellement réfractaire à la poésie, et surtout à ce genre de poésie. Il a fait, au contraire, oeuvre vivante et durable dans la peinture de l'amour : là, il a pu déployer tout son talent, qui était considérable, et se montrer plus novateur, plus original, plus grand poète même qu'on ne le dit peut-être communément. Il faut revenir sur ces différents points et les étudier avec plus de précision.

Les, règles des genres littéraires, ou, si l'on veut, leur physionomie propre, leur caractère nécessaire, sont établis une fois pour toutes, quoi qu'on fasse, par les premiers chefs-d'oeuvre qui les ont fixés : il est plus facile de créer un genre nouveau que de prêter à un genre traditionnel des qualités ahsolument opposées à celles qu'il a d'abord présentées et dont le souvenir est ainsi devenu inséparable de l'idée même qu'on s'en fait. Pour traiter d'une manière épique les sujets traditionnels de l'épopée, il faut que le génie du poète ait de la naïveté et de la grandeur. Des dieux auxquels on ne croit pas, dont la peinture n'est que spirituelle et jolie, des combats sans ivresse, furieuse; des miracles qui n'inspirent aucune terreur sacrée, ne sont pas épiques. Pour la même raison, rien n'est plus contraire au génie de l'épopée qu'une érudition sèche et pédantesque; car rien n'est plus éloigné de la grandeur et de la naïveté.

Quel que soit le talent d'Apollonios. il a l'irrémédiable défaut de ne pas croire à ses dieux, de ne pas s'intéresser aux grands coups d'épée, de ne pas s'épouvanter des miracles, de vouloir à toute force étaler son savoir de géographe et de mythographe. Il remplace, en ces matières, l'émotion par l'esprit, le grand par le joli et la poésie par la prose. On peut lire, dans les Argonautiques, les deux premiers chants tout entiers, le commencement du troisième et la fin du quatrième, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas l'épisode de Médée, sans y trouver quoi que ce soit de vraiment grand. Les épisodes agréables n'y sont pas rares, mais on attendait autre chose d'une épopée. Il y a discordance entre le cadre traditionnel de l'épopée et ces détails spirituels, parfois prosaïques, que le poète y enferme laborieusement.

Au début, après une invocation académique et froide, Apollonios énumère les Argonautes : c'est un catalogue érudit, précis, sec et ennuyeux. On lance le navire Argo : les vers sont ingénieux, mais si l'on veut mesurer la distance qui sépare cette versification habile de la vraie grandeur, on n'a qu'à relire, dans la quatrième Pythique de Pindare, le récit du départ de Jason.
Une fois le navire en marche, Orphée fait entendre un chant : le poète, ici, se souvient d'Empédocle et arrive presque à la grandeur; Virgile, dans son Silène (Églogue VI), André Chénier, dans son Hermès, ont fait à l'auteur des Argonautiques l'honneur de s'inspirer de ce passage, dont le mouvement général est beau, malgré un peu de sécheresse encore dans le détail.
Quand le navire passe en vue de la Thessalie, les dieux le regardent du haut de l'Olympe, et les Nymphes Péliades sortent de leurs retraites pour l'admirer ; jolis vers, d'un pittoresque aimable. A Lemnos, la rencontre de Jason et d'Hypsipyle, la reine des Amazones, est assez froidement racontée. Plus loin, les Argonautes combattent des géants et les tuent : une belle comparaison, pittoresque et neuve, nous montre les géants morts étendus sur la grève, pareils à des poutres immenses que les bûcherons couchent au bord d'une rivière, les faisant baigner dans l'eau pour les durcir. Au milieu de tout cela, force présages et apparitions, prophéties de Mopsos, d'Apollon, de Glaucos, de Phinée, etc. ; force érudition surtout et explications géographiques, mythologiques, étymologiques. Puis, un autre gracieux épisode, celui de la mort d'Hylas, très probablement imité de Théocrite, avec plus de pittoresque. et moins de sentiment vrai.

Tout le second chant est formé de la même manière. Au début du troisième, les héros sont en Colchide. Héré et Athéné, protectrices de Jason, s'occupent alors de lui assurer la complicité de Médée : elles vont trouver Cypris, pour lui demander d'envoyer Eros à la jeune fille. Les déesses n'ont rien de surhumain : ce sont de belles dames d'Alexandrie, élégantes et spirituelles. Cypris est à sa toilette quand les deux autres arrivent. Éros est un enfant gâté, dont sa mère parle avec un gentil mécontentement. On le trouve en train de jouer aux osselets avec Ganymède : Cypris, pour le décider, lui promet un jouet, une sorte de ballon métallique construit jadis par Adrastée pour Zeus enfant. Éros, enchanté, range ses osselets, les compte, les jette dans la tunique de sa mère et s'équipe pour sa nouvelle expédition.

On voit le ton léger, le badinage spirituel, fort gracieux parfois, mais fort peu épique. Nous sommes beaucoup plus près d'Ovide que d'Homère ou même de Virgile.

Avec l'amour de Médée, tout va changer. Ce n'est pas qu'ici encore le bel-esprit alexandrin ne reparaisse en maint passage, tantôt sous la forme érudite, tantôt sous la forme du «joli» ; mais ces gentillesses passent au second plan et s'effacent; ce qui domine, c'est un sentiment sincère et fort, une vraie passion, et le caractère du poème s'en trouve modifié profondément. Mais est-ce là, dira-t-on, un sentiment épique, au sens propre du mot? Non, sans doute, si l'on s'en tient à Homère ; oui, si l'on doit admettre que Virgile aussi, à sa façon, est un grand poète épique : quelle que soit la force des traditions originelles, il est certain que les genres se modifient, et que ces modifications sont légitimes quand elles sont belles.

Or Apollonios, en créant sa Médée, a créé une très belle chose. Il a élargi, mais non brisé, le cadre de l'épopée. Il y a fait entrer l'amour, et il a su peindre cet amour avec assez de puissance à la fois pour le rendre digne des grands noms de la légende, et assez de nouveauté pour laisser une trace impérissable. La nouveauté de la peinture d'Apollonios consiste d'abord dans une subtilité d'analyse dont il n'y avait avant lui aucun exemple. On n'a peut-être pas assez dit combien c'était une chose neùve, à cette date, que d'étudier heure par heure, pour ainsi dire, l'éclosion d'un sentiment dans une âme, d'en suivre les progrès minutieusement, d'en dire les incertitudes, les combats douloureux, et d'arriver peu à peu, sans défaillance, jusqu'à l'explosion finale, décrite avec une vigueur et un pathétique admirables. Euripide, certes, avait été un grand peintre de l'amour. Sa Médée, sa Phèdre surtout, sont des amoureuses d'une grandeur tragique, mais elles ne nous font pas assister à l'évolution de leur passion: nous n'en voyons que les derniers combats.

Ici, l'analyse psychologique est poussée aussi loin que dans un roman moderne. A partir du moment où Médée a été blessée par Eros, nous la suivons pas à pas jusqu'au terme inévitable. Après l'audience accordée par Eètès à Jason: le souvenir du héros l'obsède sans relâche. Un songe achève de la troubler Sa soeur Chalcippe, comme la soeur de Didon dans l'Énéide, se fait sans le savoir, et de la manière la plus naturelle, la complice d'Éros. La joie, la honte, le désir de mourir déchirent l'âme de Médée Enfin l'amour est le plus fort; elle mettra au service des Argonautes le secours de sa puissance magique. Elle se rend au temple d'Hécate où Jason doit la rejoindre : après une attente solitaire et pleine d'angoisses, elle voit venir le héros. L'entretien s'engage, admirablement dramatique par le pathétique de la situation et le mouvement : il y a un progrès, un rythme soutenu, dans l'évolution des sentiments, d'un bout à l'autre de la scène; peu à peu, Médée donne toute son âme. Elle n'a plus maintenant qu'à s'enfuir avec celui qu'elle aime. Un dernier adieu à sa chambre de jeune fille, et elle se dirige, à travers la ville endormie jusqu'au navire Argo. — On voit l'incomparable minutie de cette analyse: c'est déjà l'art d'un Virgile, d'un Racine, d'un romancier moderne. L'art classique n'offrait à Apollonios aucun modèle de ce genre. Cette psychologie délicate doit beaucoup sans doute aux leçons d'un Aristote, d'un Théophraste, d'un Ménandre ; mais pour en faire une oeuvre vivante et dramatique, une part de génie était nécessaire, et Apollonios a eu ce génie.

Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est la nature des éléments qui entrent dans cette peinture si subtile. L'amour de Médée, malgré tous les traits qui le rapprochent des sentiments exprimés par Sappho, par les héroïnes de la tragédie, par la magicienne de Théocrite, est cependant; à bien des égards, d'une autre essence, plus fine et plus rare. Médée est une jeune fille; sa vie a toujours été chaste, son imagination est pure. Elle lutte contre elle-même avec angoisse et épouvante. Elle a des troubles exquis et des remords douloureux. Tout conspire contre sa volonté. La démarche de sa soeur a un air rassurant. Des sophismes spécieux l'enveloppent de toutes parts. L'empire que Jason prend sur son âme ne s'exerce qu'à l'aide du langage le plus insinuant, le plus réservé, et en même temps le plus persuasif. Même quand elle a pris son parti d'être criminelle, elle garde des délicatesses de langage et une dignité d'attitude qui lui donnent une physionomie à part. — C'est une grande nouveauté, dans la littérature alexandrine, qu'un amour si pudique et si douloureux. La Médée d'Apollonios laisse pressentir la Phèdre de Racine, et ce n'est pas là pour elle un médiocre honneur.

Une objection qui se présente à l'esprit tout d'abord, et qu'on a faite plus d'une fois, c'est que peut-être une passion si noble se concilie mal avec tant d'autres traits du personnage de Médée, et que l'unité du caractère en souffre. Comment unir en une même image cette jeune fille tremblante et la femme cruelle qui fait périr Absyrte, ou la magicienne qui force la nature et les monstres à lui obéir ? L'objection, à vrai dire, sous une forme ou sous une autre, s'adresse à toutes les oeuvres d'un art composite où des traces d'époques différentes se combinent, à l'art d'un Virgile ou d'un Racine comme à celui d'Apollonios. Et, en un sens, elle est irréfutable. Mais ce qu'on peut dire en faveur d'Apollonios, c'est qu'il a eu, comme tous les grands artistes, l'habileté de fondre ces éléments diparates en un tout suffisamment harmonieux pour que le goût ne soit pas choqué. En somme, la magicienne disparaît presque dans sa Médée : ce qui surnage, c'est le caractère de la jeune fille passionnée, ardente malgré ses troubles, et capable de tout sous l'impulsion d'un amour irrésistible. La magie n'intervient qu'à titre de donnée traditionnelle et de ressort consacré; c'est un accessoire., cher d'ailleurs aux alexandrins, mais que le goût de tous les temps n'a pas trop de peine à accepter comme un postulat nécessaire en pareille matière.

A côté de Médée, les autres caractères pâlissent singulièrement. Jason, qui n'est, dans l'ensemble du poème, qu'une «utilité», a du moins le mérite, dans les scènes d'amour, de parler avec habileté et convenance : il y est certainement plus sympathique et plus vivant qu'Énée. Chalcippe, la soeur de Médée, est une confidente agréable. Les autres personnages ne sont que de légères esquisses ou des comparses.

Le poème finit comme il a commencé, par des récits d'aventures et de voyages, où un pittoresque assez élégant se mêle à des inventions laborieuses et à une érudition qui manque de poésie.

La versification d'Apollonios est habile et savante : on reconnaît en lui l'élève de Callimaque. Son hexamètre aux coupes variées, aux nombreux dactyles, se plie avec souplesse aux divers mouvements de la pensée.
Son style est inégal, comme son inspiration elle-même. Quand l'inspiration est poétique, le style traduit d'ordinaire cette poésie avec bonheur. Quand le fond des choses est prosaïque ou froid, le style trahit aussitôt le défaut de l'inspiration par la sécheresse et l'abstraction.

Laissons de côté les morceaux manqués. A ne considérer que les belles pages des Argonautiques, Apollonios est un écrivain d'un talent original. Cette originalité, sans doute, est fort savante : il a toute l'érudition de ses contemporains et puise son vocabulaire dans le trésor de la poésie antérieure plutôt que dans l'usage vivant. Il a beau combiner tous ses matériaux avec choix et avec goût, il est difficile que cette marquetterie ne semble pas parfois un peu composite, qu'un substantif abstrait, des formes de langage trop compliquées, comme l'emploi du style indirect, ou trop personnelles, comme l'emploi fréquent des locutions "nous savons que", "à ce qu'on raconte", ne produisent pas une sorte de contraste déplaisant, au milieu de tant de vestiges confondus du style homérique et du style lyrique. La pureté du style est devenue une qualité impossible à atteindre dans l'école de Callimaque.

Mais Apollonios a, malgré tout, de grandes qualités d'écrivain. Il a le mot précis et vigoureux, sinon toujours pur et poétique. Il a une imagination forte, ingénieusement réaliste; il voit les lignes, les attitudes., et les fait voir; il trouve des comparaisons pittoresques en abondance; Virgile lui en doit de célèbres. Il sait d'ailleurs décomposer une idée, en montrer finement toutes les parties, puis recomposer un tableau d'ensemble où chaque détail a sa juste place. Sa phrase est ferme et souple. Elle a du mouvement et du rythme. Son récit est net, facile, un peu prosaïque parfois. Ses descriptions sont vives et pittoresques. Ses discours surtout sont très habiles, exprimant avec vérité, avec force, avec éloquence, les agitations qui troublent la pensée de ses personnages.

Quelques-uns des monologues de Médée sont d'une beauté dramatique achevée. Voici, dans ses grandes lignes, la scène où Médée prend sa résolution définitive; les souvenirs des poètes antérieurs, les modèles aussi qui ont inspiré Virgile et Racine, s'y enchaînent en une trame vraiment puissante :

Cependant la nuit étendait ses ombres sur la terre : en mer, les matelots s'endormaient, en contemplant de leur navire Héliké et les astres d'Orion. Le moment du sommeil était souhaité du voyageur en route et du gardien qui veille aux portes. La mère elle-même, qui vient de voir mourir ses enfants, était enveloppée dans la torpeur d'un assoupissement profond; l'aboiement des chiens ne s'entendait plus dans la ville; plus de rumeur sonore; le silence possédait les ténèbres de la nuit.

Mais Médée n'était pas envahie par le doux sommeil. Mille soucis, nés de son amour, la tenaient éveillée... Sans cesse son coeur bondissait dans sa poitrine. Tel, dans une chambre, un rayon de soleil bondit, reflété par l'eau qui vient d'être versée dans un chaudron ou une terrine : agité par un rapide tournoiement, il saute çà et là; de même le cœur de la jeune fille tournoyait dans sa poitrine...
Elle se disait tantôt qu'elle donnerait la substance pour calmer les taureaux, tantôt qu'elle ne la donnerait pas; elle pensait à périr elle-même, puis à ne pas mourir, à ne pas donner la substance, à supporter son mal sans rien faire. Puis, s'étant assise, elle réfléchit et dit :
«Infortunée que je suis ! Entourée de malheurs, où me tourner? Partout des incertitudes pour mon âme; aucun remède à ma souffrance, qui ne cesse de me brûler. Oh! si Artémis avait pu me tuer de ses flèches rapides avant qu'il me fût apparu !.. Comment pourrai-je, à l'insu de mes parents, préparer les substances magiques? Quelle parole dire? Quelle ruse inventer pour dissimuler mon aide ? Lui parlerai-je en secret loin de ses compagnons? Malheureuse, quand même il mourrait, je n'espère pas être soulagée de mes maux : lui mort, alors encore le mal m'étreindrait. Adieu pudeur! Adieu l'éclat de ma vie! Qu'il soit sauvé par moi, et que, sans blessures, il s'en aille loin d'ici, au gré de son coeur !... »

Quintilien dit d'Apollonios que son poème mérite l'estime par une certaine égalité de qualités moyennes. Ce jugement serait équitable s'il n'avait en vue que le début et la fin du poème; appliqué au IIIe livre, il est certainement inexact. Le créateur du personnage de Médée, Alexandrin et académique par tant de côtés, a eu aussi son heure d'inspiration et son éclair de génie; c'est ce qu'il ne faut pas oublier.


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 140-145

 

Proche et différent de Callimaque, celui qui, paraît-il, commença par être son disciple, Apollonios de Rhodes, est né à Alexandrie dans la tribu Ptolemaïs. Callimaque fut son professeur de littérature (grammatikos); Apollonios embrassa la carrière de poète mais, déçu par une première lecture publique, en butte «aux critiques et aux sarcasmes des autres poètes», il quitta Alexandrie pour Rhodes où il ouvrit une école de rhétorique et acquit une grande notoriété. Selon certains, il rentra à Alexandrie où il reçut un accueil triomphal. Il y aurait dirigé la fameuse Bibliothèque et serait devenu précepteur du prince; il aurait été enterré auprès de Callimaque. En ne retenant que les renseignements les plus solides, on peut imaginer soit qu'Apollonios est né vers 295 et mort vers 235 av. J.-Ch., soit qu'il est né vers 265 et mort vers 190. Quelle que soit la chronologie retenue, les Argonautiques datent probablement des années 250-240, c'est-à-dire sont sensiblement contemporaines de l'Hymne à Apollon de Callimaque.

A l'exil près, on peut noter la similitude entre ces données et celles qui concernent Callimaque; il en devient plus intéressant encore de voir que cette biographie est marquée par une controverse littéraire violente aboutissant à un exil. On a, sans preuve solide, opposé Callimaque, partisan des courts poèmes, et Apollonios, partisan des grandes oeuvres. Il n'est pas sûr que le différend, s'il a eu lieu, ait porté sur ce point. Il n'est pas sûr non plus qu'il ait opposé directement Callimaque et Apollonios. En tout état de cause, s'il est vrai que les Argonautiques sont un long poème de près de 6.000 vers (la moitié de l'Odyssée), l'esthétique d'Apollonios demeure très semblable à celle de son maître et il serait imprudent de majorer leurs divergences. Comme Callimaque, il a écrit des poèmes érudits qui portent sur des fondations de villes et des épigrammes, des ouvrages de philologie relatifs aux questions homériques et un Trierikos où sans doute il étudiait le vocabulaire nautique.

Il ne faut pas pour autant voir en lui un monsieur Bergeret qui, en même temps qu'un lexique des termes de marine, composerait une épopée pour utiliser son «Virgilius nauticus». Il est comme les autres le gardien fidèle d'une tradition qu'il veut aussi pure que possible en ces temps où l'humanisme ne peut subsister sans ces «disciplines auxiliaires» qui en assurent la conformité aux modèles.
Mais son projet essentiel est un projet poétique, dont il emprunte le sujet à la tradition. La légende des Argonautes est ancienne, répandue, étoffée. Ce qui est original chez notre auteur, c'est d'avoir raconté une aventure complète à une époque qui se complaisait aux épisodes bien refermés sur eux-mêmes. Le roi Pélias ordonne à Jason de rapporter la Toison d'or. Celui-ci construit le navire Argo et choisit son équipage (chant I). Après des aventures chez les barbares Brébyces, un combat contre les Harpyes et le difficile passage des Symplégades, les Argonautes parviennent en Colchide chez le roi Aiétès (chant II). Médée, la fille de celui-ci, tombe amoureuse de Jason et grâce à ses talents de magicienne lui permet de surmonter les épreuves imposées (chant III). Après la conquête de la Toison, Médée et Jason, à l'issue d'un périple compliqué par l'Ister, le Rhône et l'Eridan, arrivent à Pagases (chant IV).

Le choix d'un vaste sujet, qui suffit à distinguer Apollonios de ses contemporains, ne doit pas nécessairement être interprété comme on le fait habituellement. Peut-être le fait de choisir un poème long n'est-il que la conséquence inévitable d'un parti d'un tout autre ordre : Apollonios avait peut-être besoin d'une aventure en forme de périple, c'est-à-dire qui comportait un voyage avec un départ, un retour et, de l'un à l'autre, l'unité d'un projet et d'une geste, une aventure qui se refermait en quelque sorte sur elle-même.

Ce qui frappe avant toute chose dans ce poème épique, c'est qu'il s'agit d'une expédition hellénique. L'accent est constamment mis sur ce point. C'est même une expédition panhellénique : le mot est employé et le catalogue des participants précise qu'ils viennent de toutes les contrées. A toutes les étapes il est indiqué qu'ils s'éloignent de leur patrie; quand ils livrent combat ils se présentent comme des champions de l'Hellade et, quand ils arrivent en Colchide, c'est comme tels qu'ils s'annoncent, c'est comme tel que Jason se définit devant Médée, c'est la gratitude des Hellènes qu'il lui promet, c'est la considération parmi eux qu'il lui offre. C'est du reste ainsi que réciproquement AEson les reçoit et les menace. Durant tout le retour c'est la terre grecque qu'ils attendent et ils feront jouer les solidarités helléniques aussitôt qu'il sera possible. Ainsi cette nouvelle épopée, à la différence de celle d'Homère, désigne avec une infinie précision le lieu unique ou unitaire du patrimoine : l'Hellade. Cette innovation, qui n'est pas sans valeur, car elle donne une tout autre signification à ce périple, est due à Apollonios et elle n'en revêt que plus de valeur si l'on songe que précisément Apollonios est originaire d'Alexandrie et n'a peut-être jamais vu la Grèce propre. Cette épopée, devenue épopée nationale, paraît d'autant plus intentionnellement construite qu'elle est l'oeuvre d'un Grec de la diaspora.

Il est peut-être possible, à la lumière de cette remarque, de mieux apprécier l'originalité d'Apollonios. Ce n'est pas parce qu'il semble aller à contre-courant d'une prescription formelle, celle du poème court, qu'Apollonios se distingue mais parce qu'il a une autre manière d'affirmer son philhellénisme; ses confrères ont choisi de revendiquer épisode par épisode tout un héritage. Chaque revendication partielle, chaque épisode engage certes la totalité de l'allégeance, mais en quelque sorte on vit l'hellénisme au quotidien comme une adhésion naturelle qui n'a besoin que de constance. Il y a dans le projet d'Apollonios quelque chose de plus global, de plus décidé et presque de plus offensif. Les implications politiques précises nous échappent aujourd'hui; mais on peut au moins remarquer que cette navigation à travers la mer Noire vers les avant-postes les plus exposés des comptoirs grecs constitue, précisément à l'heure où écrit Apollonios, une reconnaissance sur les confins de l'hellénisation culturelle, sur les confins aussi des possessions des princes hellénisés.

Il suffit de rapprocher la carte du Pont-Euxin vers le milieu du IIIe siècle de la carte des aventures de Jason pour voir comment elles se superposent. Sans entrer dans le détail, le combat de Pollux avec Amycos, roi des Bébryces, au chant II, la lutte des Argonautes aux côtés des Mariandynes contre les Bébryces (répétant du reste la victoire d'Héraclès sur les mêmes peuplades), tout cela figure assez bien les luttes soutenues par les Grecs d'Héraclée appuyés par les princes hellénistiques contre les tribus non hellénisées du Pont-Euxin. La navigation au long des tribus Chalybes, Tibarènes, Mossynèques, Philyres montre clairement l'étonnement d'un Grec en face de peuplades rebelles à son mode de vie. Et l'affrontement violent dont le palais d'Aiétès est le théâtre représente assez bien la manière dont un Hellène du IIIe siècle pouvait imaginer la coexistence tumultueuse de colons hellénisés et de Barbares sur ces côtes contestées d'Arménie et de Colchide.

Rien n'est plus vivant, rien n'est plus actuel que l'entreprise de Jason, l'entreprise d'Apollonios. Notre poète n'a pas voulu répéter le projet homérique; il a voulu proclamer la grande mission des Hellènes dans l'Oikoumèné, l'ampleur de l'enjeu, l'étendue des droits acquis. Médée, séduite par le représentant des Grecs, son alliée, sa femme, prend une valeur symbolique qu'il ne faut pas sous-estimer. Le projet était grandiose. Il ne souffrait pas d'être publié en tableautins séparés.

Et cependant, sitôt admises l'unité du grand oeuvre et sa nécessité, comme on retrouve la technique chère à Callimaque! Le long poème est en réalité un collier de perles fines où un fil conducteur unit une suite ininterrompue d'épisodes, dépourvus de ces arrêts, de ces temps de respiration qui jalonnent l'Odyssée, tous traités cursivement, presque nerveusement à la pointe sèche, d'un trait précis mais grêle. On peut énumérer les exploits; on peut difficilement raconter ces aventures qui ne savent pas s'étaler en un large fleuve. On dirait qu'Apollonios a voulu faire, pour son lecteur, de ce voyage une croisière d'amateur d'antiquités.

Chaque étape, mieux chaque escale, est marquée par l'évocation d'une légende, qu'il s'agisse de Lemnos où les femmes ont massacré les hommes et accueillent avec joie les héros ou des Harpyes appliquées à tourmenter Phinée. Le récit culmine avec l'arrivée des Argonautes à Colchos. C'est ici sans doute que se situe l'épisode le plus cohérent et le plus long; la rencontre de Jason et d'Aiétès d'une part, de Jason et de Médée surtout. On hésitera à dire qu'il s'agit déjà d'un roman; on hésitera aussi à parler de tragédie mais, à coup sûr, il y a là, dans une forme encore indécise, quelque chose qui annonce le roman : la rencontre, la naissance de l'amour, les affres de la pureté menacée, le conflit entre l'amour et le devoir familial, tout est maintenant agencé pour donner naissance à un type différent de récit, d'intrigue et d'analyse psychologique. Bien entendu, on retrouve ici des ingrédients déjà connus : la tragédie, des poèmes amoureux, mais c'est le mélange qui annonce peut-être une littérature nouvelle.

Enfin le dernier chant, assez déconcertant, est le récit d'un retour qui s'effectue à travers des paysages insolites, Ister, Rhône, Éridan, puis une navigation dans les Syrtes et dans les sables. Nous sommes à nouveau aux confins du monde connu, mais cette fois Apollonios accommode les traditions existantes pour insister sur l'aventure et l'imaginaire. Tout ce qui était contenu, et pour ainsi dire tempéré à la fois par une mythologie familière et par une ethnographie assez généralement répandue, se débride pour la partie occidentale du périple et l'on sent que l'auteur plonge avec délices dans le roman d'aventures et de voyages. Nous sommes dans le merveilleux sans contraintes. Il est assez remarquable que, pour Apollonios, le merveilleux soit occidental.

Mais ce n'est pas la tonalité fondamentale de l'ouvrage qui, au contraire, pour l'essentiel réussit à merveille à fondre le fantastique avec le réel. Dans un cas comme dans l'autre, Apollonios unit la précision du détail à un sens profond du pathétique. La précision est constante : tout y est vu d'un oeil aigu et même si Apollonios paraît toujours imiter Homère, il excelle dans un art très personnel de la silhouette et du geste : quand Pollux et Amycos vont se mesurer, l'attitude des deux champions est soigneusement (certains diraient scolairement) distinguée :

«Alors le fils de Tyndare [théto] déposa le fin manteau bien foulé que lui avait offert une des Lemniennes en présent d'hospitalité. Amycos jeta à terre [kabbale] sa double cape sombre avec les agrafes et la houlette rugueuse qu'il portait, faite en olivier des montagnes.... » (II, 30)

Avec quel même soin et quel même désir d'éveiller les sentiments, en l'occurrence la pitié, va-t-il nous décrire le pauvre Phinée :

«Dès qu'il entendit la voix et le bruit de cette troupe d'hommes, il se leva de sa couche tel un spectre vu en songe; appuyé sur son bâton, les pieds décharnés, il gagne la porte en tâtant les murs; dans sa marche, ses membres tremblaient de vieillesse et de faiblesse. Il avait le corps noir de crasse et désséché. Sa peau ne renfermait plus que les os. Sorti de sa demeure, il s'assit, les genoux exténués, sur le seuil de la cour : un sombre vertige l'enveloppa; la terre lui sembla tourner sous lui et il glissa sans voix dans la torpeur de l'épuisement. » (II, 194)

C'est avec le même soin minutieux et le même souci du pathétique qu'il nous dépeint les sentiments de ses personnages et notamment ceux de Médée. Certes, Euripide avait montré ce que l'on pouvait tirer de cette héroïne hors du commun. Il faut reconnaître qu'Apollonios n'est pas indigne de ce précédent (III, 750-765) :

« Le silence régnait sur les ténèbres toujours plus noires. Mais le doux sommeil n'envahit pas Médée; car les soucis en foule, dans sa passion pour 1'Aisonide, la tenaient en éveil : elle craignait la brutale fureur des taureaux qui devaient le faire périr d'une mort pitoyable dans la jachère d'Arès. A coups répétés, son coeur battait follement dans sa poitrine. Ainsi, à l'intérieur d'une maison, danse un rayon de soleil, réfléchi par l'eau qu'on vient de verser dans un chaudron ou dans une jatte; secoué par le rapide tournoiement du liquide, il bondit en tous sens : de même, dans sa poitrine, un vertige emportait le coeur de la jeune fille. De ses yeux coulaient des larmes de pitié; une douleur intérieure la torturait sans cesse d'un feu qui glissait à travers son corps, le long des moindres fibres de son être, et remontait jusqu'au bas de l'occiput; c'est là que la souffrance pénètre le plus cruellement, quand les Amours jamais lassés dardent leurs peines dans une âme.»

Bien entendu, cette manière de voir et de décrire n'est pas sans effet sur la nature même de l'ouvrage. On lui a reproché de n'être plus épique; disons plus simplement que ce n'est plus une épopée homérique avec cette sereine adhésion de l'artiste aux valeurs de l'héroïsme et à la grandeur de ses personnages. Apollonios a remplacé son héros par une équipe de héros peinant ensemble; Jason est leur chef parce qu'il faut un chef d'équipe, mais toute cette hiérarchie qui fondait ou assurait l'épopée a disparu. On a pu dire sans exagérer que Jason était un anti-héros. Il est vrai qu'il ne se sent pas tel et l'auteur ne le sent pas tel. Il part à regret, lutte à regret, remplit sa mission sans enthousiasme. Ulysse aussi certes ne cesse de se plaindre mais il sait profondément qu'il est Ulysse. Jason a parfois l'air ennuyé d'être Jason et assez embarrassé de Médée. Le souffle de l'épopée ne balaie pas l'ensemble des aventures qui, jour après jour, assaillent nos personnages. Ils vivent au quotidien ici encore avec l'air de penser qu'à chaque jour suffit sa peine. C'est un art que certains disent mineur. A coup sûr, c'est un art nouveau, destiné à des coeurs différents; peut-être, plutôt, la fonction de l'art s'est-elle entre-temps modifiée : l'épopée est, à cet égard, un révélateur puissant, peut-être trop puissant et qui agrandit les effets.


 

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Dernière mise à jour : 23/08/2005