[19,0] LETTRE XIX (écrite en 385). Ambroise à Vigile. [19,1] Vous m'avez demandé les régies et la conduite que-vous- devez garder dans l'épiscopat où vous avez été nouvellement élevé ; et puisque vous avez mené vous-même une vie si édifiante qu'elle vous a rendu digne de cette grande dignité, il faut maintenant vous apprendre comment vous édifierez les autres, et par quelle voie vous les gagnerez à Dieu. [19,2] D'abord appliquez-vous à bien connaitre l'église que le seigneur vous a confiée ; c'est pourquoi évitez toujours avec grand soin qu'il ne s'y glisse des abus et que la pureté de son corps ne sait souillée par le mélange des païens. Aussi l'écriture vous dit : "ne prenez point d'épouse parmi les filles des Chananéens, mais allez en Mésopotamie dans la maison de Bathuel, c'est-à-dire dans la maison de la sagesse, et là choisissez une femme (Gen. XXVIII, 1, 2). La Mésopotamie est un pays dans l'Orient qui est environné de deux grands fleuves, l'Euphrate et le Tigre, qui prennent leur source dans l'Arménie et qui se jettent par diverses embouchures dans la mer rouge. Ainsi la Mésopotamie est la figure de l'église qui, arrosant les âmes des fidèles par les grands fleuves de la prudence et de la justice, les rend fécondes en bonnes oeuvres, et répand en elles la grâce du baptême, figurée auparavant par la mer rouge, et les lave de leurs péchés. Apprenez donc à votre peuple de ne s'allier par le mariage que dans des familles Chrétiennes et non pas parmi les païens. [19,3] Ne souffrez pas que personne fraude un mercenaire de la paye qui lui est due. Car nous sommes nous-mêmes les mercenaires de notre Dieu, et nous attendons de sa part la récompense qu'il a promise à nos travaux (Lévit. XIX, 13). Vous donc, qui que vous soyez, qui vous mêlez de négoce et qui refusez à votre mercenaire un peu d'argent, récompense vile et fragile, on vous refusera les biens du ciel qui vous sont promis pour récompense. "Vous ne frauderez, donc point votre mercenaire de sa récompense (Deut. XXIV, 14) selon l'ordonnance de la loi. [19,4] Vous ne prêterez point votre argent à usure, car il est écrit : que celui qui ne l'a pas prêté à usure habitera dans la maison de Dieu (Ps. XIV, 5). Celui qui cherche à s'enrichir par l'usure, tend un piège à celui qui emprunte. Ainsi si un chrétien a de l'argent, qu'il le prête, comme s'il ne devait pas lui être rendu, ou comme ne devant recevoir que la sommee qu'il a prêtée. Par ce désintéressement il aura l'usure d'une grande abondance de grâces. Prêter autrement, ce n'est pas secourir le prochain c'est le tromper. Quoi en effet de plus dur et de plus inhumain que de donner son argent à celui qui en a besoin et d'exiger qu'il vous le rende au double. S'il n'a pas eu de quoi payer la somme simple qu'il devait, comment la payera-t-il, lorsqu'elle sera doublée? [19,5] Suivons l'exemple de Tobie qui ne redemande l'argent qu'il avoir prêté que sur la sur la fin de sa vie (Tob. IV, 21) , plutôt pour ne pas en priver son fils et son héritier, que pour forcer son débiteur à le lui rendre. L'usure a souvent causé des meurtres parmi les peuples et a été l'origine des calamités publiques. Nous donc, qui sommes évêques, ayons soin sur toutes choses de retrancher les vices qui infectent un grand nombre de personnes. [19,6] Enseignez à votre peuple que l'hospitalité ne dait pas être forcée, mais volontaire, de peur qu'en recevant un hôte, il ne fasse paraître à son égard un coeur vide d'affection et de charité et qu'il n'ôte par une espèce d'injure tout son prix à la faveur qu'il lui accorde, mais qu'il s'applique plutôt a le gagner par toutes sortes de bons offices et par des marques touchantes d'humanité. Car on ne vous demande pas que vous lui fassiez de riches présents, mais que vous lui rendiez des services volontaires, symboles d'une paix et d'une concorde sincère, les légumes données avec amitié et avec affection, étant d'un meilleur goût que les viandes les plus exquises d'un festin, si elles sont données de mauvaise grâce (Prov. XV, 17). Nous lins dans l'écriture qu'une tribu a été presque détruite, pour avoir violé les droits de l'hospitalité (Iudic. XX, 44)., et que l'impureté a excité des guerres sanglantes. (Gen. XXXIV, 25) [19,7] Mais il n'est guère de péché plus grief que de se marier avec un païen, puisque ces sortes de mariages sont des sources d'impureté et de discorde et des occasions de sacrilège. Car le mariage devant être sanctifié par la bénédiction du prêtre et par le voile. dont il couvre la tête des époux, comment peut-on appeler leur union conjugale, lorsqu'ils ne sont pas unis par une même foi ? Obligés de prier ensemble, comment, se séparant dans leurs exercices de piété, peuvent-ils avoir l'un pour l'autre une amitié mutuelle ? Il est arrivé souvent que plusieurs entraînés par l'amour qu'ils avaient pour leurs femmes ont perdu la soi, ainsi que les Israélites à Belphégor, ce qui porta Phinée a s'armer d'un poignard et de percer tout à la fois l'Hébreu et la femme Madianite (Num. XXV, 8) , apaisant par son zèle la colère de Dieu et empêchant que tout le peuple ne périt. [19,8] Mais à quoi bon vous proposer plusieurs exemples ? Parmi un grand nombre j'en choisirai un et Dieu veuille qu'en l'exposant ici on se convainque comment il est pernicieux de se marier avec une -femme païenne. Qui fut plus fort et plus rempli dès son enfance de l'esprit de Dieu que le Nazaréen Samson ? Cependant il sut trahi par sa femme et ne put conserver la grâce qu'il avait reçue (Iudic. XVI, 18 et seq.). Je vous rapporterai en style d'historien toute la suite de sa naissance et de sa vie, telle qu'elle est contenue dans les livres saints, non en propres termes mais. dans le même sens. [19,9] Les Hébreux furent durant plusieurs années assujettis aux Philistins, ayant perdu la foi qui avait fait remporter la victoire à leurs pères.. Ils n'avaient pas pourtant encore entièrement perdu toutes les marques du peuple que Dieu avait choisi et qu'il avait fait l'héritier de ses promesses. Mais comme la prospérité les rendait insolents et les enflait d'orgueil, le seigneur les livrait souvent à la puissance de leurs ennemis, afin que selon l'usage ordinaire des hommes ils cherchassent auprès de lui des ressources à leurs malheurs: Car nous nous soumettons à Dieu dans l'adversité au lieu que la prospérité nous élève le coeur. On a éprouvé :cela en d'autres occasions, mais on l'a surtout reconnu dans le changement qui se fit dans les affaires des Hébreux lorsque la victoire, qui avait jusqu'alors suivi les Philistins, repassa du côté des Israélites. [19,10] Car lorsque les Hébreux gémissaient depuis longtemps sous le joug d'une servitude si dure et si- ignominieuse que personne n'avait ni assez de courage ni assez de hardiesse pour les animer à recouvrer leur liberté, dans ce temps-là leur naquit Samson, prédit par un oracle du ciel, homme- véritablement grand, qu'il ne faut pas confondre avec plusieurs autres, mais qui est infiniment distingué parmi un petit nombre d'excellents hommes, et qui a été sans dispute le premier de tous par la force da, corps. Il est digne dès le commencement de toute notre admiration, non par les exemples surprenants de tempérance et de sobriété qu'il a donnés dans l'enfance, en ne buvant point de vin,. non par les exercices sacrés du Nazaréat qu'il a pratiqués durant longtemps avec beaucoup d'exactitude, ne faisant jamais passer le rasoir sur sa tête, mais par les actions de sa. jeunesse dans cet âge où les autres se laissent amollir par les plaisirs ; c'est dans cet âge qu'il a fait des choses étonnantes, qu'il est monté à un degré de vertu et de perfection qui surpasse les forces humaines ; en quoi il a vérifié l'oracle divin que ce n'était pas en vain qu'il avait été prévenu d'une grâce tout-à-fait singulière et que sa naissance avait été annoncée à ses parents contre leur attente par un ange descendu du ciel, qui leur apprit que leur fils serait l'appui et le libérateur de sa nation. Car les Israélites souffraient beaucoup depuis longtemps sous la domination des Philistins. [19,11] Son père était de la tribu de Dan (Iudic. XIII, 2 sqq.). Il craignait Dieu, il était d'une race assez illustre et il avait un mérite qui l'élevait au-dessus de ses compatriotes. Il avait pour mère une femme que la nature avait rendue stérile mais qui était féconde en vertus, et qui par la pureté de son coeur mérita de voir un ange, de recevoir ses ordres, d'accomplir son oracle. Elle ne crut pas qu'elle dût savoir le secret que Dieu lui avait confié, sans le communiquer à son mari et lui déclara que l'homme de Dieu lui avait apparu avec un visage charmant, et lui avait apporté l'heureuse nouvelle qu'elle aurait un fils, que se fiant à sa promesse, elle lui communiquait comme à son époux ce que le ciel lui avait annoncé. Dés que Manuel l'eut appris il pria le Seigneur avec ferveur de lui accorder la grâce d'avoir la même vision disant : "que votre ange vienne aussi vers moi". [19,12] C'est pourquoi je crois que ce n'est pas par un mouvement de jalousie contre sa femme qui était d'une grande beauté, ni par quelque soupçon qu'il eut conçu de fidélité, comme quelqu'un se l'est imaginé, mais plutôt par une inspiration de la grâce, qu'il souhaita de jouir de cette vision aussi bien que sa femme. Car, s'il s'était livré à cette passion déréglée, il n'aurait pas trouvé grâce devant le seigneur ni mérité de revoir dans sa maison l'ange, qui après l'avoir averti de tout ce qu'il devait faire pour exécuter les desseins de Dieu, s'éleva en haut enveloppé d'une grande flamme et se retira dans le ciel. Ce prodige remplit le mari de frayeur. La femme l'ayant expliqué plus favorablement s'en fit un sujet de joie et calma l'inquiétude de son époux, l'assurant que la vue de- Dieu était un signe de bonheur et non pas de malheur. [19,13] D'abord que Samson, recommandable par tant de grandes qualités, eut atteint l'âge viril, il songea a se marier, soit qu'il eût horreur de la coutume des jeunes gens, qui emportés par une incontinence effrénée courent sans retenue à toutes sortes de femmes, soit qu'il cherchât dès lors le moyen de briser le joug de la dure domination que les Philistins avaient mis sur la tête de son peuple. Il alla donc à Thamnate (Iudic. XIV, 1 sqq.) , ville située dans le pays qui pour lors était habité par les Philistins, où, ayant vu une fille aimable et bien faite, il engagea ses parents, dont il était accompagné, à la demander pour lui en mariage. Mais comme ils ignoraient que son intention était, si les Philistins la lui refusaient, de devenir leur ennemi irréconciliable, ou de leur ôter, s'ils la lui accordaient, l'envie de vexer les Israélites, puisque par ce mariage l'égalité serait rétablie entre eux, et l'amitié serait ferrée par de nouveaux noeuds, ou que si l'on rompait ensemble, il porterait la vengeance aussi loin qu'il voudrait, ils crurent devoir s'opposer à cette alliance avec une infidèle. Mais, ayant éprouvé qu'ils tâchaient en vain de fléchir leur fils par de bonnes raisons, ils consentirent enfin de bon gré à son désir. [19,14] La demande ayant été agréée, Samson alla revoir sa fiancée, et s'étant un peu détourné du chemin,, il fut tout d'un coup attaqué par un- lion terrible qui était sorti de la forêt et que ce séjour sauvage rendait encore plus féroce. Il n'avait personne avec lui. Il n'avait entre les mains aucune arme. Il lui paraissait honteux de fuir et le courage, dont il se sentait animé, lui donnait la confiance de vaincre. Comme ce furieux animal se jetait sur lui, il le prit entre ses bras et l'ayant serré fortement il l'étouffa et lui ayant été la vie, il le jeta hors du chemin et le laissa mort sur les herbes de la forêt. Ce lieu était abondant en pâturages, rempli de foin et planté de vignes. Il crut que sa chère épouse ferait peu de cas des dépouilles de ce lion, cet étrange présent ne convenant pas au temps des noces qui se célèbrent avec de doux plaisirs et qui deviennent encore plus charmantes par les couronnes de fleurs dont on accompagne cette fête. Enfin repassant par le même chemin, il trouva un gâteau de miel dans le ventre du lion qu'il prit pour en faire un présent à ses parents et à sa jeune épouse, car ces sortes de présents lui agréent toujours et, ayant gouté de ce miel, il porta le gâteau à ceux à qui il l'avait destiné, sans leur dire d'où il venait. [19,15] Mais dans un des jours de la célébration des noces on fit un festin où les jeunes gens, étant à table pleins de joie, s'entretenaient gaiement ensemble et s'animaient à l'envi les uns des autres à qui dirait: plus de bons mots, et comme il est ordinaire dans ces repas, il y avait une espèce de combat pour exciter la joie. Alors Samson proposa à ses compagnons de table- une question en ces termes : "la nourriture est sortie de celui qui mangeait et la douceur est sortie du fort", promettant à ceux qui la résoudraient pour récompense de leur sagesse, trente tuniques et autant de robes, selon le nombre de ceux qui assistaient au festin et imposant une pareille taxe à ceux qui ne pourraient pas expliquer cet énigme. [19,16] Ces jeunes gens incapables de démêler l'embarras de ce discours et d'en pénétrer l'obscurité, obligèrent sa femme, tantôt en l'intimidant par leurs menaces, tantôt en l'importunant par leurs prières, de demander à son mari la solution de cette question, comme une marque future de leur union et une preuve de son amour. Elle, ou par un effet de la crainte, ou par la légèreté ordinaire à son sexe, employa les plaintes, affecta de témoigner de la douleur, et reprocha à son mari qu'il la haïssait, puisqu'il refusait de découvrir son secret à celle qui devait être la compagne et le témoin de toute sa vie et qu'il la traitait comme il avait fait avec tous les autres auxquels il ne l'avait pas confié : vous me haïssez, lui dit-elle, et vous ne m'aimez point, puisque vous vous êtes caché à moi jusqu'à présent. [19,17] Ce grand homme, qui jusqu'alors avait été inflexible à toutes les sollicitations, se laissa enfin amollir par les caresses de sa femme, et aveuglé par son amour lui résolut la question proposée et elle en fit autant à ses citoyens qui ne manquèrent pas d'expliquer avant le coucher du soleil l'énigme pour la solution de laquelle on avait donné du temps jusqu'à la fin du septième jour ; et ils le firent en ces termes : "qu'y a-t-il de plus fort que le lion ? qu'y a-t-il de plus doux que le miel"? Samson répondit : ni rien de plus perfide que la femme? Car si vous n'aviez pas dompté ma génisse, vous n'eussiez jamais compris ce que mon énigme voulait dire. Il descendit aussitôt à Ascalon où, ayant tué trente hommes, il prit leurs dépouilles et les donna selon sa promesse à ceux qui avaient résolu la question proposée. [19,18] Il n'habita plus avec cette femme dont il avait reconnu la perfidie et se retira dans la maison paternelle. Cette jeune femme, dans le trouble que son éloignement lui causa, craignant sa juste colère et effrayée de sa force, pour se mettre à couvert de sa vengeance, se maria avec un autre qui était celui-là même que Samson avait choisi comme son plus fidèle ami pour lui servir de Paranymphe pendant ses noces. Mais malgré son prétendu mariage elle ne se mit pas à couvert du péril. (Iudic. XV, 1 sqq.) Car Samson, ayant appris cette nouvelle et voulant aller revoir sa femme, ne put l'obtenir. On lui dit que son père l'avait mariée à un autre, mais qu'elle avait une soeur qu'il pourrait épouser s'il voulait. Irrité jusqu'à la fureur de cet affront, il résolut de tirer une vengeance publique du tort particulier qu'on lui avait fait et, ayant pris trois cents renards dans le fort de l'été, lorsque les blés étaient déjà mûrs, il les lia deux a deux par la queue et y attacha des flambeaux allumés qu'il serra fortement avec des cordes, et tirant vengeance de l'injure qu'il avait reçue, il les lâcha dans les gerbes de blé que les Philistins avaient coupées pendant la moisson. Les renards effarouchés par le feu le communiquèrent partout où ils se jetèrent avec violence et excitèrent une horrible incendie en brûlant les épis. Les Philistins affligés d'une si grande perte et voyant que les fruits de toute leur contrée étaient entièrement perdus, informent de ce triste événement leurs princes, qui ayant envoyé des gens à Thamnata, firent périr par le feu la femme qui avait violé sa foi en changeant de mari, avec ses parents et toute sa famille, comme étant la cause de cette désolation et de cette perte, disant qu'ils n'auraient pas dû offenser un homme qui pouvait se venger aux dépens du public. [19,19] Samson ne pardonna pas néanmoins aux Philistins l'injure qu'ils lui avaient faite et ne borna pas là sa vengeance. Il en fit un cruel carnage et en fit mourir plusieurs par l'épée. Il alla ensuite à Etam, situé sur le torrent dans le désert. Il y avait la une roche dont la tribu de Juda avait fait une place forte. Les Philistins n'osant attaquer Samson et ne pouvant grimper les lieux âpres et escarpés où cette citadelle était bâtie, déclarèrent la guerre aux habitants de Juda et les inquiétèrent beaucoup ; mais voyant les justes représentations qu'ils leur faisaient, qu'il n'était ni de la justice, ni de de l'équité, ni même de l'usage public qu'ils fissent périr des peuples qui étaient leurs sujets et leurs tributaires, surtout pour une faute à laquelle ils n'avaient point de part, alors ayant délibéré ensemble, ils demandèrent qu'on leur remît entre les mains l'auteur d'un si grand crime et qu'à cette condition tout le ravage qu'il avait commis ne leur attirerait aucun autre mal. [19,20] La condition fut acceptée et les gens de la tribu de Juda, ayant assemblé trois mille hommes, allèrent trouver Samson, et lui ayant d'abord remontré qu'étant sujets des Philistins, ils ne pouvaient se dispenser de leur obéir, non par inclination mais par la crainte de leurs armes, ils firent retomber ce que cette démarche avait d'odieux sur ceux qui les y contraignaient. Hé, quoi, leur dit Samson, est-ce donc là, enfants d'Abraham, les formalités de justice que vous gardez ? Quoi je n'ai pu, sans que j'en sois puni, tirer vengeance de ce qu'on a d'abord séduit ma femme et qu'on me l'a ensuite enlevée, ni me ressentir qu'au péril de ma vie de l'injure domestique que j'ai reçue ? Avez-vous le coeur assez bas pour vous soumettre à de vils esc laves, et pour tourner vos armes contre vous-mêmes en devenant les exécuteurs de leur cruauté ? S'il faut que je périsse, parce que j'ai donné une libre carrière à mon ressentiment, je veux périr par les mains des Philistins. On a tendu des pièges à ma famille. On a sollicité ma femme. S'il ne m'a pas été permis de vivre sans être exposé aux outrages de mes ennemis, qu'il me soit permis de mourir sans que mes citoyens se rendent coupables de ma mort. Je n'ai pas fait tort le premier. Je n'ai fait que rendre celui qu'on m'a fait. Jugez vous-mêmes si la compensation est égale. Ils se plaignent du dommage que j'ai cause à leurs fruits et moi je me plains de ce qu'ils m'ont enlevé ma femme.. Comparez la différence qu'il y a entre perdre quelques gerbes et perdre la compagne de son lit, Ils ont eux-mêmes approuvé mon ressentiment, puisqu'ils ont puni ceux qui m'ont outragé. Voyez à quel honteux ministère ils vous destinent ; ils veulent que vous livriez à la mort celui qu'ils ont cru mériter qu'on le vengeât de ceux qui l'ont offensé et de la vengeance duquel ils se sont rendus les ministres. Mais si vous êtes si servilement soumis à ces hommes, livrez-moi entre leurs mains et ne me faites pas mourir vous-mêmes. Je ne refuse pas la mort, mais je veux vous épargner un crime. Que si la crainte vous fait fléchir sous les ordres de ces étrangers, liez-moi les mains. Je saurai bien rompre mes liens, et tout désarmé que je suis trouver des armes pour me défendre. Ils ont cru sans doute que vous satisferiez à la condition qu'ils vous ont imposée, si étant en vie vous me mettiez en leur puissance. [19,21] Les gens de la tribu de Juda., quoique venus au nombre de trois mille, ayant entendu ce discours, lui jurèrent qu'ils n'useraient point de violence et qu'ils ne le feraient pas mourir pourvu qu'il souffrît patiemment qu'on le liât et qu'on le mît entre les mains des Philistins, afin qu'ils ne leur imputassent point le crime dont ils les accusaient. [19,22] Après qu'il leur eut promis, il sortit de sa caverne et abandonna la forteresse de la roche et quoique serré de deux cordes, il n'eut pas plutôt vu les plus robustes d'entre les Philistins qui se préparaient à le prendre, qu'il frémit dans son esprit et brisa tous ses liens et ayant pris une mâchoire d'âne qu'il trouva à terre, il tua mille hommes et mit les autres en fuite, donnant ainsi un spectacle singulier de valeur, puisque des légions de soldats armés cédaient à un homme seul et sans armes. Ceux qui osèrent combattre de prés furent assommés sans difficulté et sans peine et il n'y eut que la fuite qui déroba les autres à la mort, c'est pourquoi on appelle aujourd'hui ce lieu "le combat", parce que Samson y remporta une glorieuse victoire par la grandeur de son courage. [19,23] Et plût à Dieu qu'il eût été aussi modéré dans sa victoire qu'il fut courageux contre ses ennemis ! Mais cet heureux succès, comme il arrive ordinairement, l'ayant enflé d'orgueil, il s'attribua à lui-même l'honneur du combat qu'il devait tout entier à la faveur et au secours de Dieu et il s'écria : "J'ai tué mille hommes avec une mâchoire d'âne". Il ne dressa point d'autel à Dieu. Il ne lui immola point d'hostie et, négligeant de lui offrir un sacrifice d'actions dc grâces, il usurpa sa gloire et pour rendre son nom immortel par son triomphe, il nomma ce lieu le Massacre de la mâchoire. [19,24] Peu de temps après il fut brulé d'une soif ardente ; et n'ayant pas de quoi boire, il ne pouvait plus supporter la violence de ce tourment. Ainsi connaissant que ce qui paraît facile avec le secours des hommes, est très difficile lorsqu'on est destitué du secours de Dieu, il concura avec de grands cris le tout puissant de ne point s'offenser de saute. qu'il avait faite par imprudence en s'attribuant dans ses discours une partie de la gloire qui lui était due, et il rendit tout l'honneur à celui qui était l'auteur de la victoire, en disant : "C'est vous qui par la main de votre serviteur, avez procuré ce grand salut à votre peuple. Secourez-moi maintenant car je meurs de soif et dans l'extrême besoin où elle me réduit, je tomberai sous la puissance de seux dont vous m'avez fait remporter un si illustre triomphe". La bonté de Dieu éclata bientôt en sa faveur. Ayant jeté la mâchoire, il ouvrit la fente qui y était, il en sortit une fontaine où il but et où il reprit ses esprits, et nomma ce lieu, "l'Invocation de la fontaine" ; parce qu'en invoquant le seigneur par ses prières, il avait expié la vanité que la victoire lui avait inspirée. De là je tire deux différentes mais importantes maximes, que l'orgueil nous attire bientôt la colère de Dieu et que l'humilité, sans commettre aucun péché, nous le rend propice. [19,25] Après que Sarnson eut terminé par ses exploits la guerre des Philistins, il s'éloigna de ses compatriotes dont il déplorait la lâcheté et, méprisant les forces de ses ennemis, il alla a Gaza, ville qui appartenait aux Philistins, et il logea dans une hôtellerie. (Iudic. XVI, 1 sqq.) Les habitantts l'ayant appris ne négligèrent pas cette occasion, vinrent en grande hâte environner l'hôtellerie et se saisirent de toutes les avenues de cette maison, de peur qu'il ne leur échappât pendant la nuit. Samson, voyant ce qu'on tramait contre lui et les embuches qu'on lui dressait, prévint l'heure de minuit, et embrassant avec ses mains les colonnes et les - soutiens de la maison,. il l'enleva toute entière avec le toit qui la couvrait et, l'ayant mise sur sa tête, la transporta à la cime d'une haute montagne qui était au-dessus de la ville d'Hébron, ville habitée par les Hébreux. [19,26] Mais comme par un excès de liberté il passait souvent non seulement au-delà des confins de son pays mais que dégénérant aussi des moeurs de ses pères, il n'observait plus les règles qu'ils ont prescrites, il tomba bientôt dans le malheur qu'il aurait dû prévoir. Car après avoir éprouvé dans son premier mariage l'infidélité d'une femme étrangère, au lieu de devenir sage et circonspect pour l'avenir, il ne craignit pas d'épouser de nouveau Dalila qui etait une courtisane, et comme il l'aima avec une extrême passion, il fournit à ses ennemis le moyen de le tenter et de lui tendre des pièges. Car les Philistins étant venus la trouver promirent de lui donner par tête onze cent pièces d'argent, si elle leur faisait savoir d'où lui venait cette force si grande, afin que le sachant ils pussent l'attaquer et le prendre. [19,27] Cette femme qui s'était déja prostituée pour de l'argent, faisant semblant d'admirer sa force extraordinaire, employa parmi la joie du festin et les attraits de l'amour toutes ses ruses et tous ses artifices et lui demanda par quel moyen il surpassait si fort le reste des hommes par la force du corps et le conjura avec une espèce de crainte et d'inquiétude de découvrir à sa chère épouse, si attaché par quelque lien il tomberait sous le pouvoir d'un autre. Samson qui était encore à lui-même et que son courage tenait en garde contre les pièges de cette courtisane, trompa celle qui voulait le tromper et lui dit que si on l'attachait avec des branches de vignes qui fussent vertes et qui ne fussent pas. encore sèches, il deviendrait faible comme les autres hommes. Les Philistins, l'ayant appris de Dalila le lièrent pendant qu'il dormait avec des branches de vignes et l'ayant réveillé tout d'un coup, ils éprouvèrent qu'il avait comme de coutume toute sa force, puisqu'ayant rompu ses liens, il résistait avec beaucoup de liberté et de courage à une multitude d'hommes. [19,28] Dalila ne gagnant rien et se plaignant hautement d'être jouée, eut recours à ses artifices ordinaires, et ne cessa de réclamer les droits de l'amour et de la foi conjugale. Samson encore plein de raison se moqua du piège qu'elle lui tendait, et l'assura que si on le liait avec sept cordes qui n'eussent pas servi il tomberait sous le pouvoir de ses ennemis. Ce qui ne réussit pas mieux qu'auparavant. Enfin développant en quelque sorte le rnystère pour la troisième fois et étant bien proche de sa chute, il lui dit que si l'on prenait sept cheveux de sa tête, et qu'on les mit en tresse, sa force l'abandonnerait.. Par là il se moqua encore de ceux qui lui tendaient des embuches. [19,29] Enfin cette femme impudente désolée d'avoir été trompée tant de fois et lui reprochant qu'il ne la croyait pas digne de lui confesser son secret, pendant qu'il protestait de l'aimer et qu'il la soupçonnait de vouloir employer à le trahir ce qu'elle ne désirait savoir que pour se satisfaire, lui arracha la vérité par ses larmes. De plus comme il était juste que cet homme que sa force avait rendu Jusques là invincible tombât dans des malheurs, il découvrit son secret, vaincu par l'ennui et déclara que Dieu l'avait rempli de sa force, qu'il était consacré au seigneur, que selon son commandement il nourrissait ses cheveux et que si on les lui coupait il perdrait toute sa force en cessant d'être Nazaréen. Les Philistins, ayant su par cette femme qu'il avait eu la faiblesse de s'ouvrir à elle, lui apportèrent l'argent dont ils étaient convenus, afin que cette riche récompense l'engageât à commettre san crime et à exécuter sa trahison. [19,30] Alors cette habile courtisan e ayant employé ses caresses et l'ayant fatigué par ses importunités, l'endormit enivré de son amour, et faisant venir un barbier lui fit couper avec un rasoir sept cheveux de sa tête et aussitôt ses forces s'évanouirent en punition de son péché. S'étant enfin éveillé : "J'agirai", dit-il, "selon ma coutume et je me jetterai sur mes ennemis". Mais il n'avait plus cette vigueur et cette grâce qu'il avait eu auparavant, il ne trouva plus en lui ni hardiesse, ni force. Ainsi pensant en lui-même avec quelle imprudence il s'était fié aux femmes, il crut que c'était s'abuser de faire quelque nouvel effort et forcé de subir l'arrêt qui le condamnait, il eut les yeux crevés, il sut chargé de chaînes, et fut renfermé les entraves aux pieds dans la prison qui lui avait eté inconnue durant tout le temps passé. [19,31] Peu à peu ses cheveux avaient commencé à croître, lorsque dans un grand festin que les Phililstins célébraient, on le tira de la prison, on le produisit dans leur assemblée, et on l'exposa à la vue du peuple. Il y avait bien dans ce repas près de trois mille personnes de l'un et de l'autre sexe et chacun faisait à Samson mille outrages et lui insultait en une infinité de manières, ce qui paraissait à un homme plein de coeur plus dur et plus insupportable que la misère de sa captivité. Car vivre et mourir sont les suites de la nature; mais c'est un opprobre et une infamie de servir de jouet aux autres. Désirant donc d'adoucir par le plaisir de la vengeance l'amertume d'un si grand affront ou de se l'épargner à l'avenir en le prévenant par sa mort; il fit semblant de ne pouvoir se soutenir et à cause de la faiblesse de son corps et à cause des entraves qui lui serraient les pieds, il demanda. au garçon qui lui servait de guide de l'approcher des colonnes voisines qui soutenaient toute la maison. Lorsqu'il y eut été conduit, il embrassa des deux mains les appuis de cet édifice et pendant que- les Philistins étaient occupés durant la fête à offir le sacrifice à- Dagon, leur Dieu, qui, comme ils le croyaient, leur avait livré leur ennemi entre les mains, attribuant à cette fausse divinité un bienfait qu'ils devaient à1a perfidie et aux artifices d'une femme, il cria du fond de son coeur au Seigneur : Souvenez-vous, dit-il, encore une sois, Seigneur, de votre serviteur, afin que vous me vengiez sur cette nation infidèle des deux yeux qu'elle m'a fait perdre, et qu'elle ne rende pas gloire à ses dieux de ce que par leur secours je suis tombé sous sa puissance. Car je ne compte ma vie pour rien. Que je meure avec les Philistins et qu'ils connaissent que ma faiblesse ne leur a pas fait moins de mal que ma force. [19,32] Ayant donc ébranlé les colonnes avec un grand effort, il les sépara et les brisa, et aussitôt toute la maison étant tombée, l'enveloppa sous ses ruines avec tous ceux qui le regardaient d'en haut. Là un grand nombre d'hommes et de femmes perdirent ensemble la vie et le triomphe que -Samson se procura en mourant d'une mort qui n'avait rien d'indigne et de déshonorant, lui fut plus glorieux que toutes, les victoires qu'il avait remportées auparavant. Car quoique jusqu'alors il eut été durant sa vie invincible et sans comparaison au-dessus des hommes les plus vaillants, il se surpassa lui-même dans sa mort et fit paraître une grandeur d'âme qui lui fit mépriser la vie et compter pour rien la mort si effrayante pour tous les hommes. [19,33] Ce fut donc un effet de son courage d'avoir terminé ses jours par le nombre de ses victoires et d'être mort non en captif mais en triomphateur. S'il s'est laissé tromper par une femme, il faut attribuer cette faute à la nature plutôt qu'à sa personne, parce que la condition humaine est sujette au péché, étant entraînée au mal par un prodigieux penchant. Ainsi puisque l'écriture lui rend ce témoignage, qu'il en a plus tué à sa mort qu'il n'en avait tué penddant sa vie, il parait qu'il a été plihôt captif pour le malheur de ses ennemis que pour sa propre honte et- pour sa propre humiliation. Car il n'a jamais été inférieur à lui-même, sa sépulture l'ayant rendu plus célébre que sa puissance. Enfin il n'est pas mort par l'épée dé ses ennemis, il a été seulement accablé sous le nombre de leurs cadavres, il s'est enseveli dans son propre triomphe, et a laissé à la postérité un illustre monument de ses bienfaits, puisque, ayant trouvée son peuple réduit en servitude, il l'a mis en liberté, l'a jugé pendant vingt ans, et ayant été enseveli dans sa patrie il 'a laissé héritier de la liberté qu'il lui avait procurée. [19,34] Il est évident par cet exemple qu'il faut éviter avec grand soin l'alliance des païens, de peur que la trahison et les embuches ne succèdent à l'amour et à l'union que le mariage inspire. Adieu, mon cher frère, aimez-moi, parce que je vous aime.